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Paul Féval
LES CONTES DE NOS PÈRES
LE PETIT GARS
IV. DEUX COUPS DE PISTOLET
ОглавлениеHenriette demeura longtemps à genoux. Elle avait suivi de l’œil, tant qu’elle avait pu, la course rapide de Janet, qui, brandissant de loin son chapeau de paille au-dessus de sa tête, semblait promettre un prompt retour.
Quand elle rentra dans l’intérieur de la cellule, un sourire presque joyeux embellissait son charmant visage. Elle mit au front du petit Alain, qui s’était rendormi, un baiser plein de passion maternelle.
– Armand te reverra, dit-elle. Oh ! puisses-tu être sauvé, et que Dieu prenne ma vie !
Puis, se souvenant tout à coup qu’elle n’était pas seule, elle s’élança, souriante, vers le vieux marquis, afin de lui faire partager sa joie. Celui-ci était toujours immobile : il avait déposé son livre d’Heures, et priait mentalement, trouvant sans doute que l’ennemi tardait bien à paraître.
– Monsieur mon oncle, cria gaiement Henriette en serrant dans ses blanches mains les mains ridées du vieillard, – nous allons être sauvés !
– C’est par là qu’ils doivent venir, répondit le marquis en montrant un angle de la cachette ; – c’est l’endroit faible… N’ai-je point vu remuer une pierre ?
– Non, monsieur mon oncle. Les démolisseurs se sont éloignés. On n’entend plus leurs coups, dont le retentissement funèbre me brisait l’âme… Écoutez ! J’ai envoyé un message à M. de Thélouars. Il va venir !
Le vieillard n’entendait pas. Il se méprit à l’enthousiasme qui brillait dans les traits de sa nièce, et crut qu’elle aussi attendait le dénoûment avec impatience. Cette idée était peut-être la seule qui désormais pût l’émouvoir puissamment. Il regarda Henriette avec des yeux où se peignait une admiration sans bornes.
– C’est un noble sang que le sang des Carhoët ! murmura-t-il. Vos pères furent de vaillants cœurs, madame ma nièce, et vous êtes bien leur digne fille !… Oui, ajouta-t-il avec mélancolie, vous aviez devant vous de longs jours, pleins de tendresse et de joie, madame, car vous êtes heureuse mère et heureuse épouse… Et pourtant, lorsque la mort vient vers vous, lente, cruelle, inévitable, vous l’attendez le sourire aux lèvres et l’allégresse au front… C’est beau, madame !
– Que parlez-vous de mort ? voulut interrompre Henriette.
– Oh ! c’est beau ! point de fausse modestie !… Votre rôle fait honte au mien… Moi, je suis un vieillard ; mon sacrifice est dérisoire. Ce sont quelques jours solitaires et tristes, quelques semaines peut-être, que je donne à Dieu et au roi… Vous, c’est une vie entière, une vie double, car votre unique enfant ne vous survivra point.
– Mais écoutez-moi, par pitié ! s’écria Henriette ; vos paroles me torturent… Mon fils ! Oh ! Dieu ne peut vouloir qu’il meure…
– Que je voudrais être à votre place, ma fille ! reprit encore le vieillard ; – que votre mort sera belle devant les hommes et devant Dieu !
– La mort ! toujours la mort ! murmura Henriette dont toute la joie s’enfuyait devant cette lugubre éloquence ; – si je pouvais lui faire comprendre…
Elle se pencha vivement à l’oreille du marquis, et cria de toute sa force :
– Il va venir ! il va venir !
Le vieillard parut avoir entendu ce dernier mot.
– Chut ! fit-il avec mystère ; je le crois comme vous, madame ; ils vont venir… par là… C’est par là que je les attends… mais, de par Dieu ! ils ne trouveront point ce qu’ils cherchent. Écoutez-moi, vous êtes digne de me comprendre, et je suis sûr qu’au moment suprême vous ne faillirez point. Je n’entends plus ; je vois à peine ; ils pourraient me surprendre, et ce serait, madame, un terrible malheur !… Lorsqu’ils arriveront, lorsque les coups ébranleront les dernières pierres, faites un signe, et alors !…
M. le marquis de Graives, dont l’enthousiasme semblait aller croissant, ne finit point sa phrase, mais il saisit la mèche, et fit le geste de l’approcher du baril.
Henriette comprit à demi ce que signifiait cette menaçante pantomime : elle se précipita sur le baril, et reconnut alors ce que le lecteur a deviné depuis longtemps, savoir que le baril était plein de poudre.
À ce moment, comme si tout se fût réuni pour l’accabler, les coups recommencèrent, plus rapprochés et plus vigoureux.
La pauvre femme poussa un cri déchirant ; et, prenant son enfant dans ses bras, elle se réfugia à l’angle le plus éloigné de la cachette.
– Je m’étais trompé, murmura le vieillard avec une tristesse mêlée d’orgueil ; – je vois que ce n’est pas chose si banale que d’envisager la mort sans frémir, et que je n’ai pas vécu assez encore pour voir le cœur d’une femme s’égaler au courage du vieux soldat.
Il détourna froidement ses regards d’Henriette, pour épier le premier indice de l’invasion des républicains.
– Armand ! Armand ! au secours ! cria Mme de Thélouars dont la tête se perdait.
* * *
Le cheval de Janet Legoff était vite, et Dieu sait qu’il l’éperonna comme il faut. Il avait déplié le billet, et il savait lire. Plus de doute maintenant. Sa jeune maîtresse était là, en péril de mort.
– Armand ! au secours ! disait la pauvre femme, sur le papier comme de vive voix.
Janet allait comme le vent.
Son cheval épuisé tomba mourant à trois cents pas du manoir de K… Janet prit sa course, sans donner un regard à son fidèle compagnon, et atteignit la porte en quelques secondes.
Les chefs étaient assemblés ; on voulut le faire attendre, mais qui eût pu dès lors empêcher Janet Legoff de faire sa volonté ? Il repoussa les sentinelles qui avaient bien le double de sa taille, prit passage de vive force, et tomba comme une bombe au milieu du conseil assemblé.
– Pardon, excuse ! dit-il en essuyant les gouttes de sueur qui collaient ses cheveux à son front, et ruisselaient tout le long de sa joue rose ; – j’ai trouvé notre jeune dame, et faut pas perdre de temps !
– Où est-elle ? s’écria M. de Thélouars.
Quelques royalistes, et, parmi eux, les deux fils du marquis de Graives, se prirent à murmurer les mots de bien public et d’intérêt du parti.
– Où est-elle ? répéta Armand ; messieurs, vous ne me refuserez point votre aide !
– Nous avons une lourde tâche… commença en hochant la tête l’aîné des fils de M. de Graives.
Janet le regarda en dessous.
– Où est-elle ? dit-il. Elle est au château de Graives, que les bleus saccagent à l’heure où je vous parle.
Les deux Bellissant n’eurent garde de continuer leurs objections. Ils se levèrent des premiers, et un quart d’heure après, toute la petite troupe était en route, savoir, les gentilshommes au galop, et les paysans au pas de course. Janet, monté sur un cheval frais, devançait tout le monde. Il s’était armé jusqu’aux dents ; ses traits enfantins et réguliers respiraient l’ardeur des batailles.
Mais il ne devait point y avoir de bataille. Ce qui nous reste à raconter est autre et plus terrible qu’un combat.
La vue d’un cavalier fuyant à toute bride avait donné à réfléchir au citoyen Thomas, ainsi qu’au citoyen Bertin. Ils revinrent au manoir de fort mauvaise humeur, firent donner encore çà et là quelques coups de pioche, et tinrent ensuite, à l’écart, une sorte de conseil.
– Citoyen, dit Thomas, nous étions venus tous les deux, je le vois, dans le même but : nous voulions nous emparer du Régent…
– Pour le compte de la République ! interrompit Bertin avec emphase.
– Évidemment ! reprit Thomas. Le diamant ci-devant de la couronne n’eût fait que passer entre nos mains pures et incorruptibles… Mais, à l’heure qu’il est, le Régent court la poste.
– Ce n’est que trop vrai ! soupira Bertin.
– L’homme qui l’emporte pourrait bien nous attirer sur le dos les cohortes contre-révolutionnaires.
– Je pense que cela n’est pas impossible.
– Je n’ai pas peur, citoyen Bertin.
– Je suis sans crainte, citoyen Thomas… mais…
– Au fait…
– La République a besoin de nous.
– La République en a très-grand besoin !
– Je ne vous parle pas de fuir…
– Je repousserais avec indignation une pareille ouverture.
– Je le sais, citoyen Thomas, j’en suis persuadé plus que vous ne pouvez croire… Je propose seulement de sonner la retraite.
– Celle des dix mille a immortalisé Thémistocle, fit observer Thomas, qui n’était point un ignorant.
– Je crois que vous voulez dire Xénophon, rectifia Bertin.
– Thémistocle ou Xénophon, je m’en bats l’œil, citoyen… Vous proposez la retraite ?
– Sauf meilleur avis, citoyen.
– Je me rends à vos raisons, dit Thomas avec un sérieux fort méritoire.
Et les défenseurs de la patrie s’en allèrent comme ils étaient venus, les mains vides et les pieds nus. – Pour ne pas blesser toute vraisemblance, nous avouerons néanmoins que les poches incorruptibles du citoyen Thomas, et aussi celles du citoyen Bertin, donnèrent asile à une foule de menus objets précieux dont la République ne profita guère.
De sorte que, lorsque M. de Thélouars et ses compagnons arrivèrent devant le château de Graives, les bleus étaient en route pour Vannes et pour Redon depuis une heure. Les deux fils du marquis n’hésitèrent pas un seul instant ; les indications de Janet Legoff leur avaient appris où se trouvait Mme de Thélouars, et sans doute le marquis était auprès d’elle.
Ils firent attaquer aussitôt la première des trois portes qui conduisaient à la cachette.
Le bruit des leviers vint réveiller l’angoisse dans le cœur de mère d’Henriette de Thélouars. Depuis une heure environ qu’elle n’entendait plus rien, son épouvante s’était calmée ; elle commençait à espérer. Mais ce fracas qui retentissait dans une autre direction lui annonçait de nouveaux efforts.
La première porte était la plus faible, elle fut rapidement brisée.
Lorsque les barres de fer attaquèrent la seconde, l’âme d’Henriette fut déchirée. La mort approchait, la mort pour son enfant.
Elle leva son regard effrayé sur M. de Graives. Le vieillard était immobile : il n’entendait rien encore.
La seconde porte résista plus longtemps que la première, mais elle céda enfin ; un bruit confus de voix et de pas se fit entendre, et un violent coup de pince ébranla le chêne épais de la porte intérieure de la cachette.
Henriette tomba lourdement à genoux, et couvrit son fils de ses mains croisées.
M. le marquis de Graives, au contraire, se leva de toute sa hauteur, et jeta sur la porte un regard étonné.
– Je ne les attendais pas de ce côté, murmura-t-il ; – qu’importe ?
Il remua du doigt la poudre qui recouvrait le baril, et prit la mèche en main.
– Henriette ! Henriette ! dit à ce moment au dehors la voix de M. de Thélouars.
La jeune femme se leva à demi. Son œil brilla, sa poitrine battit. Une joie délirante, et qu’il ne faut point essayer de décrire, envahit son cœur.
– C’est lui ! mon Dieu ! c’est lui ! murmura-t-elle en se traînant vers la porte.
La voix de M. de Graives lui répondit, grave, monotone, résignée ; elle disait :
– De profundis clamavi ad te, Domine ; Domine, exaudi vocem meam !
En même temps, il approcha la mèche de la lampe.
– Armand ! râla Henriette qui pouvait parler à peine ; – hâte-toi, il va nous tuer !
Mais la porte, robuste barrière, ne cédait point encore, et M. le marquis de Graives prétendait mourir à propos. Il lui fallait la vue de l’ennemi pour sanctionner le dernier acte de sa vie. Ce n’était point un suicide qu’il voulait commettre ; les âmes héroïques comme était la sienne ne savent point subroger leur main à la main de Dieu, pour hâter une mort convoitée. Elles attendent, parce qu’elles sont fortes pour souffrir aussi bien que pour oser. S’il voulait mourir, c’était en chrétien et en soldat : s’il ne laissait pas le soin de son trépas aux balles républicaines, c’est qu’il croyait devoir, en mourant, anéantir le dépôt qu’il ne pouvait plus défendre.
Il ne se hâta donc point, et, retenant la mèche suspendue au-dessus de la lampe, il continua sa funèbre prière :
– Fiant aures tuæ intendentes in vocem deprecationis meæ.
– Armand ! Armand ! criait la pauvre Henriette.
Les coups redoublaient, et M. de Thélouars répondait :
– Me voici ! une minute encore, et je suis près de toi !
Une minute !… Henriette se sentait devenir folle. Tantôt elle priait Dieu, tantôt elle se traînait aux pieds du vieillard qui ne l’entendait pas et ne voulait point la voir.
Un dernier coup de levier fit sauter un fragment de la porte. M. de Graives mit la mèche sur la lampe en disant :
– Si iniquitatem observaveris…
Une autre planche tomba. – Le vieillard interrompit sa prière, et dit avec enthousiasme :
– Mon Dieu, prenez nos âmes !
Mais, au moment où la mèche s’enflammait, un éclair illumina la cachette, un coup de pistolet se fit entendre du côté de la meurtrière, et la lampe vola en éclats.
– Il y a temps pour tout ! dit au même instant la joyeuse voix de Janet ; le De profundis n’est pas de saison.
Personne ne l’entendait dans la cachette, car Henriette, succombant enfin aux émotions poignantes qui l’accablaient depuis douze heures, gisait sur le sol, privée de sentiment.
Janet Legoff, cependant, faisait tous ses efforts pour voir ce qui se passait à l’intérieur de la cellule, où ne régnait plus qu’un sombre demi-jour. Nous voudrions bien dire au lecteur qu’il se trouvait là par l’effet d’un profond calcul, mais pourquoi altérer la vérité ? Janet était un enfant. Impatient de voir le travail de ses compagnons traîner en longueur, il avait voulu, le premier de tous, porter à sa jeune maîtresse un signal de salut. Or, il était alerte et audacieux ; de branche en branche, il parvint jusqu’à la meurtrière, à l’ouverture de laquelle il se cramponna.
Il arriva au moment où le vieillard commençait le troisième verset de l’hymne mortuaire, et d’un coup d’œil il devina tout. Prendre un de ses pistolets, viser la lampe, fut l’affaire d’une seconde. – Le résultat prouva qu’il avait bien visé.
Quand la lampe fut éteinte, Janet ne vit plus rien d’abord, et il s’effraya.
– Dépêchez-vous ! cria-t-il, comme si ses compagnons eussent pu l’entendre ; – qui sait quelle imagination va venir au vieux monsieur, maintenant !
Par le fait, en voyant la lampe s’éteindre, M. le marquis de Graives entra dans une violente fureur. Il se hâta, autant que ses vieilles jambes le lui permirent, vers la cavité d’où il avait retiré naguère le baril de poudre, et y prit un pistolet qu’il dirigea d’instinct vers la meurtrière. Mais il se ravisa bientôt.
– Je n’en ai qu’un, pensa-t-il : avec quoi mettrai-je le feu au baril, si je perds ce coup !
Il revint donc vers la table, résolu à en finir, – ce qu’il eût sans doute exécuté si Janet, dont les veux s’habituaient à l’obscurité, ne lui eût brisé son arme dans la main d’un second coup de pistolet.
– Bien touché ! cria l’enfant qui poussa un long cri de joie.
M. de Graives lui répondit par un gémissement de profond désespoir. Il se laissa tomber sur son siége, et demeura plongé dans l’abattement le plus complet.
Par bonheur, il n’y resta pas longtemps. Quelques secondes après, les royalistes jetaient la porte en dedans, et Mme de Thélouars était dans les bras de son mari, remerciant Dieu, élevant avec transport son enfant sauvé jusqu’à la bouche d’Armand, et se demandant si douze heures d’angoisses n’étaient pas assez payées par cet instant d’inexprimable joie.
Quant à M. le marquis de Graives, il ne perdit pas tout de suite sa mauvaise humeur, et fit à ses fils, qui lui volaient son martyre, un accueil assez froid. Néanmoins, lorsqu’on lui eut rendu son cornet acoustique, et qu’on lui eut fait comprendre comment Janet Legoff l’avait empêché d’accomplir son funèbre dessein, il jeta un regard attendri vers un coin du grand salon de Graives où M. de Thélouars tenait sa femme pressée contre son cœur.
– C’eût été dommage ! murmura-t-il ; et, après tout, le dépôt est sauvé… Qu’on m’amène ce jeune drôle !
Janet arriva, le rouge au front et le chapeau de paille à la main.
– Tu aimes donc bien ta maîtresse ? lui dit M. de Graives d’un ton sévère.
– Ça, c’est la vérité, monsieur le marquis.
– Et si j’avais été, par hasard, entre ton pistolet et la lampe ?
– Dame ! monsieur le marquis.
– Qu’aurais-tu fait ?
– M’est avis que je vous aurais dit : Rangez-vous !
– Je suis sourd, je n’aurais pas entendu.
– C’est tout de même vrai, murmura Janet.
– Eh bien, demanda encore M. de Graives, qu’aurais-tu fait ?
– Dame ! monsieur le marquis, la pauvre jeune dame était là, par terre ; et le petit monsieur pleurait…
– Enfin, qu’aurais-tu fait ?
Janet Legoff releva tout à coup son regard, et dit d’une voix basse, mais ferme :
– Sauf votre respect, monsieur le marquis, m’est avis que je vous aurais tué.
Les bonnes gens de Cournon disent, aux veillées, que le vieux seigneur sourit, et qu’il fit don au Petit Gars d’une belle paire de pistolets.
Toujours est-il que ce fut là le premier exploit de Janet Legoff. Plus tard, il fit mieux encore. Son nom, qui devint célèbre dans les grandes landes de l’Ille-et-Vilaine, et dans les forêts du pays de Rieux, reviendra sans doute plus d’une fois sous notre plume, car il y a maints drames romanesques ou terribles dans la vie guerrière du Petit Gars, telle que la racontent les bonnes gens de la paroisse de Cournon, en rôtissant leurs châtaignes sous la cendre.