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L'HÉRITAGE

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Table des matières

L'homme s'arrêta un moment à la croisée des routes qui visiblement l'embarrassait. Il fallait choisir: ou continuer le long du chemin dur et s'en aller tout droit jusqu'au fond se perdre en un bois que noyait, à l'horizon, l'humide chaleur du jour, ou tourner à gauche sur la route poussiéreuse, sur la route tortueuse et plus rustique dont les buttes dépouillées semblaient bloquer le cours à quelques arpents. Elle s'amorçait au pied d'un tertre coiffé de pins qui dormaient déjà sous le soleil.

Il y avait aussi, mais à droite, gardant la croisée, une maison basse derrière une rangée d'érables-à-giguère, et dont le flanc était ulcéré d'affiches criardes.

L'homme choisit de monter sur le tertre dont l'ombre invitante s'annonçait à travers la trame des branches. Il y grimpa obliquement, d'un pas solide et las; foulant le tapis d'aiguilles qui criaient sous le pied, il parvint à une pointe sablonneuse au delà de laquelle le sol se dérobait.

Son habit neuf et sa chemise de couleur vive couvraient une bonne carrure et des épaules horizontales, affirmatives qui, se dessinant sur le ciel, faisaient penser à une palanche de bois dur, faite pour supporter les fardeaux. Il avait posé à terre son baluchon.

Sous ses yeux s'était déplié le paysage: devant lui la terre, celle-là, peut-être, qu'il cherchait justement. Maintenant qu'il était arrêté, l'ombre et le vent frais du printemps s'interposaient entre lui et la chaleur nouvelle que la marche lui avait rendue presque pénible.

La terre s'offrait, longue et houleuse. Elle descendait en une chute rapide, esquissait quelques vallons brefs, puis plongeait dans une gorge pour remonter ensuite; c'étaient alors de longs replis verdoyants dont le dernier était trop haut pour que l'ont pût voir au delà. Il eût fallu se déplacer un peu vers la droite.

En bas, dans la cour de la maison, à la croisée, un coq se mit à chanter à tue-tête le chant de triomphe des amours satisfaites, un chant sonore qui voulait imposer sa joie à tout ce monde, à la terre, au soleil et au jour. Cela remplissait un moment l'espace agreste; puis cela s'interrompait brusquement comme étonné de n'avoir rien conquis. Car le calme reprenait aussitôt, invaincu, majestueux et définitif; et le froissement des branches, au souffle qui ne touchait que le sommet des grands pins verticaux, tout près du ciel, semblait n'être qu'un élément de ce silence.

Sur la véranda de la maison parut un instant une femme en caraco; puis, l'instant d'après, un homme la vint rejoindre. La main sur les yeux, ils regardèrent l'homme dressé sur la butte qu'il remplissait de sa présence inaccoutumée. Puis ils s'effacèrent.

S'étant déplacé un peu, le voyageur aperçut enfin quelque chose de précis: un pont gris chevauchant la gorge. La rivière était sûrement là. Il reprit son sac et descendit. Mais avant d'entrer dans la boutique, il hésita une fois de plus; puis, avec un haussement d'épaules, il poussa résolument la porte. La femme en caraco se glissa derrière le comptoir gras où dans une vitrine s'étalaient quelques bonbons et d'économiques tablettes de tabac à chiquer.

—Je voudrais seulement savoir si c'est par ici la terre à défunt Baptiste Langelier?

—Quoi?

—Ben, on m'a dit que c'était quelque part par ici la terre à défunt Baptiste Langelier.

—Ah! La terre à Baptiste Langelier!

—Oué, la terre à Baptiste Langelier!

Il avait répété machinalement, sans surprise, en homme habitué aux façons des gens simples.

—Comme ça, reprit-elle, c'est la terre à Baptiste Langelier que vous voulez savoir?

Il ne répondit pas.

La femme disparut derrière une couverture lourde de poussière et qui, pendue dans l'embrasure d'une porte, servait de tenture. Au bout d'un moment, ce fut un homme qui se montra. Il regarda l'étranger d'un œil interrogateur.

Celui-ci reprit, une fois encore et sans impatience:

—Je voudrais savoir ou's que c'est, la terre à Baptiste Langelier?

—Baptiste Langelier? Ben, il est mort, ça fait déjà quelque temps.

—Oué, je le sais. Mais sa terre?

—Ben, j'vas vous dire: vous allez prendre le chemin à gauche, au pied de la butte. C'est ben facile, c'est la troisième après la calvette de travers.

—Bon, merci ben.

Quand il s'engagea dans le chemin, l'homme et la femme étaient à la fenêtre, derrière le rideau.

—C'est p't'être ben lui, dit la femme.

—Ça a l'air à ça, répondit l'homme.

C'était bien lui.

Quand le vieux Baptiste Langelier était mort subitement, au mois de février, chacun s'était demandé à qui irait son bien; car il était célibataire et sans parenté connue, ni dans le canton, ni, pour autant que l'on sût, plus loin ailleurs. Pendant quelque temps il n'avait été bruit de rien. Puis quelqu'un était venu de Saint-Alphonse, qui avait vu le notaire; et l'on avait eu la nouvelle qu'il y avait un héritier, un homme de la ville, un nommé Langelier, lui aussi. Un cousin?

Mieux que cela! Petit à petit, l'histoire avait couru: ce Langelier, le nouveau, aurait été le fils, mais oui, le fils du vieux. Du vieux qui ne s'était jamais marié? chuchotaient les uns; le fils d'une femme que Baptiste avait épousée vingt-cinq ans auparavant, affirmaient carrément les autres. Ils précisaient: c'était une femme de Montréal, avec laquelle il n'avait vécu que quelques semaines, lorsqu'il avait travaillé aux munitions, en 1916. Ce sur quoi les rumeurs étaient d'accord était que l'enfant avait été élevé chez les Sœurs, comme un enfant sans parents, comme un bâtard.

Quoi qu'il en fût, Albert Langelier s'installa. Il prit possession de la maison dont il possédait la clef. Il prit possession des bâtiments, avec l'air assuré du propriétaire. Il prit possession de la ferme avec l'air hésitant de celui qui ne s'y entend guère. Et le jour même il ouvrit tout grand les fenêtres, même celles du salon.

Pendant quelques jours, les voisins furent inquiets et aimables. Dame! Voyant la maison abandonnée, on ne s'était pas fait faute d'y aller de nuit «pour voir»; et si le vieux Langelier fût revenu, il aurait pu longtemps chercher un certain nombre de choses qui n'étaient plus à leur place accoutumée.

Pour un temps, les Vadenais n'osèrent se servir de «leur» hachoir à tabac et la mère Caron, celle de la maison du coin, garda au fond de sa cave le grand chaudron à savon.

Le voisin Langlois, lui, arriva tout souriant rapporter l'épandeuse à fumier; il l'avait gardée dans sa grange «de peur que les autres ne la volent».

C'est ainsi que revinrent successivement un vieux cheval, deux vaches, un cochon, que de bonnes âmes avaient abrités pour qu'ils ne mourussent point de faim et de froid. Cela leur avait fait des frais de nourriture. Le nouveau venu fronça les sourcils, ne discuta point et paya. Cela parut un peu louche.

Quant aux poules, elles avaient dû être dévorées par les renards car personne ne sut dire ce qu'elles étaient devenues.

A Grands-Pins, la terre est maigre et se refuse à la culture ordinaire; aussi fut-elle longtemps quasi déserte. Ce n'est que lorsque vint la culture du tabac jaune que des gens aussi pauvres que le sol s'y installèrent. De peine et de misère, d'abord, puis un peu plus facilement, le tabac fit vivre les familles.

Le père Langelier avait été un des premiers à s'y adonner. Comme il n'était point jeune et ne demandait à la vie, pour prix de son travail, que quelques années de tranquillité, il avait fait peu de frais. Il s'était bâti un assez bon séchoir, le bâtiment carré classique percé de deux fours que l'on chauffait du dehors. Il se contentait de mettre en terre quelques milliers de plants qu'il avait au préalable fait germer sur son vieux poêle de fonte, pendant les jours vides de février. Mais quand arrivait le moment de transplanter ou d'édrageonner, il payait quelques journées à un fils de voisin ou à un chemineau. De même pour les heures précipitées du coupage.

Il était fier de son tabac, d'une espèce qu'il couvait jalousement depuis des ans et dont chaque année, avaricieusement, il recueillait la graine; comme tout le monde, il ensachait sept ou huit plants qu'il laissait grandir, coiffés de leur sac de papier. Mais il avait des idées à lui. C'est ainsi qu'il soutenait mordicus qu'il ne fallait recueillir la graine que lorsqu'il faisait vent d'est!

Dans la cuisine où il était entré, Albert Langelier trouva les longues boîtes à semis. Tout avait péri; il ne restait qu'une terre poudreuse et grenue, une terre morte, et là-dessus quelques fibres cotonneuses, tout ce qui restait du «fâmeux cannelle dépareillé».

L'hiver avait rouillé le poêle autour duquel traînaient des boîtes de conserve vides; il les poussa du pied et installa les siennes, pleines.

En entrant par derrière, l'entrée familière, on passait de la cuisine dans un vague salon à peu près nu, sauf deux fauteuils de crin éventrés et un buffet. Au mur, un vieux calendrier offrait aux yeux la page de février; celle que le vieux n'avait pu arracher.

Des deux chambres du haut, Albert choisit la plus petite, la moins sombre. C'est celle-là que le vieux devait habiter, car le lit portait encore un drap froissé et, coulant par terre dans la poussière, une mauvaise couverture. Il sembla au nouveau venu qu'il serait moins dépaysé dans cette pièce où quelque chose montrait que l'on avait vécu.

Machinalement il fit la fouille des meubles; il ouvrait l'un après l'autre les tiroirs du chiffonnier. Une grande armoire de sapin dont les portes bayaient comme la bouche d'un mort faisait un pan de mur. Il y jeta un coup d'œil: un verre ébréché, un crouton de pain couvert de moisissure et, noyé dans les toiles d'araignées du coin, un vieux numéro de l'Almanach du Peuple. Y traînait aussi un linge informe dont Albert essuya les tablettes avant que d'y déposer le contenu de son sac. Il vit encore, pris dans une fente, un papier que machinalement il se mit à lire. C'était un fragment de lettre:

«... à Montréal, j'ai pas pu te voir. J'étais chez des amis. Mais j'arais bien voulu parce que j'ai bien besoin. Ça coûte tellement cher. J'arais pas dû t'écouter et faire comme Violette au lieu de m'embarquer de même; c'est vrai que tant que tu seras de promesse, ça pourra faire. J'ai été voir chez les Sœurs...»

La lettre était déchirée obliquement:

«pas mal. Mais je finis pu d'ach...»

«culottes, un chapel...»

«bon sens...»

Il tourna la feuille; mais l'humidité avait fait couler l'encre; rien qui put avoir un sens.

Assis sur le pied du lit, la lettre dans les mains, il relut puis laissa voguer son esprit. Était-ce bien de lui qu'il s'agissait, de l'enfant qu'il avait été, du pauvre enfant encagé dans un orphelinat sans parloir, seul décor enfantin dont il eut souvenance.

Sa mère, il ne se rappelait point l'avoir jamais vue; et les Sœurs ne se faisaient point faute de lui dire que jamais elle n'avait eu de lui souci, que de personne la communauté ne recevait rien.

Il regarda de nouveau le papier, puis le froissa et le jeta par terre d'un geste machinal de célibataire. Mais non, il ne fallait pas puisque ceci était sa maison; sa maison! Il glissa le papier dans la pochette de sa chemise.

A quoi bon chercher! A quoi bon évoquer des fantômes dont jamais il ne connaîtrait le visage. Tout à l'heure il avait instinctivement souhaité aux murs du salon quelque portrait qui lui eût montré les traits de son père; de ce père dont il n'avait reçu que deux choses mais extraordinaires: la vie d'abord, une vie malvenue de tous et dont il avait souffert quand il avait su; dont il avait souffert tant qu'il n'avait point commencé une autre vie, la sienne, celle qu'il s'était tissée de ses propres mains d'abord maladroites, puis encouragées. Deuxième don: cet héritage inattendu auquel il s'était refusé de croire tout d'abord tant il était convaincu de sa déveine. Cela lui était arrivé en plein chômage quand il attendait, pour reprendre son dur métier de débardeur, la réouverture de la navigation sur le fleuve encore figé. Chaque année il avait trimé, gagnant gros il est vrai, mais dépensant de même; et chaque automne le retrouvait au même point, regardant avec fatalisme le dernier océanique fuir les glaces prochaines; avec dans sa poche la seule dernière paye.

Il s'était cru bien riche quand, en plein mois de mars, il s'était vu en possession de huit cents dollars; il héritait aussi d'une ferme à Grands-Pins, au diable-vauvert; cela avait été pour lui la note cocasse. Cette ferme, il ne la verrait sûrement jamais!

En quelques jours, il avait flambé joyeusement cent dollars qu'il ne regrettait point; une noce unique, fulgurante, dont le souvenir lui resterait toute sa vie comme une apothéose. Puis une occasion s'était offerte; un ami lui avait proposé de s'associer avec un troisième dans une affaire d'alambic où tout ce qui manquait était du capital pour acheter les matières premières; après ça, il y avait gros à gagner. Du velours!

Au moment où les rentrées s'amorçaient, le compère avait vendu la mèche pour la prime. Il y avait eu descente de police, et le distillateur avait été pincé les bras dans le moût.

Albert avait pensé à cette ferme de Grands-Pins. Cela était si loin, Grands-Pins. Jamais on ne le viendrait chercher en ce bout du monde. Il avait fui.

Il ne lui restait donc plus qu'à y vivre, qu'à y gagner sa vie, comme tant d'autres. Cela ne devait pas être si difficile; et puisque les gens de la campagne réussissaient, sûrement il réussirait aussi, en vrai débrouillard de la ville. «Pas manchot», disait-on de lui; comme son père, qu'il n'avait point connu, mais qui lui était désormais quelque chose, une espèce de Providence intervenue juste au bon moment et envers qui il éprouvait une reconnaissance presque religieuse.

Enfin, il se sentait encore cossu.

De son magot, il lui restait près de trois cents dollars qu'il n'avait pas eu le temps de risquer ni de brûler. Jamais il n'avait possédé telle richesse; à cette idée, il touchait à sa ceinture la bosse que faisait le petit paquet de billets.

Sa solidité chancela cependant quand il se vit parmi les champs si peu familiers. Il trouva la terre sournoise, qui buvait ses pas; les bosquets mystérieux, qui cachaient la rivière; l'espace inquiétant, qui n'offrait rien de prochain. Pour se refaire une confiance, il s'appliquait à goûter sa tranquille possession d'un bien plus tangible qu'aucun.

Il acheta des plants de voisins et écouta longuement leurs explications, tout en prenant l'air d'en savoir plus long qu'on ne croyait. Et dès le troisième jour, il était aux champs, le cheval attelé à la herse lorsque, levant les yeux, il aperçut quelqu'un près de la maison et qui regardait attentivement dans sa direction. Il en eut souleur. Mais non, ce n'était qu'une femme. Une femme?

—Hééé...! criait-elle.

—Ouééé...! répondit-il.

Il arrêta son cheval et monta vers la maison tandis que sans hâte la femme descendait vers lui. S'appuyant à la barrière, elle attendit.

—Bonjour. C'est moi, la Poune.

—Bonjour...?

—J'vas vous dire, du temps du vieux, je venais tous les matins faire son ménage.

—Ah!

—Ouais, je venais faire le ménage. Balayer la place, laver la vaisselle, faire le lavage. Il me donnait pour ça deux piastres par mois...

—Bon...

Albert, intrigué, regardait la Poune.

Pour lui, il n'y avait que deux genres dans l'espèce: les filles et les femmes. Les filles, celles qui portaient des bas de soie, du rouge aux lèvres et qui affichaient la jeunesse de leur poitrine; celles-là on les pouvait accoster; elles savaient répondre et rire et parler et entretenir la gaieté bruyante des soirs de paye. Et puis il y avait les femmes, désormais vouées à la maison, aux enfants, au ménage, au mari; qui ne sortaient que le dimanche pour la messe et qui ne buvaient point de «fort».

Tout cela était simple. Mais celle-ci n'entrait pas en des cadres si commodes. Des filles, elle avait la jeunesse et la visage souriant; et la taille plus fine que n'aiment en général les paysans. Mais faute de rouge, les lèvres lui paraissaient pâles; ses cheveux étaient sans art et ses jambes portaient bas de coton.

—Qui est-ce que vous êtes donc, vous?

—Ben, je vous l'ai dit: la Poune.

—La Poune qui?

Elle le regarda surprise à son tour. Eh quoi? cela ne suffisait donc pas?

—Je reste chez les Vaillancourt, le troisième voisin, là-bas, la maison verte.

—Alors Vaillancourt, c'est votre...

—Non! c'est rien. Ils m'ont pris quand j'étais petite.

—Vos parents, d'où est-ce qu'ils étaient?

—Mes parents?...

Ses épaules eurent un mouvement étonné. Il y a si longtemps qu'on ne lui avait posé pareille question.

—Chez les Vaillancourt, c'est mon chez nous. Moi je suis une Saint-Ange, Marie Saint-Ange. Mais on m'appelle jamais de même... La Poune.

—Bon, ben, écoutez, Marie, si vous voulez faire pour moi comme pour le vieux, je vous les donnerai vos deux piastres par mois. Peut-être plus. Vous avez pas l'air malcommode. Vous connaissez l'ouvrage...

—Ben sûr...

—Et pi, p'tête ben que vous connaissez le tabac!...

Il ne pouvait s'empêcher d'être égrillard.

Mais elle répondit, sérieuse:

—Ben sûr que j'connais le tabac; partout ici c'est du tabac qu'on fait. J'aide toujours, surtout pour planter.

Évidemment, elle n'avait pas compris. Après tout, se dit-il, ce n'est qu'une fille de campagne!

Il n'était pas installé depuis une semaine qu'il reçut la visite d'un placier en machines agricoles. C'était un gros hommes à lunettes, tout rond en apparence, mais pointu en affaires.

Habitué à traiter avec des paysans, il s'était façonné à leurs habitudes; il renchérissait sur leur langage et leurs hésitations. Il ne cherchait point à les étourdir par un bagout qui les eût fait soupçonneux; et surtout il ne parlait argent qu'à la toute dernière minute, après avoir examiné—ou fait semblant d'examiner—la terre, les vieux appareils, les plants de tabac.

Mais cette fois, il savait avoir affaire à un autre genre de client; et surtout il avait flairé cette chose rare: l'argent comptant; chose plus rare encore: de l'argent prêt à changer de poche.

Ensemble, ils avaient revu ce qui restait du roulant: une vieille épandeuse et une planteuse ancien modèle.

—C'est pas croyable, répétait l'agent, c'est pas croyable que le père Langelier ait réussi à faire d'aussi bon tabac avec des vieilleries pareilles, des vieilleries pareilles! Ça vaut pas grand'chose tout ça. Chaque année quand je faisais ma tournée de ce côté-ci, je venais le voir; c'était un bon vieux, de la bonne graine de canayen; mais de l'ancien temps, de l'ancien temps! Ça me faisait de la peine.

—Ouais! ça vous faisait de la peine de ne pas lui vendre.

—Ben! c'est mon métier, c'est vrai. Mais il y avait autre chose.

Il prit un air mystérieux et regarda autour de lui comme si sur chaque plant eut poussé une oreille. La route était pourtant déserte; il n'y avait de vivant, dans tout le paysage, que les étourneaux noirs affairés au-dessus des champs; et dans l'air cette lourdeur puissante de la terre en gésine qui fait le printemps étrangement tonique aux bras du paysan.

—Certain! il y avait autre chose! Savez-vous que les voisins ont toujours été jaloux du père Langelier, jaloux du père Langelier!

—Jaloux! pourquoi ça? Il a jamais fait de mal à personne, je pense.

—Ben non! Mais, j'vas vous dire. Le tabac du père Langelier, son tabac, c'était du pas ordinaire. Ça fait vingt ans que je fais les terres à tabac et j'en ai vu du tabac; du bon et du pas bon. Du grand-rouge et du petit-rouge et du petit-bleu; du comstock et du cannelle. Mais du tabac comme celui du père Langelier... du tabac de même!...

Il siffla doucement entre ses dents grises.

—Il le vendait cher? demanda Albert.

—Mon ami, vous avez mis en plein le doigt dessus. Si le père avait voulu, y aurait été riche en quelques années. Seulement, y a jamais voulu changer. Il avait ses vieilles machines. Quiens, par exemple, sa coupeuse! Ça vous arrachait les plants que c'était une désolation. C'était pu vendable. Pu vendable! Mais il vous a laissé quéque chose, le vieux, quéque chose de rare:...

Il baissa mystérieusement la voix.

—... la graine de son tabac!

Ils s'étaient rendus en marchant jusqu'au bout du champ, là où la pente dévalait brusquement parmi les framboisiers sauvages puis les lys tigrés du ruisseau pour s'abîmer finalement dans la rivière.

—Si vous voulez faire de l'argent, mais là, de la grosse argent, y vous faut des bons outils. Vous savez ça. Vous êtes resté assez longtemps en ville! Les grosses manufactures c'est les celles qui ont des machines neuves, hein! Ce que ça vous coûte, ça se paye rien qu'à ménager du temps d'homme... ça se paye.

Bref, il avait tant fait, tant parlé, qu'Albert avait acheté tout ce qui était nécessaire à une culture à la mode. Quant au paiement, les conditions avaient été faciles: cent dollars comptant, le solde plus tard.

Les plants vinrent bien. Sur les conseils de l'agent, et comme il était adroit, il avait bâti une petite serre.

Il y passait des journées heureuses, chauffé au bon soleil du printemps sous lequel il se sentait doucement épanouir comme les pousses tendres de son tabac. Il s'émerveillait de les voir grandir, de voir se gonfler les petites perles vertes dont il ne pouvait croire que ce serait plus tard des feuilles, de larges feuilles étalées comme une main généreuse.

Parfois, alors qu'il réparait une clôture sur sa terre, tout en haut, vers le coteau piqué de sapins noirs, il apercevait en levant la tête un nuage sombre à l'horizon; il se précipitait alors vers la serre et faisait jouer les chassis d'aération, terrifié à l'idée que ses plants pourraient souffrir.

Il lui restait de l'homme de la ville des choses dont il ne se pouvait défaire. L'une était une surprise constante devant les jeux utiles ou dangereux de la nature: l'invasion tenace des herbes; les orages où, à travers la voix du vent, perçaient soudain les étourdissantes cymbales du tonnerre; la grèle dont il aimait moins le crépitement depuis qu'il en savait le danger pour les futures moissons. L'autre était la perception de l'immensité de la terre dont son ombre ne couvrait qu'une parcelle, même lorsque le couchant l'étirait indéfiniment et en faisait un géant noir aplati sur le sol.

Il gardait aussi du citadin le goût du lever tard. Certes il était debout vers les six heures; et chaque fois c'était pour lui sensation nouvelle que de se trouver dehors à pareille heure et surtout de se sentir libre, si plein de vigueur et d'allant; chaque fois par contre, il s'étonnait de voir les voisins déjà au travail avant lui dans la lumière douce et franche du matin.

C'est vers les neuf heures que la Poune venait chez lui. Comme il avait tout de même soif de compagnie, il guignait son apparition sur la route. Et dès qu'elle était entrée, il se rapprochait de la maison.

—Dis donc, tu n'as pas vu ma pelle, Marie?

Elle sursautait à ce nom qu'elle avait de si longtemps oublié et dont il persistait à se servir.

—Ben! dites-moi pas que vous avez encore oublié quéque chose! En tout cas puisque vous v'la, vous voulez-t-y que je vous fasse du café? Avez-vous déjeuné, au moins?

—J'ai mangé à matin.

—Ben, revenez dans quéque minutes puis vous aurez quéque chose de chaud à manger.

Elle commençait de soupçonner que les prétendus oublis lui étaient plutôt inspirés par la faim.

Ce qui la surprenait encore plus était qu'il fût si sage, si peu entreprenant. Elle avait un mouvement chaque fois qu'il apparaissait près d'elle, s'imaginant chaque fois sentir deux mains qui la prendraient à la taille et contre lesquelles il faudrait se défendre. Dame! le vieux, dans le temps... Mais non, Monsieur Albert, comme elle l'appelait encore, à la grande risée des voisins, avait autre chose à penser. C'est à peine si le soir, de loin, il lui faisait bonjour de la main lorsque, la journée finie, il s'asseyait sur son perron à fumer la pipe et à jouer avec son chien. Car il avait adopté un chien. Et quel chien!

Il l'avait trouvé un matin à sa porte, miteux, essouflé, crotté. Avec cela puant la mouffette à plein nez. D'où venait-il? De loin probablement. La «tragédie» se devinait. Imprudemment, il avait poursuivi une «bête-puante» qui, acculée, s'était défendue avec ses armes habituelles. Un jet, et le chien s'était enfui affolé, suffoquant, cherchant à dépouiller cette effroyable puanteur qui adhérait à son poil; se roulant dans la boue, se jetant dans les ruisseaux, sans pouvoir se libérer de cet opprobre.

Albert dut le chasser tant l'odeur était infecte; le pauvre se réfugia dans la coulée profonde où courait le ruisseau, passant des heures dans un bassin à se purifier de son mieux, mais toujours revenant vers la maison. Si bien qu'on avait fini par le nourrir, puis l'accepter.

L'homme, qui jamais n'avait connu les bêtes, s'habituait à celle-ci. Et cela lui avait paru si anormal qu'il s'en était expliqué à la Poune, la seule personne avec qui il eut l'occasion de causer un peu.

—C'est drôle, la campagne tout de même. Oui, c'est drôle comme ça peut changer le monde.

—Ben sûr, on peut pas être pareil sur la terre comme en ville.

—Ben oui! Qui est-ce qui aurait jamais dit que j'aurais un chien. Avec ça qu'il est pas ben beau...

—C'est vrai qu'il est pas beau...

—Ni ben fin...

—C'est vrai qu'il est pas ben fin.

—Mais quand même, il est pas fou! Le soir quand je fume sur le perron, je lui parle. On a besoin de parler à quelqu'un.

La Poune était en train d'étendre le linge qu'elle avait blanchi un peu plus tôt. Elle pavoisait la corde tendue entre l'appentis et un jeune saule, se penchant sur le vieux panier pour y prendre les pièces; puis les tenant à bout de bras comme un drapeau tandis qu'elle les fixait avec des épingles prises en la poche de son tablier.

Elle se découpait ainsi dans le soleil, un soleil qui dessinait sa silhouette sur le drap blanc et faisait de ses cheveux une auréole que le vent animait; un soleil indiscret aussi qui laissait deviner par transparence ses jambes fuselées et tendues par l'effort.

Albert s'arrêta un moment, une plaisanterie aux lèvres, mais il dit simplement:

—Ben oui, j'y parle à mon chien. J'y parle de la ville puis j'y parle de moi aussi. Je dirai pas qu'il me comprend, mais y fait ben semblant.

—Ça doit être ennuyant des fois quand même, même avec lui.

—Des fois, mais j'commence à m'habituer.

—C'est pas une vie d'homme ça, sur une terre, tout seul.

Mais elle disait cela sans arrière-pensée.

—Ben, c'est pas sûr que je reste sur une terre; malgré que si les affaires vont ben, j'attendrai peut-être pour la vendre quand elle sera bonne à vendre.

—Vendre vot'terre? C'est vrai. Y a ben du monde qui vendent leur terre à c't'heure.

Pourtant il commençait à se faire à cette vie pour lui si étrange. Ce qui le satisfaisait surtout, c'était de montrer à ces habitants qu'un homme de la ville pouvait cultiver. Dame! il s'était longuement fait expliquer par le marchand de machines aratoires et il avait retenu; et dans les rares soirées où il était allé, il n'avait pas manqué d'entendre discuter de la terre et du tabac, et de la prochaine manœuvre à faire.

Ce qui lui plaisait surtout était l'irrégularité de sa vie. Tantôt jouissant d'un congé que donnait la pluie; tantôt bousculé, appelé par le moment à travailler sans arrêt du lever du jour à la nuit faite, particulièrement à l'époque du transplant. Cela avait été dur.

Il avait engagé un homme et la Poune, dont il savait qu'elle était forte et résistante, une des seules femmes de la région qui pût planter toute la journée longue.

Il avait ainsi passé trois jours anxieux, lui assis sur le siège de conduite, le derrière sur le réservoir d'eau chauffé par le soleil. Dans son dos, sur deux sellettes à ras de terre, Jérémie Béland à gauche et la Poune à droite tenaient sur leurs genoux la boîte de plants. Sous leurs yeux les versoirs avant ouvraient le sillon. A tour de rôle ils y déposaient un plant, le maintenaient ainsi une seconde à peine; l'arroseuse crachait une gorgée d'eau; et les versoirs arrière refermaient le sillon sur le plant. Il fallait aller vite et cela cassait les reins. Mais on avait planté ainsi douze cents pieds la première journée, quatorze cents la deuxième et six cents la troisième, jusqu'à la pluie.

Tout avait été assez vite. Il avait pourtant senti une gêne bizarre. Il lui fallait garder les yeux fixés sur ses bêtes pour qu'elles allassent droit avec, derrière lui en contre-bas, les deux planteurs. Tout à leur travail ardu, ils n'échangeaient que de rares réflexions. Mais dès le début, Jérémie avait lâché quelques grosses taquineries amicales à la Poune qui avait rétorqué sans timidité.

Puis le soleil était monté, les assommant de sa chaleur. Leurs gestes étaient devenus mécaniques. De temps à autre, l'un des planteurs volait un peu de la gueulée d'eau tiède destinée à la terre et buvait en éclair dans le creux de sa main grasse de terreau.

Il y avait eu le repos du midi, après la collation près de la rivière qui, sous la chaleur accablante et la méridienne, était une coulée d'étain. Albert avait proposé de se baigner et l'homme qui d'abord avait refusé, surpris de pareille idée, ou peut-être songeant à se rapprocher de la Poune, avait fini par le suivre. Ils s'étaient glissés parmi les roseaux, puis en plein courant, offrant à la lumière vitreuse leurs corps musculeux d'hommes durs à la peine. Quant à la Poune, elle avait dormi un somme.

Mais quand ce fut le dernier jour, avant qu'éclatât l'orage, l'air s'était fait plus énervant. Sentant venir la tempête, on se hâtait. Le ciel était si lourd que les gouttes de sueur, comme une pluie humaine, tombaient dans le sillon. Et sans doute agacé par l'électricité de l'air, Jérémie s'était mis à taquiner de nouveau sa voisine, profitant de ce que ses mains étaient occupées pour lui frôler les genoux.

Le dos d'Albert, devant eux, s'était bizarrement tendu.

A quelques jours de là, il remarqua une coupure au front de la Poune.

—Dis donc, Marie, tu t'es battue?

Elle continua de travailler sans répondre.

—J'cré ben que tu as fêté. Qu'est-ce que tu as là?

—C'est rien, fit-elle d'une voix grise.

Il flaira quelque chose d'anormal.

—Es-tu tombée sur quéque chose?

Cette fois elle tourna vers lui ses yeux lourds.

—Non! j'suis pas tombée... C'est Jean-Jacques qui m'a fait ça.

—Jean-Jacques?

—Ben oui, un des garçons chez les Vaillancourt, celui qui a seize ans.

—Qu'est-ce qui lui a pris; il est donc bien bête!

—On s'est chamaillé!

—Conte-moi ça.

Il insistait, plus par goût de bavarder que par curiosité. Cela lui venait de temps à autre, ce besoin de contact humain, cette lassitude du tête-à-tête avec la grande nature si froidement silencieuse.

—Vous vous êtes chamaillés! J'pense qu'il est pas mal entreprenant ton Jean-Jacques. Tu aimes tes cavaliers jeunes, à ce qu'il paraît.

—C'est pas mon cavalier; c'est un mauvais. Il m'a tiré une tasse par la tête. Il aurait aussi bien pu me tuer.

—Qu'est-ce que tu lui avais donc fait?

—C'est lui qui m'avait achalée. Parce que j'avais pas voulu me laisser embrasser hier dans la laiterie, il m'a dit toutes sortes de bêtises. J'ai pourtant jamais fait de mal à personne. Je demande rien à personne, seulement qu'on me laisse tranquille. Pour se venger, il a dit que j'avais fait exprès de lâcher le veau à travers le tabac. Puis quand je lui ai dit que c'était lui, puis qu'un autre l'avait vu faire, il m'a garroché. Puis il m'a dit des choses...

—Mais qu'est-ce que c'est qu'il t'a dit, Marie?

Jamais elle ne s'était racontée ainsi; elle avait appris à garder pour elle ses misères; les jetait simplement les unes sur les autres dans un coin obscur de sa mémoire; si obscur qu'il lui semblait ne plus les voir et ne les plus sentir. Et voilà que les questions d'Albert ouvraient une fenêtre et que tout cet amas lui remontait aux yeux et au cœur.

—Qu'est-ce qu'il t'a donc dit?

—Y m'a dit des noms!... Que j'étais une bonne à rien... qu'avait pas de parents.

—Ah!... qu'est-ce que t'as répond?

—... J'ai rien répond...

Ils se turent tous les deux. Marie se tourna vers le poêle où cuisaient les pois pour la soupe. Mais il l'entendit renifler doucement, plusieurs fois. A ce moment, le chien qui dormait se leva lentement la gueule grande ouverte, montrant le rose vif de sa langue, le noir de son palais, et l'éclair blanc de ses crocs.

—Viens-citte, Pâtira.

—Pourquoi que vous l'appelez Pâtira?

—Pourquoi que je l'appelle Pâtira? Ben, je vais te dire, Marie. C'est un nom que j'ai vu dans un livre.

—Vous avez lu un livre?

—Oui. J'avais trouvé ça sur un banc. Il y avait là-dedans un pas-de-chance comme moi. Il s'appelait Pâtira. Y avait tout le temps de la misère. Ce chien-là, je l'ai trouvé, y était tout seul; sans père ni mère. Je l'ai appelé Pâtira.

—Ah! C'est quand même un Pâtira qu'a fini par avoir de la chance à la fin.

—Ouais! Qu'est-ce que t'en pense, mon chien? Pour à c't'heure, ça peut faire. Tant que ça ira de même. Mais si t'es comme moé... pas de chance!

Marie le regarda. Elle avait senti quelque chose bouger en elle-même, quelque chose de doux et de fraternel. Elle posa la main sur la tête de la bête et dit, elle aussi: «Bon chien»!

Et voici qu'une grande sécheresse descendit sur la terre. Le ciel fut d'une splendeur constante et cruelle. Chaque soir, un soleil énorme s'écrasa sur l'horizon dont les braises annonçaient pour le lendemain une nouvelle journée pure et meurtrière.

Tout le jour on entendait l'archet des cigales dont les milliers de cris faisaient une seule et aigre clameur; cela commençait au matin pour ne se terminer que tard dans la nuit, sous les feux plus doux mais toujours nus des étoiles. La chaleur, s'abattant sur les champs, appuyait de tout son énorme poids invisible pour écraser les faibles moissons des hommes.

Les ruisseaux, au début, avaient continué de chanter et de courir, insouciants, confiants en une pluie prochaine qui remplirait à déborder leur lit cascadeur. Puis leur aubade se fit plus faible, ne fut plus même un murmure. Là où il y avait eu des mares, on ne vit que des plaques lépreuses que chaque nouveau midi fendillait encore plus.

Au début, le tabac avait grandi sous l'embrasement, ses racines devenues profondes baignant encore dans l'humidité souterraine. Puis la chaleur avait pénétré la terre sableuse l'asséchant chaque jour un peu plus. Les plants avaient lutté, poussant plus loin leurs radicelles, à la recherche de la moiteur qu'obscurément elles devinaient. Bientôt elles n'avaient plus rien trouvé; partout, une croûte durcie par la chaleur et qui peu à peu s'émiettait, devenait poussière.

Alors les fibres avaient molli, et les feuilles; leur couleur verte avait passé et leurs bords avaient commencé de s'ourler. Chaque jour les tiges s'affaissaient un peu plus, lasses, désespérées, mourantes.

Les paysans avaient d'abord attendu, puis lutté. Dès l'aube, ils étaient venus sur les champs; par les coulées, ils descendaient hâtivement vers la rivière où remplir les barriques. A chaque plant, ils donnaient une gorgée d'eau mesurée qui, tombée en terre, disparaissait aussitôt comme par les trous d'une passoire. Mais le soleil montant gagnait sur eux; dès ce moment, l'eau n'avait point touché le sol brûlant qu'elle était aspirée violemment vers le ciel. Toute la famille s'obstinait, travaillant ainsi rageusement; puis, quand midi triomphait, immanquablement le maître s'arrêtait dans son champ; il levait vers le ciel d'airain un front moite, cherchant les signes, espérant surtout une saute du vent qui enfin tournerait sud-est.

Parfois l'air se faisait plus épais, saturé de cette eau que demandait la terre, dévorée de soif; on respirait de la vapeur comme en une chaudière. Une nuée naissait à l'horizon, imprécise d'abord et qui, petit à petit, mangeait un morceau d'azur. Alors on pouvait voir les paysans hors de la maison, hommes, femmes, enfants, les yeux tournés vers l'orage promis, regardant l'immense oiseau glisser dans le ciel sur ses ailes effrangées, espérant qu'il se poserait enfin sur eux et leurs moissons. Puis traînaient à l'horizon les écharpes de la pluie; mais hélas! ailleurs, toujours ailleurs. Il plut une pluie de dernière heure, juste au moment où la terre condamnée n'espérait plus sa grâce; une pluie abondante, fouettante; mais ce fut non pas à Grands-Pins mais quelque part du côté de Saint-Sulpice, là où les terres moins maigres étaient moins nécessiteuses.

Albert s'abandonnait à une voluptueuse lâcheté. Au début lui aussi, comme les autres, avait tenté le sauvetage, hissant vers ses champs, sous les coups de massue du soleil, cette eau que refusaient les célestes fontaines; puis il avait renoncé. Chez les voisins, on était six, huit, dix; il était seul.

Et, surtout, un dégoût s'était emparé de lui, un dégoût paisible et fort, né de son impuissance. Il se rendait compte maintenant que la nature n'était point simple et que pour lui le livre était illisible.

Au début, il avait cru naïvement qu'un déluré de la ville pourrait sans peine triompher, là où réussissaient ces «habitants» dont il ne connaissait que le visage calme et, dans son opinion, obtus. Il lui apparaissait maintenant que l'homme des champs savait plus de choses, et plus difficiles, que l'homme de l'usine; et qu'il savait être combien plus patient, combien plus ingénieux, combien plus réfléchi.

Or sournoisement s'éleva sur le canton un vent mauvais; sur les esprits un vent dur, comme celui qui parfois arrachait les plants que leurs racines affaiblies n'ancraient plus au sol.

A quelques-uns, Albert avait laissé entendre que le sort lui avait été ingrat et que jamais il n'avait connu le sourire de la chance. Il en était d'ailleurs qui ne l'aimaient point: ceux à qui il avait repris quelques-unes des dépouilles de la ferme; de lointains cousins de Baptiste Langelier qui avaient espéré hoirie; et deux surtout qui avaient guigné la terre, espérant l'avoir à bon compte.

C'était Albert qui avait apporté ce temps de malheur!

Aussi bien d'où venait-il celui-là? De quel horizon sournois avait-il jailli un jour qu'on ne l'attendait pas? Et l'absurde croyance en la magie qui dort partout dans les campagnes, au creux des ravins de la nuit, au fond des bosquets secrets, au cœur des hommes soupçonneux, se montra comme toujours en les temps de calamité. On avait prié; rien n'était venu. On avait chanté l'office spécial contre la sécheresse, on avait payé messe sur messe, rien n'était venu. Quelque chose faisait donc obstacle au ciel, que de tels moyens n'avaient rien donné. Et le désespoir refit de l'homme ce qu'il était autrefois en des âges lointains: une bête peureuse et mauvaise, prête à se cacher ou à mordre.

L'infernale beauté du ciel semblait avoir fané toute joie; d'habitude bonasses, plus prompts à la gaieté qu'à la colère, ils sentaient leur humeur alourdie de tous les orages qu'ils eussent voulu voir fondre sur leurs champs.

Au commencement, cela se traduisit par une attitude simplement gênée, défiante. Albert, qui ne savait point les hommes des champs, se sentit désorienté. On le saluait encore; mais si, ayant croisé sur le chemin un groupe de paysans, il se retournait après quelques pas, il les voyait figés et qui le fixaient en chuchotant.

Mais c'est par la Poune qu'il apprit.

Un matin elle faillit à se montrer; et quand il descendit de ses champs où il avait mollement tenté de redonner quelque vigueur à sa récolte agonisante, il ne trouva point la bonne fille ni son café qui toujours à cette heure l'attendaient.

Elle ne vint que le lendemain et le servit sans mot dire, figée en un silence chargé de choses suspectes.

—Je pense que... je... reviendrai plus, monsieur Albert.

—Comment ça, Marie?

—Je peux plus revenir.

—C'est-y que t'es malade?

—Non, j'suis pas malade.

—Ben...?

Elle se mit à laver la vaisselle, le dos tourné; il ne voyait que les épaules penchées sur la cuve avec, au-dessus, un gros chignon mordoré et la nuque douce où frissonnait le duvet. Il s'oublia un moment à la regarder; il y avait si longtemps qu'il était seul! Puis le sens lui revint du moment et du problème qui se posait.

—Pourquoi est-ce que tu ne reviendras plus? Parce que je te paye pas assez?

—Ah non! Moi, ça me fait un peu d'argent. C'est tout ce que j'ai, parce que chez les Vaillancourt ils ne me donnent rien. Je travaille pour ma nourriture et mon logement.

—Alors?

Cette fois elle se retourna, les yeux brouillés. Il lui vit un visage changé, et pour la première fois s'aperçut, parce qu'il était éteint, combien d'ordinaire son sourire était lumineux.

—C'est des méchants, monsieur Albert. C'est des méchants, que je vous dis. Ils disent, ils disent...

—Qu'est-ce que c'est qu'ils disent?

—... Ben, ils disent que vous êtes un malchanceux, pi que c'est vous qui avez apporté la malchance dans le canton. Ils disent... qu'il pleuvra pas tant que vous serez pas parti.

—C'est donc ça... Ouais...!

Par la porte ouverte, entra Pâtira qui se vint coucher aux pieds du maître. Celui-ci se pencha machinalement:

—Bon chien...! Bon chien...!

—... Puis les Vaillancourt, ils m'ont dit que j'avais pas d'affaire à venir icitte.

Par la porte entrait le chœur triomphal et terrifiant des cigales annonçant une autre journée de chaleur, une autre journée de défaite.

—Ça a pourtant pas grand bon sens, reprit Albert. Puis il rit mais d'un rire de surface, comme une risée sur un lac insondable: Je sais bien que j'ai jamais été chanceux. Mais tu ne trouves pas, Marie, que ça n'a pas grand bon sens?

La Poune hésita; elle s'affaira à ranger son torchon pour ne le point regarder en face:

—Je sais pas, moi... Je sais pas... Mais quand même, c'est pas ordinaire, un temps pareil... Ça s'est quasiment jamais vu... On sait jamais!

Cela dura encore quelques jours. Les voisins commencèrent l'édrageonnage des plants qui survivaient, le travail dur où toute la journée on se penche pour arracher les pousses inutiles qui, buvant la sève, empêcheraient les bonnes feuilles de grandir et de s'étaler.

Mais quand Albert chercha de l'aide il n'en trouva point. Les uns répondirent qu'ils étaient déjà loués; d'autres le regardèrent sans rien dire et voyant qu'il ne s'en allait pas, tournèrent le dos.

Et voici qu'il reçut une lettre de l'agent; on l'avertissait qu'il aurait à effectuer un versement sur les machines qu'il avait achetées. Pourtant, quand il s'était agi de signer, on lui avait laissé entendre que le paiement se ferait quand il aurait récolté, quand il aurait vendu, quand il serait payé, n'importe quand.

Un soir, un soir de plus où l'air était une pâte épaisse et amère, il sentit que c'était la fin.

Il descendit à travers son champ où les tiges jaunies s'alignaient comme des offrandes flétries sur des tombes minuscules. Il descendit à travers sans regarder où il posait le pied, écrasant le tabac dont la mort faisait un bruit de soie que l'on froisse.

Au fond du grand ravin, il regarda la rivière qui dormait d'un sommeil doux, la rivière amaigrie en ses rives trop grandes pour elle. Il s'arrêta à manger une poignée de framboises, machinalement.

Le soleil, un soleil sanglant, se couchait dans un lit de vapeur; sa lumière mettait en feu les prés non point verts comme ils eussent dû l'être à cette époque de l'année, mais jaunis, tout prêts à la flambée. L'air était visqueux d'humidité et la sueur coulant du front, à qui le soir n'apportait aucune fraîcheur, mettait du sel dans les yeux de l'homme; quand il redressait la tête, il sentait sur sa nuque le froid de ses cheveux mouillés. A ses côtés, Pâtira haletait, la langue pendante à ras de la terre qui buvait sa salive.

Albert s'étonna de se trouver encore dans ce décor qu'il avait l'impression d'avoir déjà quitté; il se retrouvait devant ses champs à lui comme au jour de sa venue: en étranger. Il lui semblait qu'il ne les connaissait point et qu'eux non plus ne le reconnaissaient pas; et que la sécheresse avait détruit leur alliance temporaire après avoir bu avidement ses sueurs vaines. Il lui parut que son ombre même n'adhérait point à ce sol.

Debout sur le sable brûlant, il guetta la disparition du soleil. L'astre dansa un moment sur la corde de l'horizon; puis sa face apoplectique disparut précipitamment.

Le ciel restait étrangement plombé. Là-bas, la maison et les bâtiments s'estompaient un peu.

—Viens, Pâtira!

Ils remontèrent tous deux vers la maison; le maître, la tête haute et vague; le chien, le nez sur les talons du maître. L'homme s'assit sur le perron et attendit que la nuit fut tout à fait venue.

Alors il alluma son falot. Il passa de pièce en pièce, fermant derrière lui chaque porte, tirant les rideaux de chaque fenêtre. De son linge, il fit un baluchon semblable à celui qu'il avait apporté en venant ici, ni plus gros, ni plus petit.

Et quand la nuit fut tout à fait descendue, il se coucha. Lorsqu'il s'éveilla, il lui sembla n'avoir point dormi; sa montre marquait pourtant quatre heures du matin.

Au dehors la nuit finissante s'achevait sans fraîcheur.

Il chercha dans le ciel et ne trouva point d'étoiles; et la terre lui parut bizarrement silencieuse. Que faisaient donc les oiseaux qu'ils ne chantaient pas?

Il restait de la veille un fond de haricots; il les mangea froids, avec un peu de pain et d'eau.

Au dehors, une aube incertaine pâlissait vers l'est dans des nuages bas. Il fallait faire vite.

Pâtira était couché dans sa niche, près de la porte. Il l'entendit remuer dans son sommeil, hésita, mais ne l'appela point.

Posément, il se rendit vers le hangar puis en ressortit tenant sa hache. Il chercha un moment, descendit vers le champ, se trouva parmi les plants de tabac; non ce n'était pas cela!

Il remonta vers le ruisseau, là où se trouvait une baisseur où l'ombre avait gardé verts les arbustes.

Il siffla doucement; un aboiement lui répondit.

Quand Pâtira, accouru au grand galop, fut arrivé près de lui, sans un mot, sans une caresse, d'un coup de hache il l'abattit. Puis il se mit à creuser un trou peu profond. Il ne pleurait pas; mais il serrait un peu les lèvres. La hache, il la jeta au loin, de toutes ses forces.

Il rentra à la maison, saisit son baluchon et partit sur la route, dans la lumière mate de l'aurore.

Et voici que, quelques maisons plus loin, une ombre se détacha d'un groupe de sapins. La Poune avait dû le voir venir de sa fenêtre du grenier qui justement donnait de ce côté. Elle avait passé une robe, mais ses souliers n'étaient pas lacés et ses cheveux, tombant en cascade sur son dos, la faisaient tenir la tête haute.

—Comment, c'est toi, Marie?

—Où est-ce que vous allez comme ça? Du doigt, elle montrait le baluchon balancé à bout de bras.

—... Ben oui!... ben oui...! dit-il, sûr qu'elle avait deviné.

—Ah! vous vous en allez... Où est-ce que vous vous en allez?

—Je retourne en ville. C'est pas ma place ici.

Il s'était remis à marcher. La Poune hésita un moment puis fit quelques pas à ses côtés.

—Ça vous fait rien de vous en aller de même?...

Il haussa les épaules et ne répondit point.

—... J'aurais mieux aimé le savoir d'avance.

—Pourquoi! Il essaya de plaisanter: Est-ce que tu serais partie avec moi?

Elle s'arrêta un instant, muette; puis elle lui toucha doucement l'épaule et lui aussi s'immobilisa.

—Partir avec vous?... Partir avec vous!...

Il y eut un silence. On entendit du bruit dans la maison des Vaillancourt. La Poune tourna de ce côté des yeux vagues. Elle dit doucement, et les mots jaillirent du fond d'elle-même comme une eau pure du creux d'une source.

—Peut-être... oui... je serais partie avec vous... si vous aviez voulu.

Alors il la regarda droitement et toute: ses yeux clairs que jamais il n'avait vu volontaires comme en ce matin désolé; la bouche fraîche dont les lèvres souriaient étrangement; la taille fine; la jambe pure sortant des souliers défaits.

Il sentit qu'elle était de ce pays la seule chose qui ne lui fut pas étrangère, la seule chose qui fut pour lui vivante, la seule qui fut amicale, la seule qui, sans que jamais jusque-là il s'en fût douté, lui était précieuse. La seule chose de cette terre qu'il eût voulu emporter en son cœur.

—Alors... viens-t-en?

Il la vit hésiter un moment puis, se tournant, regarder encore la maison qui n'était pas la sienne, mais où elle avait si longuement vécu; il songea que si elle y rentrait, ne fût-ce que pour y aller quérir quelque chose, cela signifierait qu'il partirait seul.

Mais elle se pencha seulement et attacha les cordons de ses souliers. Puis d'un geste soigneux elle fit de ses cheveux un nœud lourd et bas sur la nuque.

Ils partirent.

Ils ne firent halte que plus loin. Ils avaient marché sans rien dire près d'une heure et avaient atteint le sommet de la longue montée. Ils reprirent haleine un moment. Albert, debout, regardait vers l'est; sa compagne s'était assise sur le sable, à l'écart du chemin.

Machinalement, elle traça d'un doigt malhabile: «albert», «la poune».

Il baissa les yeux sur ce qu'elle venait d'écrire et elle rougit.

Alors doucement, du pied, il effaça: «la poune» et, se penchant, écrivit: «Marie».

Ils se relevèrent.

Par un trou dans le dôme des nuages, un rai de soleil fusait sur eux. Ils regardèrent vers l'ouest, au loin. Au-dessus de Grands-Pins descendait une nuée grise, épaisse, lourde de pluie bienfaisante. Et dans les rayons obliques, on voyait onduler les longs voiles noirs de l'averse.

—Tiens, dit Marie, ils ont de la pluie...

Elle ajouta presque à voix basse,

—... ils ont de la pluie, ... maintenant que vous êtes parti.

—Oui, dit posément Albert... Et nous, nous avons du soleil.

L'Héritage et autres contes

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