Читать книгу Les derniers jours de Pékin - Pierre Loti, Pierre Loti - Страница 10

Pierre Loti
LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN
III. VERS PÉKIN
VII. A la légation de France

Оглавление

Nous voici arrivés à ces portes, doubles, triples, profondes comme des tunnels et se contournant dans l’épaisseur des puissantes maçonneries; portes surmontées de donjons à meurtrières qui ont chacun cinq étages de hauteur sous d’étranges toitures courbes, de donjons extravagants qui sont des choses colossales et noires, au-dessus de l’enceinte noire des murailles.

Les pieds de nos chevaux s’enfoncent de plus en plus et disparaissent dans la poussière couleur de charbon, qui est ici aveuglante, souveraine partout, en l’air autant que sur le sol, malgré la petite pluie ou les flocons de neige dont nous avons le visage tout le temps cinglé.

Et, sans bruit, comme si nous marchions parmi des ouates ou des feutres, passant sous les énormes voûtes, nous entrons dans le pays des décombres et de la cendre…

Quelques mendiants dépenaillés, dans des coins, assis à grelotter sous des guenilles bleues; quelques chiens mangeurs de cadavres, comme ceux dont nous avions déjà fait la connaissance en route, – et c’est tout. Silence et solitude au dedans de ces murs comme au dehors. Rien que des éboulements, des ruines et des ruines.

Pays des décombres et de la cendre; surtout pays des petites briques grises, des petites briques pareilles, éparses en myriades innombrables, sur l’emplacement des maisons détruites ou sur le pavé de ce qui fut les rues.

Les petites briques grises, c’est avec ces matériaux seuls que Pékin était bâti, – ville aux maisonnettes basses revêtues de dentelles en bois doré, ville qui ne devait laisser qu’un champ de mièvres débris, après le passage du feu et de la mitraille émiettant toutes ces vieilleries légères.

Nous l’avons du reste abordée, cette ville, par l’un des coins sur lesquels on s’est le plus longtemps acharné: le quartier tartare, qui contenait les légations européennes.

De longues voies droites sont encore tracées dans ce labyrinthe infini de petites ruines, et devant nous tout est gris ou noir; aux grisailles sombres des briques éboulées s’ajoute la teinte monotone des lendemains d’incendie, la tristesse des cendres et la tristesse des charbons.

Parfois, en travers du chemin, elles s’arrangent en obstacle, ces lassantes petites briques, – et ce sont les restes de barricades où l’on s’est longuement battu.

Après quelques centaines de mètres, nous entrons dans la rue de ces légations qui viennent de fixer, durant des mois, l’anxieuse attention du monde entier.

Tout y est en ruine, il va sans dire; mais des pavillons européens flottent sur les moindres pans de mur, et nous retrouvons soudainement ici, au sortir de ruelles solitaires, une animation comme à Tien-Tsin, un continuel va-et-vient d’officiers et de soldats, une étonnante bigarrure d’uniformes.

Déployé sur le ciel d’hiver, un grand pavillon de France marque l’entrée de ce qui fut notre légation; deux monstres en marbre blanc, ainsi qu’il est d’étiquette devant tous les palais de la Chine, sont accroupis au seuil, et des soldats de chez nous gardent cette porte – que je franchis avec recueillement au souvenir des héroïsmes qui l’ont défendue.


* * * * *

Nous mettons enfin pied à terre parmi des monceaux de débris, sur une sorte de petite place intérieure où les rafales s’engouffrent, près d’une chapelle et à l’entrée d’un jardin dont les arbres s’effeuillent au vent glacé. Les murs autour de nous sont tellement percés de balles que l’on dirait presque un amusement, une gageure: ils ressemblent à des cribles. Là-bas, sur notre droite, ce tumulus de décombres, c’est la légation proprement dite, anéantie par l’explosion d’une mine chinoise. Et à notre gauche il y a la maison du chancelier, où s’étaient réfugiés pendant le siège les braves défenseurs du lieu, parce qu’elle semblait moins exposée; c’est là qu’on m’a offert de me recueillir; elle n’est pas détruite, mais tout y est sens dessus dessous, bien entendu, comme un lendemain de bataille; et, dans la chambre où je coucherai, les plâtriers travaillent encore à refaire les murs, qui ne seront finis que ce soir.

Maintenant on me conduit, en pèlerinage d’arrivée, dans le jardin où dorment, ensevelis à la hâte, sous des grêles de balles, ceux de nos matelots qui tombèrent à ce champ d’honneur. Point de verdures ici, ni de plantes fleuries; un sol grisâtre, piétiné par les combattants, émietté par la sécheresse et le froid. Des arbres sans feuilles, dont la mitraille a déchiqueté les branches. Et, sur tout cela, un ciel bas et lugubre, où des flocons de neige passent en cinglant.

Il faut se découvrir dès l’entrée de ce jardin, car on ne sait pas sur qui l’on marche; les places, qui seront marquées bientôt, je n’en doute pas, n’ont pu l’être encore, et on n’est pas sûr, lorsqu’on se promène, de n’avoir pas sous les pieds quelqu’un de ces morts qui mériteraient tant de couronnes.

Dans cette maison du chancelier, épargnée un peu par miracle, les assiégés habitaient pêle-mêle, et dormaient par terre, diminués de jour en jour par les balles, vivant sous la menace pressante de la mort.

Au début – mais leur nombre, hélas! diminua vite, – ils étaient là une soixantaine de matelots français et une vingtaine de matelots autrichiens, se faisant tuer côte à côte et d’une allure également magnifique. A eux s’étaient joints quelques volontaires français, qui faisaient le coup de feu dans leurs rangs, sur les barricades ou sur les toits, et deux étrangers, M. et madame de Rosthorn, de la légation d’Autriche. Les officiers de chez nous qui commandaient la défense étaient le lieutenant de vaisseau Darcy et l’aspirant Herber, qui dort aujourd’hui dans la terre du jardin, frappé d’une balle en plein front.

L’horreur de ce siège, c’est qu’il n’y avait à attendre des assiégeants aucune pitié; si, à bout de forces et à bout de vivres, on venait à se rendre, c’était la mort, et la mort avec d’atroces raffinements chinois pour prolonger des paroxysmes de souffrance.

Aucun espoir non plus de s’évader par quelque sortie suprême: on était au milieu du grouillement d’une ville; on était enclavé dans un dédale de petites bâtisses sournoises abritant une fourmilière d’ennemis, et, pour emprisonner plus encore, on sentait autour de soi, emmurant le tout, le colossal rempart noir de Pékin.

C’était pendant la période torride de l’été chinois; le plus souvent, il fallait se battre quand on mourait de soif, quand on était aveuglé de poussière, sous un soleil aussi destructeur que les balles, et dans l’incessante et fade infection des cadavres.

Cependant une femme était là avec eux, charmante et jeune, cette Autrichienne, à qui il faudrait donner une de nos plus belles croix françaises. Seule au milieu de ces hommes en détresse, elle gardait son inaltérable gaieté de bon aloi; elle soignait les blessés, préparait de ses propres mains le repas des matelots malades, – et puis s’en allait charrier des briques et du sable pour les barricades, ou bien faire le guet du haut des toits.


* * * * *

Autour des assiégés, le cercle se resserrait de jour en jour, à mesure que leurs rangs s’éclaircissaient et que la terre du jardin s’emplissait de morts; ils perdaient du terrain pied à pied, disputant à l’ennemi, qui était légion, le moindre pan de mur, le moindre tas de briques.

Et quand on les voit, leurs petites barricades de rien du tout, faites en hâte la nuit, et que cinq ou six matelots réussissaient à défendre (cinq ou six, vers la fin c’était le plus qu’on pouvait fournir), il semble vraiment qu’à tout cela un peu de surnaturel se soit mêlé. Quand, avec l’un des défenseurs du lieu, je me promène dans ce jardin, sous le ciel sombre, et qu’il me dit: «Là, au pied de ce petit, mur, nous les avons tenus tant de jours… Là, devant cette petite barricade, nous avons résisté une semaine», cela paraît un conte héroïque et merveilleux.

Oh! leur dernier retranchement! C’est tout à côté de la maison, un fossé creusé fiévreusement à tâtons dans l’espace d’une nuit, et, sur la berge, quelques pauvres sacs pleins de terre et de sable: tout ce qu’ils avaient pour barrer le passage aux tortionnaires, qui leur grimaçaient la mort, à six mètres à peine, au-dessus d’un pan de mur.

Ensuite vient le «cimetière», c’est-à-dire le coin de jardin qu’ils avaient adopté pour y grouper leurs morts, – avant les jours plus affreux où il fallait les enfouir çà ou là, en cachant bien la place, de peur qu’on ne vînt les violer, comme c’est ici l’atroce coutume. Un lamentable petit cimetière, au sol foulé et écrasé dans les combats à bout portant, aux arbustes fracassés, hachés par la mitraille. On y enterrait sous le feu des Chinois, et un vieux prêtre à barbe blanche, – devenu depuis un martyr dont la tête fut traînée dans les ruisseaux, – y disait tranquillement les prières devant les fosses, malgré tout ce qui sifflait dans l’air autour de lui, tout ce qui fouettait et cassait les branches.

Vers les derniers jours, leur cimetière, tant ils avaient perdu de terrain peu à peu, était devenu la «zone contestée», et ils tremblaient pour leurs morts; les ennemis s’étaient avancés jusqu’à la bordure; on se regardait et on se tuait de tout près, par-dessus le sommeil de ces braves, si hâtivement couchés dans la terre. S’ils avaient franchi ce cimetière, les Chinois, et escaladé le frêle petit retranchement suprême, en sacs de sable, en gravier dans des rideaux cousus, alors, pour tous ceux qui restaient là, c’était l’horrible torture au milieu des musiques et des rires, l’horrible dépeçage, les ongles d’abord arrachés, les pieds tenaillés, les entrailles mises dehors, et la tête ensuite, au bout d’un bâton, promenée par les rues.

On les attaquait de tous les côtés et par tous les moyens, souvent aux heures les plus imprévues de la nuit. Et c’était presque toujours avec des cris, avec des fracas soudains de trompes et de tam-tams. Autour d’eux, des milliers d’hommes à la fois venaient hurler à la mort, – et il faut avoir entendu des hurlements de Chinois pour imaginer ces voix-là, dont le timbre seul vous glace. Ou bien des gongs assemblés sous les murs leur faisaient un vacarme de grand orage.

Parfois, d’un trou subitement ouvert dans une maison voisine, sortait sans bruit et s’allongeait, comme une chose de mauvais rêve, une perche de vingt ou trente pieds, avec du feu au bout, de l’étoupe et du pétrole enflammés, et cela venait s’appuyer contre les charpentes de leurs toits, pour sournoisement les incendier. C’est ainsi du reste qu’une nuit furent brûlée les écuries de la légation.

On les attaquait aussi par en dessous; ils entendaient des coups sourds frappés dans la terre et comprenaient qu’on les minait, que les tortionnaires allaient surgir du sol, ou bien encore les faire sauter. Et il fallait, coûte que coûte, creuser aussi, tenter d’établir des contremines pour conjurer ce péril souterrain. Un jour cependant, vers midi, en deux terribles détonations qui soulevèrent des trombes de plâtras et de poussière, la légation de France sauta, ensevelissant à demi sous ses décombres le lieutenant de vaisseau qui commandait la défense et un groupe de ses marins. – Mais ce ne fut point la fin encore; ils sortirent de cette cendre et de ces pierres qui les couvraient jusqu’aux épaules, ils sortirent excepté deux, deux braves matelots qui ne reparurent plus, et la lutte fut continuée, presque désespérément, dans des conditions toujours plus effroyables.


* * * * *

Elle restait là quand même, la gentille étrangère, qui aurait si bien pu s’abriter ailleurs, à la légation d’Angleterre par exemple, où s’étaient réfugiés la plupart des ministres avec leurs familles; au moins les balles n’y arrivaient pas, on y était au centre même du quartier défendu par quelques poignées de braves et on s’y sentait en sécurité tant que les barricades tiendraient encore. Mais non, elle restait là, et continuait son rôle admirable, en ce point brûlant qu’était la légation de France, – point qui représentait d’ailleurs la clef, la pierre d’angle de tout le quadrilatère européen, et dont la perte eut amené le désastre général.

Une fois, ils virent, avec leurs longues-vues, afficher un édit de l’Impératrice, en grandes lettres sur papier rouge, ordonnant de cesser le feu contre les étrangers. (Ce qu’ils ne virent pas, c’est que les hommes chargés de l’affichage étaient écharpés par la foule.) Une sorte d’accalmie, d’armistice s’ensuivit quand même, on les attaqua avec moins de violence.

Ils voyaient aussi des incendies partout, ils entendaient des fusillades entre Chinois, des canonnades et de longs cris; des quartiers entiers flambaient; on s’entre-tuait autour d’eux dans la ville fermée; des rages y fermentaient comme en un pandémonium, – et on suffoquait à présent, on étouffait à respirer l’odeur des cadavres.

Des espions venaient parfois leur vendre des renseignements, toujours faux d’ailleurs et contradictoires, sur cette armée de secours, qu’ils attendaient d’heure en heure avec une croissante angoisse. On leur disait: «Elle est ici, elle est là, elle avance.» Ou bien: «Elle a été battue et elle recule.» Et toujours elle persistait à ne point paraître.

Que faisait donc l’Europe? Est-ce qu’on les abandonnait? Ils continuaient de se détendre, presque sans espérance, si diminués maintenant, et dans un espace si restreint! Ils se sentaient comme enserrés chaque jour davantage par la torture chinoise et l’horrible mort.

Les choses essentielles commençaient à manquer. Il fallait économiser sur tout, en particulier sur les balles; d’ailleurs, on devenait des sauvages, – et, quand on capturait des Boxers, des incendiaires, au lieu de les fusiller, on leur fracassait le crâne à bout portant avec un revolver.

Un jour, enfin, leurs oreilles, toujours tendues au bruit des batailles extérieures, perçurent une canonnade continue, sourde et profonde, en dehors de ces grands remparts noirs dont ils apercevaient au loin les créneaux, au-dessus de tout, et qui les enfermaient comme dans un cercle dantesque: on bombardait Pékin!… Ce ne pouvait être que les armées d’Europe, venues à leur secours!

Cependant une dernière épouvante troublait encore leur joie. Est-ce qu’on n’allait pas tenter contre eux un suprême assaut pour les anéantir avant l’entrée des troupes alliées?

En effet, on les attaqua furieusement, et cette journée finale, cette veille de la délivrance coûta encore la vie à un de nos officiers, le capitaine Labrousse, qui alla rejoindre le commandant de nos amis autrichiens dans le glorieux petit cimetière de la légation. Mais ils résistèrent… Et, tout à coup, plus personne autour d’eux, plus une tête de Chinois sur les barricades ennemies; le vide et le silence dans leurs abords dévastés: les Boxers étaient en fuite, et les alliés entraient dans la ville!…


* * * * *

Ce premier soir de mon arrivée à Pékin est triste comme les soirs de la route, mais plus banalement triste, avec plus d’ennui. Les ouvriers viennent de finir les murs de ma chambre; les plâtres frais y répandent leur humidité ruisselante, on y a froid jusqu’aux os, et comme il n’y a rien là dedans, mon serviteur étend par terre mon étroit matelas de la jonque, puis se met en devoir d’organiser une table avec de vieilles caisses. Mes hôtes ont la bonté aussi de me faire monter à la hâte et allumer un poêle à charbon, – et voici que cela achève d’évoquer pour moi un rêve de misère européenne, dans quelque taudis de faubourg… Comment soupçonner que l’on est en Chine, ici, et à Pékin, tout près des enceintes mystérieuses, des palais pleins de merveilles?…

Quant au ministre de France, que j’ai besoin de voir pour lui faire les communications de l’amiral, j’apprends qu’il est allé, n’ayant plus de toit, demander asile à la légation d’Espagne; de plus, qu’il a la fièvre typhoïde – épidémique à cause de l’eau partout empoisonnée – et que personne en ce moment ne peut lui parler. Mon séjour dans ce gîte mouillé menace de se prolonger plus que je ne pensais. Et mélancoliquement, à travers les vitres que des buées ternissent, je regarde, dans une cour pleine de meubles brisés, tomber le crépuscule et la neige…

Qui m’eût dit que demain, par un revirement imprévu de fortune, je dormirais sur les matelas dorés d’un grand lit impérial, au milieu de la Ville interdite, dans la féerie très étrange?…

Les derniers jours de Pékin

Подняться наверх