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L'ŒIL DE POLICE

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La chose appelée œil de police par les gens du métier et aussi regard, n'est pas du tout une invention moderne On en trouve des traces assez nombreuses dans l'antiquité, où l'espionnage se pratiquait honorablement aussi bien dans les monarchies que dans les républiques. En fait d'ombrageuses défiances, pourtant, les républiques ont généralement remporté les premiers prix.

À Sparte, c'étaient de simples trous, à cause de l'austérité qui régnait dans cette patrie du vice rogue et tout hérissé de stoïque vanité. Ils y servaient surtout à surveiller les études des jeunes voleurs exercés aux frais de l'État. Les vénérables docteurs ès filouterie, lumière de l'université lacédémonienne, éprouvaient ainsi la capacité des aspirants au baccalauréat, distribuant des diplômes aux mains les mieux crochues et notant d'infamie les paresseux que la puberté avait surpris ne sachant pas encore dégonfler les poches de leurs concitoyens.

À Syracuse, au contraire, c'étaient de magnifiques palais où la science architecturale déployait toutes ses ressources pour allonger la vue des observateurs, en multipliant la puissance de leur ouïe. L'œil de Denys l'ancien, qu'il appelait son oreille, est resté illustre. Il avait la forme d'un lit. Grâce aux merveilleux efforts de la science, déjà maîtresse de l'optique et de l'acoustique, quiconque s'étendait sur ce lit entendait tout ce qu'on disait, voyait tout ce qu'on faisait dans la superbe Ortygie.

Au moyen-âge, il y avait la république de Venise dont chaque maison avait cent yeux comme Argus, et le plus grand de nos poètes nous a appris qu'à Padoue, autre république, «on marchait dans les murs.» Ceci est le comble. Rien ne peut être rêvé de plus parfait pour l'observation que ces chemins de ronde pratiqués dans l'épaisseur des murailles; aussi j'ai presque honte d'en revenir à la pauvre écumoire de Madeleine Homayras.

C'était l'enfance ou plutôt la décadence complète de l'art. Aucune république ancienne ou moderne n'aurait voulu de cette misérable installation, mise en usage dans les hôtelleries de Paris, selon Peuchet, durant les premiers troubles de la Fronde et dont M. d'Argenson avait multiplié les spécimens. Peuchet en donne la description dans ses mémoires, B. Saint-Edme aussi, et lors de la démolition du quartier sordide où les magasins du Louvre étalent maintenant leurs magnificences, tout Paris vint en procession visiter l'œil de police du cabaret-garni du Cygne de la Croix, situé rue Pierre-Lescot, derrière le Château d'eau du Palais-Royal.

Quelle que fût sa forme ou sa dimension, tout œil de police était construit d'après ce principe, qu'étant donné deux pièces contiguës, l'une sombre et l'autre éclairée, l'intérieur de la première échappe à la vue de la seconde, tandis que tout regard partant de la première est maître des moindres détails de sa voisine.

La contiguïté des deux pièces n'est même pas indispensable, quand on se sert de miroirs obliques; mais à l'ordinaire, dans les auberges, on n'y mettait point tant de façons, et l'œil de la rue Pierre-Lescot, que j'ai vu et touché, consistait tout uniment en un trou carré, masqué, du côté de la chambre obscure, par une planchette, peinte ou plutôt souillée dans le ton exact de la muraille.

Immédiatement au-dessus de la planchette du côté de la chambre éclairée, se trouvait un rayon de sapin, soutenu par deux consoles du même bois; le tout, vieux et vermoulu, encadrait et dissimulait très-suffisamment le regard à travers lequel, malgré la poussière accumulée, on voyait comme s'il n'y eût pas eu de cloison.

Il en était ainsi dans la chambre noire de la veuve Homayras. Son écumoire, placée là peut-être en d'autres temps, dans un but d'espionnage politique, ne servait plus qu'à la cueillette des nouvelles à la main; et encore fallait-il que ce bon M. Marais fût bien au dépourvu pour venir chercher ses prétentaines dans un quartier si démodé.

Son flair de limier ne l'avait pas trompé tout à fait: il y avait bien là une aventure; mais, au lieu d'une comédie à l'eau de rose, il tombait au plein d'un gros drame où il y avait des larmes et du sang.

Voici, en effet ce qu'il vit, et ce que vit Madeleine, inquiète à juste titre pour la bonne renommée de son garni:

Au milieu de la chambre voisine, éclairée par deux bougies et où brillait en outre un feu ardent qui remplissait la cheminée, se trouvait une table, couverte de papiers en désordre. Par-dessus les papiers, une carte géographique de très grandes dimensions, dessinée et coloriée à la main, était étendue. Elle couvrait presque tout le carré de la table et se déroulait jusqu'à terre, de sorte que l'un de ses angles disparaissait sous le corps d'un homme de 60 ans à peu près, tout sanglant et gisant sur le carreau entre le foyer et la table.

Elle était enluminée si violemment, cette carte, et tracée en traits si distincts, que le regard de Marais et aussi celui de la veuve allaient à elle, bon gré, mal gré, en dépit du cadavre taché de rouge qui en froissait un des coins. Et, tout en restant fascinés par le tragique spectacle inopinément offert à leurs yeux, ils étaient contraints de lire ces mots, tranchants comme si on les eût écrits avec du feu liquide: Carte des conquêtes de la France... et ce nom, qui flamboyait autour d'une tache pourpre, en forme d'étoile: Madras.

L'homme ne bougeait plus. Il était couché sur le dos, les jambes écartées, la tête renversée dans la forêt de ses cheveux touffus et grisonnants; mais, loin d'avoir la pâleur de la mort, sa figure, frappée à revers par les chauds reflets du foyer, semblait écarlate. L'immobilité suprême avait évidemment saisi ses traits dans les contractions d'une puissante colère. Ils étaient beaux, énergiques surtout, malgré les sillons convulsifs, creusés autour de la bouche par un courroux terrible ou une poignante douleur.

Auprès de lui, un couteau, tout mouillé de rouge, jouait avec la flamme de l'âtre comme un long rubis affilé que la langue du feu aurait léché. Au-delà du couteau, une main, si crûment blanche qu'on l'eût dite taillée dans l'albâtre, se tendait immobile, mais crispée et souillée d'une large maculature de sang, vers l'arme qu'elle touchait presque.

Cette main, merveilleusement belle, tenait, par un bras demi-nu et de proportions exquises, au buste gracieux d'une jeune fille, vêtue de noir et bien plus pâle que le prétendu mort. L'inspecteur et la veuve n'avaient pas de peine à la reconnaître pour celle qui était venue, tout à l'heure, demander M. Joseph. À la vérité, ils n'avaient point vu alors son visage, mais le costume et la tournure suffisaient à lever tous les doutes.

Vous vous souvenez que M. Marais, comme un poète qu'il était (tous les policiers le sont un peu), avait dit que la beauté de cette jeune fille perçait son voile. Le fait est que cette beauté éblouissait. Il y avait un rayonnement extraordinaire dans la blancheur lactée de son teint, contrastant avec la soie riche et lourde de ses admirables cheveux noirs. Le type oriental éclatait en elle dans toute sa splendeur et quoique la frange recourbée de ses cils, brillantés par les larmes, mît dans l'ombre le regard de ses longs yeux, on devinait, on voyait presque l'éclair profond qui venait de s'éteindre dans le jais azuré de sa prunelle.

Elle avait un front d'enfant, mais de reine, tout radieux de virginal despotisme, sur lequel la nuit même de l'angoisse qui l'avait terrassée aujourd'hui ne pouvait éteindre la lumière des joies d'hier. Ainsi reste aux tempes de ceux que la foudre précipita du trône cette trace, blessure ou auréole, qui inspire un religieux amour aux âmes généreuses et d'où naît ce sentiment, qui fait rire notre siècle: la dévotion au malheur.

Son âge paraissait être vingt ans: vingt ans de sourires, noyés dans une heure de mortelle souffrance, et, je vous le dis, cela parlait: le bonheur passé aussi bien que le malheur présent. Sur ses lèvres décolorées, une fraîcheur s'obstinait, reflet vague et doux, parfum et caresse. Jamais celui qui l'aimait n'avait pu l'admirer plus belle, car la fleur est surtout fleur quand elle se penche...

Elle gisait, elle aussi, renversée: selon l'apparence, elle avait dû tomber de son haut. Sa tête, qui avait une légère plaie, d'où sortait une gouttelette de sang, s'appuyait contre le sol, et ses longs cheveux ruisselaient jusqu'à baigner le flanc du vieillard.

Il y avait un troisième personnage qu'on voyait de profil et qui était agenouillé entre eux deux. C'était un jeune homme portant le costume militaire et les insignes d'officier: celui-là même dont Madeleine avait dit qu'il avait l'air d'un roi.

Ce n'était qu'une façon de parler, car les rois, au XVIIIe siècle, ne portaient guère sous leur perruque poudrée le caractère de mâle vigueur qui distinguait notre beau soldat. Louis XV, à la vérité, avait été un superbe roi de cire, mais il ne restait rien de lui: toute sa vie, le grand Frédéric avait été «laid comme un pou», selon l'expression trop précise du marquis d'Argens; les rois d'Angleterre ne comptaient déjà plus: têtes grosses et rouges d'employés bien payés; les rois d'Espagne, joues bilieuses et creuses, ressemblaient tous à d'ambulantes coliques, et Marie-Thérèse, le seul beau roi de l'époque, avait des jupes.

Il aurait fallu remonter jusqu'à Henri IV pour trouver un porte-couronne à la mine gaillarde, vaillante et encore, ce vrai Français et ce vrai roi, dernière idole des peuples, qui battait si dur et qui riait si bien, était venu au monde, dit-on, avec la barbe grise.

Si donc M. Nicolas, puisque tel était le nom du jeune officier, avait l'air d'un roi, au dire de Madeleine, c'est tout bonnement que Madeleine, sans trop le vouloir ni le savoir, rendait hommage à la royauté: pour elle, la vigoureuse jeunesse de ce soldat épandait le prestige de sérénité, de vaillance, de bonté qu'on cherche si souvent en vain chez les rois, et que les esprits simples, les femmes, les enfants, dans ces temps où il y avait encore des rois, prêtaient naturellement aux rois jusqu'à preuve du contraire.

Notre jeune officier appuyait une de ses mains contre la poitrine de M. Joseph, à la place du cœur; mais en même temps, il se penchait vers la jeune fille, et tout en lui disait que son esprit, sa pensée, son âme, inclinaient là irrésistiblement.

Dans ce qu'on voyait de ses traits, dans le langage muet de tout son être, il y avait une profonde désolation qui pouvait se traduire et se partager ainsi: dévouement, respect et compassion pour le vieillard, amour sans bornes pour la noble et gracieuse enfant que la vie semblait avoir abandonnée.

Que s'était-il passé en ce lieu, entre ces trois personnages groupés ainsi comme au cinquième acte d'une tragédie? Madeleine, dans le premier moment de son effroi, venait de s'échapper à appeler le vieux Joseph «M. le gouverneur».

Gouverneur de quoi?

Malgré les excellents rapports établis entre elle et l'inspecteur de police, vous vous doutez bien que Madeleine n'avait pas, pour lui, retourné le fond de son sac.

Ce qu'elle avait caché, nous allons vous le dire.

Le dernier chevalier

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