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LE TRECENTO

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Il n’y a pas d’École de peinture en Europe qui offre dans une pareille diversité une courbe aussi continue que la peinture italienne, surtout à Florence. De Cimabué ou de Giotto à Michel-Ange, une logique inéluctable développe le progrès. Après, la même logique réglera le rythme des actions et réactions. Aussi n’y a-t-il de vraie Renaissance, au sens strict, qu’au début même de cette magnifique évolution, à la fin du XIIIe siècle, au moment où l’art italien quitte le formalisme gréco-oriental pour découvrir la vie.

Jusque-là, il y a bien des peintres italiens, mais la vision byzantine des maestri greci pèse sur eux. En Toscane ou à Rome elle confère sans doute aux mosaïques absidales (Saint-Paul-hors-les-murs, 1218), les qualités essentielles de l’art byzantin, la majesté monumentale et le somptueux coloris, mais aussi le hiératisme solennel qui convient à un art d’esprit théologique et symbolique. A la fresque, comme celle de l’oratoire de Saint-Silvestre à Rome, elle impose la juxtaposition des personnages rigides, aux figures longues et maigres, trouées d’énormes yeux fixes. Des plis anguleux et secs les habillent. Lorsque la peinture descend du mur sur le panneau on pourrait croire qu’elle prend ses aises, d’autant plus que la tempera (peinture à la détrempe), qui fait ici ses débuts, est une technique plus souple. Il n’en est rien. La personnalité de Berlinghieri de Lucques, de Giunta de Pise, de Margaritone d’Arezzo, de Guido de Sienne (pl. I), reste pour nous enveloppée de brume; mais nous connaissons bien leur art. Malgré ses efforts vers le portrait, qui est la vie, il est voué par sa nature à la douleur et à la mort. C’est à des Crucifix qu’il se consacre, tels celui du XIIe siècle autrefois à la chapelle Saint-Damien, conservé aujourd’hui à la basilique Sainte-Claire d’Assise (pl. I), ou celui de Giunta également à Assise dans la basilique inférieure de Saint-François (1236), peints en coloris verdâtre sur des planches en croix, modelés à coups de hachures brunes, pour la plupart décharnés, déjetés. Tout autour, de petites compositions quadrangulaires commentent de leur récit saccadé l’agonie divine. C’est le Christ douloureux, que l’art byzantin a substitué à l’ancien Christ triomphant. Par la vertu même de la douleur il conquiert dès le milieu du XIIIe siècle cette Italie inquiète, que commence à travailler l’esprit de saint François. Il serait d’ailleurs injuste de méconnaître l’effet de ces effigies réalistes. Leur arabesque tourmentée n’est pas incapacité, mais recherche d’expression; leur grimace est souffrance, leur ton verdâtre même peut passer pour franchise implacable. Pourtant cet art impressionnant est bien rudimentaire: il ne commence rien, mais finit un monde dans son «Lamma Sabactani».

D’où est venue la renaissance? De Florence, patrie de Cimabué ? de Sienne avec Duccio? ou de Rome avec Pietro Cavallini? De presque partout à la fois sans doute, dans cette Italie de la fin du XIIIe siècle travaillée par des forces nouvelles. Ce qui est certain, c’est que mosaïque, fresque, ou panneau d’autel vaste comme une paroi, la peinture italienne naît sur le mur et sous son autorité. Son destin propre sera de décorer, et de la décoration elle recevra sa loi, qui est le style.

Du Florentin Cimabué, mosaïste et fresquiste, nous ne savons au juste ce qui nous reste, et du Siennois Duccio nous n’avons de formellement authentique que la Maestà du Dôme de Sienne (1310) (pl. IX). Mais sous leur nom collectif on peut grouper les grandes Madones de Turin, de Londres, de Paris (pl. II), de Santa Maria Novella et de l’Académie à Florence. La grande Madone dite Madone Ruccellai, à Santa Maria Novella, révèle à n’en pas douter Duccio di Buoninsegna (1285). Certes l’emprise byzantine est encore sur eux: ce sont byzantins de Toscane, frères de ceux qui là-bas, plus près de «Byzance», couvrent les murs des églises de Serbie et de Mistra. Mais leur byzantinisme est déjà plus libre, plus vivant. Que leur art s’exprime par des Madones plus volontiers que par des Crucifix, c’est très significatif. Près de l’horrible torsion du supplicié, voici la douceur grave de la Femme entre les femmes. Plus grande que nature et solennellement assise sur un trône, elle penche vers l’Enfant, qu’elle tient entre ses mains effilées, l’ovale de son visage où des yeux trop grands poursuivent un rêve sans fin. Le nez, courbé et pincé, cherche la ligne. La beauté s’essaie, très timide. Autour d’elle un thème vieux comme les Étrusques, mais adapté par ces Toscans au sentiment nouveau, répand un pathétique charmant: des anges veillent sur elle, inclinés sur le dossier de sa cathèdre avec un intérêt affectueux. Autour de la Madone de Duccio ils s’attendrissent dans une suavité qui sera le génie propre de Sienne. Ici même, à la périphérie et sur la face postérieure, des scènes pleines d’émotion disent le goût de la vie multiple et foisonnante, peut-être aussi la vitalité de l’art monastique venu de Mésopotamie, de Syrie, d’Égypte, par les icones et les miniatures, pour prolonger le cri de la sensibilité populaire. C’est ce même art populaire et mystique venu d’Orient, art de douleur mouvementée, qui se retrouve aux fresques de l’abside de San Pietro in Tuscania: il lance dans l’espace, autour du Christ, les bras désespérés des anges. Et voici que le coloris s’éclaircit. Si autour de la Madone le fond est d’or battu, si le ton des chairs reste verdâtre, la robe aux plis rehaussés d’or a déjà le bleu des eaux profondes. Malgré tout, il reste du grec dans cet art en train de «renaître». De même que les bleus riches reflètent celui qui dort dans l’art byzantin par excellence, aux mosaïques basilicales, le goût de l’arabesque, l’habitude de chercher dans la forme humaine, le décor, un peu de l’abstraction du symbolisme théologique, perpétuent les grands schémas byzantins.

C’est sur une autre note que Pietro Cavallini (vers 1273-vers 1316) annonce le réveil. La part de ce maître magnifique dans l’apport commun, c’est celle de Rome. Élevé à l’école des Cosmati, il les aide dans leurs décorations de mosaïques. Ce que nous connaissons ou savons des siennes à Sainte-Marie du Transtévère (1291), de ses fresques de Sainte-Cécile du Transtévère, de Saint-Georges au Vélabre (1296), de Saint-Paul-hors-les-murs, révèle un art tout romain par la virilité et l’énergie. Il a quelque chose d’impérial. C’est fini de la maigreur sèche des Grecs: la figure est ronde, la forme pleine, le manteau ample et de grand jet. La largeur du style confère au Christ du Jugement dernier de Sainte-Cécile à Rome (pl. III) la gravité sénatoriale. Le Christ aux outrages d’Assise, qu’il soit de lui ou d’un de ses compagnons, est la première peinture qui réalise le rêve émouvant de la Renaissance: exprimer par des formes antiques le sentiment moderne. C’est bien un reflet de la grandeur romaine, toujours vivante sur ce sol, qui éclaire ces figures sobres et fières. Ainsi la Rome d’Innocent III, héritière par delà le Moyen Age de celle de Constantin, aurait, avant Florence et Sienne ou en même temps qu’elles, brisé la formule byzantine, tout en en gardant quelques morceaux.

En effet, la Ville pontificale n’a pris malgré tout qu’une demi-revanche sur celle du Basileus et du Pantocrator. La révélation définitive, en dépit des revenez-y, c’est Florence qui l’apporte avec le génie de Giotto di Bondone (vers 1266-1337). Celui-ci est un des géants de l’histoire de l’art: il porte en lui un monde, comme Michel-Ange. Avec lui se décide la primauté de la Toscane et s’ouvre la suite des progrès techniques que poursuivra l’insatiable esprit de recherche des Florentins.

Non qu’il ait tout tiré de rien. Nul, au contraire, ne doit plus à ses prédécesseurs. Dans ses fresques d’Assise et de la chapelle de l’Arena à Padoue abondent les souvenirs de monuments et de statues antiques, avec leur plénitude ferme et leur rythme stable. Des fresques byzantines de Mistra, des œuvres italo-grecques, lui sont parvenus des thèmes iconographiques, c’est-à-dire des attitudes et des gestes mouvementés. De plus loin encore lui vient l’ordonnance générale des scènes les plus tragiques de l’Évangile. Le Christ mort de l’Arena (pl. IV), sur lequel gémit la plainte de Marie, est avec plus de violence un de ces thrènes que les moines de Cappadoce ou de Syrie peignaient avec leur cœur exalté par la solitude. D’Orient aussi le geste de sainte Claire étreignant le cadavre de saint François qu’elle ne verra plus. Comme il inaugure dans la peinture italienne, avec Cavallini, le sens plastique, la forme substantielle et pleine, qu’il compose en bas-relief la Mort de saint François à Santa Croce (pl. V), et que du reste il a lui-même sculpté, quel moyen de douter qu’il ait connu, au moins par des intermédiaires pisans la sculpture monumentale de nos cathédrales et nos ivoires, déjà frémissants du drame de la Passion? Pour l’incliner encore où penchait son génie, pendant que ses contemporains Cimabué et Duccio s’engageaient timidement dans la voie nouvelle et que Cavallini, qui fut peut-être son maître, lui apportait la grande leçon des fresquistes et mosaïstes romains, Rome encore, Rome toujours, où les derniers Cosmati sculptaient lourdement les tombeaux du cardinal Gonzalvo à Sainte-Marie-Majeure (1299) et de Guillaume Durand à la Minerve (1296), fortifiait en lui le sentiment de la forme dans l’espace.

Mais ces influences sont surtout techniques. Pour assouplir à l’expression l’arabesque et la plastique il fallait la hantise du Poverello, qui vient de mourir en 1226, mais demeure plus vivant que jamais dans l’imagination des artistes comme dans le cœur des fidèles, dont il a libéré la puissance d’aimer. En attendant que Giotto vienne, dans cette Ombrie que saint François a foulée de ses pieds nus, décorer de sa légende la basilique érigée à Assise au-dessus de sa dépouille, l’art veut perpétuer les traits de celui qui recommença Jésus en souffrant sa Passion. Saint François suscite dans la peinture italienne dès le premier tiers du XIIIe siècle ce double de la personne humaine: le portrait. Car le sien, par un élève romain des Cosmati au Sacro Speco de Subiaco (vers 1228), puis par Giunta, par Berlinghieri, par Margheritone, est bien le premier portrait d’une Idée, non portrait authentique, car ces effigies posthumes ne se ressemblent pas plus entre elles qu’elles ne ressemblent à l’original déjà légendaire qui est entré en Dieu. Mais c’est déjà beaucoup qu’on cherche à caractériser l’idée même de l’Ascète. Après les figures si souvent supra-terrestres de l’art byzantin, c’est un heureux avènement: celui du type déterminé en qui se résume une famille d’individus. Il semble bien, du reste, que la figure si individualisée, si conforme à la description précise du saint par Thomas da Celano, peinte à fresque au XIIIe siècle dans la petite église de San Giovanni e Paolo à Spolète, soit cette fois un portrait authentique. Dans ces anciens portraits (que Giotto modifiera) c’est le pur mystique, sorte de moine barbu, dont la fièvre mange les joues et brûle les yeux immenses (Vierge entre des anges avec saint François, dans la basilique inférieure d’Assise; pl. III).

Et puis, saint François amène les peintres à la vie contemporaine. On reverra bien encore, surtout sur des parois, le grand symbolisme théologique qui incline aux majestés solennelles du dessin, mais pas dans le cycle franciscain. Ici, au contraire, le style narratif va chercher à saisir dans son mouvement l’activité quotidienne du saint, et bientôt du premier modèle venu, dans le cadre familier de la cité ou les horizons du pays. Conter la vie vivante, en ses épisodes successifs, en son devenir, voilà qui est nouveau en Italie. La cinématographie picturale va la dérouler sur le mur avec une vivacité d’allure qui ne fera que croître. Le «dynamisme» pénètre dans l’art italien en ramenant le divin à la mesure du rythme humain.

Enfin, le saint qui ensorcelle les loups, qui prêche aux oiseaux et chante notre frère le Soleil, insinue dans le cœur des artistes, qui sont des artisans près des choses, l’amour de la vie universelle. Voici rentrés dans l’art, où la hiérarchique Byzance les admettait à contre-cœur, l’animal et la plante, qui sont nos frères. L’âne et les brebis vivent dans les fresques de Giotto comme les fables sur la Fontaine Majeure de Pérouse. Car saint François est un merveilleux fabuliste, qui vit la fable avant de la conter, et avec le miracle en plus. L’horizon de la peinture s’élargit. Peut-être même, en secouant la sensibilité, en apprenant aux artistes la vertu artistique de la douleur, en mimant les scènes qui deviendront les sagre rappresentazioni, a-t-il rendu possible non seulement ce qu’il y a de dramatique dans l’oeuvre de Giotto, mais ce qui s’y est glissé d’amour violent, désespéré. L’âme de Giotto n’est pas franciscaine comme celle des Siennois. Pourtant la Crucifixion de l’Arena, si frénétique chez les vocératrices à bouche écartelée qui projettent leurs bras dans l’espace, nous oblige à évoquer, avec les lamentos des fresques syriennes, l’émotivité que le nouvel Évangile d’amour a éveillé dans les cœurs.

Voici donc le héros du «Risorgimento». Il se lève au début du XIVe siècle dans l’active Étrurie, qui avait déjà été le berceau de la civilisation romaine. Elle donne maintenant à l’Italie Giotto presque en même temps que Dante qu’il portraiture et qui le célèbre, et Simone di Martino de Sienne en même temps que son héraut Pétrarque.

Comme spontanément, il suscite les grandes formes adéquates. Certes le tableau d’autel, l’ancona, va faire fortune, jusqu’à concurrencer la fresque et la mosaïque sacerdotale. Haut comme un mur, encadré d’architectures, il s’appuie inférieurement sur une prédelle qui commente en petites scènes vivantes le grand sujet théologique et dogmatique. Ici, dans ces cadres exigus, fleurit le miracle en détail, c’est-à-dire la petite merveille de poésie. C’est l’Italie, toujours nouvelliste, qui invente cette suite narrative, reste des petits panneaux peints autour du panneau central des anciens polyptyques. Il faut voir le parti qu’en tire le peintre qui déroula au-dessous du Saint François stigmatisé, au Louvre, une suite d’exquis Fioretti. Ainsi monumentalement présenté au cœur du sanctuaire, peint a tempera sur fond d’or, éblouissant, le puissant retable va fournir aliment à la piété des fidèles. Mais c’est la fresque qui se charge de la combler. Voici l’héritière authentique de la mosaïque, qui disparaît peu à peu: pariétale comme elle, mais souple et maniable, apte à exprimer la vie comme la pensée, puisqu’elle a la promptitude de l’exécution, un fond qui commence à creuser le mur, la clarté du ton et la largeur du style. Le Trecento est l’âge d’or de la fresque. Comme la miniature a déterminé la peinture française, et la gravure la peinture allemande, elle détermine la loi de la peinture nationale italienne. Jusque sur le tableau celle-ci gardera toujours, dans une certaine noblesse de l’ordonnance, dans la grande démarche du dessin, le souvenir de ses origines. Art collectif, réalisé par tout un atelier sous la discipline d’un maître qui compose les cartons; art public étalé sur les parois pleines de l’église, du Campo Santo, du palais de la Signoria ou du Podestat, elle exprime devant tous et pour tous la pensée commune. Livre du peuple, la fresque est à l’Italie ce qu’est à nous la sculpture des cathédrales. Grand dessin colorié, elle s’offre en idéogramme chargé de sens, et, en ce temps que Dante résume, aussi ample que la pensée elle-même. Comme la Divine Comédie, elle s’ordonne et s’organise en vastes ensembles qui sont des «Sommes» ou des «Cycles». A Florence, à Pise, à Sienne, à Rome et même à Naples, quand le badigeon nous rend ce qu’il recouvrait, on reste confondu de la puissance de cet âge, qui en art comme en poésie crée des mondes.

Giotto ne livre entièrement son génie que dans la peinture monumentale: Vie de saint François dans la basilique d’Assise (de 1296 à 1315) et à Santa Croce, Jugement dernier au Bargello, fresques de Saint-Jean-de-Latran (vers 1300), Histoire de la Vierge et du Christ dans la chapelle de l’Arena de Padoue (vers 1305), toujours le sens du drame contracte spontanément la composition. La Lamentation sur le corps du Christ à l’Arena (pl. IV) est un exemple saisissant de cette force de concentration du plus puissant des dramaturges. Il est si sûr de sa maîtrise qu’il joue même les silences, et au cœur de la scène. Pour la première fois nous nous apercevons que l’espace vide peut être plus expressif que le morceau de vie qui y est peint. Jamais, pas même dans la fresque d’Héliodore de Raphaël, il n’y en eut de si éloquent qu’à Assise dans la scène du manteau jeté sous les pieds du saint. A l’Arena, la Vision de Joachim s’enveloppe d’une solitude qui est le vrai protagoniste de la scène. Et pourtant, à l’épisode émouvant la foule est accourue et participe. A vrai dire elle était déjà entrée dans la peinture italienne avec Cavallini et Duccio, mais maintenant elle fait comme les choreutes dans le drame grec: elle le souligne par l’intérêt passionné qu’elle y prend et la convergence de ses gestes. D’elle-même elle s’organise, équilibre ses masses, à moins qu’elle ne les porte soudain sur un même point, comme à Assise autour du cadavre de saint François pour le dernier adieu. Le mouvement se déploie en attitudes vues, parfois même avec une audace que les quattrocentistes n’oseront renouveler: dans la Cène (Arena) la moitié des disciples assis sont aperçus de dos, dos frustes de plébéiens, saillants, énormes, peints à grands plans dans la lumière. Le geste se fait vif et coupe largement l’espace; la figure pleure, crie ou prie. Sa force d’expression a même raison de la convention du type. Celui-ci, en effet, est monotone: crâne étroit, profil fin, rayé de petits yeux tirés vers les tempes, au-dessus d’un menton formidable. Bons et méchants se ressemblent. Pourtant, regardons de près: un vague sourire révèle le désir d’éveiller au coin de la bouche et des yeux un mouvement de lumière, qui devient un mouvement de l’âme. Le chagrin ou la colère bousculent le rythme établi. Jésus flagellé ou Jésus en croix (Arena) est pénible par l’expression implacable de la souffrance. Et voici que le portrait se précise. Le choc de la réalité la plus particulière qui soit, la personne humaine, est violent sur un artiste de cette trempe: il réagit spontanément. Le portrait abonde dans ses fresques. C’est lui qui, en fixant dans le Jugement dernier, au Bargello, les traits de Dante, nous assure qu’en dépit du masque de Naples qui perpétue la figure amère de l’exilé, le poète de la Vita nuova a été jeune comme tout le monde. Et autour du portrait c’est le va-et-vient de la vie du temps, avec ses costumes et son décor, dans des architectures composées par une fantaisie capricieuse avec les motifs d’Arnolfo di Cambio et des Cosmati. Chez Giotto, le présent chasse les siècles.

Qu’importe que la convention bouscule la perspective jusqu’à faire de la cellule de Saint François recevant les stigmates, au premier plan, une niche à chien! Tout le Moyen Age, avec sa prédilection pour les valeurs spirituelles, est dans cette insouciance; et notre néo-archaïsme ne se fait pas scrupule d’y revenir. Ce réaliste ne restreint l’accessoire que pour dégager l’essentiel. Son parti pris est d’une vérité bien plus haute que la vraisemblance optique. C’est dire que l’humanité domine, impérieusement. Cependant, autour de ces êtres qui nous apparaissent si neufs, même après Duccio, se développe souvent le ciel bleu, qui est bien plus nouveau encore après les fonds d’or byzantins et siennois. L’espace envoûte toujours ces scènes, vivant, expressif. Le fond est un peu bouché encore; le secret de le creuser, la profondeur, ne se révélera guère qu’à Masaccio. Mais un sentiment discret de la nature indique à larges traits un paysage de rocs coupants où coule une source, un coin de prairie où les oiseaux viennent se poser au pied d’un arbre à peine stylisé. La convention générale est faite d’éléments donnés par l’observation. Pour laisser parler le grand contour, le ton reste clair. C’est donc fini des bruns cuivrés des disciples de Byzance. Très peu de clair-obscur; mais, à force de précision, le dessin suggère la plénitude du corps, qui bombe et se projette hors de la toile en vigoureux relief, sous l’amplitude grave des vêtements. Voilà comment Giotto recrée la peinture italienne.

Sa personnalité puissante obnubile celle des autres peintres florentins du Trecento, mais sans l’étouffer. Nous n’en sommes plus à condamner en bloc ses successeurs ou disciples sous l’épithète dédaigneuse de «giottesques». Ce sont de beaux décorateurs encore, assez puissants pour déployer, eux aussi, de vastes cycles et assez doués pour y insinuer de précieuses nouveautés. Les giottesques dépassent même souvent Giotto par la fraîcheur du coloris et la beauté des formes. Taddeo Gaddi, son disciple († 1366), n’a certes pas sa force de concentration quand il conte à Santa Croce la Vie de la Vierge (pl. VI). Il s’attarde aux détails pittoresques, aux fines architectures, aux figurants; mais cette flânerie même est un agrément qui a séduit nos miniaturistes du XIVe siècle. Spinello Aretino († 1410), dans la Vie de saint Benoît à San Miniato, dessine brutalement les figures de soldats: c’est le peintre militaire de l’équipe. Orcagna († 1368) touche d’un doigt souple tout le clavier des sentiments: affrontant le cycle dantesque à Santa Maria Novella, il marque l’horreur sacrée du Jugement dernier, mais découvre au Paradis (pl. VII) l’exquise beauté de la femme au moment même où Pétrarque et Boccace s’apprêtent à la célébrer amoureusement. Il la sertit d’un dessin délicat et la caresse de couleurs tendres. Enfin, l’auteur du Triomphe de la Mort au Campo Santo de Pise, peut-être Francesco Traini (dates incertaines) avec des auxiliaires siennois et florentins, représente sur un programme dominicain une de ces «moralités» où se délectaient alors les moines.: Ermites dans la Thébaïde, Dit des trois Morts et des trois Vifs conté avec une franchise naturaliste qui se pourlèche de sanie macabre, voluptueuse cour d’amour sous les orangers (pl. VIII), ce raccourci de la vie sociale du temps se développe en épisodes sans lien, juxtaposés brusquement, d’un dessin tour à tour saccadé ou caressant, d’autant plus lisible que le coloris le laisse parler. Tout autour, un paysage bousculé qui monte sans scrupule jusqu’au haut du mur. Grand style de décor, et dans une superbe élévation de pensée.

L’histoire de l’art cherche parfois à distinguer les œuvres inspirées par les deux grands Ordres mendiants qui soutiennent alors le «Latran», c’est-à-dire l’Église: franciscains et dominicains. Les unes, dit-on, sont imprégnées de l’amour frais de la vie; elles ont le naturel, même familier, et le mouvement d’un beau conte: Giotto à Assise en a donné les modèles. Les autres sont des allégories dogmatiques imposantes et calmes, conformes à l’esprit de saint Thomas d’Aquin: les fresques de la chapelle des Espagnols à Florence et du Campo Santo de Pise en sont les doctes exemples. Mais superficielle est la distinction, puisque Giotto ou un giottesque a peint pour les franciscains dans la basilique inférieure d’Assise les tranquilles Allégories des Vertus franciscaines, et qu’à la chapelle des Espagnols, chez les dominicains, passe le drame mouvementé du Calvaire. Et en art, qui est l’essentiel, elle est vaine: à Assise, à Pise, Florentins et Siennois, qui sont tous plus ou moins des giottesques, ont confondu leurs talents, que la critique la plus aiguë a grand’peine à discerner.

Le rayonnement de Giotto s’étend de Padoue à Naples. Il pénètre même la menaçante rivale de Florence, l’antique Sienne. Gardons-nous, en effet, de forcer les traits pour avoir les contrastes: l’art rapproche ce que la guerre a séparé. Pourtant Sienne est si grande au XIVe siècle, et son école a en Duccio un chef de file si personnel, que l’originalité tranche partout. L’influence de la miniature, fleur des cloîtres, s’y mêle à un diffus parfum d’Orient. La peinture siennoise est le dernier avatar de l’art byzantin, mais surtout de celui de Mistra et, par delà, des fresques passionnées que les moines de Cappadoce avaient peintes avec leur cœur, là-bas, sur les parois des grottes. Le Crucifiement de la basilique inférieure d’Assise, le petit panneau de Simone di Martino (Anvers), où la mère désespérée s’effondre sur le cadavre de son fils, sont des lamentos qui résonnent de très loin. On y entend la plainte du vieil Orient, qui n’a cessé d’Adonis à Jésus. Pourtant l’école préfère l’élégance à la force et la Madone paisible au drame religieux. Des passionnés, oui, mais d’un sentiment plus naïf et plus doux, qui s’exprime dans un art volontiers traditionnel jusqu’à l’archaïsme. Aussi la peinture est-elle l’art favori de Sienne. Bien qu’elle ait connu l’œuvre de Rome et de Pise, le génie plastique, le relief, lui manquera toujours. Et c’est peut-être ici le contraste le plus frappant avec Giotto, père des puissants constructeurs de la forme. Le tableau est plus fréquent qu’à Florence; le dessin, plus délicat, y allonge l’ovale et l’amande presque chinoise des yeux, étire les mains et les doigts. La courbe lente, expressive de la grâce, est son rythme; elle laisse chanter la couleur très fraîche sur le perpétuel fond d’or.

Duccio di Buoninsegna (qui travaille entre 1285 et 1320) ne satisfait qu’à demi à cet idéal. Un peu plus ancien que Giotto, il est le héros du Dugento siennois, l’ancêtre. Le formalisme byzantin pèse encore sur lui. Du reste il ne peint que le panneau, à la détrempe, tandis que le grand art de la fresque renaît ailleurs. Enfin, obsédé de la technique des miniaturistes, il use encore de ces archaïques préparations vertes qui ont quelque chose de morbide; il ne fait qu’y ajouter les lumières. Mais il y a l’avidité de la vie multiple, des grouillements de foule, dans les vingt-six scènes de la Vie du Christ qui se déroulent derrière la Madone de l’Œuvre du Dôme (1311). Autour de la Maestà elle-même (pl. IX) les anges ont déjà une douceur rêveuse que ni l’art byzantin ni Giotto n’avaient trouvée. Dans ce rythme doux du contour, dans ce regard un peu voilé par la paupière, dort le type très original de ce qui va être la Madone siennoise.

C’est son élève Simone di Martino (vers 1284-1344) qui le dégage. La pénétrante influence gothique venue par la miniature s’est probablement associée à la tradition byzantine de Duccio pour l’y aider. Toujours est-il que cet artiste attirant a répandu à Sienne où il est né, à Assise, à Pise, à Naples, à Avignon où il arrive vers 1339 et meurt en 1344, les émois de son cœur, bien plus proche de saint François que Giotto. Non qu’il ne sache conter avec force quand il le faut la légende dorée d’un saint soldat, comme celle de Saint Martin à la basilique inférieure à Assise, et camper en belle allure un condottiere comme Je portrait équestre de Guidoriccio (1328) au Palais public de Sienne. Il est même tout secoué, dans les petits panneaux d’Anvers, des violences de la Passion qu’il a vues sur des modèles orientaux. C’est lui, c’est Sienne, qui a le plus exploité la veine d’art populaire qui, en dehors de la tradition byzantine officielle et de la tradition romaine de Cavallini, perpétue de la Syrie jusqu’à lui le spasimo et le sanglot. Mais le charme grave est sa vocation. Il fait la nouveauté de la Maestà (1315) peinte à fresque dans la salle du Grand Conseil à Sienne et de toutes ses Madones immobiles sur fond d’or, modelées dans le clair, relevant du bleu profond de leur manteau la blondeur de leur teint où fleurit toujours un peu de rose. Le gris verdâtre de Duccio s’épanouit maintenant en coloris chantant, et les tons francs de la miniature se fondent en harmonie. Jamais ne serait née dans le giottisme florentin une œuvre de pudeur aussi exquise de technique et de sentiment que l’Annonciation des Offices (1333): composition toute en vides pleins d’âme; Vierge retournée sur elle-même en pudeur effarouchée; dessin pincé et menu jusqu’à la mièvrerie; coloris clair et caressant sur l’or du fond, et, enveloppant le tout, le grand silence de Sienne (pl. X) Notre France du XIVe siècle, grands seigneurs qui visitaient Avignon, dessinateur du Parement de Narbonne, miniaturistes, peintres, ont cédé à cette séduction pénétrante; à plus forte raison l’entourage de Simone, à commencer par son beau-frère Lippo Memmi (après 1317-1357?), dont les Madones à tête penchée ont, sous leur paupière baissée, une douceur mélancolique qui tourne à la formule.

Pendant que Simone et Lippo Memmi caressent la suavité du visage féminin, les frères Lorenzetti apportent une autre note, qui n’est qu’à eux. Ceux-là sont des fresquistes, et qui ont senti la grandeur de Giotto. Pietro (t vers 1350), dans ses Descente de croix et Crucifixion d’Assise (basilique inférieure) et de San Francesco de Sienne, en exagérant jusqu’à la grimace la technique de la souffrance, annonce les cruautés de Matteo di Giovanni. Décidément, il y a tout un côté de frénésie dans cette douce Sienne. Ambrogio († vers 1348) fixe sur les murs du Palais public, dans les fresques allégoriques du Bon et du Mauvais gouvernement (pl. XI), des nouveautés bien précieuses. Jamais Giotto n’a senti l’Antiquité comme ce citoyen de «Sena vetus» qui peint la Paix (pl. XII) et les Saisons comme un décorateur de Pompéï, avec un ovale plein, des yeux ronds, et une robe fluide, transparente, qui moule le corps à petits plis. La Renaissance elle-même, dans les Trois Grâces de Botticelli, fera moins bien. Quant au paysage, il va sans dire que c’est la vision panoramique et toute en largeur, pour être regardée de tous les points de vue en décor de tapisserie. Au lieu d’englober la nature d’un regard, on nous la fait savourer en détail, successivement. Mais voici l’apport précieux. Tandis que Giotto, généralisateur puissant, ne la caractérisait pas, voici les environs de Sienne aux collines onduleuses et jaunâtres; et tandis que l’horizon était fermé, le voici qui, tout en montant presque jusqu’à la bordure comme si les choses étaient vues du sommet de la tour du Palais public, recule enfin en profondeur, une colline cachant l’autre à demi. Cette fois, c’est bien la vraie perspective qui joue à cache-cache avant de se montrer, avant Masaccio.

Enfin il fallait que la force d’expansion du giottisme atteignît le Nord. Padoue, où le maître avait fait en 1306 le chef-d’œuvre de l’Arena, y était prédestinée. Deux Véronais, Altichieri et Jacopo d’Avanzo, l’apportent en 1376 et 1377 dans l’église du Santo et la chapelle Saint-Georges. Une fois de plus, la comparaison révèle ce que les giottesques ajoutent à l’art qui les avait eux-mêmes suscités. Dans ces Légendes de saint Jacques et de saint Georges la forme assouplie est bien plus agile que les blocs compacts de Giotto. Un mouvement de cinéma emporte telle scène de supplice, encadrée d’architectures désormais plus vraisemblables et plus stables. Le nu est «nature», et voici que ces gens du Nord cherchent dans la richesse du coloris, dans le dégradé des tons, une puissance d’émouvoir que les Florentins demandaient surtout à la graphie du dessin.

Malgré tout, l’ombre de Giotto est sur eux. Il reste que le Trecento est l’ère heureuse des vrais Primitifs. Ni par l’observation empirique, ni par les règles, il ne sait encore (bien qu’il s’y essaie) réussir le dangereux mensonge qui deviendra un jour l’objet essentiel de l’art: donner l’illusion achevée du réel. Il aspire à la science, sans la posséder. Ce «progrès» néfaste, fatal comme le vieillissement organique, est en marche. Avec le Quattrocento il va faire de grands pas, sans pourtant étouffer les deux qualités qui rachètent la maîtrise technique: la vie et les valeurs spirituelles.

La peinture italienne, des origines au XVIe siècle

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