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I
ОглавлениеLes nuages couraient turbulents et sombres. Une bande d’azur pâle restait à l’horizon, sous le vent; une bande bien étroite, que les grandes nuées voyageuses attaquaient déjà de leur estompe lourde. Ce n’était pas un ciel d’orage, c’était cette cohue de vapeurs qui roule et se mêle sur nos têtes aux méchants jours d’octobre, montrant et cachant tour à tour, par des trous qui s’ouvrent, qui se bouchent, qui se rouvrent pour se fermer encore, le bleu sévère du firmament sans soleil.
Les toits rougeâtres d’Aix-la-Chapelle, la vieille ville de Charlemagne, qui retrouve tous les ans un os de son empereur, ruisselaient de pluie; les pavés pointus scintillaient au jour clair et faux des matinées pluvieuses; toute cette eau répandue reflétait une lumière qui blessait l’œil et semblait venir d’en bas.
C’était de grand matin, vers six heures et demie; le déluge effrayait les buveurs d’eau sulfureuse qui devancent le crépuscule, d’ordinaire, et viennent demander la santé à cette naïade, pourvue d’une haleine formidable, qui alimente la fontaine Élise. Les rues étaient désertes; le vieux veilleur de nuit, bien plus antique que la cathédrale, venait de regagner son logis, et l’on n’entendait dans les rues que le bruit crépitant de l’averse, coupée de rafales brusques et folles.
Tout à coup, au milieu de cette solitude inondée, un être humain se montra sous un parapluie vert, tourmenté par le vent: c’était une femme. Elle portait un petit châle vert, que le parapluie n’avait pas suffisamment abrité, une robe verte trempée, et des brodequins verts qui se trémoussaient dans la boue.
Le fantastique est assurément dans la nature. Tout ce que nous allons raconter est vrai depuis le premier mot jusqu’au dernier. Cela s’est passé en la ville d’Aachen, l’automne dernier, au vu et au su de chacun. Cependant, quiconque eût cherché un abri, le 6 octobre 1850 au matin, sous le vilain portique de la fontaine Élise; quiconque eût vu passer cette petite femme, cheminant dans l’eau comme une sauterelle armée d’un parapluie, serait convaincu depuis lors, et resterait persuadé, jusqu’à la fin de ses jours, qu’il lui a été donné d’assister aux évolutions bizarres d’une fée.
Elle allait sautillant et relevant d’une main soigneuse l’étoffe très-mûre de sa robe, son chapeau de soie verte, dont la couleur avait, hélas 1 déteint, engouffrait le vent, et laissait voltiger deux touffes de cheveux gris bouclés coquettement; son pied, adroit et alerte, touchait à peine la pointe étincelante des pavés. Quand elle atteignit ce milieu lumineux dont nous parlions tout à l’heure, quand elle se plongea dans ce foyer blafard, reflet mystique d’une immense flamme de Bengale cachée, on ne sait où, vous eussiez dit vraiment un rêve éveillé d’Hoffmann ou de Tieck. Elle glissait entre deux eaux, l’eau du ciel et l’eau de la rue; son parapluie, luisant comme une glace, lui faisait une auréole baroque. Les plis étriqués de son châle et de sa robe fouettaient à la rafale. Il y avait quelque chose de nautique dans cette course, et l’on se surprenait à penser que le parapluie, le châle, la robe, et même le pauvre chapeau déteint, étaient comme autant de voiles qui aidaient cette barque vivante à cingler dans l’ondée.
La fée, si c’était une fée, venait des environs de l’église des Jésuites, et se dirigeait vers Kohlnstrass. Elle avait pu lire en passant cette inscription hyperacadémique, que les bourgeois d’Aix-la-Chapelle, fanatiques des beaux-arts, et un peu bâtards de l’apothicaire d’Apollon, ont tracée au fronton de leur théâtre: Musagetœ Heliconiadumque choro.
Il faut aller en Prusse pour voir des choses aussi complètement jolies!
Mais la petite femme verte ne savait peut-être pas entendre ce triomphant latin du Gradus ad Parnassum.
Elle enfila la place mélancolique, plantée d’acacias poitrinaires; elle passa devant la maison de jeu, non sans jeter sur la porte un regard oblique et rapide; elle laissa derrière elle la Redoute, le séjour des plaisirs endormis, et se lança au travers des rues de plus en plus étroites qui conduisent à la porte de Cologne.
Les douaniers prussiens sont graves et polis, à la différence des intolérables citoyens qui, aux barrières de Paris, fourrent leurs mains sales dans les bagages des voyageurs. Ils mirent la tête aux Titres de leur corps de garde, timbré de l’écusson d’argent à l’aigle éployée de sable, becquée, membrée d’or, et ne songèrent point à visiter le parapluie de la petite femme verte.
Celle-ci leur envoya, ma foi, un signe de tête tout gracieux en passant, et les douaniers, après lui avoir rendu sa courtoisie, prononcèrent, avec leur accent allemand, ce nom tout français: Madame Pistache.
— Elle n’aura pas l’étrenne de la route, dit A.-B. Mayer; l’Américain est déjà dehors depuis une heure.
J.-N. Mayer, L. Mayer, F. Mayer, T. Mayer et P. Mayer, douaniers composant le corps-de-garde, retournèrent auprès du poêle, où ils faisaient bien du mal à l’Autriche!
Plusieurs voyageurs, jaloux de connaître à fond les choses, se sont posé cette question: „ Pourquoi tous les Prussiens se nomment-ils Mayer?“ Aucun d’eux n’a trouvé de réponse acceptable.
Et d’abord tous les Prussiens ne s’appellent pas Mayer. Il y en a qui s’intitulent tout simplement Hunspiegelhalteruter. En outre... Mais réservons ces sujets ardus pour un livre encore plus sérieux que celui-ci.
Quant à l’Américain qui avait devancé madame Pistache sur la grande route submergée, c’était Jobson, de Baltimore.
Vous connaissez tous Bobby Jobson: —cinquante ans, bonnes épaules, grand estomac. Sous le rapport moral, ami des pantalons à carreaux et des étoffes imperméables. Beau joueur, solide buveur de grog; toujours bien approvisionné de dollars. Du reste, parlant peu, mais parlant haut, et disant que l’Europe serait un pays de quelque avenir si elle était située plus près du Kentucky.
Bobby Jobson voudrait bien être un original, mais il a le sang un peu lourd. Jusqu’à présent, il n’a pu trouver que deux excentricités:
1° Il ne joue qu’une fois par semaine, le vendredi, jour de malheur; 2° il ne sort que par la grande pluie. A Aix-la-Chapelle, où il s’est fixé en dernier lieu, l’usage du baromètre se perd, et l’on ne met plus guère de girouettes au-dessus des maisons. A quoi bon? Jobson est là. Quand il sort, on rentre chez soi.
Vous pensez que Bobby Jobson aura un beau mâle dans cette dramatique histoire.
De ce côté de la ville d’Aachen, il y a un chemin creux qui grimpe entre deux montagnes. L’une de ces montagnes, arrondie en croupe, sert aux jeunes Prussiens qui sont passionnés pour le jeu innocent du cerfvolant. L’autre montagne est le Lousberg.
Pour le Louisberg, je donnerais le jardin des Tuileries à Paris, et deux ou trois des parcs de Londres. Le Lousberg est un paradis terrestre. Les gens d’Aix ont eu beau faire: en vain ils ont semé ce lieu de petites fabriques odieuses; en vain ils ont bâti sous les grands arbres une atroce rotonde servant de restaurant; le Lousberg a résisté aux gens d’Aix: il est resté le délieieux bosquet, le labyrinthe plein de mystère, l’Éden, où il semble que chaque tronc doit garder la chère empreinte d’un chiffre amoureux.
On dit que Napoléon prit quatre prises de tabac dans la tour de bois qui est au sommet du Lousberg. Charlemagne n’avait pas cette habitude, mais il venait s’asseoir chaque jour sur certain rocher, avec une de ses vingt-quatre épouses, afin de causer un peu d’Haroun-al-Raschild, son compère, et de Witikind, son ennemi. Le grand Frédéric y mangea des œufs frais, les uns disent pochés, les autres sur le plat. Enfin, Chauvin lui-même, cette synthèse vivante de toutes les gloires militaires, Chauvin y est venu, car on lit sur une colonne:
Mourir pour la patrie,
C’est le sort le plus beau,
Le plus digne d’envie?
Le matin où notre histoire commence, le chemin creux qui monte au Lousberg était un véritable torrent. La petite femme verte mît résolument ses brodequins dans l’eau fangeuse et blanchâtre.
Le vent, qui visiblement la portégeait, s’engouffra sous son parapluie vert, et lui permit d’effleurer à peine les ondes de ce fleuve boueux, Elle allait, elle allait d’un si beau courage, que Bobby Jobson lui-même, le baromètre américain, n’eût pas nagé beaucoup mieux.
Et tout en marchant, elle grommelait:
— Ah! les enfants! les enfants! Je parie que je vais gagner un gros rhume!
Quoi! une fée! un rhume!
Pauvre siècle! où tout a dégénéré, tout! pauvre siècle! où les nymphes toussent, au fond des bois; — où les bas bleus troués des muses elles-mêmes cachent, hélas! de vulgaires engelures.
Elle allait, la petite femme verte, elle montait.
Au bout de dix minutes, elle avait franchi la rampe tournante qui mène au restaurant dont nous avons déjà parlé avec éloge. Ce restaurant, qui affecte les profils d’un temple grec, possède naturellement un portique. C’est bien le moins (Musagetæ Heliconiadumque choro!!!). La petite femme verte entra sous le portique, et fit égoutter son parapluie. Il n’y avait aucun sortilége dans ce meuble, de la forme dite riflard, ayant un anneau au lieu d’embout, et une poignée en tête d’oiseau.
Figurez-vous que ce mot embout, si nécessaire aux académiciens, qui tous chérissent le parapluie, n’a pas encore reçu l’hospitalité dans le dictionnaire de l’Académie.
La petite femme verte ôta son châle, et le tordit, ainsi que le bas de sa robe. Un courant verdâtre s’établit aussitôt sur les dalles du portique, ce qui prouve bien que la toilette de la petite femme était mauvais teint. Elle ôta également son chapeau et le secoua, puis elle essaya un peu de reboucler ses cheveux gris, que les rafales avaient cruellement défrisés. Personne ne la troubla dans ces soins. Le restaurant corinthien avait portes et fenêtres closes.
Quand elle eut achevé, elle s’assit sur le seuil, repliée et pelotonnée comme une chatte qui a froid: elle grelottait, mais ses petits yeux perçants et vifs se fixaient ardemment sur la route parcourue.
De l’endroit où elle était, son regard pouvait embrasser la route, les boulevards et la ville tout entière.
Elle ne découvrait rien, sinon de grands tourbillons de pluie que le vent chassait en tumulte.
Elle éternua.
— Bon! bon! gronda-t-elle, voilà le rhume... Quand je vous disais!... Ah! les enfants! les enfants! les enfants!
Mais ne croyez pas qu’elle eût la moindre envie de se fâcher contre l’averse, bien au contraire; quand la ligne de l’horizon venait à s’éclaircir un peu dans le lit du vent, elle fronçait le sourcil comme un diable, et il fallait un gros nuage bien chargé pour lui rendre sa sérénité.
Le gros nuage venu, elle souriait
Et je ne saurais vous dire ce qu’il y avait de bonté naïve, d’esprit, d’espièglerie, de grâce et de coeur dans le sourire de cette pauvre petite femme.
Il y a des vieilles qui sont jolies, c’est positif: jolies sous leurs rides et sous leurs cheveux blancs: c’est l’âme toujours jeune qui perce alors sous l’injure de la vieillesse.
Eh bien, madame Pistache était ainsi: ridicule au premier coup d’œil, nous avons été sur le point de dire grotesque, puis étrange, puis jolie.
Oui, jolie, et mieux encore: belle.
Belle et touchante.
Par exemple, tenez, vous eussiez trouvé cela comme nous si vous l’aviez entendue répéter d’une voix tremblante ce refrain en apparence si banal:
— Les enfants! les enfants!
Si vous l’eussiez vue, aux redoublements de l’orage, joindre ses petites mains sèches et lancer son regard vers Dieu, comme une prière en murmurant:
— Bon! bon! Si cela continue, ils ne viendront pas, les écervelés!
Je vous le dis, l’émotion vous aurait pris, car il y avait une larme de belle joie dans son sourire, tandis qu’elle grelottait, transie jusqu’aux os.
A l’hôtel Dremel, qui est sans conteste le plus confortable hôtel de la ville d’Aix, Charles Dubreuil, jeune touriste des mieux faits et des plus élégants, était en train de s’habiller.
Je ne sais si le temps maussade influait sur le caractère ordinairement fort gai de Charles Dubreuil, ou si quelque préoccupation triste le tenait, mais il est certain que Mayer, son domestique d’hôtel, ne lui avait jamais vu l’air si sérieux.
Il vaquait aux soins de sa toilette sans mot dire; chaque fois que la rafale poussait les gros grains de pluie contre ses vitres qui sonnaient, il laissait échapper une exclamation de dépit.
— Avez-vous commandé la voiture? demanda-t-il enfin. — Pour sept heures, répondit Mayer le garçon; Mayer (celui-là était le cocher) est exact comme un cadran solaire... Mais monsieur ne sortira sans doute pas par ce temps-là ? — Si fait. — Alors, je vais dire à Mayer (celui-là était le cuisinier) qu’il prépare les côtelettes de monsieur. — C’est inutile... je ne mangerai pas. —Est-ce que monsieur est malade? — Non. — Si monsieur avait été malade, Mayer aurait été chercher tout de suite le docteur Mayer.
Il y eut un silence pendant lequel Charles Dubreuil continua de s’habiller.
— Ah çà ! s’écria-t-il tout à coup, connaissez-vous madame Pistache, vous, Mayer? — Qui ne connaît madame Pistache? répliqua le garçon. —Qu’est-ce que c’est, en définitive, que cette femme-là ? — Ma foi, je ne saurais le dire à monsieur. — Vous prétendez la connaître? — Assurément... comme je connais la fontaine Élise, Frankenburg, la maison du Chanoine, et les autres curiosités d’Aix-la-Chapelle... je l’ai vue.—Vous ignorez son genre de vie? — Pas tout à fait... M. Mayer, le marchand de cigares, m’a dit qu’elle passait sa journée entière à la maison de jeu, et que là elle jouait avec des haricots secs sa main droite contre sa main gauche. — Parbleu!... je sais cela depuis que j’ai mis le pied à la salle de jeu. — En outre, elle est toujours habillée de vert...
Charles Dubreuil fit un geste d’impatience, Mayer se tut aussitôt.
,,C’est étrange! pensait le jeune touriste, je ne sais pas pourquoi cette petite bonne femme-là m’occupe en un pareil moment... — Mayer, ajouta-t-il tout haut. — Monsieurl — Est-elle riche? est-elle pauvre? — Les uns disent qu’elle est millionnaire, les autres qu’elle a bien de la peine à payer son pain sec. — D’où vient-elle? — Personne ne s’est jamais fait cette question-là. — Où demeure-t-elle?
Mayer regarda Charles avec de gros yeux ébahis. Un domestique français eût répondu franchement qu’il pensait bien que madame Pistache ne demeurait pas; mais le bon Mayer craignit de perdre le respect.
— Si monsieur veut, dit-il, je prendrai des renseignements.
Charles Dubreuil haussa les épaules.
— A Londres et à Paris, reprit-il en nouant sa cravate, il y a des hommes de police chargés de protéger les femmes contre les importunités des commis-voyageurs et des lovelaces d’estaminet. Nous n’avons pas ici quelque chose d’analogue en faveur des hommes?
Malgré sa sagacité allemande, Mayer ne put s’empêcher de sourire.
— Est-ce que madame Pistache aurait insulté monsieur? demanda-t-il. — Je la trouve partout s’écria Charles, moitié riant et moitié en colère; elle me barre le passage dans la rue, elle me porte malheur au jeu... En quelque lieu que je me rende, je suis sûr de rencontrer devant moi ses petits yeux gris étincelants.
Mayer écoutait et réfléchissait profondément!
— Dame! murmura-t-il, ça n’est pas impossible! Nous avons ici près, au Burtscheid, une demoiselle Mayer qui a soixante-deux ans, et qui fait des vers latins... Elle est devenue amoureuse du jeune Mayer, le fils du conseiller... Elle le poursuivait partout avec une bouteille qui contenait je ne sais quelle drogue... elle appelait cela un philtre..... Si bien qu’un jour, sur la brune, le jeune Mayer fut attaqué vers la porte de Maëstricht; en le terrassa; on voulut lui faire boire le philtre avec un entonnoir..... et, sans le peintre Mayer, qui passa là par hasard, je ne sais pas ce qui serait arrivé !... Si monsieur veut, Mayer le brosseur, qui est forte comme un Turc, ira le chercher tous les soirs à la maison de jeu avec des pistolets de chez Mayer...
Charles n’écoutait plus. Il venait d’ouvrir son portefeuille, et son âme tout entière était dans ses yeux.
Son portefeuille contenait un petit médaillon; un portrait de femme; une jeune fille, presque une enfant, blonde, avec des yeux bleus souriants et bons.
Les paupières de Charles eurent ce picotement nerveux qui précède les larmes.
— Allez voir si la voiture est prête I commanda-t-il brusquement. — Attendez! se reprit-il. Auparavant, montez chez le vicomte, et dites-lui que je suis prêt.
Mayer, garçon de l’hôtel Dremel, s’inclina et sortit.
Il avait entrevu le médaillon; car, dans le corridor, il pensa:
„Une jolie petite demoiselle! mais, là, jolie tout à faitl Quand à madame Pistache, ajouta-t-il en traversant la cour où sa tête nue fut baignée en un instant, c’est tout de même bien étonnant... mais du diable si elle court après M. Dubreuil ce matin par la pluie qu’il fait! “
Charles était resté en contemplation devant le portrait de la jeune fille aux blonds cheveux. Elle était belle, cette jeune fille, belle comme un ange. Les larmes que Charles essayait de repousser jaillirent sur sa joue.
— Marie! Marie! murmura-t-il en couvrant le médaillon de baisers passionnés.
Le portrait gardait son sourire heureux.
Charles le pressa une dernière fois contre ses lèvres, et s’assit devant son secrétaire.
Cette horrible plume, qui est dans tous les hôtels, et qui trempe dans une écritoire pleine de lie, grinça un instant sur le papier.
Charles écrivait:
„Marie,
„Si je meurs, tu recevras ceci avec ton portrait. Ne le donne jamais à un autre. Adieu, Marie, mon adorée Marie! Sois bien heureuse.
CHARLES.“
Il appuya ses deux mains contre sa poitrine, parce qu’il étouffait.
— Bonjour, ami, dit le vicomte Aymar en entrant; — un temps pitoyable!... impossible de songer à l’épée!... Si l’on pouvait remettre à demain... — Vous savez bien que cela ne se peut pas, interrompit Charles Dubreuil. — Nous en serons donc réduits aux pistolets... C’est fâcheux... Les voilà.
Le vicomte Aymar déposa une boîte de combat sur la table, et souleva en sifflant les rideaux de la croisée.
Charles mettait l’adresse de sa lettre.
— Ils sont très-doux, vous savez, dit le vicomte entre deux traits de Gilles le ravisseur. — Qui donc? demanda Charles. — Les pistolets... Ils ne relèvent presque pas... Vous pouvez viser au menton... Dites-moi, Charles, ça ne peut donc pas s’arranger du tout, du tout, cette affaire-là ? — En aucune manière. — Vous prendrez un tiers du point de mire... Moi, je ne comprends pas qu’on se batte pour le bon motif... mais je respecte toutes les opinions...
Charles se leva, et se dirigea vers lui à pas lents.
— Ami, dit le vicomte, vous ne me plaisez pas ce matin... le temps est affreux, c’est vrai, mais cela n’excuse pas vos airs de Gymnase... Vous avez pleuré ? — J’ai pleuré, c’est vrai. — Vous êtes un homme de l’autre monde! si l’on ne vous savait pas brave comme deux douzaines de fous...
Charles l’interrompit en lui serrant la main.
— Et vous, vicomte, dit-il, si l’on ne vous savait pas bon comme un enfant... Mais laissons cela... Voulez-vous vous charger de cette lettre? — Oh!... fit le vicomte, la lettre d’usage... „Quand vous recevrez ces lignes, j’aurai cessé d’exister, etc., etc., etc. — Précisément. — Quel âge avez-vous, Charles? — Vingt-deux ans.
Le vicomte prit la lettre, et ricana pour ne pas faire voir qu’il était ému.
Ce vicomte-là était un garçon de vingt-cinq à vingt-huit ans, un peu fatigué de trop vivre, et qui se croyait blasé parce qu’il était ennuyé de certaines, choses qui font la vie fashionable en France, et qui sont en elles-mêmes particulièrement ennuyeuses, à savoir: l’Opéra, le monde élégant, et les femmes amusantes.
Je déclare que ce mot, exclusivement français, blasé, n’a d’autres synonymes que le superlatif tout neuf.
Ils ne connaissent rien ces désabusés, sinon ce qui est faux et frelaté. Ils ressemblent à un homme qui dirait: „Je n’aime plus le pain,“ parce qu’on lui aurait donné à manger, sous le nom de pain, pendant dix ans, d’horrible biscuit de Savoie.
Ils ne croient plus aux femmes, disent-ils. Grand Dieu! comment croirait-il au bon pain, le malheureux qui n’aurait jamais mangé que des brioches!
Généralement ces pauvres garçons, victimes de ce monstre idiot qu’on appelle la mode, sont beaucoup moins méchants et beaucoup plus nigauds qu’ils ne le pensent. Cela ne les empêche pas de commettre des actions très-méchantes et de trouver des mots très-spirituels. Je souhaite que vous arrangiez cela pour le mieux, n’ayant pas le loisir de me charger de ce soin.
Mayer, le garçon, entr’ouvrit la porte, et dit:
— La voiture est prête.
Le vicomte mit la boîte de combat sous son manteau; Charles et lui montèrent dans la calèche. Mayer, le cocher, fouetta ses chevaux, qui s’appelaient tous les deux Mayer.
Et tout en passant sous la voûte de l’hôtel, Charles se disait, lui aussi, à voir poudroyer la pluie sur les pavés miroitants:
— Du diable si madame Pistache pourra courir après moi ce matin. — Où allons-nous? demande cependant le cocher. — Au Lousberg, répondit le vicomte.
Il était bien sept heures et demie; madame Pistache grelottait toujours sur les marches du restaurateur, mais sa petite figure maigre était toute radieuse.
La pluie ne cessait point, et le temps passait.
Déjà vingt fois elle s’était dit, en tournant vers le ciel noir un regard de gratitude:
— Ils ne viendront pas! ils ne pourront pas venir!
Mais tout à coup un bruit sourd et lointain se mêla au bruit de la pluie. La bonne petite femme verte tâcha un instant de croire que c’était le tonnerre. Elle se leva, et courut tout au bord de la rampe pour regarder le bas de la montée. Ce n’était pas le tonnerre, c’était la calèche traînée et conduite par les trois Mayer, la calèche de Charles Dubreuil et du vicomte Aymar.
Elle montait au trot de ses deux bons chevaux, qui fumaient sous l’ondée. La petite femme verte laissa tomber ses bras le long de son corps; sa tête découragée s’inclina sur sa poitrine.
La voiture montait, suivant les circuits de la route, qui tourne autour de la colline. Quand elle arriva au niveau du restaurant, la petite femme verte, cachée derrière une colonne, darda un regard à l’intérieur.
Elle ne dit qu’un mot:
— C’est lui!
La voiture passa, et les deux Mayer trouvant un terrain plane, se mirent au galop, sans attendre le coup de fouet de leur homonyme.
Madame Pistache s’était redressée. Il n’y avait plus trace de faiblesse sur son visage.
Elle saisit son parapluie, qu’elle brandit vaillamment au-dessus de son chapeau vert, et se jeta comme une perdue au travers des buissons mouillés en disant:
— Quand je devrais y laisser mon pauvre châle, je les rattraperai!