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IV
ОглавлениеPar ordre d'ancienneté, c'est Moumoutte Blanche que je dois présenter d'abord; sur ses cartes de visite, elle avait du reste fait mentionner son titre de première chatte de ma maison:
MADAME MOUMOUTTE BLANCHE
Première chatte
Chez M. Pierre Loti.
Il remonte à peu près à une dizaine d'années, l'inoubliable joyeux soir où je la vis pour la première fois. C'était un soir d'hiver, à un de mes retours au foyer, après je ne sais quelle campagne en Orient; j'étais arrivé à la maison depuis quelques minutes à peine et, dans le grand salon, je me chauffais devant une flambée de branches, entre maman et tante Claire assises aux deux coins du feu. Tout à coup quelque chose fit irruption en bondissant comme une paume, puis se roula follement par terre, tout blanc, tout neigeux sur le rouge sombre des tapis:
—Ah! dit tante Claire, tu ne savais pas?... Je te la présente, c'est notre nouvelle «Moumoutte». Que veux-tu, nous nous sommes décidées à en avoir une autre: jusque dans notre petit salon là-bas, une souris était venue nous trouver!
Il y avait eu chez nous un assez long interrègne sans Moumouttes. Et cela, pour le deuil d'une certaine chatte du Sénégal, ramenée avec moi de là-bas à ma première campagne, et adorée pendant deux ans, qui un beau matin de juin avait, après une courte maladie, exhalé sa petite âme étrangère, en me regardant avec une expression de prière suprême, et puis, que j'avais moi-même enterrée au pied d'un arbre dans notre cour.
Je ramassai, pour la voir de près, la belle pelote de fourrure qui s'étalait si blanche sur ces tapis rouges. Je la pris à deux mains, bien entendu,—avec ces égards particuliers auxquels je ne manque jamais vis-à-vis des chats et qui leur font tout de suite se dire: Voici un homme qui nous comprend, qui sait nous toucher, qui est de nos amis et aux caresses duquel on peut condescendre avec bienveillance.
Il était très avenant, le minois de la nouvelle Moumoutte: des yeux tout flambants jeunes, presque enfantins, le bout d'un petit nez rose,—puis plus rien, tout le reste perdu dans les touffes d'une fourrure d'angora, soyeuse, propre, chaude, sentant bon, exquise à frôler et à embrasser. D'ailleurs, coiffée et tachée absolument comme l'autre, comme la défunte Moumoutte du Sénégal,—ce qui peut-être avait décidé le choix de maman et de tante Claire, afin qu'une sorte d'illusion de personnes se fît à la longue dans mon cœur un peu volage... Sur les oreilles, un bonnet bien noir, posé droit et formant bandeau au-dessus des yeux vifs; une courte pèlerine noire jetée sur les épaules, et enfin une queue noire, en panache superbe, agitée d'un perpétuel mouvement de chasse-mouches. La poitrine, le ventre, les pattes étaient blancs comme le duvet d'un cygne, et l'ensemble donnait l'impression d'une grosse houppe de poils, légère, légère, presque sans poids, mue par un capricieux petit mécanisme de nerfs toujours tendus.
Moumoutte, après cet examen, m'échappa pour recommencer ses jeux. Et, dans ces premières minutes d'arrivée,—forcément mélancoliques parce qu'elles marquent une étape de plus dans la vie—la nouvelle chatte blanche tachée de noir m'obligea de m'occuper d'elle, me sautant aux jambes pour me souhaiter la bienvenue, ou s'étalant par terre, avec une lassitude tout à fait feinte, pour me faire mieux admirer les blancheurs de son ventre et de son cou soyeux. Tout le temps gambada cette Moumoutte, tandis que mes yeux se reposaient avec recueillement sur les deux chers visages qui me souriaient là, un peu vieillis et encadrés de boucles plus grises; sur les portraits de famille qui conservaient leur même expression et leur même âge, dans les cadres du mur; sur les objets toujours connus aux mêmes places; sur les mille choses de ce logis héréditaire, restées immuables cette fois encore, pendant que j'avais promené par le monde changeant mon âme changeante...
Et c'est l'image persistante, définitive, qui devait me rester d'elle, même après sa mort: une folle petite bête blanche, inattendue, s'ébattant sur fond rouge, entre les robes de deuil de maman et de tante Claire, le soir d'un de mes grands retours...
Pauvre Moumoutte! pendant les premiers hivers de sa vie, elle fut plus d'une fois le petit démon familier, le petit lutin de cheminée qui égaya dans leur solitude ces deux gardiennes bénies de mon foyer, maman et tante Claire. Quand j'étais errant sur les mers lointaines, quand la maison était redevenue grande et vide, aux tristes crépuscules de décembre, aux veillées sans fin, elle leur tenait fidèle compagnie, les tourmentant à l'occasion et laissant sur leurs irréprochables robes noires, pareilles, des paquets de son duvet blanc. Très indiscrète, elle s'installait de force sur leurs genoux, sur leur table à ouvrage, dans leur corbeille même, par fantaisie, embrouillant leurs pelotons de laine ou leurs écheveaux de soie. Et alors elles disaient, avec des airs terribles et, au fond, avec des envies de rire: «Oh! mais, cette chatte, il n'y a plus moyen d'en avoir raison!... Allez-vous-en, mademoiselle, allez!... A-t-on jamais vu des façons comme ça!... Ah! par exemple!...»
Il y avait même, à son usage, un martinet qu'on lui faisait voir.
Elle les aimait à sa manière de chatte, avec indocilité, mais avec une constance touchante, et, rien qu'à cause de cela, sa petite âme incomplète et fantasque mérite que je lui garde un souvenir...
Les printemps, quand le soleil de mars commençait à chauffer notre cour, elle avait des surprises toujours nouvelles à voir s'éveiller et sortir de la terre sa commensale et amie, Suleïma la tortue.
Durant les beaux mois de mai, elle se sentait généralement l'âme envahie par un besoin irrésistible d'expansion et de liberté; alors il lui arrivait de faire, dans les jardins et sur les toits d'alentour, des absences nocturnes—qui, je dois le dire, n'étaient peut-être pas toujours assez comprises dans le milieu austère où le sort l'avait placée.
Les étés, elle avait des langueurs de créole. Pendant des journées entières, elle se pâmait d'aise et de chaleur, couchée sur les vieux murs parmi les chèvrefeuilles et les rosiers, ou bien étalée par terre, présentant à l'ardent soleil son ventre blanc, sur les pierres blanches, entre les pots de cactus fleuris.
Extrêmement soignée de sa personne, et, en temps ordinaire, posée, correcte, aristocrate même jusqu'au bout des ongles, elle était intraitable avec les autres chats et devenait brusquement très mal élevée quand un visiteur se présentait pour elle. Dans cette cour, qu'elle considérait comme son domaine, elle n'admettait point qu'un étranger eût le droit de paraître. Si, par-dessus le mur du jardin voisin, deux oreilles, un museau de chat, pointaient avec timidité, ou si seulement quelque chose avait remué dans les branches et le lierre, elle se précipitait comme une jeune furie, hérissée jusqu'au bout de la queue, impossible à retenir, plus comme il faut du tout; des cris du plus mauvais goût s'ensuivaient, des dégringolades et des coups de griffes...
En somme, d'une indépendance farouche, et le plus souvent désobéissante; mais si affectueuse à ses heures, si caressante et câline, et jetant un si joli petit cri de joie chaque fois qu'elle revenait parmi nous après quelqu'une de ses excursions vagabondes dans les jardins du voisinage.
Elle avait déjà cinq ans, elle était dans l'épanouissement de sa beauté d'angora, avec des attitudes d'une dignité superbe, des airs de reine, et j'avais eu le temps de m'attacher à elle par une série d'absences et de retours, la considérant comme une des choses du foyer, comme un des êtres de la maison—quand naquit à trois mille lieues de chez nous, dans le golfe de Pékin, et d'une famille plus que modeste, celle qui devait devenir son inséparable amie, la plus bizarre petite personne que j'aie jamais connue: la Moumoutte Chinoise.