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PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE Ier
ОглавлениеÉtat de la littérature latine et grecque à l'avénement de Constantin; effets de la translation du siége de l'empire; littérature ecclésiastique; son influence; invasion des Barbares; ruine totale des Lettres.
On attribue généralement l'affaiblissement, et ensuite l'entière destruction des lumières et des lettres en Europe, à trois causes: à la translation du siége de l'Empire, faite par Constantin, de Rome à Constantinople; à la chute de l'empire d'Occident, suite inévitable du démembrement qu'il en avait fait; enfin aux invasions et à la longue domination des Barbares en Italie. Mais avant Constantin, la décadence étai déjà sensible. On serait tenté de croire, que, quand même aucune de ces trois causes n'eût existé, les lettres n'en étaient pas moins menacées d'une ruine totale, et que la barbarie eût enfin régné, même sans l'intervention des Barbares.
Sous cette longue suite d'Empereurs, qui depuis Commode, indigne fils du sage Marc-Aurèle, montèrent sur le trône et en furent précipités, au gré de la soldatesque prétorienne, devenue l'arbitre de l'Empire, il y eut encore beaucoup de poètes, d'orateurs, d'historiens. Les lectures, les récitations publiques dans l'Athénée de Rome, et la célébration, sous Alexandre Sévère, des jeux du Capitole, dans lesquels les orateurs et les poètes se disputaient des pris, et recevaient des couronnes; et les traces que l'on retrouve de ces jeux sous Maximin, son successeur; et les cent poètes que l'on voit employés sous Gallien à l'épithalame de ses petits-fils, prouvent que la Poésie attirait encore les regards. Mais que nous reste-t-il de tout ce qu'elle produisit alors? Un poëme didactique de Sammonicus 18, ou plutôt un recueil de vers assez médiocres sur la Médecine; un poëme beaucoup meilleur de Némésien sur la Chasse, et ses quatre églogues que l'on y joint ordinairement; enfin les sept églogues de Calpurnius, ami de Némésien, à qui il les a dédiées; voilà tout ce qui nous reste d'un si long espace de temps; et, si l'on en excepte les deux autres poëmes que ce même Némésien avait aussi composés, l'un sur la Pêche, et l'autre sur la Navigation 19, nous ne voyons de trace d'aucun autre ouvrage que nous ayons à regretter.
Le changement qui s'était fait dans la forme du gouvernement avait détruit l'Eloquence. Le panégyrique y est moins propre que les discussions libres de la tribune sur les grands intérêts de la patrie. Un certain Cornelius Fronton, l'un des panégyristes d'Antonin, fit cependant école et même secte, puisqu'on appela Frontoniens ceux qui voulaient imiter son style 20. Un orateur du quatrième siècle 21 osa bien l'appeler, non le second, mais l'autre honneur de l'éloquence romaine 22; mais il ne nous reste rien de ce Fronton qui puisse nous servir de point de comparaison entre lui et l'Orateur dont le nom est devenu celui de l'éloquence même. Il est à croire que les siècles suivant y auront vu quelque différence, et qu'on se sera promptement lassé de copier les panégyriques de l'un, tandis que les copies multipliées des ouvrages de l'autre en ont dérobé la plus grande partie aux ravages du temps. Aulu-Gelle et d'autres auteurs parlent bien encore de quelques orateurs ou rhéteurs, mais il ne s'est conservé d'eux que leurs noms, trop obscurs pour qu'il ne soit pas inutile de les rappeler ici. Des sophistes grecs s'étaient alors emparés de toutes les écoles. Leur exemple ne valait sans doute pas mieux que leurs leçons; et il est probable qu'ils ressemblaient en éloquence à Démosthènes comme Frotnon à Cicéron.
Dans l'Histoire, les six auteurs de celle des empereurs 23, appelée vulgairement l'histoire Auguste, sont tout ce qui nous reste en langue latine, quoiqu'il en ait existé alors un plus grand nombre. Depuis que Suétone avait donné l'exemple de transmettre à la postérité les petits détails de la vie privée, il était naturel qu'il se trouvât plus d'historiens, ou d'hommes qui se crussent capables de l'être; mais le temps a fait justice d'eux et de leurs ouvrages. Il a respecté plusieurs historiens grecs, qui écrivirent dans leur langue; mais à Rome, et dont quelques uns prirent pour sujets les faits de l'histoire grecque, d'autres les événements romains, soit des époques antérieures soit de leur temps. Arrien de Nicomédie, Elien, Appien d'Alexandrie, Diogène Laërce; Polyen, qui précédèrent de peu de temps cette époque, Dion Cassius, Hérodien et quelques autres, sans pouvoir être comparés aux premiers historiens de la Grèce, ont sur les latins du même temps une grande supériorité. Leur belle langue du moins conservait encore son génie et son éloquence, tandis que la langue latine s'altérait de jour en jour par cette affluence d'étrangers qui remplissaient Rome, et que des soldats étrangers créés empereurs y attiraient sans cesse à leur suite.
A l'égard des philosophes, on sait que plusieurs tenaient école à Rome, que leurs disciples allaient tous les jours les entendre et disputer entre eux dans le temple de la Paix 24; mais rien n'est venu jusqu'à nous, ni des écoliers ni des maîtres. C'est cependant au commencement de cette époque que Plutarque, qui suffirait seul pour l'illustrer, écrivait en grec à Rome; c'est alors que s'élevait à Alexandrie la fameuse école des Electiques, fondée par Potamon et par Ammonius, dont Plotin et Porphyre furent les disciples, école qui, secouant le joug de toutes les anciennes sectes philosophiques, recueillait de chacune ce qui lui paraissait le plus conforme à la raison et à la vérité. Elle fut sans doute connue à Rome, mais on ne voit pas qu'aucun Romain en ait soutenu les opinions. Les Romains n'avaient rien été qu'à l'imitation des Grecs. Les lettres romaines n'existaient plus, et dans plusieurs parties, les lettres grecques florissaient encore: c'était un ruisseau tari avant sa source.
La Jurisprudence seule continuait de fleurir. Les lois se multipliant avec les empereurs, la science dont elles étaient l'objet, devenait malheureusement plus propre à exercer l'esprit. Entre plusieurs noms qui furent illustres à cette époque et qui le sont encore, on distingue surtout ceux de Papinien et d'Ulpien. Le premier, pour récompense de ses travaux et plus encore de ses vertus, fut assassiné par l'ordre de Caracalla; le second, exilé de la cour par Héliogabale, rappelé par Alexandre Sévère, admis dans sa confiance la plus intime, ne put être défendu par lui de la fureur des soldats prétoriens, qui le massacrèrent sous les yeux de leur empereur, ou plutôt sous sa pourpre même, dont Alexandre s'efforçait de le couvrir.
Enfin la décadence littéraire, qui se faisait sentir dès le commencement de cette époque, nous est prouvée par l'un des ouvrages mêmes les plus précieux qui nous en soient restés, par les Nuits attiques du grammairien Aulu-Gelle. A l'exception du philosophe Favorinus, son maître, auteur de ce beau discours adressé aux mères pour les engager à nourrir leurs enfans, de qui Aulu-Gelle nous parle-t-il, sinon de quelques grammairiens ou rhéteurs, aujourd'hui très-obscurs, et qui, faute d'orateurs et de poètes, occupaient alors l'attention publique? Ce Sulpicius Apollinaire qu'il nous vante 25, et qui se vantait lui-même d'être le seul qui pût alors entendre l'histoire de Salluste, nous prouve par ce trait même, combien les Romains étaient déchus de leur gloire littéraire, et, si j'ose ainsi parler, de leur propre langue. Aulu-Gelle en déplore souvent la corruption et la décadence. Du reste, tous les savants qui figurent dans ses Nuits attiques, et c'étaient les plus célèbres, qui fussent alors à Rome, paraissaient presque toujours occupés de recherches pénibles sur des questions purement grammaticales de peu d'importance; et l'on y voit un certain esprit de petitesse, bien éloigné de la manière de penser grande et sublime des anciens Romains 26.
La science du grammairien embrassait alors tout ce que nous appelons aujourd'hui la critique. Tandis que la critique s'occupe des auteurs vivants, elle est une preuve de plus des richesses littéraires du temps: elle est elle-même une branche de ces richesses, pourvu qu'elle soit éclairée, équitable et décente. Mais lorsque chez une nation et à une époque quelconque, la critique ne s'exerce plus que sur les anciens auteurs, et sur ceux qui ont écrit, chez cette nation, à une époque antérieure, elle est une preuve sensible de l'absence totale des grands talents et de l'affaiblissement des esprits.
Tel était donc le misérable état où les lettres étaient réduites à l'avénement de Constantin. On voit que la pente qui les entraînait vers une ruine totale était déjà bien établie, et qu'elle n'avait pas besoin de devenir plus rapide. Elle le devint cependant lorsque cet empereur eut transféré à Bysance le siége du gouvernement impérial. Les flatteurs de Constantin l'ont appelé Grand: les chrétiens, dont il plaça la religion sur le trône, l'en ont payé par le titre de Saint: les philosophes sont venus, et lui ont reproché des petitesses et des crimes qui attaquent également sa grandeur et sa sainteté: ce n'est sous aucun de ces rapports que je dois le considérer, mais seulement quant aux effets qu'il produisit sur les lettres et sur les lumières de son siècle.
Les auteurs ultramontains, qui ont écrit dans le pays où la religion de Constantin a le plus de force, où sa mémoire est par conséquent presque sacrée, ont eux-mêmes reconnu le mal irréparable que son établissement à Bysance, et le soin qu'il prit d'élever et de faire fleurir cette capitale nouvelle aux dépens de l'ancienne, avaient fait non seulement à l'Italie mais aux lettres 27. Les courtisans, les généraux, les grands suivirent l'empereur, avec leurs richesses, leurs clients, leurs esclaves. Les premiers magistrats, les conseillers, les ministres, accompagnés de leurs familles et de leurs gens, formaient un peuple innombrable, si l'on songe au luxe de Rome et à celui de cette cour. L'argent, les arts, les manufactures suivirent cette première roue de l'ordre politique, autour de laquelle, comme il arrive d'ordinaire dans les états monarchiques, ils étaient forcés de tourner. La tête et la force principale des armées, qui ne pouvait se séparer du chef suprême, enfin tout ce qu'il y avait de plus important partit, et laissa en Italie un vide immense d'hommes et d'argent; car le numéraire, passant par les tributs publics dans le trésor impérial, et circulant autour du trône, y entraîna avec lui le commerce et l'industrie, sans revenir jamais, pendant plus de cinq siècles, au lieu d'où il était parti 28.
Comment les lettres auraient-elles fleuri dans un pays dépouillé de tout son éclat, de tous ses moyens de prospérité, soumis à un maître, et privé de ses regards? Il n'y a que dans les pays libres, comme autrefois dans la Grèce, comme depuis dans l'ancienne Rome, comme à Florence parmi les modernes, que les lettres naissent d'elles-mêmes, et prospèrent spontanément: ailleurs il leur faut l'œil du maître, ses récompenses, sa faveur. Mais autour de Constantin même, et sous l'influence immédiate des grâces qu'il pouvait répandre, il était survenu dans les études et dans les exercices de l'esprit, des changements qui n'étaient pas propres à leur rendre leur ancienne splendeur.
Une littérature nouvelle était née depuis déjà près de deux siècles. Elle parvint sous cet empereur à son plus haut degré de gloire: elle compta parmi ses principaux auteurs, des hommes d'un grand caractère, d'un grand talent et même d'un grand génie. Ils produisirent des bibliothèques entières d'ouvrages volumineux, profonds, éloquents. Ils forment dans l'histoire de l'esprit humain, une époque d'autant plus remarquable, qu'elle a exercé la plus grande influence sur les époques suivantes.
Je ne répéterai ni ne contredirai les éloges que l'on a donnés aux Basiles, aux Grégoires, aux Chrysostômes, aux Tertulliens, aux Cypriens, aux Augustins, aux Ambroises. Je chercherai plutôt les causes qui rendirent leurs productions inutiles au progrès de l'éloquence et des lettres, qui firent que, dans un temps où florissaient de tels hommes, elles continuèrent à se corrompre et à déchoir. Pour ne point alléguer ici d'autorités suspectes, c'est encore dans les auteurs italiens, que je puiserai les principaux traits dont je tâcherai de caractériser ce qu'on est convenu d'appeler la littérature ecclésiastique.
«La religion des anciens peuples ne formait pas une science qui fût l'objet de l'étude et des méditations des hommes de lettres 29. Les philosophes contemplaient la nature des dieux, comme les métaphysiciens modernes ont raisonné sur Dieu et sur les esprits dans la pneumatologie et dans la théologie naturelle. Quant aux actions des dieux, et à l'histoire de leurs exploits, on les abandonnait aux poètes… Mais une théologie, une science de la religion, une étude de ses dogmes et de ses mystères étaient inconnues aux anciens 30». La religion chrétienne elle-même s'introduisit et se répandit d'abord par la prédication, et dès qu'il y eut un peu de foi, par les miracles. Mais elle commença bientôt à devenir l'objet de questions et de disputes; par conséquent à occuper l'attention et l'étude des savants, et à former ainsi une partie de la littérature.
(Essai sur l'Esprit et les Mœurs des nations, c. 14.)
Les combats que le christianisme eut à soutenir, la lutte qui s'établit entre lui et les religions jusqu'alors dominantes, les persécutions qui en furent la suite, obligèrent les plus savants d'entre les chrétiens à répondre aux attaques, et à faire de fréquentes apologies de leur religion. Dès le commencement du deuxième siècle, on voit de ces apologies présentées à l'empereur Adrien; dans la suite, Justin, Athénagore, Tertullien en adressèrent aux empereurs, au sénat romain, au monde entier; on eut l'Octavius de Minucius Félix; le savant Origène écrivit contre Celsus; Lactance publia ses Institutions divines; chacun d'eux mit dans ces sortes d'ouvrages, tout ce qu'il pouvait avoir d'érudition, de jugement et d'éloquence.
Les hérésies, qui ne tardèrent pas à s'élever dans le sein même du christianisme, fournirent aux docteurs orthodoxes de nouvelles matières d'études et de travaux, et surtout un vigoureux exercice à leurs dialectiques. Avant la fin du second siècle, Irénée avait déjà fait un gros ouvrage de la simple exposition des dogmes de toutes les hérésies nées jusqu'alors, et de leur réfutation. Leur nombre s'accrut, les objections se multiplièrent, et les écrits apologétiques en même proportion. Le texte de l'Écriture attaqué dans un sens, défendu dans un autre, était le sujet ordinaire de ces violents combats. Il fallut donc étudier ce texte, le méditer, le corriger, l'interpréter, le commenter sans cesse. Dans la foule de ces champions infatigables, on distingue surtout Clément d'Alexandrie, Tertullien et Origène.
Les vicissitudes du christianisme, sa propagation rapide, les actes de ses défenseurs, les miracles qu'il certifiait et qui lui servaient de preuves, devinrent bientôt aux yeux des chrétiens un sujet digne de l'Histoire. Hégésippe, dont il n'est resté que quelques fragments, fut leur premier historien, et il eut dans peu des imitateurs.
Ce furent autant de branches de cette littérature nouvelle, qui eut des écoles et des bibliothèques, en Egypte, en Perse, en Palestine, en Afrique 31. C'est là que s'instruisirent et que commencèrent à s'exercer les grands hommes, qui firent du quatrième siècle ce qu'on appelle le siècle d'or de la littérature ecclésiastique. Arnobe, Lactance, Eusèbe de Césarée, Athanase, Hilaire, Basile, les deux Grégoire de Nicée et de Nazianze, Ambroise, Jérôme, Augustin, Chrisostôme, remplirent un siècle entier de leur gloire. Des conciles nombreux et célèbres furent aussi, dans ce siècle, un vaste champ pour l'argumentation et pour la sorte d'éloquence qui pouvait s'y exercer. Leurs décisions compliquèrent encore la doctrine, et exigèrent de nouveaux efforts des étudians et des docteurs. Le droit canon prit naissance: il y eut un code de lois ecclésiastiques, qui s'est beaucoup accru depuis, mais qui servit dès-lors de noyau et comme de fondement à cette partie de la science.
Maintenant, le reproche que l'on fait à cette littérature d'avoir étouffé l'autre et d'en avoir complété la décadence, est-il mérité? est-il injuste? C'est une question qui se présente naturellement, et sur laquelle on ne peut ni se taire, ni s'appesantir. De quelque manière qu'on entende un passage des Actes des Apôtres, où il est dit, qu'à Ephèse plusieurs de ceux qui s'étaient adonnés à d'autres sciences, apportèrent et jetèrent au feu leurs livres, après une prédication de S. Paul 32, il est certain que voilà déjà un bon nombre de livres brûlés. Les auteurs chrétiens des premiers siècles montrent, dit-on, dans leurs écrits une grande connaissance des ouvrages, des pensées et des systèmes philosophiques des anciens auteurs: une multitude de morceaux et de passages ne s'en sont même conservés que dans leurs écrits; et en effet il fallait bien qu'ils en eussent fait une étude très-attentive, pour se mettre en état de les combattre 33. Oui, mais ne voit-on pas que, dans cette disposition d'esprit, tout occupés des erreurs ils l'étaient fort peu des beautés; qu'ils devaient mettre peu de zèle à en recommander l'étude; que le peu qu'ils en souffraient encore, recevait d'eux une direction plus religieuse que littéraire, et qu'il n'y avait pas loin entre se croire obligés de les combattre et de les réfuter continuellement et les écarter des mains de la jeunesse, les reléguer dans les bibliothèques, et enfin les proscrire?
Par un canon d'un ancien concile 34, il est défendu aux évêques de lire les auteurs païens. On a beau dire que cela ne regardait que les évêques, dont la principale sollicitude devait être occupée du bien de leur troupeau 35, comment l'un des objets de leur sollicitude n'eût-il pas été de détourner les brebis de ce troupeau, d'une pâture qui leur était défendue à eux-mêmes, comme dangereuse et mortelle?
S. Jérôme se plaint amèrement 36 de ce que les prêtres, laissant à part les évangiles et les prophètes, lisaient des comédies, chantaient des églogues amoureuses, et avaient souvent en main Virgile. Il est, dit-on, très-évident qu'il n'est ici question que de réprimer un excès et un abus 37; mais qui nous fera connaître où le zèle de ce Père de l'église trouvait que commençât l'abus, et à quelle étude des anciens les jeunes ecclésiastiques auraient dû s'arrêter pour qu'il ne s'en effarouchât pas?
Lui-même, insiste-t-on, nomme et cite souvent les auteurs profanes 38. Fort bien; mais dans quel esprit? Jugeons-en par un autre passage où il dit: «Que s'il est forcé quelquefois à se rappeler les études profanes qu'il avait abandonnées, ce n'est pas de sa propre volonté, mais, pour ainsi dire, par la nécessité seule, et pour montrer que les choses prédites, il y a plusieurs siècles par les prophètes, se trouvent aussi dans les livres des Grecs, des Latins et des autres nations 39». Ce passage, et plusieurs autres pareils qu'on y pourrait joindre, prouvent bien, il est vrai, que la lecture des écrivains profanes n'était pas entièrement défendue aux chrétiens, et qu'on voulait seulement qu'ils ne s'y livrassent que pour en découvrir et en réfuter les erreurs, et pour faire éclater en opposition les vérités du christianisme 40. Mais ou je me trompe fort, ou de pareils traits établissent dans toute leur force les reproches qu'on a voulu combattre, laissent sans réponse les objections, et font toucher au doigt le mal qu'on a voulu cacher.
On ne sait que trop quels furent dans ce siècle même, les funestes effets d'un faux zèle que la religion désavoue aujourd'hui. La destruction générale des temples du paganisme n'entraîna pas seulement la perte à jamais déplorable d'édifices, où le génie des arts avait prodigué ses merveilles: les collections de livres se trouvaient ordinairement placées, aussi bien que les statues, dans l'intérieur ou le voisinage des temples, et périssaient avec eux. Le sort de la bibliothèque d'Alexandrie est connu. Un patriarche fanatique, Théophile, appela sur le temple de Sérapis les rigueurs du crédule Théodose; le temple fut abattu, la riche bibliothèque qu'il renfermait fut détruite. Orose, qui était chrétien, atteste avoir trouvé, vingt ans après, absolument vides les armoires et les caisses qui contenaient des livres dans les temples d'Alexandrie; et c'étaient, de son aveu, ses contemporains qui les avaient détruits 41. Enfin la barbarie de Théophile, dont on parle peu, ne laissa presque rien à faire, plusieurs siècles après, à celle des Sarrazins, dont on a fait tant de bruit. On ne peut douter que ces ravages ne se soient étendus partout où s'exerçait le même zèle, et que les expéditions destructives de l'évêque Marcel contre les temples de Syrie 42, de l'évêque Martin contre les temples des Gaules 43, et de tant d'autres, n'aient eu les mêmes effets.
Alcionius fait dire au cardinal Jean de Médicis (depuis Léon X), dans son dialogue de Exilio: «J'ai ouï dire dans mon enfance à Démétrius Chalcondyle, homme très-instruit de tout ce qui regarde la Grèce, que les prêtres avaient eu assez d'influence sur les empereurs de Constantinople, pour les engager à brûler les ouvrages de plusieurs anciens poètes grecs, et en particulier de ceux qui parlaient des amours, des voluptés, des jouissances des amants, et que c'est ainsi qu'ont été détruites les comédies de Ménandre, Diphile, Apollodore, Philémon, Alexis, et les poésies lyriques de Sapho, Corinne, Anacréon, Mimnerme, Bion, Aleman et Alecée; qu'on y substitua les poëmes de S. Grégoire de Nazianze, qui, bien qu'ils excitent nos cœurs à un amour plus ardent de la religion, ne nous apprennent pas cependant la propriété des termes attiques, et l'élégance de la langue grecque. Ces prêtres sans doute montrèrent une malveillance honteuse envers les anciens poètes; mais ils donnèrent une grande preuve d'intégrité, de probité et de religion 44».
Ces funestes effets d'un zèle mal entendu ne pouvaient être compensés par les moyens d'instruction employés dans les écoles. Il y en avait de particulières auprès de chaque église, où les jeunes ecclésiastiques étaient instruits, dit-on, dans les sciences divines et humaines 45; mais ce qui précède fait assez voir ce qu'on doit entendre par ces sortes d'humanités. Outre ces écoles privées, il y en avait un grand nombre de publiques, destinées à former de vaillants athlètes qui puissent défendre avec vigueur la foi et l'orthodoxie contre les hérétiques, les juifs et les gentils 46: or cette direction donnée aux écoles publiques par une religion dominante et exclusive, dut en peu de temps réduire toute l'instruction de la jeunesse à des questions de controverse et en bannir toutes les études, qui ne font que polir l'esprit, aggrandir l'âme, et l'élever de la connaissance au sentiment et à l'amour du beau. On sait que quand une fois le goût des lettres a commencé à se corrompre et à décliner chez un peuple, tous les efforts de la Puissance, toutes les influences dont elle dispose, suffisent à peine pour en retarder la chûte totale; qu'est-ce donc lorsque les choses en sont au point où nous les avons vues avant Constantin, et que les esprits reçoivent tout à coup une telle impulsion, qu'ils la reçoivent universelle et qu'elle reste permanente?
Mais qu'arriva-t-il de cette révolution? ce qui était inévitable: c'est que les études ecclésiastiques elles-mêmes déchurent et tombèrent bientôt. On ne vit pas que ceux qui en avaient été les lumières s'étaient, dans leur jeunesse, nourris du suc littéraire qu'on ne peut tirer que de ces auteurs qu'on appelait profanes, comme si ce titre avait jamais pu s'appliquer à un Platon, à un Cicéron, à un Virgile, à un Sophocle, ou au divin Homère; qu'en retranchant aux esprits cette nourriture, pour les alimenter de questions de controverse, on leur faisait perdre non seulement la grâce, toujours nécessaire à la force, mais la force elle-même; qu'enfin les lettres ecclésiastiques étaient bien une branche de la littérature, et si l'on veut, la plus précieuse et la plus belle, mais que si l'on abattait, ou si on laissait dépérir le tronc, cette branche ne tarderait pas à éprouver le même sort.
Aussi, dès le siècle suivant 47, vit-on commencer à se ternir ce grand éclat qu'avait jeté celui de Constantin et de Théodose 48. On y aperçoit encore un Cyrille, un Théodoret, un Léon et quelques autres 49; mais les connaisseurs dans ces matières voient en eux une grande infériorité; et une époque dont ils font toute la gloire, en est sûrement une de décadence et d'appauvrissement.
Quant aux lettres, que nous n'appellerons point profanes, mais purement humaines, au milieu de leur décadence rapide, quelques noms surnagent encore dans les derniers siècles que nous venons de parcourir. Je ne parlerai point de Victorin le rhéteur 50, à qui pourtant on éleva de son vivant des statues publiques, et dont tous les auteurs de ce temps, S. Augustin entre autres 51 font des éloges sans mesure, mais qui nous a laissé des ouvrages de rhétorique et de grammaire, un commentaire sur deux livres de Cicéron 52, quelques écrits religieux, et un petit poëme sur les Machabées, où la grossièreté et l'obscurité du style, la médiocrité des idées, en un mot le défaut absolu de talent, déposent vigoureusement contre ces éloges et contre ces statues, ou plutôt nous attestent de la manière la moins suspecte quelle était la misère et la honte littéraire de ce temps. Un certain sophiste grec, nommé Proérésius, eut encore plus de renommée: des statues furent aussi dressées en son honneur, non seulement à Rome mais à Athènes. Celle de Rome portait une inscription qu'on peut rendre ainsi 53:
Rome, Reine du monde, au Roi de l'éloquence:
Une des beautés de cette inscription est sans doute dans les quatre R initiales. Je n'en ai pu mettre que trois dans mon vers français.
Sa vie a été longuement et pompeusement écrite 54: ses contemporains ne tarissent point sur sa louange. Il était chrétien, et cependant l'empereur Julien lui écrivit dans les termes de l'admiration la plus exagérée 55. Mais ce qu'il y a peut être de plus heureux pour lui, c'est qu'il ne nous est resté que ces éloges, et que nous n'avons aucun ouvrage de lui pour les démentir.
L'art oratoire était réduit alors aux panégyriques directs et prononcés en présence, genre misérable, où l'orateur ne peut le plus souvent satisfaire l'orgueil, pas plus que blesser la modestie, ou même un reste de pudeur. Ceux qui se sont conservés et qu'on joint souvent au panégyrique par lequel Pline le jeune outragea l'amitié qui l'unissait avec Trajan, sans pouvoir lasser sa patience, sont bien au-dessous de ce chef-d'œuvre de l'adulation antique. Claude Mamertin, Eumène, Nazaire, Latinus Pacatus, les prononcèrent dans des occasions solennelles; le temps qui a dévoré tant de chefs-d'œuvre les a respectés, mais s'ils sont de quelque utilité pour l'Histoire civile et littéraire, ils en ont peu pour l'étude de l'art oratoire et pour la gloire de ces orateurs.
Symmaque56 plus célèbre qu'eux tous, passa du plus haut degré de faveur et de gloire au comble de l'infortune. Théodose avait trouvé fort bon qu'il prononçât devant lui son panégyrique; mais lorsqu'il apprit que Symmaque avait aussi prononcé celui de ce tyran Maxime, qui avait régné quelque temps avant lui et qu'il avait, par politique, reconnu lui-même, il exila ce panégyriste trop flexible, le persécuta et le réduisit à se réfugier, quoique païen, dans une église chrétienne, pour mettre sa vie en sûreté 57. A entendre le poète Prudence, qui a pourtant écrit deux livres contre lui, ce Symmaque était un homme d'une éloquence prodigieuse 58, et supérieur à Cicéron lui-même: Macrobe le propose pour modèle du genre fleuri 59; d'autres auteurs renchérissent encore sur cet éloge; et cependant si nous voulons y souscrire, il faut nous dispenser de lire les dix livres de lettres qui nous restent seuls de lui. Cette lecture rend tout-à-fait inconcevables les louanges prodiguées à leur auteur 60.
Deux recueils d'un autre genre renferment plusieurs productions littéraires de cette triste époque: ce sont ceux des anciens grammairiens, Ælius Donatus, Diomède, Priscien, Charisius de Pompéius Festus, Nonius Marcellus, etc. 61. Leur nom n'est guère connu que des érudits de profession, qui parlent d'eux plus encore qu'ils ne s'en servent. Il n'en est pas ainsi de Macrobe 62, dont nous avons des dialogues intitulés les Saturnales 63, remplis de détails curieux sur divers sujets d'antiquité, de mythologie, de poésie, d'histoire. C'est un recueil peu recommandable par le style (ce qui n'est pas étonnant, puisque la langue était déjà fort altérée et que de plus l'auteur 64 était étranger); mais il est précieux par l'explication d'un grand nombre de passages des auteurs classiques, principalement de Virgile, par des citations de lois et de coutumes anciennes enfin par des recherches curieuses et une grande variété d'objets. Ses deux livres de commentaires sur le fragment de Cicéron, connu sous le titre de Songe de Scipion, nous le montrent comme très-versé dans la philosophie platonicienne. Nous y voyons aussi qu'il savait en astronomie tout ce qu'on savait de son temps, et que de son temps on savait peu.
Marcian Capella 65 dont il faut bien dire un mot, nous a laissé un ouvrage latin en neuf livres, mêlé de prose et de vers, sous le titre bizarre de Noces de la Philologie et de Mercure, où, à propos de ce mariage qu'il imagine, il traite des sept sciences 66, qu'on appelait alors, et que l'on a appelées long-temps depuis, les sept arts: il en explique de son mieux les principes: son style est inculte et même souvent barbare, surtout dans la prose: dans les vers, il l'est moins que celui de la plupart des écrivains de Marcian Capella lui-même. Il est à remarquer 67 que la poésie se soutient encore à cette époque, non pas, et il s'en faut de beaucoup, au niveau de ce qu'elle était dans les siècles précédents, mais infiniment au-dessous de la prose. Les poètes paraissaient en quelque sorte d'un autre temps que les grammairiens et même que les orateurs. C'est un service que leur rendait la difficulté du mètre et l'effort d'esprit nécessaire pour faire des vers, même médiocres. Les étrangers et les barbares inondaient alors l'Italie. Ils voulaient parler latin pour se faire entendre, et croyaient y être parvenus, quand ils avaient donné aux mots de leurs jargons une terminaison latine. Les nationaux, en conversant avec eux, apprirent bientôt, par crainte, par égard, par habitude, à parler comme eux, c'est-à-dire à défigurer leur propre langue. Or le parler de la conversation et ses locutions corrompues se glissent facilement dans le style, quand on écrit en prose, et qu'on ne trouve aucun obstacle qui arrête la plume et la pensée. Mais dans les vers, surtout dans les vers latins, soumis à la loi du mètre et de la quantité, cette loi sévère contient l'intempérance de l'écrivain, lui interdit les distractions, le force à réfléchir, à examiner, à corriger, à changer ses expressions, souvent en prose du même temps, et les effacer, et par conséquent à y mettre toujours de l'intention et du choix.
Les fables d'Avien 68 n'ont certainement pas la grâce et l'élégante simplicité de celles de Phèdre; mais leur auteur tient encore un rang honorable parmi les fabulistes. Sa traduction des phénomènes d'Aratus, et celle du poëme géographique de Denys Périégète 69 en vers hexamètres, prouvent qu'il savait s'élever à de plus hauts sujets 70. Selon Servius 71, il avait rempli une tâche plus laborieuse, et dont il n'est pas aisé d'apercevoir l'utilité; c'était de traduire en vers ïambes toute l'Histoire de Tite-Live. Claudien 72 eut Stilicon pour Mécène auprès d'Honorius. Il l'en paya par de longs panégyriques et par des satires violentes contre Eutrope et Ruffin, ennemis de ce ministre. Deux poëmes sur la guerre contre Gildon et contre les Goths, et plus encore son poëme de l'Enlèvement de Proserpine, ne l'ont pas mis dans l'Epopée, de pair avec les poètes latins du grand siècle, ni même, quoi qu'on en dise, avec ceux de l'âge suivant, Lucain, Stace et Silius, mais immédiatement après eux, et c'est encore une assez belle gloire. Numatien 73 n'a laissé qu'une espèce de poëme en vers élégiaques, où il raconte son voyage de Rome dans les Gaules, sa patrie. Le style en est sans élégance, mais on peut répéter encore qu'il vaut mieux que celui de la prose du même temps. Le faible, mais assez élégant Ausone, et le prolixe panégyriste Sidoine Apollinaire, et même Prudence et S. Prosper, quoiqu'il y ait dans leurs tristes vers, plus de piété que de poésie 74, sont des auteurs qu'on ne lit guère, mais qui se maintiennent pourtant dans toutes les bibliothèques. On y trouve moins souvent un certain Porphyre, non le philosophe, mais le poète 75, qui vivait sous Constantin, et qui a adressé à cet empereur un poëme en acrostiches, en lettres croisées et autres inventions pareilles, dont on croit qu'il fut le premier à donner le ridicule exemple.
Je pourrais citer encore ici d'autres noms de poètes, qui firent dans leur temps quelque bruit, et heureusement oubliés dans le nôtre; mais je les laisse ensevelis dans les livres, où sont laborieusement entassés des noms d'auteurs obscurs et des titres d'ouvrages que personne ne connaît s'ils existent, et que personne ne regrette s'ils n'existent plus.
Celui de tous les genres en prose, qui était le moins déchu, était l'Histoire. Aurélius Victor, Eutrope, et surtout Ammien Marcellin, ne sont pas sans quelque mérite, quoique bien inférieurs aux historiens même du second rang, et quoique les temps où ils vécurent, semblassent, du moins au premier coup-d'œil, faits pour inspirer mieux la Muse historique. Il est certain que jamais époque ne fut plus féconde en événements. En voyant les rapides successions d'empereurs, leur vie agitée et leur mort presque toujours tragique, les divisions et les réunions de l'Empire, les guerres intestines et étrangères, les invasions multipliées des Barbares, les maux affreux où l'Orient et l'Occident furent plongés par ces hordes féroces et par la faiblesse de leurs défenseurs, qui semblait augmenter à mesure que se multipliaient les dangers, on croirait que le pinceau de l'Histoire avait la matière à de grands tableaux, et que si un Polybe, un Salluste, un Tite-Live avaient alors vécu, ils auraient eu une vaste carrière où exercer leurs talents. Mais il semble, au contraire, que le désordre et la confusion qui régnaient dans l'Empire, se communiquaient à ceux qui en écrivaient l'histoire; si ces grands historiens eussent vécu, s'ils eussent vu la chaise curule changée en trône, ce trône transféré, démembré, souillé de crimes, ensanglanté d'assassinats; la belle Italie déchirée, dépeuplée, occupée de pointilleries théologiques, assaillie, ravagée, dominée par des Goths, des Vandales, des Erules, des Alains, des Suèves et d'autres peuplades ignorantes et barbares; son culte changé, ses institutions détruites, sa langue viciée par un mélange impur avec celles de ses vainqueurs; en un mot, si, dans le même pays, ils s'étaient trouvés comme transportés au milieu d'un tout autre ordre de choses, et parmi une tout autre race d'hommes, est-il sûr, ou plutôt est-il croyable qu'ils eussent retrouvé leur génie et leur talent? Ce n'est pas toujours la multiplicité des événements, leur agitation, leur fracas, qui est favorable au génie de l'Histoire, c'est leur caractère et celui des Personnages qui en sont les acteurs, ce sont aussi leurs résultats. Quand ces résultats sont des maux irrémédiables et toujours croissants, quand ce caractère manque aux hommes et aux choses, les événements se multiplient, se compliquent et se succèdent en vain: il y aura des mémoires, si l'on veut, mais point d'Histoire.
La division des empires d'Orient et d'Occident, avait interrompu presque tout commerce entre les Grecs et les latins, et semblait avoir privé les uns et les autres de la mutuelle communication des lumières 76; mais c'étaient en effet les Latins qui avaient tout perdu. Ils restèrent dépouillés des grands modèles de la littérature grecque, et des livres où étaient déposés les éléments de toutes les sciences. La langue grecque leur devint bientôt entièrement étrangère. La lecture de Platon, d'Aristote, d'Hippocrate, d'Euclide, d'Archimède, leur fut interdite, aussi bien que celle d'Homère, d'Anacréon, d'Euripide et de Théocrite; tandis que le progrès des idées religieuses et de l'enseignement sacerdotal, reléguait pour eux par degrés les grands écrivains qui avaient illustré la littérature latine, au même rang et dans la même obscurité que les auteurs grecs; tandis que 77 S. Augustin, Marcian Capella, S. Isidore, et quelques autres écrivains de la basse latinité, avaient pris dans le peu d'écoles qui subsistaient encore, la place de ces sublimes instituteurs du monde. Enfin l'Italie était réduite au point, que, parmi le peu d'auteurs qui y jetaient encore quelques rayons de gloire littéraire, presque tous étaient étrangers; Claudien, égyptien; Ausone, Prosper et Sidoine Apollinaire, nés dans les Gaules; Prudence, espagnol; Aurélius Victor, africain; Ammien Marcellin, grec, natif d'Antioche, etc.
En Orient, au contraire, les grands modèles existaient dans la langue qui continuait d'être celle du pays même, et de plus, on s'enrichit à cette époque des bons auteurs latins qu'on y avait presque entièrement ignorés jusqu'alors. Une cour formée à Rome, un conseil d'état et un Tribunal suprême, composés de praticiens et de jurisconsultes venus de Rome ou du moins d'Italie, les y transportèrent avec eux 78. Mais ce grand nombre de Romains et d'Italiens qui s'y établirent, ne pouvait égaler ni contrebalancer celui des Grecs et des Asiatiques qui parlaient la langue grecque. Les auteurs latins, quoique mieux connus, restèrent toujours au second rang dans l'opinion.
La place même qu'occupait Constantinople, siège du nouvel Empire, entre la Grèce et l'Asie, était très-propre à faire fleurir la langue grecque, commune depuis plusieurs siècles entre ces deux parties du monde. Cette situation devait augmenter l'obstination de ces peuples à ne faire usage que de leur ancienne langue 79. Enfin la cour elle-même, quoique venue de l'Occident, cultiva bientôt le grec aux dépens du latin; la preuve en est dans les écrits de Julien, neveu de Constantin, et depuis empereur lui-même; élevé en Italie, et long-temps Gouverneur des Gaules, où le latin était la langue dominante; il écrivit en grec ses ouvrages; et ce fut en grec qu'il prononça ses panégyriques et ses autres discours publics. Ces mêmes ouvrages, où des écrivains élevés dans des préventions de religion et d'état contre Julien, ne peuvent se dispenser de reconnaître un haut degré de mérite, et surtout un sel et une finesse qu'on ne trouve peut-être dans aucun auteur depuis Lucien 80, prouvent que les lettres grecques, quoique déchues, étaient encore loin d'une ruine totale.
Si la poésie en général était presque entièrement éclipsée, si surtout la passion effrénée pour les jeux du Cirque avait entièrement étouffé la poésie dramatique; si l'éloquence délibérative et politique ne pouvait plus se relever sous le gouvernement despotique d'un seul 81, un Thémistius, un Libanius dans la rhétorique et l'art oratoire; un Porphyre, un Iamblique dans la philosophie, n'étaient point encore des écrivains à dédaigner; quelques historiens, et quelques autres auteurs dans différents genres, écrivaient encore avec bien plus de talent et de goût, que ne le firent et que ne le pouvaient faire en latin, ceux qui, dans la malheureuse Italie, écrivirent pendant le quatrième siècle et surtout pendant le cinquième.
Les Goths étaient déjà venus, il est vrai, attaquer l'empire d'Orient; ils y avaient porté le ravage et brûlé vif, dans une maison où il s'était réfugié, l'empereur Valens; mais ils avaient été promptement repoussés jusqu'au-delà du Danube par Théodose, alors général, et qui, pour récompense, eut l'Empire; et ces Barbares n'avaient pas eu le temps de corrompre la langue, et de substituer l'esprit militaire à ce qui restait encore de goût pour les lettres. Ce qui, joint à d'autres causes que j'ai indiquées, avait rétréci les esprits, affaibli et rapetissé les talents, c'étaient les disputes de Théologie scolastique, les querelles de l'Arianisme, celles des deux Natures, élevées entre les Patriarches d'Alexandrie et de Constantinople 82; l'hérésie d'Eutychès, substituée à celle de Nestorius 83, le scandale contradictoire des deux conciles d'Ephèse 84, mal effacé par celui de Calcédoine 85, le Formulaire de l'empereur Zénon, le Manichéisme 86, le Monophysisme, le Monothélisme 87 et d'autres questions inintelligibles, et par cela même interminables, qui étaient devenus l'objet des écrits, des conversations, des études, et qui ne pouvaient y porter que le trouble et les ténèbres.
Dans l'Occident, où l'on ressentait le contrecoup de ces vaines disputes, et où tant d'autres causes se réunissaient pour éteindre dans leurs derniers germes l'amour et la connaissance des lettres, elles avaient de plus contre elles ce déluge de Barbares, dont l'Italie, inondée à plusieurs reprises, était enfin restée la proie. Dès le commencement du cinquième siècle, ils s'y étaient débordés sous le faible Honorius. Stilicon les repoussa par sa bravoure, et les y rappela par trahison. Honorius se délivra de lui, mais non des Goths. Alaric entré à Rome 88, à la tête d'une armée innombrable, la saccagea pendant trois jours. Attila avec ses Huns, n'y entra pas 89: le Pape Léon l'arrêta par son éloquence, ou plutôt en mettant à ses pieds tout l'or des Romains pour la rançon de Rome, ou, si l'on ne veut point de ces moyens naturels, en lui parlant en maître, lui, pauvre évêque, suivi de son clergé pour toute armée, mais escorté dans l'air par deux apôtres, armés de glaives flamboyants.
Rome fut donc sauvée pour cette fois, mais le reste de l'Italie fut ravagé, brûlé, mis au pillage; et Rome elle-même, prise cinq ou six ans après par Genseric et ses Vandales, fut saccagée pendant quatorze jours. Enfin, vers la fin de ce malheureux siècle, les Barbares, qui avaient eu le loisir d'étendre leurs conquêtes pendant des règnes que l'Histoire aperçoit à peine, et des interrègnes non moins nuls et non moins désastreux, osèrent demander à un simulacre d'empereur 90, la moitié des terres d'Italie en toute propriété. Le refus sur lequel ils comptaient, les rendit maîtres du tout, et Odoacre leur roi, se fit couronner à Rome roi d'Italie. Ainsi finit l'Empire d'Occident entre les mains de Barbares, à peine désormais plus barbares que les descendants dégénérés des conquérants du monde.
Quel pouvait être le sort des lettres dans de tels bouleversements? Liées à celui de l'Empire, elles s'écroulèrent entièrement avec lui; ou plutôt déjà renversées et détruites, elles restèrent sans espoir et sans moyens de renaissance, abattus et comme gissantes parmi des ruines.
18
Q. Sérénus Sammonicus, qu'Antonin Caracalla admettait à sa table, et qu'il y assassina lâchement. C'était alors le plus savant des Romains. Il avait composé plusieurs ouvrages de physique, de mathématiques et de philologie: son poëme seul est resté. (Voy. Fabricius, Bibl. lat.)
19
Vopiscus in Caro, c. II.
20
Sidon. Apollin., lib. I, Epist. I.
21
Eumène.
22
Romanœ eloquentiœ, non secundum, sed alterum decus. (Panegyr. Constantio, XIV.)
23
Ælius Spartianus, Julius Capitolinus, Ælius Lampridius, Vulcatius Gallicanus, Trebellius Pollion et Flavius Vopiscus.
24
Gallien, de libr. prop.
25
Liv. XVIII, c. 4; liv. XX, c. 5.
26
Tiraboschi, Stor. della Lett. ital., t. II, liv. II, c. 8.
27
Voy. Tiraboschi, Stor. della Lett. ital., t. II, liv. IV, c. I; Muratori, Antich. ital. Dissertaz. I; Denina, Rivol. d'Ital., liv. III, c. 6.
28
Bettinelli, Risorgimento d'Italia, c. I.
29
Andrès, dell' Origin. progr. e st. d'ogni Letteratura, t. I, c. 7.
30
Ceci est exactement emprunté de Voltaire, il est juste de le lui rendre. «De pareils troubles, dit-il, n'avaient point été connus dans l'ancienne religion des Grecs et des Romains, que nous nommons le paganisme: la raison en est que les païens, dans leurs erreurs grossières, n'avaient point de dogmes, et que les prêtres des idoles, encore moins les séculiers, ne s'assemblèrent jamais pour disputer».
31
Les écoles et les bibliothèques d'Alexandrie, d'Édesse, de Jérusalem, d'Hippone, etc.
32
Ch. XIX, v. 19. C'est le sujet du beau tableau de Le Sueur qui est dans la galerie du Muséum.
33
Tiraboschi, Stor. della Letter. ital., t. Il, l. 3, c. 2.
34
Concile de Carthage, IV, c. 16.
35
Tiraboschi, ubi supra.
36
Ep. XXI, édition de Vérone.
37
Tiraboschi, loc. cit.
38
Id. ibid.
39
Proleg. in Daniel.
40
Tirab. loc. cit.
41
Orose, lib. VI, c. 15.
42
Sozomène, liv. VII, c. 15.
43
Sulpice Sévère, de Martini vitâ, c. 9, 14.
44
Turpiter quidem sacerdotes isli in veteres grœcos malevoli fuerunt, sed integritatis, probitatis, et religionis maximum dedere testimonium (Alcyonius. Medices legatus prior, p. 69, ed. de Mencken. Leipsick. 1707.)
45
Andrès, Orig. propr., etc., cap. 7.
46
Id. ibid.
47
Le cinquième siècle.
48
On appelle ainsi le quatrième, quoique Constantin soit mort en 336, et que Théodose n'ait régné que depuis 379 jusqu'en 394.
49
Chrysostôme vécut jusqu'en 407, treizième année du règne d'Arcadius et d'Honorius; mais il appartient au quatrième siècle.
50
Marius Victorinus Africanus.
51
Confess., liv. VIII, c. 11.
52
Les livres de Inventione rhetor.
53
Regina Rerum, Roma, Regi eloquentiœ.
54
Par Eunapius, Vit. Sophist., c. 8.
55
Julian., Epist. II.
56
Q. Aurelius Symmachus.
57
Voy. Cassiodore, Hist. tripart., liv. 9, c. 23.
58
Prudent. in Symmachum, liv. I.
59
Saturnal. liv. V, c. 1.
60
Tiraboschi, Stor. della Letter. ital., t. II, liv. IV, c. 3.
61
Ils ont été recueillis par Putchius, Hanov. 1605, in-4°.; et par Godefroy, Genève, 1595, 1622, in-4°.
62
Macrobius Ambrosius Aurelius Theodosius.
63
Saturnalium Conviviorum libri VII.
64
Il l'avoue lui-même dans la préface des Saturnales.
65
Marcianus Mineus Felix Capella.
66
Grammaire, dialectique, rhétorique, arithmétique, géométrie, astronomie et musique.
67
Tiraboschi, ub. sup., c. 4.
68
Rufus Festus Avienus.
69
Orbis terrœ descriptio.
70
Ces deux poëmes furent imprimés pour la première fois à Venise, en 1488, in-4º. (V. Fabricius. Bibl. lat.)
71
Ad. X Æneid. v. 388.
72
Claudius Claudianus.
73
Claudius Rutilius Numatianus.
74
Queste opere tutte (del Prudenzio) sono più di zelo religioso ripiene che di artifiziosa ornamenti. (Il Quadrio, t. II, pag. 80.)
75
Publius Optatianus Porphyrius.
76
Andrès, Orig. Progr., etc., c. 7.
77
Andrès, ubi supra.
78
Denina, Vicend. della Letter., liv. I, c. 36.
79
Idem, ibid.
80
Id. ibid., c. 35.
81
Denina, Vicend. della, Letter., liv. I, c. 39.
82
Cyrille et Nestorius.
83
Voy. ces deux mots dans le Dictionnaire des Hérésies.
84
L'un général en 431, où Nestorius fut condamné, déposé et exilé; l'autre particulier, en 450, que l'abbé Pluquet, dans son Dictionnaire, appelle le brigandage d'Ephèse.
85
En 451.
86
Voy. les mots Manès et Manichéens, ub. supr.
87
Voy. ce mot, ub. sup.
88
En 409, selon Muratori, et selon d'autres, 410.
89
En 452.
90
Augustule.