Читать книгу Les Nuits chaudes du Cap français - Rebell Hugues - Страница 6
JOURNAL D'UNE DAME CRÉOLE
ОглавлениеLe Cap français, mai 1791.
J'ai allumé tous les flambeaux, puis je me suis mise à écrire sur mon lit, après avoir fermé le moustiquaire. J'aurai moins peur à présent.
La nuit m'a semblé si brusque! Oh! je me rappellerai toujours cette sortie de l'église, ce jour décoloré, cette allée d'acajous dont le feuillage m'apparut terne et flétri. Il soufflait un vent frais, et j'ai respiré, sous le porche, une odeur exquise, la même odeur que Mme Du Plantier, l'autre soir, m'a fait respirer sur son corsage. On eût dit que la traîne de sa robe s'était longuement attardée sur ce seuil. Eh bien! je me sentais oppressée comme par un air brûlant, corrompu. Et, lorsque le soleil est tombé dans la mer, que l'obscurité nous a envahis, j'ai cru que mon châtiment était venu et que j'allais, à ce moment même, cesser de vivre. Mon Dieu! avant de m'appeler, laissez-moi du moins m'expliquer avec vous, entendez ma confession. Epargnez-moi si je n'ai pas tout dit à votre ministre: je ne le pouvais pas!
Je m'étais bien promis ce matin de ne rien cacher; puis Mme de Létang m'a invitée à dîner. J'ai accepté pour m'étourdir, vous le savez: j'étais si malheureuse. Est-ce cette liqueur, ce tafia au muguet qu'elle m'a servi à la fin du repas, qui m'a grisée? mais, lorsque plus tard, au confessionnal, l'abbé de la Pouyade m'a demandé d'une voix un peu surprise, inquiète même: «Est-ce tout?» j'ai répondu «oui» sans hésitation. Je crois bien que je n'ai pas menti. Si coupable que je sois, du moins ma confession n'a-t-elle pas été sacrilège! C'est seulement après avoir quitté M. de la Pouyade que j'ai retrouvé avec terreur mon péché, que je l'ai senti autour de moi qui m'étreignait, qui m'étouffait. Ah! pourquoi l'abbé n'a-t-il pas insisté, ne m'a t-il pas pressée de questions? Je n'aurais pas cette charge horrible sur la conscience!
Il paraît que j'ai crié tout à l'heure, comme une suppliciée; je me voyais damnée; dans mon désespoir, j'avais jeté mes papiers, je me roulais sur mon lit et je mordais les draps. J'ai été bien surprise de voir tout à coup la bonne figure un peu pleine et réjouie de M. de Montouroy, cette forte moustache qui ombrage ses lèvres narquoises. Bien qu'il ne soit pas méchant, cet homme me gêne toujours un peu. Gras d'une graisse sans couleur, avec son teint noir, il ressemble à sa mère qui est de Séville: il a, comme elle, une trivialité de gestes, une façon bruyante de rire et de parler qui manquent tout à fait d'élégance. Il venait d'entr'ouvrir les rideaux et d'écarter le moustiquaire. Je me suis retournée et relevée un peu lourdement et puis, au milieu de ma peine, j'ai ri, parce que ma chemise, dans les mouvements que j'avais faits, s'était un peu trop troussée et que Montouroy, en entrant, avait dû découvrir une drôle de figure.
—Vous me devez un cierge, Rose, m'a-t-il dit. (Il est familier avec moi à la façon des Espagnols, et puis nous sommes un peu parents.)
—Pour m'avoir surprise au lit?
—Pour vous avoir empêchée de brûler. Sans moi vous flambiez comme un champ de cannes. Le bas de vos rideaux était déjà en feu.
Je vis en effet le bord du moustiquaire tout noirci et rongé. Je tremblai à l'idée du danger que je venais de courir, et puis je riais de ma frayeur, parce qu'à présent j'étais en sûreté.
—Vous ne vous aperceviez de rien?
—Non. Je sentais bien un peu le roussi; seulement dans mon rêve je me croyais en enfer: c'était de circonstance. Mais, comment étiez-vous encore ici?
—Je suis resté pour elle, Rose. (Ici sa voix est devenue grave comme pour un reproche.) Ne vous souvenez-vous plus de votre promesse? Ne deviez-vous pas lui parler ce soir?
Il venait aussitôt de me rappeler, sans qu'il s'en doutât, l'opprobre de mon existence, en me parlant de cette jeune fille qu'un crime a conduite chez moi et à laquelle j'ai pris tout son luxe, tout son bien-être, toute sa liberté!...
Ah! qu'ai-je écrit? Moi, qui passe pour la plus pieuse, la plus charitable des femmes! Tant pis, j'avais besoin de me confesser. Et puis personne ne verra ce cahier, que moi—et Dieu.
—Si, mon ami, ai-je répondu, si, je me souviens bien, mais pour parler de vous à Antoinette, il fallait trouver une occasion. Vous savez que les jeunes filles sont capricieuses. Il suffit que je vous présente pour qu'elle ne vous trouve pas de son goût. Venez souvent à la maison, faites-lui votre cour. Je vous y autorise. Et vous verrez ce qu'elle pense de vous. Je vous promets de faire tout pour la décider à une union que je souhaite de mon côté très vivement, je vous assure. Mais je ne me crois pas le droit de la lui imposer.
—Merci, Rose. Seulement si elle songe à moi, sachez lui faire un bel éloge de votre serviteur.
—Je n'y manquerai pas. A présent sauvez-vous, mon cher Jacques. Si quelque esclave vous apercevait, dès demain on dirait dans toute la ville... vous savez quoi!
—Personne ne m'a vu ni ne me verra. Je sais marcher discrètement. A propos, vous avez toujours cette Zinga?
—Mais oui!
—Cette horrible négresse?
—Pourquoi horrible? elle est plutôt jolie, cette enfant.
—Je n'aime pas ses yeux. J'y lis la haine, la cruauté, le goût du mal, et puis...
—Et puis quoi? Dites, Jacques, dites vite. Je veux savoir!
Je lui avais saisi les bras, m'avançant toute vers lui, haletant contre sa poitrine, mais il se dégagea légèrement, et me saluant avec un sourire:
—Une autre fois! Vous savez bien qu'il est trop tard ce soir pour que je vous parle longtemps. On dirait dans toute la ville...
—Méchant! lui criai-je comme il sortait de la chambre.
Que lui a-t-on raconté sur la négresse? Est-ce qu'il saurait quelque chose de nos conventions atroces? Non, car il ne viendrait plus ici. Je lui ferais peur. Sa visite doit plutôt me rassurer. Et puisque je l'ai à ma disposition, ce jeune homme, je dois me servir de lui. C'est même étrange que je n'y aie pas songé plus tôt. Qu'il épouse Antoinette, oui! qu'il l'emmène et me délivre pour toujours de cette enfant dont la vue même m'est un remords. Absente, je ne penserai plus à elle, je n'aurai plus souvenir des événements qui l'ont conduite dans ma maison; je ne redouterai plus que les indiscrétions, les colères de Zinga lui révèlent le passé et me dénoncent à toute la ville. Je finirai par croire, comme tout le monde, à ma charité. Je serai, à mes yeux mêmes, «la bonne Madame Gourgueil».
Mais aux yeux de Dieu?...
Et si Dieu n'existait pas?... Mme du Plantier est athée; le docteur Chiron aussi. Ce sont des êtres intelligents pourtant, aussi intelligents que moi, et beaucoup plus instruits. Peut-être ma croyance vient-elle de mon éducation, et de cette bête de tante qui me faisait tout le jour, quand j'étais fillette, ânonner le catéchisme... A Paris il y a, paraît-il, de grands esprits qui ne croient pas.
Dans cette nuit chaude, c'est en vain que j'essaie de m'assoupir. A chaque instant des idées surgissent en moi; il faut que je reprenne mon cahier, ma plume, et que j'écrive comme pour soulager mon esprit en feu.
Le vrai soulagement sans doute serait de parler à Antoinette. Si, enfin, je savais ce qu'elle pense de Montouroy? si j'avais la certitude qu'elle est prête à l'épouser. Elle partirait avec lui pour Saint-Domingue; peut-être même le couple quitterait-il l'île; je ne la verrais plus.
Un désir de causer avec elle dès à présent m'a saisie. Il m'a semblé que le calme et la fraîcheur de la nuit seraient plus propices à notre entretien que le jour. Puis les esclaves dorment. Zinga elle-même s'est assoupie. Je l'entends ronfler à côté. Je ne verrai pas devant nous son sourire railleur; elle ne soupçonnera rien; elle ne s'avisera donc pas de m'adresser des reproches pour faire acte d'autorité.
Je me suis levée; et, sans prendre la peine de me vêtir, j'ai traversé le corridor, je suis allée avec un flambeau jusqu'à la chambre d'Antoinette, j'ai écarté la portière: Antoinette dort aussi elle, doucement. C'est à peine si je perçois son souffle. J'ai été surprise. D'ordinaire elle se couche moins tôt. Je crains de l'éveiller. Elle est si tranquille! Pourquoi troubler cette âme d'un amour auquel elle ne songe pas encore? Son enfance lui est légère; elle s'y attarde, dirait-on, avec délices. C'est vrai. Cependant l'image d'un jeune amant pourrait bien la ravir aussi. Et puis qu'importe qu'elle aime ou qu'elle reste innocente! J'ai besoin, moi, qu'elle se marie; il faut que je sache son opinion sur Montouroy. Elle l'aime peut-être. Et si elle ne l'aime pas, elle l'épousera tout de même. Pourtant je ne voudrais pas avoir trop l'air de la contraindre.
Je suis entrée dans la chambre; je me suis approchée du lit. Comme sa bouche large, charnue, entr'ouverte, comme ses paupières aux longs cils, bien arrondies et baissées, lui donnent de grâce! Le jour, quand elle laisse voir son regard, elle trahit moins sa pensée que dans ce sommeil ingénu et souriant. Un peu de feu anime son teint; ses cheveux châtains, aux touffes opulentes, sont répandus ici et là sur l'oreiller; de ses pieds unis, elle foule les draps rejetés au bas du lit, et, comme pour corriger ce désordre, son bras, d'un geste pudique, ramène la chemise sur son sein.
Jamais je n'aurais soupçonné qu'elle pût être aussi jolie. J'ai eu soudain pitié d'elle. Quelle destinée atroce m'a livré cette malheureuse enfant!
Mais, dominant une émotion si nuisible à mes intérêts, j'ai hâté le réveil d'Antoinette, en levant l'abat-jour du flambeau. A la clarté subite qui tombait sur son visage, elle a ouvert les yeux, et, tout de suite, elle a fait une moue gentille, une moue d'enfant volontaire qui se révolte contre une pénitence.
—Je ne veux pas qu'on m'agace comme ça! s'est-elle écriée, puis en me reconnaissant: Ah! c'est vous, madame!...
Elle avait cru que c'était une esclave qui était entrée.
—Je venais voir si vous dormiez, ma chère enfant.
—Oh! oui... et bien! il faisait si plaisant là-bas!
—Dans vos songes? A quoi rêviez-vous donc?
—Je ne sais pas... Mais je me sentais bien heureuse.
Et elle s'étirait, se retournait voluptueusement comme pour saisir, effleurer encore ce bon sommeil qui s'enfuyait, tendant vers moi toute la cambrure déjà robuste de ses reins, insouciante, dans l'effarement du réveil, de ce qu'elle pouvait me montrer de ses grâces secrètes.
—Ma chérie, lui dis-je, j'aurais désiré vous parler de choses sérieuses. Je pensais que ce soir, comme d'habitude, vous profiteriez de la fraîcheur pour travailler à vos dentelles. Le moment me paraissait convenable pour causer avec vous. Nous n'aurions pas eu à craindre les visites ni les nègres. Mais puisque vous êtes couchée, je me retire.
Elle parut troublée de mes paroles: une rougeur soudaine vint colorer son front, et ce fut d'une voix un peu tremblante qu'elle dit:
—Restez, madame, je n'ai plus envie de dormir.
Je savais bien qu'elle insisterait. Je m'assis au bord de son lit, tout près d'elle.
—Vous avez vu aujourd'hui M. de Montouroy?...
A ces paroles, Antoinette fut encore plus émue; elle mit presque de la colère à me répondre:
—Oui, il a été ridicule comme toujours.
—Ridicule! m'écriai-je, est-ce donc ridicule de vous trouver aimable, de se plaire auprès de vous?
—Ah! il me trouve aimable! fit-elle en riant d'un rire forcé. Et moi je le trouve simplement insupportable.
—Ne vous conduisez pas en fillette, continuai-je d'un ton sévère; je vous rappelle que M. de Montouroy est mon parent, que je le reçois chez moi: vous lui devez des égards. J'avouerai que j'avais des vues sur lui: M. de Montouroy n'est pas un vieillard; c'est un brillant gentilhomme.
—Un fat! dit Antoinette à demi-voix, et en haussant les épaules.
J'étais irritée; je répliquai vivement:
—Vous répétez un mot d'Agathe; maintenant vous jugez tout le monde d'après les impressions de votre amie.
Agathe de Létang est une de ces enfants dont l'aveugle tendresse d'une mère fait des révoltées, des envieuses ou des despotes. Habituées au plaisir comme à leur esclave, elles voudraient que tout pliât sous leurs caprices, jusqu'à la nature, jusqu'à l'existence. Agathe ne s'explique pas que Montouroy ait pu, au dernier bal de Mme Du Plantier, la faire danser toute une nuit sans aussitôt s'éprendre d'amour pour elle. A présent, auprès de toutes ses amies, elle essaie de le rendre odieux. Je pensais bien qu'aux yeux d'Antoinette, cette aversion d'une camarade était le principal désavantage de Montouroy.
Cependant Antoinette me répondit:
—Personne ne m'a jamais parlé de M. de Montouroy, madame.
—Alors qu'avez-vous contre lui?
—Il me déplaît.
—Antoinette, lui dis-je, je veux vous parler ce soir comme l'aurait fait votre pauvre mère. Il ne s'agit pas d'une fantaisie enfantine, mais de votre avenir. Vous devez déjà y songer. Que deviendrez-vous sans fortune? Vous savez que mon affection pour vous, qui est très grande, ne correspond malheureusement pas à mes ressources d'argent, d'une médiocrité telle, que c'est à peine si j'ai pu vous venir en aide jusqu'ici, et que j'ignore même si plus tard j'en aurai les moyens.
Je lui mentais avec tranquillité. Mon Dieu, pardonnez-moi! Si je fus criminelle autrefois je suis aujourd'hui décidée au bien. Peut-être de tout le mal que j'ai fait, naîtra-t-il une bonne action. Je ne puis oublier mes intérêts, je le confesse, du moins ai-je le désir d'être utile à cette enfant.
Antoinette ne perdait aucune de mes paroles comme si chaque mot, tombé de mes lèvres, devait la perdre ou la sauver; les battements précipités de son cœur soulevaient son sein dont l'éclat et la plénitude se révélaient à moi pour la première fois. Touchée d'une soumission si attentive, je continuai de la sorte:
—Mon enfant, je vous prie, ne vous fiez pas à une impression qui ne peut durer. Dès que vous connaîtrez M. de Montouroy, soyez-en sûre, vous l'estimerez. Il possède ces sérieuses qualités d'esprit sans lesquelles il n'est point d'homme; il a la jeunesse, la race, la fortune, que demander de plus? J'ai donc pensé, et justement je crois, que personne, mieux que lui, ne saurait vous rendre heureuse.
Je n'achevais pas, qu'Antoinette se cachait la tête dans l'oreiller et éclatait en sanglots. Je voulus la prendre contre moi et essuyer ses larmes, mais elle se refusait à mes consolations et gémissait plus fort, la face collée contre son lit. Lorsque j'essayais de l'attirer, elle me repoussait avec violence.
L'écrirai-je? Au milieu des larmes qui donnaient à son teint plus de lustre et de chaleur, elle était si belle, que je m'en voulais de mes propositions, tout en bénissant le chagrin qui me l'avait découverte. Je la regardais: elle était déjà femme par les proportions de son corps, et pourtant elle conservait dans son visage gras, où les traits se dessinaient à peine, le charme d'enveloppement et la splendeur pulpeuse de l'enfance. La chair, dans sa blanche nudité ou sous les plis de la chemise, formait des courbes audacieuses, ou s'effaçait en des lignes d'une mollesse et d'une modestie adorables. Pour moi je ne me rassasiais pas de contempler cet épanouissement vaste, ni ces flexibles souplesses.
Alors j'ai ressenti ce que je n'avais jamais éprouvé pour elle, pour personne. Je l'ai vraiment aimée comme ma fille, avec une tendresse jalouse qui ne souffre point de partage. Montouroy m'a paru absurde, et mon désir de l'unir à cette enfant, plus absurde encore. Je me suis dit qu'il fallait garder pour moi des grâces si précieuses. Ne serait-ce pas un sacrilège de confier cette enfant naïve, délicate, à un homme que je connais en réalité si mal. Car enfin, qu'il soit mon parent, que je le croie un honnête garçon, je n'en ignore pas moins son véritable caractère. Les hommes savent si bien se déguiser jusqu'au mariage! Je suis sûre seulement que c'est un brutal. Il suffit, pour s'en convaincre, de l'entendre marcher, de le voir prendre un objet quelconque avec ses grosses mains. Mon flair de femme ne s'y trompe pas. Et j'allais lui confier Antoinette! Ne serait-elle pas infiniment malheureuse avec lui? D'ailleurs ne serait-elle pas malheureuse avec tout homme! Elle est si jeune; elle n'est pas en âge d'être sacrifiée.
Quelle plénitude de joie je ressens à la pensée que nous pourrons sans doute vivre ensemble, confondre nos existences et qu'ainsi une partie du mal que je lui ai fait autrefois sera réparé, puisque mon bien sera son bien, qu'elle vivra de sa, de ma fortune, comme je vivrai de son plaisir.
Dites, mon Dieu! que vous le permettez!
Elle pleurait toujours. Je me suis agenouillée sur son lit, courbée vers elle, et effleurant son visage dans un baiser:
—Chère petite sotte, lui ai-je dit, croyez-vous que je parlais sérieusement? C'était une épreuve, voilà tout. Je voulais voir si vous teniez un peu à moi ou si vous désiriez quitter la maison.
—Oh! madame.
—Vous m'aimez donc un peu?
—Oh oui! Et vrai, vous ne me chasserez pas d'ici?
—Chère mignonne, Madame Gourgueil n'a pas l'habitude de faire du mal à personne et moins encore à celles qu'elle aime.
—Je vous suis à charge, je le sens bien, allez, madame. Si je pouvais vous aider en quoi que ce soit. Je me trouve si inutile. Et puis je suis paresseuse!
—Vous n'avez pas besoin de vous inquiéter. Vous n'avez qu'à rester près de moi. Votre présence suffit à me rendre heureuse. J'ai tant aimé votre pauvre mère, ma chère mignonne. Vous me la rappelez; puis vous me faites oublier la grande douleur de ma vie: l'enfant que Dieu n'a pas voulu me donner et que vous remplacez.
Ses larmes coulaient plus abondantes, mais à présent c'était la joie qui l'attendrissait ainsi. Avec quelles délices l'ai-je serrée dans mes bras! J'étais aussi surprise qu'elle-même; la tranquillité d'âme que je cherchais ne m'était pas venue, mais une passion inattendue, dominatrice, qui effaçait tous les soucis, et qui se répandait en moi brûlante, savoureuse comme un vin de fruits et de piments.
Comment ai-je pu vivre près d'elle et l'ignorer jusqu'aujourd'hui!
Je l'étreignis et je la baisai. La chérie me mit toute son âme fraîche sur les lèvres, et je sentis ses larmes comme une rosée matinale humecter mes joues; puis, voulant la laisser reposer, je regagnai doucement mon lit.
J'étais à peine couchée que Zinga a paru devant mon lit, riant de ses dents fines et de ses grosses lèvres entr'ouvertes qui me donnent à la fois l'idée d'un fruit suave et d'une gueule venimeuse. Son être est fait de contrastes. D'allures légères et de pieds lourds, gracieuse de traits, mais effrayante par l'expression de sa physionomie, cette jeune noire respire un vice naïf, une haine caressante qui me remplit d'horreur. Dire que je pensais oublier le passé, refaire mon existence, ne rien laisser subsister en moi de la femme d'autrefois!... et la seule vue de cette fille moqueuse me rappelle mes fautes,—mes crimes, hélas! Ah! si je pouvais la vendre! Mais elle sait bien que cela n'est pas possible! elle me dénoncerait à ses nouveaux maîtres,—on ne la connaît pas, elle, et moi on me soupçonnerait; et puis il serait si facile de savoir tout ce que j'ai fait! Si je la tuais?... Peut-être. J'y songerai. Ce n'est qu'une esclave, après tout. Mais les mœurs deviennent si étranges à présent! Madame Du Plantier a eu des ennuis pour avoir châtié trop rudement son vieux Jeannot qui, pourtant, avait volé son argenterie. D'ailleurs cette fille, dont la présence m'est un continuel remords, dont le sourire m'épouvante, je ne sais quelle sorcellerie me lie à elle, me rend sa perversité délicieuse. Cependant je lui ai crié d'une voix rude:
—Qui t'a appelée?
—Maîtress, mo tandé-li. Pa domi. Mo çatouillé li? (Maîtresse, je t'ai entendue. Tu ne dormais pas. Veux-tu que je te chatouille?)
Je l'ai vue agiter les longues ailes de perroquets dont elle vient me caresser le soir quand je ne dors pas.
—Non, non, ai-je murmuré tout bas.
Je ne voulais pas qu'elle me touchât ce soir.
Mais soit qu'elle ne m'écoutât pas, soit qu'elle voulût agir à sa fantaisie, elle étendit mes jambes que je lui abandonnai, et son bouquet de plumes courut par tout mon corps, me causant une impression de fraîcheur voluptueuse. Elle connaît bien les faiblesses de ma chair et s'égaie à les flatter. Malgré moi, j'approchais mes seins aux caresses des plumes, ou je dénudais mon ventre, ou bien encore, retournée, le visage couvert de ma chevelure dénouée, honteuse à peine, je lui offrais tous les secrets de mon corps; et, sans fin, les ailes duveteuses, d'une touche lente, effleuraient ma peau, ou l'irritaient d'un coup brusque, pour la calmer presque aussitôt d'un baiser lascif et attardé aux creux, aux retraits frémissants de mon être. Elle choisissait comme à dessein les replis minces, qui ne défendent point contre le plaisir, les caches sombres et impures dont l'unique protection est le mystère. Elle y égarait ses plumes, elle y glissait les doigts, et tombant à genoux comme ivre, elle posait là tout à coup un baiser ardent qui répandait une glace dans mon sang enflammé, puis me soulevait et m'anéantissait de jouissance. Alors, les yeux sans lumière, brisée, prête désormais pour la douce mort du sommeil, je tendais désespérément les bras vers elle, afin de demander une grâce que je n'osais implorer de mes paroles. Mais, insensible ou impitoyable, elle éclatait de rire et continuait ses féroces dévotions.
Enfin je m'arrachai au plaisir, je me redressai, et la repoussai, elle et son bouquet de plumes, de mes bras tendus.
—Va-t'en! Va-t'en!
Elle cessa ses jeux câlins, mais, sans pour cela, vouloir s'éloigner. Elle se tenait immobile devant moi, les mains aux hanches; je sentis qu'elle voulait et n'osait pas me parler.
—Allons, qu'as-tu?
—Maîtress, fit-elle, mo guen kichoz pou dili. (Maîtresse, j'ai quelque chose à te dire.)
Mais elle hésita encore, bien que pourtant elle ne soit pas timide. Il fallut la presser. Mes yeux, mes gestes la décidèrent enfin.
—Maîtress, oun blang vini jodi. (Maîtresse, un blanc est venu aujourd'hui.)
—On est venu me voir! Et tu ne m'as pas prévenue?
—No, Es, zot-oulé, diti, fé wé la démiselle? (Non, je ne t'ai pas prévenue. «Pourrai-je, dit-il, voir la demoiselle?»)
—Comment! un inconnu a osé venir demander Antoinette! Ce n'était pas M. de Montouroy?
—No, pas mouché Montouroy, oun bel. (Non, pas M. de Montouroy, un plus bel homme.)
—Et tu ne l'as pas reçu au moins. Tu n'as rien dit à Antoinette?
—No, lo ye rivé la kaz, diti. (Non, il reviendra à la maison, a-t-il dit.)
—Eh bien, tu entends: s'il reparaît ici, tu m'avertiras. Je veux apprendre à vivre à cet insolent. Et puis, écoute encore: M. de Montouroy reviendra demain, eh bien, tu ne le recevras pas.
—Mouché Montouroy! s'écria Zinga en feignant une profonde surprise.
—Oui, M. de Montouroy. Il venait beaucoup trop de monde ici, j'y mets ordre. Allons, Zinga, retirez-vous à présent.
Mais avec un empressement exagéré et comme une exubérance d'affection, Zinga s'est encore agenouillée devant mon lit et m'a couvert les mains de baisers. Puis, dénouant tout un côté de sa candale[1], elle m'a montré des pièces d'or.
—Es zot-oulé vandé mo to lang. (Voudrais-tu me vendre ta langue?)
Je ne pus me retenir de rire; alors Zinga, vivement choquée de ma gaîté, m'exposa très gravement son projet.
—Savé li, savé cri ké to! (Je veux savoir lire, savoir écrire comme toi!)
—Demain, lui dis-je en plaisantant, demain nous penserons à t'acheter une langue.
Elle a noué de nouveau ses louis dans sa candale et est partie toute joyeuse, pleine de confiance, non sans m'avoir de nouveau baisé les mains.
Savoir lire, savoir écrire, est-ce bien utile pour une esclave? Et pourquoi Zinga a-t-elle si grande envie de s'instruire? Est-ce pour m'adresser cette demande qu'elle est entrée chez moi? Est-ce pour m'avertir de cette visite, lorsque tout le jour elle me l'a laissée ignorer? Plus je songe à cette fille, plus je suis inquiète.
J'ai bien pu subir ses caresses brutales, mais je la hais, je hais son sourire faux, je hais son odeur huileuse dont mon lit est encore tout imprégné. Ce soir une tache immonde souillait sa jupe, et cependant je l'ai laissée s'approcher de moi avec sa puanteur, sa saleté, et toute l'horreur secrète de son être, plus repoussante encore par ce que l'on devine que par ce que laisse voir son corps. Comment donc ai-je pu la trouver belle et quelle est aujourd'hui ma lâcheté, pour la craindre et ne pas oser, une bonne fois, l'éloigner à jamais!
Il me semble que si elle n'était pas là, je retrouverais la paix, je me sentirais réconciliée avec Dieu, et l'innocence d'Antoinette me rendrait moi-même innocente ou du moins meilleure... La chère enfant! je tremble quand je songe que sa grâce l'expose à tant de séductions misérables... Que lui voulait aujourd'hui cet inconnu?
Ce que j'ai surpris, ce qui m'est arrivé aujourd'hui, me remplit d'inquiétude. Je crains, en voulant être trop habile, d'avoir manqué de prudence. Il y a tant de corruption et de méchanceté dans cette société du Cap qu'il faut à chaque instant me défendre et défendre Antoinette. Le vice et l'envie nous entourent. La grâce d'une enfant et un peu de fortune, il n'en faut pas davantage pour irriter toutes les convoitises.
Si Zinga voulait être silencieuse, mais elle est mariée! Je sais bien qu'elle me caresse peut-être avec plus de plaisir que son mari. C'est un commandeur si rude, par ses façons lourdes, son embonpoint embarrassant, sa face épaisse de mulâtre! Quand il n'effraie pas, il provoque au rire plus qu'à l'amour. Il ne paraît d'ailleurs pas moins brutal avec sa femme qu'avec ses esclaves. Je crois qu'il m'est dévoué, et pourtant ce matin, en entrant chez eux à une heure où ils ne m'attendaient point, j'ai surpris une singulière conversation. Ils me tournaient le dos et étaient si occupés de leur causerie qu'ils ne m'ont pas entendue.
—Pourquoi trahis-tu les tiens? disait-il, pourquoi ne me montres-tu pas plus de confiance? Tu oublies qu'en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu'il veut, ce qui t'est facile, tu sers ta race et tu t'enrichis avec moi.
—Guen, Zami (ma richesse, c'est mon amour), a-t-elle répliqué.
—C'est à moi que tu oses dire cela? s'est-il écrié en levant sa large paume.
Elle a éclaté de rire.
—Pa jwé! zami. Si li kré li pa bon pou a rien, mo ke tout fen mo fen, mo che, mo pran viand di mo voezen. (Ah! ah! tu prends ça pour une insulte. Tu ne crois donc pas avoir de quoi être aimé? Alors, si ça ne te gêne pas, il faut bien que j'en aime un autre.)
—Cours donc, coquine, puisque tu as le diable au cul, mais je veux savoir si l'argent existe.
—No savé. (Je ne sais pas.)
—Tu le sais, et tu me le diras...
J'ai eu tort d'interrompre cette dispute. J'aurais appris si Zinga a fait à son mari quelque confidence au sujet de Mme Lafon et de l'argent que j'ai chez moi. Mais que signifie cette phrase de mon commandeur: «Tu sais bien qu'en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu'il veut...»? Quel est ce blanc? que veut-il? Zinga et son mari m'ont paru tous deux fort troublés à ma vue.
Si alarmantes que soient pour moi ces paroles, divers tracas, cette après-midi, sont venus me les faire oublier, tracas qui sont dus, je crois bien, à la malveillance jalouse de deux amies. Je veux fixer tout cela dans ce journal, j'y réfléchirai ensuite plus aisément et j'aviserai mieux aux moyens de lutter contre mes ennemies secrètes et de protéger ma chère enfant.
J'étais allée visiter avec Antoinette le moulin et la sucrerie. Nous ne ferons la grande récolte qu'après la Saint-Jean, mais nous voulions voir si le moulin fonctionnait bien, et je fis couper des cannes de repousse de l'année dernière, qui étaient déjà mûres. J'expliquais à Antoinette le système du moulin, comment les deux bras tirés par une paire de chevaux, mettent en branle l'arbre qui, à son tour, active le jeu des trois gros tambours entre lesquels les négresses font passer les cannes pleines, puis les bagaces.
Mme de Létang arriva, en compagnie de l'abbé de la Pouyade, vêtus l'un et l'autre avec une élégance telle qu'on aurait dit qu'ils allaient en visite de cérémonie.
Mme de Létang portait une robe de taffetas, chiné à raies vertes, bordée de blonde d'Alençon, relevée sur un jupon de taffetas rose, bordé également de dentelles; son fichu très ouvert et à peine noué par des ganses de soie roses laissait voir entièrement sa gorge. Une anglaise amadis, à grands pans, lui faisait une taille d'une finesse exagérée sur ses énormes paniers, une boucle de brillants fermait sa ceinture et une autre pareille retenait sur son chapeau jardinière une touffe de plumes blanches.
Je sais qu'elle a de beaux yeux noirs quoique un peu bêtes, des dents petites et bien taillées, encore qu'elle les montre trop souvent; et, malgré une prétention insupportable, de la physionomie, un air langoureux qui plaisent; je sais aussi que Mme de Mauduit, qui l'a vue se baigner nue, dit qu'elle a le corps bien fait, mais Mme de Mauduit aurait-elle du goût et de la vue, et Mme de Létang serait-elle la plus belle des femmes, est-ce une raison, pour s'habiller de la sorte quand on va voir une amie et visiter un moulin? Toute cette coquetterie est d'un fâcheux exemple pour Agathe, qui l'accompagnait, d'autant plus qu'Agathe, habillée elle-même d'une simple robe de mousseline, devait être jalouse de sa mère. Comme je faisais mes compliments à Mme de Létang sur sa toilette, elle s'est retroussée pour me montrer son jupon. L'abbé de La Pouyade était présent, elle n'a manifesté pourtant aucun embarras; je dois ajouter que l'abbé ne laissait voir non plus aucune gêne, et donnait son avis sur la coupe du jupon comme une marchande de modes; je remarquai seulement un sourire malicieux sous son nez en bec de corbeau qui semble fureter partout.
Ces manières déplacées non seulement sont nuisibles pour la réputation, mais elles ont causé un accident des plus préjudiciables au moulin. Une négresse travailleuse et excellente ouvrière, nommée Jacqueline, voyant paraître une si belle toilette, n'a pu s'empêcher d'y prêter attention; or Jacqueline était justement occupée à pousser des cannes entre les tambours; comme les paquets qu'apportent les cabrouetières sont quelquefois assez gros, il faut les pousser avec force pour qu'ils s'introduisent entre les tambours; distraite par Mme de Létang, Jacqueline riait avec un sourire envieux à ces façons de petite maîtresse quand, tout à coup, son bras s'est trouvé engagé entre les tambours. Avec une rapidité effroyable, nous l'avons vue se jeter, disparaître entre les pressoirs; un cri perçant s'est fait entendre puis un horrible hurlement étouffé par le ronflement de la machine, le clic-clac des fouets, le trot des chevaux: le moulin tournait alors à toute vitesse.
—Arrêtez-donc, voyons, brutes! ai-je crié à Berchoux et à Canqueteau, les deux nègres conducteurs qui poussaient les attelages au lieu de les arrêter comme s'ils n'avaient rien vu de l'accident.
Il était trop tard; les tambours avaient entraîné la malheureuse; le corps avait suivi le bras; un filet de sang qui coulait du moulin et je ne sais quelle bouillie qui engluait les cylindres étaient tout ce qui en restait. Quant à la tête, coupée violemment par les dents d'engrenage, elle s'était détachée du tronc et était tombée hors du moulin. Les yeux, agrandis par le désespoir, l'épouvante, une douleur excessive, la langue collée à la lèvre inférieure; la bouche qui s'ouvrait comme pour crier, tout le visage révélait l'atrocité du supplice.
L'abbé de La Pouyade s'est approché et faisant le geste de la pénitence:
—Ego te absolvo, in nomine Domini.
—Qu'est-ce qu'il y a? a demandé Antoinette qui tournait la tête vers les cabrouets chargés de cannes que les négresses ramenaient des champs.
—Rien, mon enfant, ai-je répondu, car je voulais l'éloigner de ce répugnant spectacle; mais il a fallu que cette sotte d'Agathe lui apprît l'accident:
—C'est une négresse qui vient de se faire couper la tête.
Mme de Létang s'est alors approchée, ramenant contre ses pieds sa robe et son jupon et les relevant un peu de crainte que le sang qui coulait du moulin ne les tachât, elle s'est mise à examiner avec curiosité la tête de la morte.
—C'est affreux! a-t-elle fait, comme ces esclaves sont imprudentes!
—Faut-il continuer? a demandé Robert, le mulâtre qui remplaçait mon commandeur alors absent.