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ACTE PREMIER
DEUXIÈME TABLEAU

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La salle du trône, au palais de Nang-King, vue de biais. L'Impératrice et le trône, sur lequel elle est assise, se présentent de profil. Le petit Empereur est assis près d'elle. Le trône est surélevé de plusieurs marches; les filles d'honneur sont derrière l'Impératrice, tenant au bout de hampes les grands écrans de plumes. Les gardes du corps sont rangés sur les marches du trône et portent des encensoirs où fume de l'encens du Thibet. Tous les mandarins, tous les dignitaires et officiers sont rangés en ordre et debout. Au fond de la scène, à travers une colonnade, on aperçoit, sur des galeries extérieures, des instruments de musique, des musiciens et des choristes; on aperçoit aussi le palanquin à dragons d'or de l'Impératrice. Au dehors, des foules que l'on doit deviner et vaguement apercevoir. En face du trône, sur une estrade, des danseurs, costumés en guerriers et armés, se tiennent immobiles. Toute l'assistance est debout, sauf l'Impératrice et le petit Empereur son fils.

SCÈNE PREMIÈRE

LA FOULE, L'EMPEREUR TARTARE et PUITS-DES-BOIS, déguisés toujours, mais en grand costume. PRINCE-FIDÈLE

LA FOULE, cri chanté.

Dix mille années! Dix mille années!

Qu'il vive heureux notre roi!

Qu'il vive heureux et longtemps!

Dix mille années! Dix mille années!


La musique continue au fond de la scène.

L'EMPEREUR TARTARE, sur le devant de la scène, bas à Puits-des-Bois.

Ce vieux palais est infiniment plus joli que le mien, d'un art plus exquis et plus pur.

PUITS-DES-BOIS, bas aussi.

Notre art chinois, Sire, dans toute sa pureté ancienne.

L'EMPEREUR, souriant.

Vous êtes restés nos maîtres en toutes choses; auprès de vous, nous ne sommes toujours que des barbares, nous les conquérants et les envahisseurs… Que ce soit l'unique gloire de mon règne, de restaurer la noble tradition chinoise, en fusionnant nos deux peuples pour jamais…

PUITS-DES-BOIS

Ne parlons pas trop, ô mon bien-aimé maître; on nous observe… Et puis n'oubliez pas qu'il va falloir vous prosterner…

L'EMPEREUR

Devant Elle! Oh! cela me sera bien facile.

PUITS-DES-BOIS

Et votre discours, de grâce, faites-le tout à l'heure correct et banal… Le charme, qu'Elle semble exercer sur vous, déjà m'épouvante…

CHŒUR, chanté au fond de la scène.

Du haut du ciel tournez les yeux1,

Vers ce palais, ô mes aïeux!

Moi, votre fils, élu des dieux,

Je monte au trône glorieux.


Les danseurs exécutent trois évolutions de la danse rituelle dite: danse de la plume et de la flûte.

CHŒUR, chanté au fond de la scène.

Que votre esprit, votre valeur

Et vos vertus guident mon cœur!

Je triompherai du malheur

Et des méchants serai vainqueur.


Les danseurs évoluent encore trois fois.

CHŒUR, chanté au fond de la scène.

Sur l'étendard, dans le ciel pur,

Le dragon d'or baigne en l'azur,

Sous son abri, puissant et sûr,

Je ferai grand le temps futur!


Les danseurs exécutent les trois dernières évolutions.

Musique.

Le maître des cérémonies s'approche du garde des Sceaux, le salue et du geste l'invite à le suivre. Il le conduit à une table d'or placée au fond. Le garde des Sceaux, après avoir ployé le genou, prend sur cette table, posé dans un plateau, le grand sceau de l'Empire. Le maître des cérémonies le conduit jusqu'au pied du trône, puis se retire. Le garde des Sceaux ploie un genou et offre le sceau à Prince-Fidèle. Quand Prince-Fidèle l'a pris, le garde des Sceaux s'agenouille devant le trône, fait trois prosternements, se relève et se retire à reculons. Prince-Fidèle ploie un genou et élève à deux mains vers l'Impératrice le grand sceau d'or, puis il se relève.

La musique cesse.

PRINCE-FIDÈLE, à l'Impératrice.

Au nom de tous les princes ici assemblés, au nom du peuple fidèle et de l'armée prête à mourir pour la Dynastie Lumineuse, je présente à Votre Majesté le trésor sacré entre tous, le dépôt sans prix que vos ancêtres se sont transmis de génération en génération, le symbole de la Toute-Puissance, le grand Sceau de l'État. En vous le remettant, nous vous reconnaissons comme souveraine de l'Empire, pendant la minorité de votre fils bien-aimé. Acceptez le mandat du ciel avec recueillement et piété…

Deux filles d'honneur descendent les marches du trône, viennent prendre le plateau et vont le déposer sur une autre table toute proche de l'Impératrice.

PRINCE-FIDÈLE

O fille du Ciel, que nous jurons de fidèlement servir! Pour achever l'œuvre de vos ancêtres déifiés, n'oubliez jamais les dix préceptes, qui sont la règle de conduite des souverains. Tels qu'ils furent gravés, ici, dans le jade précieux, mon devoir est de vous les relire en ce jour et devant tous.

Lisant sur un bloc de jade qu'on lui présente.

Craindre le ciel.

Aimer le peuple.

Élever l'esprit.

Cultiver les sciences.

Honorer le mérite.

Écouter les conseils.

Diminuer les impôts.

Adoucir les lois.

Épargner le trésor

Fuir l'entraînement des sens.


En obéissant à ces commandements, on est assuré de suivre la voie droite; mais il faut s'y avancer sans distraction ni défaillance. O notre souveraine, soyez attentive et anxieuse, comme si, à toutes les heures de votre vie, vous portiez une coupe trop emplie d'eau, dont pas une goutte ne doit se perdre. Faites ainsi, alors votre œuvre sera juste et votre dynastie ne finira jamais…

TOUS

Dix mille années! Dix mille années!

L'orchestre joue. Prince-Fidèle s'agenouille, fait trois prosternements, se relève, puis retourne à sa place. La musique cesse, un grand silence s'établit, l'Impératrice se lève.

SCÈNE II

L'IMPÉRATRICE, LA FOULE

L'IMPÉRATRICE

Éclaire-moi, ô divine Raison! Esprits de mes ancêtres, descendez en mon esprit, soutenez ma faiblesse, fortifiez mon cœur!..

Ce sceptre, trop lourd encore pour les mains frêles de mon bien-aimé fils, mes mains de femme auront-elles la force de le porter assez haut?.. Du moins elles ne trembleront pas; elles le tiendront d'une étreinte constante, que la mort seule pourra desserrer. Et vous m'aiderez, tous, mes fidèles, vous m'aiderez de vos conseils, de vos sagesses et de vos courages.

Le nom indiqué par le Livre des Siècles pour le règne du dernier descendant de la Dynastie Lumineuse est: la Grande Concorde définitive. Mais qu'elle semble encore lointaine, hélas! cette concorde, annoncée depuis les vieux temps de notre histoire, et que nos cœurs meurtris appellent de tous leurs vœux! Au lieu de ce rêve de l'avenir, nous avons le présent terrible, l'incertitude, l'instabilité, la guerre! Et cet Empire dont vous me proclamez souveraine, il faudra, chaque jour, en refaire la conquête; lambeau par lambeau, l'arracher au ravisseur…

Oh! que de sang, depuis trois siècles! C'est un flot empourpré de sang, qui soutient le navire chargé de nos nobles espoirs!.. Il est ballotté, il fuit devant la tempête, ce navire aux flancs rougis, mais il ne peut pas faire naufrage, car il porte la justice et le droit; un jour, il jettera l'ancre dans le port pacifique, la Dynastie Lumineuse sera rétablie à jamais, – et tous nos morts, dont les débris jonchent la terre, dont les âmes emplissent au-dessus de nous les nuages, nos innombrables morts auront ainsi leur vengeance magnifique et recevront le prix de leur martyre.

Comme vous tous qui êtes ici, je voue ma vie à cette cause sacrée; mais il ne suffit pas de mourir sans regret, il faut combattre à outrance, nous défendre jusqu'au dernier souffle, afin que notre mort soit féconde.

Pour reconquérir notre patrie, pour briser le joug qui la déshonore, faisons notre cœur intrépide, notre âme implacable. Ni pitié, ni merci pour le Tartare; que jamais ne s'apaise notre héroïque colère, notre sainte haine!..

Envers tous les autres vivants, nous connaissons nos devoirs: bienveillance, compassion, charité. Quels que soient les hommes, d'où qu'ils viennent, du Midi, du Nord, de l'Occident avide, à tous ceux qui se diront amis, tendons des mains fraternelles, selon l'immémoriale tradition que, seuls, nos envahisseurs ont violée!

Je jure, devant vous, ô Mânes de mes ancêtres, et devant vous, ô mes sujets bien-aimés, je jure de veiller sévèrement sur moi-même, de m'appliquer à ne manquer à aucun de mes devoirs, d'être attentive et anxieuse comme si je portais entre mes mains une coupe trop remplie, dont l'eau ne doit pas être renversée; je jure d'affronter la tête haute les menaces de l'avenir, de subir avec résignation la destinée cruelle et de ne pas ciller des paupières même devant le glaive levé sur moi!

Elle se rassied sur le trône.

TOUS

Dix mille années! Dix mille années!

La musique reprend au fond de la scène. Sur un signe du maître des cérémonies, les mandarins quittent leurs places et viennent se ranger en plusieurs lignes au pied du trône.

DEUX HÉRAUTS

Agenouillez-vous!

D'AUTRES HÉRAUTS, sur les portes, répétant le même ordre à la foule qui est sur les terrasses et dans les cours

Agenouillez-vous!

Tous les mandarins s'agenouillent en même temps.

LES HÉRAUTS

Prosternez-vous!

LES HÉRAUTS DES PORTES

Prosternez-vous!

Tous les mandarins se prosternent par trois fois en approchant leur front du sol trois fois par chaque prosternement.

LES HÉRAUTS

Relevez-vous!

LES HÉRAUTS DES PORTES

Relevez-vous!

Tous les mandarins se relèvent et regagnent leur places.

UN HÉRAUT

Que le vice-roi du Sud, au nom de tous, réponde à Sa Majesté.

Le maître des cérémonies s'approche de l'Empereur tartare et le guide vers le trône. Le petit Empereur de Nang-King échange des signes avec l'Empereur tartare; il lui montre le dragon d'or, suspendu à son cou, tandis que l'Empereur tartare lui fait voir un coin du volant, caché sur sa poitrine. L'Impératrice, surprise, interroge son fils du regard. L'enfant sourit mystérieusement, et se presse contre elle. L'Empereur tartare contemple d'abord l'Impératrice, puis, lentement se prosterne. Il se relève. La musique cesse.

L'EMPEREUR

O divine Majesté! Moi, votre esclave, et en ce moment l'un des premiers dignitaires de votre cour, pourquoi donc suis-je si peu de chose? Pourquoi est-elle stérile, ma volonté fervente de créer sous vos pas une route unie et triomphale?.. Oh! devant mon impuissance à dompter le sort menaçant, quel tumulte de désirs et de colère bouleverse mon âme!..

Et pourtant, voici que le céleste rayonnement de votre présence m'illumine et m'inspire. Une lumière éclatante, qui émane de Votre Majesté, semble traverser les nuages des horizons, percer les ténèbres … et je vous vois, là-bas, dans la grande ville des Tsins!.. je vous vois assise et toute-puissante, sur le trône même de l'Empereur tartare; l'immense empire, indivis et calmé, étendu sous vos pieds comme un tapis de gloire!..

Non, la destinée ne pourra pas vous être cruelle; devant votre personne sacrée, ses armes se briseront. Pour certains êtres, à ce point supérieurs au niveau commun, les lois du ciel et du monde ne semblent-elles pas toujours fléchir?.. Souvenez-vous de cette favorite, si belle, qui jadis subjugua l'un des souverains vos aïeux: quand vint le jour où, déchue de la faveur impériale, elle fut livrée aux bourreaux, tranquille, elle les regarda, et dès qu'ils brandirent leurs sabres, pour toute défense elle sourit. Alors, ils jetèrent leurs armes à ses pieds, car aucun ne se sentit le courage d'éteindre ce radieux sourire.

1

Ces vers qui ont la longueur voulue pour être chantés avec la musique traditionnelle, sont une traduction de l'hymne chinois.

La fille du ciel

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