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LA JORNADA DEL MUERTE
ОглавлениеAu bout de deux heures, nous avions atteint le passage de Fra-Cristobal. La, la route s'eloigne de la riviere et penetre dans le desert sans eau. Nous entrons dans le gue peu profond et nous traversons sur la rive orientale. Nous remplissons nos outres avec grand soin, et nous laissons nos betes boire a discretion. Apres une courte halte pour nous rafraichir nous-memes, nous reprenons notre marche. Quelques milles sont a peine franchis que nous pouvons verifier la justesse du nom donne a ce terrible desert. Le sol est jonche d'ossements d'animaux divers. Il y a aussi des ossements humains. Ce spheroide blanc, marbre de rainures grises et dentelees, c'est un crane humain: il est place pres du squelette d'un cheval. Le cheval et l'homme sont tombes, ensemble, et ensemble leurs cadavres sont devenus la proie des loups. Au milieu de leur course alteree, ils avaient ete abattus par le desespoir, ignorant que l'eau n'etait plus eloignee d'eux que d'un seul effort de plus! Nous rencontrons le squelette d'une mule, avec son bat encore boucle, et une vieille couverture longtemps battue par les vents. D'autres objets, evidemment apportes la par la main de l'homme, frappent nos yeux a mesure que nous avancons. Un bidon brise, des tessons de bouteilles, un vieux chapeau, un morceau de couverture de selle, un eperon couvert de rouille, une courroie rompue et tant d'autres vestiges se trouvent sous nos pas et racontent de lamentables histoires. Et nous n'etions encore que sur le bord du desert. Nous venions de nous rafraichir. Qu'adviendrait-il de nous quand, ayant traverse, nous approcherions de la rive opposee? Etions-nous destines a laisser des souvenirs du meme genre!
De tristes pressentiments venaient nous assaillir, lorsque nos yeux mesuraient la vaste plaine aride qui s'etendait a l'infini devant nous. Nous ne craignions pas les Apaches. La nature elle-meme etait notre plus redoutable ennemi. Nous marchions en suivant les traces des wagons. La preoccupation nous rendait muets. Les montagnes de Cristobal s'abaissaient derriere et nous avions presque perdu la terre de vue. Nous apercevions bien les sommets de la Sierra-Blanca, au loin, tout au loin a l'est; mais devant nous, au sud, l'oeil n'etait arrete par aucun point saillant, par aucune limite. La chaleur commencait a etre excessive. J'avais prevu cela au moment du depart, sentant que la matinee avait ete tres-froide, et voyant la riviere couverte de brouillards. Dans tout le cours de mes voyages a travers toutes sortes de climats, j'ai remarque que de telles matinees pronostiquent des heures brulantes pour le milieu du jour. Les rayons du soleil deviennent de plus en plus torrides a mesure qu'il s'eleve. Un vent violent souffle, mais il n'apporte aucune fraicheur. Au contraire; il souleve des nuages de sable brulant et nous les lance a la face. Il est midi. Le soleil est au zenith. Nous marchons peniblement a travers le sable mouvant. Pendant plusieurs milles nous n'apercevons aucun signe de vegetation. Les traces des wagons ne peuvent plus nous guider: le vent les a effacees.
Nous entrons dans une plaine couverte d'artemisia et de hideux buissons de plantes grasses. Les branches tordues et entrelacees entravent notre marche. Pendant plusieurs heures, nous chevauchons a travers des fourres de sauge amere, et nous atteignons enfin une autre region, une plaine sablonneuse et ondulee. De longs chainons arides descendent des montagnes et semblent s'enfoncer dans les vagues du sable amoncele de chaque cote. Nous ne sommes plus entraves par les feuilles argentees de l'artemisia. Nous ne voyons devant nous que l'espace sans limite, sans chemins traces et sans arbres. La reverberation de la lumiere par la surface unie du sol nous aveugle. Le vent souffle moins fort, et de noirs nuages flottant dans l'air s'eloignent lentement. Tout a coup nous nous arretons frappes d'etonnement. Une scene etrange nous environne. D'enormes colonnes de sable souleve par des tourbillons de vent s'elevent verticalement jusqu'aux nuages. Ces colonnes se meuvent ca et la a travers la plaine. Elles sont jaunes et lumineuses. Le soleil brille a travers les cristaux voltigeants. Elles se meuvent lentement, mais s'approchent incessamment de nous. Je les considere avec un sentiment de terreur. J'ai entendu raconter que des voyageurs, enleves dans leur tourbillonnement rapide, ont ete precipites de hauteurs effrayantes sur le sol. La mule de bagages, effrayee du phenomene, brise son licol et s'echappe vers les hauteurs. Gode s'elance a sa poursuite. Je reste seul. Neuf ou dix gigantesques colonnes se montrent a present, rasant la plaine, et m'environnent de leur cercle. Il semble que ce soient des etres surnaturels, creatures d'un monde de fantomes, animes par le demon. Deux d'entre elles s'approchent l'une de l'autre. Un choc court et violent provoque leur mutuelle destruction; le sable retombe sur la terre, et un nuage de poussiere flotte au-dessus, se dissipant peu a peu. Plusieurs se sont rapprochees de moi et me touchent presque. Mon chien hurle et aboie. Le cheval souffle avec effroi et frissonne entre mes jambes, en proie a une profonde terreur. Interdit, incertain, je reste sur ma selle, attendant l'evenement avec une anxiete inexprimable. Mes oreilles sont remplies d'un bourdonnement pareil au bruit d'une grande machine; mes yeux sont frappes d'eblouissements au milieu desquels se melent toutes les couleurs; mon cerveau est en ebullition. D'etranges apparitions voltigent devant moi. J'ai le delire de la fievre. Les courants charges se rencontrent et se heurtent dans leur terrible tourbillonnement. Je me sens saisi par une force invincible et arrache de ma selle. Mes yeux, ma bouche, mes oreilles sont remplis de poussiere. Le sable, les pierres et les branches d'arbres me fouettent la figure, je suis lance avec violence contre le sol.
Un moment, je reste immobile, a moitie enseveli et aveugle. Je sens que d'epais nuages de sable roulent au-dessus de moi. Je ne suis ni blesse, ni contusionne; j'essaie de regarder autour de moi, mais il m'est impossible de rien distinguer; je ne puis ouvrir mes yeux, qui me font horriblement souffrir. J'etends les bras, cherchant apres mon cheval. Je l'appelle par son nom. Un petit cri plaintif me repond. Je me dirige du cote d'ou vient ce cri, et je pose ma main sur l'animal. Il git couche sur le flanc. Je saisis la bride et il se releve; mais je sens qu'il tremble comme la feuille. Pendant pres d'une demi-heure, je reste aupres de sa tete, debarrassant mes yeux du sable qui les remplit, et attendant que le simoun soit passe. Enfin l'atmosphere s'eclaircit, et le ciel se degage; mais le sable, encore agite le long des collines, me cache la surface de la plaine. Gode a disparu. Sans doute il est dans les environs; je l'appelle a haute voix; j'ecoute, pas de reponse. De nouveau j'appelle avec plus de force… rien; rien que le sifflement du vent. Aucun indice de la direction qu'il a pu prendre! Je remonte a cheval et parcours la plaine dans tous les sens. Je decrivis un cercle d'un mille environ, en l'appelant a chaque instant. Partout le silence et aucune trace sur le sol. Je courus pendant une heure, galopant d'une colline a l'autre, mais sans apercevoir aucun vestige de mon camarade ou des mules. J'etais desespere. J'avais crie jusqu'a extinction. Je ne pouvais pas pousser plus loin mes recherches. Ma gorge etait en feu; je voulus boire! Mon Dieu! ma gourde etait brisee, et la mule de bagage avait emporte les outres. Les morceaux de la calebasse pendaient encore apres la courroie, et les dernieres gouttes de l'eau qu'elle avait contenue coulaient le long des flancs de mon cheval. Et j'etais a cinquante milles de l'eau!
Vous ne pouvez comprendre toute l'horreur de cette situation, vous qui vivez dans des contrees septentrionales, sur une terre remplie de lacs, de rivieres et de sources limpides. Vous n'avez jamais ressenti la soif. Vous ne savez pas ce que c'est que d'etre prive d'eau! Elle coule pour vous de toutes les hauteurs, et vous etes blase sur ses qualites. Elle est trop crue; elle est trop fade; elle n'est pas assez limpide. Il n'en est pas ainsi pour l'habitant du desert, pour celui qui voyage a travers l'ocean des prairies. L'eau est le principal objet de ses soins, de son eternelle inquietude: l'eau est la divinite qu'il adore. Il peut lutter contre la faim tant qu'il lui reste un lambeau de ses vetements de cuir. Si le gibier manque, il peut attraper des marmottes, chasser le lezard et ramasser les grillons de la prairie. Il peut se procurer toutes sortes d'aliments. Donnez-lui de l'eau, il pourra vivre et se tirer d'affaire; avec du temps il atteindra la limite du desert. Prive d'eau, il essayera de macher une bille ou une pierre de calcedoine; ouvrira les cactus spheroidaux et fouillera les entrailles du buffalo sanglant; mais il finira toujours par mourir. Sans eau, eut-il d'ailleurs des provisions en abondance, il faut qu'il meure. Ah vous ne savez pas ce que c'est que la soif! C'est une terrible chose. Dans les sauvages deserts de l'ouest c'est la soif qui tue.
Il etait tout naturel que je fusse en proie au desespoir. Je pensais avoir atteint environ le milieu de la Jornada. Je savais que, sans eau, il me serait impossible d'atteindre l'autre extremite. L'angoisse m'avait deja saisi; ma langue etait dessechee et ma gorge se contractait. La fievre et la poussiere du desert augmentaient encore mes souffrances. Le besoin, l'atroce besoin de boire, m'accablait d'incessantes tortures. Ma presence d'esprit m'avait abandonne et j'etais completement desoriente. Les montagnes, qui jusqu'alors nous avaient servi de guide, semblaient maintenant se diriger dans tous les sens. J'etais embrouille au milieu de toutes ces chaines de collines. Je me rappelais avoir entendu parler d'une fontaine l'Ojo del Muerto, qui, disait-on, se trouvait a l'ouest de la route. Quelquefois il y avait de l'eau dans cette fontaine; d'autres fois il etait arrive que des voyageurs l'avaient trouvee completement a sec, et avaient laisse leurs os sur ses bords. Voila du moins ce qu'on racontait a Socorro. Pendant quelques minutes, je restai indecis; puis, tirant presque machinalement la rene droite, je dirigeai mon cheval vers l'ouest. Je voulais d'abord chercher la fontaine, et si je ne la trouvais pas, pousser vers la riviere. C'etait revenir sur mes pas, mais il me fallait de l'eau sous peine de mort. Je me laissais aller sur ma selle, faible et vacillant, m'abandonnant a l'instinct de mon cheval. Je n'avais plus l'energie necessaire pour le conduire. Il me porta plusieurs milles vers l'ouest, car j'avais le soleil en face. Tout a coup je fus reveille de ma stupeur. Un spectacle enchanteur frappait mes yeux. Un lac! – Un lac, dont la surface brillait comme le cristal! Etais-je bien sur de le voir? N'etait-ce pas un mirage? Non, ses contours etaient trop fortement arretes. Ils n'avaient pas cette apparence grele et nuageuse qui caracterise le phenomene. Non; ce n'etait pas un mirage. C'etait bien de l'eau!
Involontairement mes eperons presserent les flancs de mon cheval; mais il n'avait pas besoin d'etre excite. Il avait vu l'eau et se precipitait vers elle avec une energie toute nouvelle. Un moment apres, il etait dedans jusqu'au ventre. Je m'elancai de ma selle et plongeai a mon tour, et j'etais sur le point de puiser l'eau avec le creux de mes mains, lorsque mon attention fut eveillee par l'attitude de mon cheval. Au lieu de boire avidement, il s'etait arrete, secouant la tete, et soufflant avec toutes les apparences du desappointement. Mon chien, lui aussi, refusait de boire et s'eloignait de la rive en se lamentant et en hurlant. Je compris ce que cela signifiait; mais avec cette obstination qui repousse tous les temoignages et ne s'en rapporte qu'a l'experience propre, je puisai quelques gouttes dans ma main et les portai a mes levres. L'eau etait salee et brulante! J'aurais pu prevoir cela avant d'arriver au lac, car j'avais traverse des champs de sel qui l'environnaient comme d'une ceinture de neige; mais, a ce moment, la fievre me brulait le cerveau et je n'avais plus ma raison. Il etait inutile de rester la plus longtemps. Je sautai sur ma selle. Je m'eloignai du bord et de sa blanche ceinture de sel. Ca et la le sabot de mon cheval sonnait contre les ossements blanchis d'animaux, tristes restes de nombreuses victimes. Ce lac meritait bien son nom de Laguna del Muerto (lac de la mort). Je me dirigeai vers son extremite meridionale, et pointai de nouveau vers l'ouest, dans l'espoir de gagner la riviere.
A dater de ce moment jusqu'a une epoque assez eloignee, ou je me trouvai place au milieu d'une scene toute differente, ma memoire ne me rappelle que des choses confuses; quelques incidents, sans aucune liaison entre eux, mais se rapportant a des faits reels, sont restes dans mon souvenir. Ils sont meles dans mon esprit avec d'autres visions trop terribles et trop depourvues de vraisemblance pour que je puisse les considerer autrement que comme des hallucinations de mon cerveau malade. Quelques-unes cependant etaient reelles. De temps en temps la raison avait du me revenir, sous l'influence d'une espece d'oscillation etrange de mon cerveau. Je me rappelle etre descendu de cheval sur une hauteur. J'avais du parcourir auparavant une longue route sans m'en rendre compte, car le soleil etait pres de l'horizon quand je mis pied a terre. C'etait un point tres-eleve, au bord d'un precipice, et devant moi je voyais une belle riviere, coulant doucement a travers des bosquets verts comme l'emeraude. Il me semblait que ces bosquets etaient remplis d'oiseaux qui chantaient delicieusement. L'air etait rempli de parfums et le paysage qui se deroulait devant moi m'offrait tous les enchantements d'un Elysee. Autour de moi tout paraissait lugubre, sterile et brule d'une intolerable chaleur. La soif qui me torturait etait surexcitee encore par l'aspect de l'eau. Tout cela etait reel: tout cela etait exact.
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Il faut que je boive! Il faut que j'atteigne la riviere! c'est de l'eau douce et fraiche… Oh! il faut que je boive! Que vois-je? Le rocher est a pic. Non, je ne puis descendre ici; je descendrai plus facilement la-bas. – Qui est la! – Qui etes-vous, monsieur?
– Ah! c'est toi, mon brave Moro; c'est toi, Alp, Venez! Venez! suivez-moi! descendons! descendons a la riviere! – Ah! Encore ce rocher maudit! – Regardez comme cette eau est belle! Elle nous sourit. On entend son joyeux clapotement! Allons boire! – Non, pas encore; nous ne pouvons pas encore descendre. Il faut aller plus loin. Mon Dieu! il n'est pas possible de sauter d'une telle hauteur! mais il faut pourtant que nous apaisions notre soif! Viens. Gode! viens, Moro, mon vieil ami! Alp! Viens! Allons! nous atteindrons la riviere; nous boirons. – Qui parle de Tantale? Ah! ah! ce n'est pas moi; ce n'est pas moi! – Arriere! demon! ne me poussez pas! – Arriere! arriere! Vous dis-je. – Oh!.. Des formes etranges, des demons innombrables, dansent autour de moi et me tirent vers le bord du rocher. Je perds pied; je me sens lance dans l'air, puis tomber, tomber, et tomber encore, et cependant l'eau reste toujours a la meme distance de moi, et je la vois au-dessous couler brillante au milieu des arbres verts…
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Je suis sur une roche, sur une masse de dimensions enormes; mais elle n'est pas en repos; elle se meut a travers l'espace, tandis que je reste immobile sur elle, etendu, ralant de desespoir et d'impuissance. C'est un aerolithe! ce ne peut etre qu'un aerolithe! Grand Dieu! quel choc quand il va rencontrer une planete! Horreur! horreur!
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Le soleil se souleve au-dessous de moi et oscille dans toutes les directions comme secoue par un tremblement de terre!
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La moitie de tout cela etait reel; la moitie etait un reve, un reve du genre de ceux dans lesquels vous jettent les premieres atteintes d'un empoisonnement.