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II

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Table des matières

Un soleil d'avril, du même avril, mais de la semaine suivante, arrivant tamisé de stores et de mousselines, dans la chambre d'une jeune fille endormie. Un soleil de matin, apportant, même à travers des rideaux, des persiennes, des grillages, cette joie éphémère et cette tromperie éternelle des renouveaux terrestres, à quoi se laissent toujours prendre, depuis le commencement du monde, les âmes compliquées ou simples des créatures, âmes des hommes, âmes des bêtes, petites âmes des oiseaux chanteurs.

Au-dehors, on entendait le tapage des hirondelles récemment arrivées et les coups sourds d'un tambourin frappé au rythme oriental. De temps à autre, des beuglements comme poussés par de monstrueuses bêtes s'élevaient aussi dans l'air: voix des paquebots empressés, cris des sirènes à vapeur, témoignant qu'un port devait être là, un grand port affolé de mouvement; mais ces appels des navires, on les sentait venir de très loin et d'en bas, ce qui donnait la notion d'être dans une zone de tranquillité, sur quelque colline au-dessus de la mer.

Élégante et blanche, la chambre où pénétrait ce soleil et où dormait cette jeune fille; très moderne, meublée avec la fausse naïveté et le semblant d'archaïsme qui représentaient encore cette année-là (l'année 1901) l'un des derniers raffinements de nos décadences, et qui s'appelait "l'art nouveau". Dans un lit laqué de blanc,—où de vagues fleurs avaient été esquissées, avec un mélange de gaucherie primitive et de préciosité japonaise, par quelque décorateur en vogue de Londres ou de Paris,—la jeune fille dormait toujours: au milieu d'un désordre de cheveux blonds, tout petit visage, d'un ovale exquis, d'un ovale tellement pur qu'on eût dit une statuette en cire, un peu invraisemblable pour être trop jolie; tout petit nez aux ailes presque trop délicates, imperceptiblement courbé en bec de faucon; grands yeux de madone et très longs sourcils inclinés vers les tempes comme ceux de la Vierge des Douleurs. Un excès de dentelles peut-être aux draps et aux oreillers, un excès de bagues étincelantes aux mains délicates, abandonnées sur la couverture de satin, trop de richesse, eût-on dit chez nous, pour une enfant de cet âge; à part cela, tout répondait bien, autour d'elle, aux plus récentes conceptions de notre luxe occidental. Cependant il y avait aux fenêtres ces barreaux de fer, et puis ces quadrillages de bois,—choses scellées, faites pour ne jamais s'ouvrir,—qui jetaient sur cette élégance claire un malaise, presque une angoisse de prison.

Avec ce soleil si rayonnant et ce délire joyeux des hirondelles au- dehors, la jeune fille dormait bien tard, du sommeil lourd où l'on verse tout à coup sur la fin des nuits d'insomnie, et ses yeux avaient un cerne, comme si elle avait beaucoup pleuré hier.

Sur un petit bureau laqué de blanc, une bougie oubliée brûlait encore, parmi des feuillets manuscrits, des lettres toutes prêtes dans des enveloppes aux monogrammes dorés. Il y avait là aussi du papier à musique sur lequel des notes avaient été griffonnées, comme dans la fièvre de composer. Et quelques livres traînaient parmi de frêles bibelots de Saxe: le dernier de la comtesse de Noailles, voisinant avec des poésies de Baudelaire et de Verlaine, la philosophie de Kant et celle de Nietzsche… Sans doute, une mère n'était point dans cette maison pour veiller aux lectures, modérer le surchauffage de ce jeune cerveau.

Et, bien étrange dans cette chambre où n'importe quelle petite Parisienne très gâtée se fût trouvée à l'aise, bien inattendue au-dessus de ce lit laqué de blanc, une inscription en caractères arabes s'étalait, à la place même où chez nous on attacherait peut-être encore le crucifix: une inscription brodée de fils d'or sur du velours vert- émir, un passage du livre de Mahomet, aux lettres enroulées avec un art ancien et précieux.

Des chansons plus éperdues que commençaient ensemble deux hirondelles, effrontément posées au rebord même de la fenêtre, firent coup à coup s'entrouvir de grands yeux, dans le si petit visage, si petit et si jeune de contours; des yeux aux larges prunelles d'un brun vert, qui, d'abord indécises et effarées, semblaient demander grâce à la vie, supplier la réalité de chasser au plus tôt quelque intolérable songe.

Mais la réalité sans doute ne restait que trop d'accord avec le mauvais rêve, car le regard se faisait de plus en plus sombre, à mesure que revenaient la pensée et le souvenir; et il s'abaissa même tout à fait, comme soumis sans espoir à l'inéluctable, lorsqu'il eut rencontré des objets qui probablement étaient des pièces à conviction: dans un écrin ouvert, un diadème jetant ses feux, et, posée sur des chaises, une robe de soie blanche, robe de mariée, avec des fleurs d'oranger jusqu'au bas de sa longue traîne…

En coup de vent, sans frapper, survint une personne maigre, aux yeux ardents et déçus. Robe noire, grand chapeau noir, d'une simplicité distinguée, sévère avec pourtant un rien d'extravagance, presque une vieille fille, mais cependant pas encore; quelque institutrice, cela se devinait, très diplômée, et de bonne famille pauvre.

"Je l'ai!… Nous l'avons, chère petite!…" dit-elle en français, montrant avec un geste de puéril triomphe une lettre non ouverte, qu'elle venait de prendre à la poste restante.

Et la petite princesse couchée répondit dans la même langue, sans le moindre accent étranger:

"Non, vrai?

—Mais oui, vrai!… De qui voulez-vous que ce soit, enfant, sinon de lui?… Y a-t-il ou n'y a-t-il pas Zahidé Hanum sur cette enveloppe?… Eh bien!… Ah! si vous avez donné le mot de passe à d'autres, c'est différent…

—Ça, vous savez que non!…

—Eh bien! alors…"

La jeune fille s'était redressée, les yeux à présent très ouverts, une lueur rose sur les joues,—comme une enfant qui aurait eu un gros chagrin, mais à qui on viendrait de donner un jouet si extraordinaire que, pour une minute, tout s'oublie. Le jouet, c'était la lettre; elle la retournait dans ses mains, avide de la toucher, mais effrayée en même temps, comme si rien que cela fût un léger crime. Et puis, prête à déchirer l'enveloppe, elle s'arrêta pour supplier, avec câlinerie:

"Bonne mademoiselle, mignonne mademoiselle, ne vous fâchez pas de ma fantaisie: je voudrais être toute seule pour la lire.

—Décidément, en fait de drôle de petite créature, il n'y a pas plus drôle que vous, ma chérie!… Mais vous me la laisserez voir après, tout de même? C'est le moins que je mérite, il me semble!… Allons, soit! Je vais aller ôter mon chapeau, ma voilette, et je reviens…"

Très drôle de petite créature en effet, et, de plus, étrangement timorée, car il lui parut maintenant que les convenances l'obligeaient à se lever, à se vêtir et à se couvrir les cheveux, avant de décacheter, pour la première fois de sa vie, une lettre d'homme. Ayant donc passé bien vite une "matinée" bleu pastel, venue de la rue de la Paix, de chez le bon faiseur, puis ayant enveloppé sa tête blonde d'un voile en gaze, brodé jadis en Circassie, elle brisa ce cachet, toute tremblante.

Très courte, la lettre; une dizaine de lignes toutes simples,—avec un passage imprévu qui la fit sourire, malgré sa déconvenue de ne trouver rien de plus confiant ni de plus profond,—une réponse courtoise et gentille, un remerciement où se laissait entrevoir un peu de lassitude, et voilà tout. Mais quand même, la signature était là, bien lisible, bien réelle: André Lhéry. Ce nom, écrit par cette main, causait à la jeune fille un trouble comme le vertige. Et, de même que lui, là-bas, au reçu de l'enveloppe timbrée de Stamboul, avait eu l'impression que quelque chose commençait, de même elle, ici, présageait on ne sait quoi de délicieux et de funeste, à cause de cette réponse arrivée justement un tel jour, la veille du plus grand événement de toute son existence. Cet homme, qui régnait depuis si longtemps sur se rêves, cet homme aussi séparé d'elle, aussi inaccessible que si chacun d'eux eût habité une planète différente, venait vraiment d'entrer ce matin-là dans sa vie, du fait seul de ces quelques mots écrits et signés par lui, pour elle.

Et jamais à ce point elle ne s'était sentie prisonnière et révoltée, avide d'indépendance, d'espace, de courses par le monde inconnu… Un pas vers ces fenêtres, où elle s'accoudait souvent pour regarder au- dehors:—mais non, là il y avait ces treillages de bois, ces grilles de fer qui l'exaspéraient. Elle rebroussa vers une porte entrouverte, écartant d'un coup de pied la traîne de la robe de mariée qui s'étalait sur le somptueux tapis,—la porte de son cabinet de toilette, tout blanc de marbre, plus vaste que la chambre, avec des ouvertures non grillées, très larges, donnant sur le jardin aux platanes de cent ans. Toujours tenant sa lettre dépliée, c'est à l'une de ces fenêtres qu'elle s'accouda, pour voir du ciel libre, des arbres, la magnificence des premières roses, exposer ses joues à la caresse de l'air, du soleil… Et pourtant, quels grands murs autour de ce jardin! Pourquoi ces grands murs, comme on en bâtit autour du préau des prisons cellulaires? De distance en distance, des contreforts pour les soutenir, tant ils étaient démesurément grands: leur hauteur, combinée pour que, des plus hautes maisons voisines, on ne pût jamais apercevoir qui se promènerait dans le jardin enclos…

Malgré la tristesse d'un tel enfermement, on l'aimait, ce jardin, parce qu'il était très vieux, avec de la mousse et du lichen sur ses pierres, parce qu'il avait des allées envahies par l'herbe entre leurs bordures de buis, un jet d'eau dans un bassin de marbre à la mode ancienne, et un petit kiosque tout déjeté par le temps, pour rêver à l'ombre sous les platanes noueux, tordus, pleins de nids d'oiseaux. Il avait tout cela, ce jardin d'autrefois, surtout il avait comme une âme nostalgique et douce, une âme qui peu à peu lui serait venue avec les ans, à force de s'être imprégné de nostalgies de jeunes femmes cloîtrées, de nostalgies de jeunes beautés doucement captives.

Ce matin, quatre ou cinq hommes,—des nègres aux figures imberbes,— étaient là, en bras de chemise, qui travaillaient à des préparatifs pour la grande journée de demain, l'un tendant un velum entre des branches, l'autre dépliant par terre d'admirables tapis d'Asie. Ayant aperçu la jeune fille là-haut, ils lui adressèrent, après des petits clignements d'oeil pleins de sous-entendus, un bonjour à la fois familier et respectueux, qu'elle s'efforça de rendre avec un gai sourire, nullement effarouchée de leurs regards.—Mais tout à coup elle se retira avec épouvante, à cause d'un jeune paysan à moustache blonde, venu pour apporter des mannes de fleurs, qui avait presque entrevu son visage…

La lettre! Elle avait entre les mains une lettre d'André Lhéry, une vraie. Pour le moment cela primait tout. La précédente semaine, elle avait commis l'énorme coup de tête de lui écrire, déséquilibrée qu'elle se sentait par la terreur de ce mariage, fixé à demain. Quatre pages d'innocentes confidences, qui lui avaient semblé, à elle, des choses terribles, et, pour finir, la prière, la supplication de répondre tout de suite, poste restante, à un nom d'emprunt. Sur l'heure, par crainte d'hésiter en réfléchissant, elle avait expédié cela, un peu au hasard, faute d'adresse précise, avec la complicité et par l'intermédiaire de son ancienne institutrice (mademoiselle Esther Bonneau,—Bonneau de Saint-Miron, s'il vous plaît,—agrégée de l'Université, officier de l'Instruction publique), celle qui lui avait appris le français,—en y ajoutant même, pour rire, sur la fin de ses cours, un peu d'argot cueilli dans les livres de Gyp.

Et c'était arrivé à destination, ce cri de détresse d'une petite fille, et voici que le romancier avait répondu, avec peut-être une nuance de doute et de badinage, mais gentiment en somme; une lettre qui pouvait être communiquée aux plus narquoises de ses amies et qui serait pour les rendre jalouses… Alors, tout d'un coup, l'impatience lui vint de la faire lire à ses cousines (pour elle, comme des soeurs), qui avaient déclaré qu'il ne répondait pas. C'était tout près, leur maison, dans le même quartier hautain et solitaire; elle irait donc en "matinée", sans perdre du temps à faire toilette, et vite elle appela, avec une langueur impérieuse d'enfant qui parle à quelque vieille servante-gâteau, à quelque vieille nourrice: "Dadi!" (1)—Puis encore, et plus vivement: "Dadi!" habituée sans doute à ce qu'on fût toujours là, prêt à ses caprices, et, la dadi ne venant pas, elle toucha du doigt une sonnerie électrique.

(1) "Dadi", appellation amicale, usitée pour des vieilles servantes ou esclaves devenues avec le temps comme de la famille.

Enfin parut cette dadi, plus imprévue encore dans une telle chambre que le verset du Coran brodé en lettres d'or au-dessus du lit: visage tout noir, tête enveloppée d'un voile lamé d'argent, esclave éthiopienne s'appelant Kondja-Gul (Bouton de rose). Et la jeune fille se mit à lui parler dans une langue lointaine, une langue d'Asie, dont s'étonnaient sûrement les tentures, les meubles et les livres.

"Kondja-Gul, tu n'es jamais là!"

Mais c'était dit sur un ton dolent et affectueux qui atténuait beaucoup le reproche. Un reproche inique du reste, car Kondja-Gul était toujours là au contraire, beaucoup trop là, comme un chien fidèle à l'excès, et la jeune fille souffrait plutôt de cet usage de son pays qui veut qu'on n'ait jamais de verrou à sa porte; que les servantes de la maison entrent à toute heure comme chez elles; qu'on ne puisse jamais être assurée d'un instant de solitude. Kondja-Gul, sur la pointe du pied, était bien venue vingt fois ce matin pour guetter le réveil de sa jeune maîtresse. Et quelle tentation elle avait eue de souffler cette bougie qui brûlait toujours! Mais voilà, c'était sur ce bureau où il lui était interdit de jamais porter la main, qui lui semblait plein de dangereux mystères, et elle avait craint, en éteignant cette petite flamme, d'interrompre quelque envoûtement peut-être…

"Kondja-Gul, vite mon tcharchaf (1)! J'ai besoin d'aller chez mes cousines.

(1)Voiles dissimulateurs pour la rue.

Et Kondja-Gul entreprit d'envelopper l'enfant dans des voiles noirs. Noire, l'espèce de jupe qu'elle posa sur la matinée du bon faiseur; noire la longue pèlerine qu'elle jeta sur les épaules, et sur la tête comme un capuchon; noir, le voile épais, retenu au capuchon par des épingles, qu'elle fit retomber jusqu'au bas du visage afin de le dissimuler comme sous une cagoule. Pendant ses allées et venues pour ensevelir ainsi la jeune fille, elle disait des choses en langue asiatique, avec un air de se parler à soi-même ou de se chanter une chanson, des choses enfantines et berceuses, comme ne prenant pas du tout au sérieux la douleur de la petite fiancée:

"Il est blond, il est joli, le jeune bey qui va venir demain chercher ma bonne maîtresse. Dans le beau palais où il va nous emmener toutes les deux, oh! comme nous serons contentes!

—Tais-toi, dadi, dix fois j'ai défendu qu'on m'en parle!"

Et, l'instant d'après:

"Dadi, tu étais là, tu as dû entendre sa voix le jour qu'il était venu causer avec mon père. Alors, dis, comment est-elle, la voix du bey? Douce un peu?

—Douce comme la musique de ton piano, comme celle que tu fais avec ta main gauche, tu sais, en allant vers le bout où ça finit… Douce comme ça!… Oh! qu'il est blond et qu'il est joli, le jeune bey.

—Allons, tant mieux!" interrompit la jeune fille en français, avec l'accent d'une gouaillerie presque tout à fait parisienne.

Et elle reprit en langue d'Asie:

"Ma grand-mère est-elle levée, sais-tu?

—Non, la dame a dit qu'elle se reposerait tard, pour être plus jolie demain.

—Alors, à son réveil, on lui dira que je suis chez mes cousines. Va prévenir le vieux Ismaël pour qu'il m'accompagne; c'est toi et lui, vous deux que j'emmène."

Cependant mademoiselle Ester Bonneau (de Saint-Miron), là-haut dans sa chambre,—son ancienne chambre du temps où elle habitait ici et qu'elle venait de reprendre pour assister à la solennité de demain;— mademoiselle Ester Bonneau avait des inquiétudes de conscience. Ce n'était pas elle, bien entendu, qui avait introduit sur le bureau laqué de blanc le livre de Kant, ni celui de Nietzsche, ni même celui de Baudelaire; depuis dix-huit mois que l'éducation de la jeune fille était considérée comme finie, elle avait dû aller s'établir chez un autre pacha, pour instruire ses petites filles; alors seulement sa première élève s'était ainsi émancipée dans ses lectures, n'ayant plus personne pour contrôler sa fantaisie. C'est égal, elle, l'institutrice, se sentait responsable un peu de l'essor déréglé pris par ce jeune esprit. Et puis, cette correspondance avec André Lhéry, qu'elle avait favorisée, où ça mènerait-il? Deux êtres, il est vrai, qui ne se verraient jamais: ça au moins on pouvait en être sûr; les usages et les grilles en répondaient… Mais cependant…

Quand elle redescendit enfin, elle se trouva en présence d'une petite personne accommodée en fantôme noir pour la rue, l'air agité, pressé de sortir:

"Et où allez-vous, ma petite amie?

—Chez mes cousines, leur montrer ça. (Ça, c'était la lettre.) Vous venez, vous aussi, naturellement. Nous la lirons là-bas ensemble. Allons, trottons-nous!

—Chez vos cousines? Soit!… Je vais remettre ma voilette et mon chapeau.

—Votre chapeau! Alors nous en avons pour une heure, zut!

—Voyons, ma petite, voyons!…

—Voyons quoi?… Avec ça que vous ne le dites pas, vous aussi, zut, quand ça vous prend… Zut pour le chapeau, zut pour la voilette, zut pour le jeune bey, zut pour l'avenir, zut pour la vie et la mort, pour tout zut!"

Mademoiselle Bonneau à ce moment pressentit qu'une crise de larmes était proche et, afin d'amener une diversion, joignit les mains, baissa la tête dans l'attitude consacrée au théâtre pour le remords tragique:

"Et songer, dit-elle, que votre malheureuse grand-mère m'a payée et entretenue sept ans pour une éducation pareille!…"

Le petit fantôme noir, éclatant de rire derrière son voile, en un tour de main coiffa mademoiselle Bonneau d'une dentelle sur les cheveux et l'entraîna par la taille:

"Moi, que je m'embobeline, il faut bien, c'est la loi… Mais vous, qui n'êtes pas obligée… Et pour aller à deux pas… Et dans ce quartier où jamais on ne rencontre un chat!…"

Elles descendirent l'escalier quatre à quatre. Kondja-Gul et le vieux Ismaël, eunuque éthiopien, les attendaient en bas pour leur faire cortège:—Kondja-Gul empaquetée des pieds à la tête dans une soie verte lamée d'argent: l'eunuque sanglé dans une redingote noire à l'européenne qui, sans le fez, lui eût donné l'air d'un huissier de campagne.

La lourde porte s'ouvrit; elles se trouvèrent dehors, sur une colline, au clair soleil de onze heures, devant un bois funéraire, planté de cyprès et de tombes aux dorures mourantes, qui dévalait en pente douce jusqu'à un golfe profond chargé de navires.

Et au-delà de ce bras de mer étendu à leurs pieds, au-delà, sur l'autre rive à demi cachée par les cyprès du bois triste et doux, se profilait haut, dans la limpidité du ciel, cette silhouette de ville qui était depuis vingt ans la hantise nostalgique d'André Lhéry; Stamboul trônait ici, non plus vague et crépusculaire comme dans les songes du romancier, mais précis, lumineux et réel.

Réel, et pourtant baigné comme d'un chimérique brouillard bleu, dans un silence et une splendeur de vision, Stamboul, le Stamboul séculaire était bien ici, tel encore que l'avaient contemplé les vieux Khalifes, tel encore que Soliman le Magnifique en avait jadis conçu et fixé les grandes lignes, en y faisant élever de plus superbes coupoles. Rien ne semblait en ruine, de cette profusion de minarets et de dômes groupés dans l'air du matin, et cependant il y avait sur tout cela on ne sait quelle indéfinissable empreinte du temps; malgré la distance et l'un peu éblouissante lumière, la vétusté s'indiquait extrême. Les yeux ne s'y trompaient point: c'était un fantôme, un majestueux fantôme du passé, cette ville encore debout, avec ses innombrables fuseaux de pierre, si sveltes, si élancés qu'on s'étonnait de leur durée. Minarets et mosquées avaient pris, avec les ans, des blancheurs déteintes, tournant aux grisailles neutres; quant à ces milliers de maisons en bois, tassées à leur ombre, elles étaient couleur d'ocre ou de brun rouge, nuances atténuées sous le bleuâtre de la buée presque éternelle que la mer exhale alentour. Et cet ensemble immense se reflétait dans le miroir du golfe.

Les deux femmes, celle voilée en fantôme et l'autre avec sa dentelle posée à la diable sur les cheveux, marchaient vite, suivies de leur escorte nègre, regardant à peine ce décor prodigieux, qui était pour elle le décor de tous les jours. Elles suivaient sur cette colline un chemin au pavage en déroute, entre d'anciennes et aristocratiques demeures momifiées derrière leurs grilles, et ce cimetière en pente de Khassim-Pacha, qui laissait apercevoir dans l'intervalle de ses arbres sombres la grande féerie d'en face. Les hirondelles, qui avaient partout des nids sous les balcons grillés et clos, chantaient en délire, les cyprès sentaient bon la résine, le vieux sol empli d'os de morts sentait bon le printemps.

En effet, elles ne rencontrèrent personne dans leur courte sortie, personne qu'un porteur d'eau, en costume oriental, venu pour remplir son outre à une très vieille fontaine de marbre qui était sur le chemin, toute sculptée d'exquises arabesques.

Dans une maison aux fenêtres grillées sévèrement, une maison de pacha, où un grand diable à moustaches, vêtu de rouge et d'or, pistolets à la ceinture, sans souffler mot leur ouvrit le portail, elles prirent en habituées, sans rien dire non plus, l'escalier du harem.

Au premier étage, une vaste pièce blanche, porte ouverte, d'où s'échappaient des voix et des rires de jeunes femmes. On s'amusait à parler français là-dedans, sans doute parce qu'on parlait toilette. Il s'agissait de savoir si certain piquet de roses à un corsage ferait mieux posé comme ceci ou posé comme cela:

"C'est bonnet blanc, blanc bonnet, disait l'une.

—C'est kif-kif bourricot", appuyait une autre, une petite rousse au teint de lait, aux yeux narquois, dont l'institutrice avait fréquenté l'Algérie.

C'était la chambre de ces "cousines", deux soeurs de seize et vingt et un ans, à qui la mariée de demain avait réservé la primeur de sa lettre d'homme célèbre. Pour les deux jeunes filles, deux lits laqués de blanc, chacun ayant son verset arabe brodé en or sur un panneau de velours appliqué au mur. Par terre, d'autres couchages improvisés, matelas et couvertures de satin bleu ou rose, pour quatre jeunes invitées à la fête nuptiale. Sur les chaises (laqué blanc et soie Pompadour à petits bouquets) des toilettes pour grand mariage, à peine arrivées de Paris, s'étalaient fraîches et claires. Désordre des veilles de fête, campement, eût-on dit, campement de petites bohémiennes, mais qui seraient élégantes et très riches. (La règle musulmane interdisant aux femmes de sortir après le crépuscule, c'est devenu entre elles un gentil usage de s'installer ainsi les unes chez les autres, pendant des jours ou même des semaines, à propos de tout et de rien, quelquefois pour se faire une simple visite; et alors on organise gaiement des dortoirs.) Des voiles d'orientale traînaient aussi çà et là, des parures de fleurs, des bijoux de Lalique. Les grilles en fer, les quadrillages en bois aux fenêtres donnaient un aspect clandestin à tout ce luxe épars, destiné à éblouir ou charmer d'autres femmes, mais que les yeux d'aucun homme portant moustache n'auraient le droit de voir. Et, dans un coin, deux négresses esclaves, en costume asiatique, assises sans façon, se chantaient des airs de leur pays, scandés sur un petit tambourin qu'elles tapaient en sourdine. (Nos farouches démocrates d'Occident pourraient venir prendre des leçons de fraternité dans ce pays débonnaire, qui ne reconnaît en pratique ni castes ni distinctions sociales, et où les plus humbles serviteurs ou servantes sont toujours traités comme gens de la famille.)

L'entrée de la mariée fit sensation et stupeur. On ne l'attendait point ce matin-là. Qui pouvait l'amener? Toute noire dans son costume de rue, combien elle paraissait mystérieuse et lugubre au milieu de ces blancs, de ces roses, de ces bleus pâles des soies et de mousselines! Qu'est-ce qu'elle venait faire, comme ça, à l'improviste, chez ses demoiselles d'honneur?

Elle releva son voile de deuil, découvrit son fin visage et, d'un petit ton détaché, répondit en français - qui était décidément une langue familière aux harems de Constantinople:

"Une lettre, que je venais vous communiquer!

—De qui, la lettre?

—Ah! devinez?

—De la tante d'Andrinople, je parie, qui t'annonce une parure de brillants?

—Non.

—De la tante d'Érivan, qui t'envoie une paire de chats angora, pour ton cadeau de noces?

—Non plus. C'est d'une personne étrangère… C'est… d'un monsieur…

—Un monsieur! Quelle horreur!… Un monsieur! Petit monstre que tu es!…

Et, comme elle tendait sa lettre, contente de son effet, deux ou trois jolies têtes blondes,—du blond vrai et du blond faux,—se précipitèrent ensemble pour voir tout de suite la signature.

"André Lhéry!… Non! Alors il a répondu?… C'est de lui?…

Pas possible…"

Tout ce petit monde avait été mis dans la confidence de la lettre écrite au romancier. Chez les femmes turques d'aujourd'hui, il y a une telle solidarité de révolte contre le régime sévère des harems, qu'elles ne se trahissent jamais entre elles; le manquement fût-il grave, au lieu d'être innocent comme cette fois, ce serait toujours même discrétion, même silence.

On se serra pour lire ensemble, cheveux contre cheveux, y compris mademoiselle Bonneau de Saint-Miron, en se tiraillant le papier. A la troisième phrase, on éclata de rire:

"Oh! tu as vu!… Il prétend que tu n'es pas Turque!… Impayable, par exemple!… Il s'y connaît même si bien, paraît-il, que le voilà tout à fait sûr que non!

—Eh! mais c'est un succès, ça, ma chère,—lui dit Zeyneb, l'aînée des cousines,—ça prouve que le piquant de ton esprit, l'élégance de ton style…

—Un succès,—contesta la petite rousse au nez en l'air, au minois toujours comiquement moqueur,—un succès!… Si c'est qu'il te prend pour une Pérote, merci de ce succès-là."

Il fallait entendre comment était dit ce mot Pérote (habitante du quartier de Péra). Rien que dans la façon de le prononcer, elle avait mis tout son dédain de pure fille d'Osmanlis pour les Levantins ou Levantines (Arméniens, Grecs ou Juifs) dont le Pérote représente le prototype (1)

(1) Tout en me rangeant à l'avis des Osmanlis sur la généralité des Pérotes, je reconnais avoir rencontré parmi eux d'aimables exceptions, des hommes parfaitement distingués et respectables, des femmes qui seraient trouvées exquises dans n'importe quel pays et quel monde. (Note de l'auteur.)

"Ce pauvre Lhéry,—ajouta Kerimé, l'une des jeunes invitées,—il retarde!… Il en est sûrement resté à la Turque des romans de 1830: narguilé, confitures et divan tout le jour.

—Ou même simplement,—reprit Mélek, la petite rousse au bout de nez narquois,—simplement à la Turque du temps de sa jeunesse. C'est qu'il doit commencer à être marqué, tu sais, ton poète!…"

C'était pourtant vrai, d'une vérité incontestable, qu'il ne pouvait plus être jeune, André Lhéry. Et, pour la première fois, cette constatation s'imposait à l'esprit de sa petite amoureuse inconnue, qui n'avait jamais pensé à cela: constatation plutôt décevante, dérangeant son rêve, voilant de mélancolie son culte pour lui…

Malgré leurs airs de sourire et de railler, elles l'aimaient toutes, cet homme lointain et presque impersonnel, toutes celles qui étaient là; elles l'aimaient pour avoir parlé avec amour de leur Turquie, et avec respect de leur Islam. Une lettre de lui écrite à l'une d'elles était un événement dans leur vie cloîtrée où, jusqu'à la grande catastrophe foudroyante du mariage, jamais rien ne se passe. On la relut à haute voix. Chacune désira toucher ce carré de papier où sa main s'était posée. Et puis, étant toutes graphologues, elles entreprirent de sonder le mystère de l'écriture.

Mais une maman survint, la maman des deux soeurs, et vite, avec un changement de conversation, la lettre disparut, escamotée. Non pas qu'elle fût bien sévère, cette maman-là, au si calme visage, mais elle aurait grondé tout de même, et surtout n'eût pas su comprendre; elle était d'une autre génération, parlant peu le français et n'ayant lu qu'Alexandre Dumas père. Entre elle et ses filles, un abîme s'était creusé, de deux siècles au moins, tant les choses marchent vite dans la Turquie d'aujourd'hui. Physiquement même, elle ne leur ressemblait pas, ses beaux yeux reflétaient une paix un peu naïve qui ne se retrouvait point dans le regard des admiratrices d'André Lhéry: c'est qu'elle avait borné son rôle terrestre à être une tendre mère et une épouse impeccable, sans en chercher plus. D'ailleurs, elle s'habillait mal en Européenne, et portait gauchement encore des robes trop surchargées, quand ses enfants au contraire savaient déjà être si élégantes et fines dans des étoffes très simples.

Maintenant se fut l'institutrice française de la maison qui fit son entrée,—genre Esther Bonneau, en plus jeune, en plus romanesque encore. Et comme la chambre était vraiment trop encombrée, avec tant de monde, de robes jetées sur les chaises et de matelas par terre, on passa dans une plus grande pièce voisine, "modern style", qui était le salon du harem.

Surgit alors sans frapper, par la porte toujours ouverte, une grosse dame allemande à lunettes, en chapeau lourdement empanaché, amenant par la main Fahr-el-Nissâ, la plus jeune des invitées. Et, dans le cercle des jeunes filles, aussitôt on se mit parler allemand, avec la même aisance que tout à l'heure pour le français. C'était le professeur de musique, cette grosse dame-là, et d'ailleurs une femme de talent incontestable; avec Fahr-el-Nissâ, qui jouait déjà en artiste, elle venait de répéter à deux pianos un nouvel arrangement des fugues de Bach, et chacune y avait mis toute son âme.

On parlait allemand, mais sans plus de peine on eût parlé italien ou anglais, car ces petites Turques lisaient Dante, ou Byron, ou Shakespeare dans le texte original. Plus cultivées que ne le sont chez nous la moyenne des jeunes filles du même monde, à cause de la séquestration sans doute et des longues soirées solitaires, elles dévoraient les classiques anciens et les grands détraqués modernes; en musique se passionnaient pour Gluck aussi bien que pour César Franck ou Wagner, et déchiffraient les partitions de Vincent d'Indy. Peut-être aussi bénéficiaient-elles des longues tranquillités et somnolences mentales de leurs ascendantes; dans leur cerveau, composé de matière neuve ou longtemps reposée, tout germait à miracle, comme, en terrain vierge, les hautes herbes folles et les jolies fleurs vénéneuses.

Le salon du haremlike, ce matin-là, s'emplissait toujours; les deux négresses avaient suivi, avec leur petit tambourin. Après elles, une vieille dame entra, devant qui toutes se levèrent par respect: la grand- mère. On se mit alors à parler turc, car elle n'entendait rien aux langues occidentales,—et ce qu'elle se souciait d'André Lhéry, cette aïeule! Sa robe brodée d'argent était de mode ancienne et un voile de Circassie enveloppait sa chevelure blanche. Entre elle et ses petites- filles, l'abîme d'incompréhension demeurait absolument insondable, et, pendant les repas, plus d'une fois lui arrivait-il de les scandaliser par l'habitude qu'elle avait conservée de manger le riz avec ses doigts comme les ancêtres,—ce que faisant, elle restait grande dame quand même, grande dame jusqu'au bout des ongles, et imposante à tous.

Donc, on s'était mis à parler turc, par déférence pour l'aïeule, et subitement le murmure des voix était devenu plus harmonieux, doux comme de la musique.

Parut maintenant une femme, svelte et ondoyante, qui arrivait du dehors, et ressemblait, bien entendu, à un fantôme tout noir. C'était Alimé Hanum, professeur agrégée de philosophie au lycée de jeunes filles fondé par Sa Majesté Impériale le Sultan; d'habitude elle venait trois fois par semaine enseigner à Mélek la littérature arabe et persane. Il va sans dire, pas de leçon aujourd'hui, veille de mariage, jour où les cervelles étaient à l'envers. Mais quand elle eut relevé son voile en cagoule et montré sa jolie figure grave, la conversation tomba sur les vieux poètes de l'Iran, et Mélek, devenue sérieuse, récita un passage du "Pays des roses", de Saadi.

Aucune trace d'odalisques, ni de narguilé, ni de confitures, dans ce harem de pacha, composé de la grand-mère, de la mère, des filles, et des nièces avec leurs institutrices.

Du reste, à part deux ou trois exceptions peut-être, tous les harems de Constantinople ressemblent à celui-ci: le harem de nos jours, c'est tout simplement la partie féminine d'une famille constituée comme chez nous,—et éduquée comme chez nous, sauf la claustration, sauf les voiles épais pour la rue, et l'impossibilité d'échanger une pensée avec un homme, s'il n'est le père, le mari, le frère, ou quelquefois par tolérance le cousin très proche avec qui l'on a joué étant enfant.

On avait recommencé de parler français et de discuter toilette quand une voix humaine, si limpide qu'on eût dit une voix céleste, tout à coup vibra dehors, comme tombant du haut de l'air:

l'Imam de la plus voisine mosquée appelait du haut du minaret les fidèles à la prière méridienne.

Alors la petite fiancée, se rappelant que sa grand-mère déjeunait à midi, s'échappa comme Cendrillon, avec mademoiselle Bonneau, encore plus effarée qu'elle à l'idée que la vieille dame pourrait attendre.

Les Désenchantées — Roman des harems Turcs contemporains

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