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ÉLOGE
DE
RENÉ DESCARTES, PAR THOMAS,

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DISCOURS QUI A REMPORTÉ LE PRIX DE

L’ACADÉMIE FRANÇAISE EN 1765.

Lorsque les cendres de DESCARTES, né en France et mort en Suède, furent rapportées, seize ans après sa mort, de Stockholm à Paris; lorsque tous les savants, rassemblés dans un temple, rendoient à sa dépouille des honneurs qu’il n’obtint jamais pendant sa vie, et qu’un orateur se préparait à louer devant cette assemblée le grand homme qu’elle regrettait, tout-à-coup il vint un ordre qui défendit de prononcer cet éloge funèbre. Sans doute on pensoit alors que les grands seuls ont droit aux éloges publics; et l’on craignit de donner à la nation l’exemple dangereux d’honorer un homme qui n’avoit eu que le mérite et la distinction du génie. Je viens, après cent ans, prononcer cet éloge. Puisse-t-il être digne et de celui à qui il est offert, et des sages qui vont l’entendre! Peut-être au siècle de Descartes on étoit encore trop près de lui pour le bien louer. Le temps seul juge les philosophes comme les rois, et les met à leur place.

Le temps a détruit les opinions de Descartes, mais sa gloire subsiste. Il est semblable à ces rois détrônés qui, sur les ruines même de leur empire, paroissent nés pour commander aux hommes. Tant que la philosophie et la vérité seront quelque chose sur la terre, on honorera celui qui a jeté les fondements de nos connaissances, et recréé, pour ainsi dire, l’entendement humain. On louera Descartes par admiration, par reconnoissance, par intérêt même; car si la vérité est un bien, il faut encourager ceux qui la cherchent.

Ce seroit aux pieds de la statue de Newton qu’il faudroit prononcer l’éloge de Descartes; ou plutôt ce seroit à Newton à louer Descartes. Qui mieux que lui seroit capable de mesurer la carrière parcourue avant lui? Aussi simple qu’il étoit grand, Newton nous découvriroit toutes les pensées que les pensées de Descartes lui ont fait naître. Il y a des vérités stériles, et pour ainsi dire mortes, qui n’avancent de rien dans l’étude de la nature: il y a des erreurs de grands hommes qui deviennent fécondes en vérités. Après Descartes, on a été plus loin que lui; mais Descartes a frayé la route. Louons Magellan d’avoir fait le tour du globe; mais rendons justice à Colomb, qui le premier a soupçonné, a cherché, a trouvé un nouveau monde.

Tout dans cet ouvrage sera consacré à la philosophie et à la vertu. Peut-être y a-t-il des hommes dans ma nation qui ne me pardonneroient point l’éloge d’un philosophe vivant; mais Descartes est mort, et depuis cent quinze ans il n’est plus; je ne crains ni de blesser l’orgueil ni d’irriter l’envie.

Pour juger Descartes, pour voir ce que l’esprit d’un seul homme a ajouté à l’esprit humain, il faut voir le point d’où il est parti. Je peindrai donc l’état de la philosophie et des sciences au moment où naquit ce grand homme; je ferai voir comment la nature le forma, et comment elle prépara cette révolution qui a eu tant d’influence. Ensuite je ferai l’histoire de ses pensées. Ses erreurs mêmes auront je ne sais quoi de grand. Ou verra l’esprit humain, frappé d’une lumière nouvelle, se réveiller, s’agiter, et marcher sur ses pas. Le mouvement philosophique se communiquera d’un bout de l’Europe à l’autre. Cependant, au milieu de ce mouvement général, nous reviendrons sur Descartes; nous contemplerons l’homme en lui; nous chercherons si le génie donne des droits au bonheur; et nous finirons peut-être par répandre des larmes sur ceux qui, pour le bien de l’humanité et leur propre malheur, sont condamnés à être de grands hommes.

La philosophie, née dans l’Égypte, dans l’Inde et dans la Perse, avoit été en naissant presque aussi barbare que les hommes. Dans la Grèce, aussi féconde que hardie, elle avoit créé tous ces systèmes qui expliquoient l’univers, ou par le principe des éléments, ou par l’harmonie des nombres, ou par les idées éternelles, ou par des combinaisons de masses, de figures et de mouvements, ou par l’activité de la forme qui vient s’unir à la matière. Dans Alexandrie, et à la cour des rois, elle avoit perdu ce caractère original et ce principe de fécondité que lui avoit donné un pays libre. A Rome, parmi des maîtres et des esclaves, elle avoit été également stérile; elle s’y étoit occupée, ou à flatter la curiosité des princes, ou à lire dans les astres la chute des tyrans. Dans les premiers siècles de l’église, vouée aux enchantements et aux mystères, elle avoit cherché à lier commerce avec les puissances célestes ou infernales. Dans Constantinople, elle avoit tourné autour des idées des anciens Grecs, comme autour des bornes du monde. Chez les Arabes, chez ce peuple doublement esclave et par sa religion et par son gouvernement, elle avoit eu ce même caractère d’esclavage, bornée à commenter un homme, au lieu d’étudier la nature. Dans les siècles barbares de l’Occident, elle n’avoit été qu’un jargon absurde et insensé que consacroit le fanatisme et qu’adoroit la superstition. Enfin, à la renaissance des lettres, elle n’avoit profité de quelques lumières que pour se remettre par choix dans les chaînes d’Aristote. Ce philosophe, depuis plus de cinq siècles, combattu, proscrit, adoré, excommunié, et toujours vainqueur, dictoit aux nations ce qu’elles devoient croire; ses ouvrages étant plus connus, ses erreurs étoient plus respectées. On négligeoit pour lui l’univers; et les hommes, accoutumés depuis longtemps à se passer de l’évidence, croyoient tenir dans leurs mains les premiers principes des choses, parce que leur ignorance hardie prononçoit des mots obscurs et vagues qu’ils croyoient entendre.

Voilà les progrès que l’esprit humain avoit faits pendant trente siècles. On remarque, pendant cette longue révolution de temps, cinq ou six hommes qui ont pensé, et créé des idées; et le reste du monde a travaillé sur ces pensées, comme l’artisan, dans sa forge, travaille sur les métaux que lui fournit la mine. Il y a eu plusieurs siècles de suite où l’on n’a point avancé d’un pas vers la vérité; il y a eu des nations qui n’ont pas contribué d’une idée à la masse des idées générales. Du siècle d’Aristote à celui de Descartes, j’aperçois un vide de deux mille ans. Là, la pensée originale se perd, comme un fleuve qui meurt dans les sables, ou qui s’ensevelit sous terre, et qui ne reparoît qu’à mille lieues de là, sous de nouveaux cieux et sur une terre nouvelle. Quoi donc! y a-t-il pour l’esprit humain des temps de sommeil et de mort, comme il y en a de vie et d’activité? ou le don de penser par soi-même est-il réservé à un si petit nombre d’hommes? ou les grandes combinaisons d’idées sont-elles bornées par la nature, et s’épuisent-elles avec rapidité? Dans cet état de l’esprit humain, dans cet engourdissement général, il falloit un homme qui remontât l’espèce humaine, qui ajoutât de nouveaux ressorts à l’entendement, qui se ressaisît du don de penser, qui vît ce qui étoit fait, ce qui restoit à faire, et pourquoi les progrès avoient été suspendus tant de siècles; un homme qui eût assez d’audace pour renverser, assez de génie pour reconstruire, assez de sagesse pour poser des fondements sûrs, assez d’éclat pour éblouir son siècle et rompre l’enchantement des siècles passés; un homme qui étonnât par la grandeur de ses vues; un homme en état de rassembler tout ce que les sciences avoient imaginé ou découvert dans tous les siècles, et de réunir toutes ces forces dispersées pour en composer une seule force avec laquelle il remuât pour ainsi dire l’univers; un homme d’un génie actif, entreprenant, qui sût voir où personne ne voyoit, qui désignât le but et qui traçât la route, qui, seul et sans guide, franchît par-dessus les précipices un intervalle immense, et entraînât après lui le genre humain. Cet homme devoit être Descartes. Ce seroit sans doute un beau spectacle de voir comment la nature le prépara du loin et le forma; mais qui peut suivre la nature dans sa marche? Il y a sans doute une chaîne des pensées des hommes depuis l’origine du monde jusqu’à nous; chaîne qui n’est ni moins mystérieuse ni moins grande que celle des êtres physiques. Les siècles ont influé sur les siècles, les nations sur les nations, les vérités sur les erreurs, les erreurs sur les vérités. Tout se tient dans l’univers; mais qui pourrait tracer la ligne? On peut du moins entrevoir ce rapport général; on peut dire que, sans cette foule d’erreurs qui ont inondé le monde, Descartes peut-être n’eût point trouvé la route de la vérité. Ainsi chaque philosophe en s’égarant avançoit le terme. Mais, laissant là les temps trop reculés, je veux chercher dans le siècle même de Descartes, ou dans ceux qui ont immédiatement précédé sa naissance, tout ce qui a pu servir à le former en influant sur son génie.

Et d’abord j’aperçois dans l’univers une espèce de fermentation générale. La nature semble être dans un de ces moments où elle fait les plus grands efforts: tout s’agite; on veut partout remuer les anciennes bornes, on veut étendre la sphère humaine. Vasco de Gama découvre les Indes, Colomb découvre l’Amérique, Cortès et Pizarro subjuguent des contrées immenses et nouvelles, Magellan cherche les terres australes, Drake fait le tour du monde. L’esprit des découvertes anime toutes les nations. De grands changements dans la politique et les religions ébranlent l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Cette secousse se communique aux sciences. L’astronomie renaît dès le quinzième siècle. Copernic rétablit le système de Pythagore et le mouvement de la terre; pas immense fait dans la nature! Tycho-Brahé ajoute aux observations de tous les siècles; il corrige et perfectionne la théorie des planètes, détermine le lieu d’un grand nombre d’étoiles fixes, démontre la région que les comètes occupent dans l’espace. Le nombre des phénomènes connus s’augmente. Le législateur des deux paroît; Kepler confirme ce qui a été trouvé avant lui, et ouvre la route à des vérités nouvelles. Mais il falloit de plus grands secours. Les verres concaves et convexes, inventés par hasard au treizième siècle, sont réunis trois cents ans après, et forment le premier télescope. L’homme touche aux extrémités de la création. Galilée fait dans les cieux ce que les grands navigateurs faisoient sur les mers; il aborde à de nouveaux mondes. Les satellites de Jupiter sont connus. Le mouvement de la terre est confirmé par les phases de Vénus. La géométrie est appliquée à la doctrine du mouvement. La force accélératrice dans la chute des corps est mesurée; on découvre la pesanteur de l’air, on entrevoit son élasticité. Bacon fait le dénombrement des connoissances humaines et les juge: il annonce le besoin de refaire des idées nouvelles, et prédit quelque chose de grand pour les siècles à venir. Voilà ce que la nature avoit fait pour Descartes avant sa naissance; et comme par la boussole elle avoit réuni les parties les plus éloignées du globe, par le télescope rapproché de la terre les dernières limites des cieux, par l’imprimerie elle avoit établi la communication rapide du mouvement entre les esprits d’un bout du monde à l’autre.

Tout étoit disposé pour une révolution. Déjà est né celui qui doit faire ce grand changement1; il ne reste à la nature que d’achever son ouvrage, et de mûrir Descartes pour le genre humain, comme elle a mûri le genre humain pour lui. Je ne m’arrête point sur son éducation2; dès qu’il s’agit des âmes extraordinaires, il n’en faut point parler. Il y a une éducation pour l’homme vulgaire; il n’y en a point d’autre pour l’homme de génie que celle qu’il se donne à lui-même: elle consiste presque toujours à détruire la première. Descartes, par celle qu’il reçut, jugea son siècle. Déjà il voit au-delà; déjà il imagine et pressent un nouvel ordre des sciences: tel, de Madrid ou de Gènes, Colomb pressentoit l’Amérique.

La nature, qui travailloit sur cette âme et la disposoit insensiblement aux grandes choses, y avoit mis d’abord une forte passion pour la vérité. Ce fut là peut-être son premier ressort. Elle y ajoute ce désir d’être utile aux hommes, qui s’étend à tous les siècles et à toutes les nations; désir qu’on ne s’étoit point encore avisé de calomnier. Elle lui donne ensuite, pour tout le temps de sa jeunesse, une activité inquiète3, ces tourments du génie, ce vide d’une âme que rien ne remplit encore, et qui se fatigue à chercher autour d’elle ce qui doit la fixer. Alors elle le promène dans l’Europe entière, et fait passer rapidement sous ses yeux les plus grands spectacles. Elle lui présente, en Hollande, un peuple qui brise ses chaînes et devient libre, le fanatisme germant au sein de la liberté, les querelles de la religion changées en factions d’état; en Allemagne, le choc de la ligue protestante et de la ligue catholique, le commencement d’un carnage de trente années; aux extrémités de la Pologne, dans le Brandebourg, la Poméranie et le Holstein, les contre-coups de cette guerre affreuse; en Flandre, le contraste de dix provinces opulentes restées soumises à l’Espagne, tandis que sept provinces pauvres combattoient depuis cinquante ans pour leur liberté; dans la Valteline, les mouvements de l’ambition espagnole, les précautions inquiètes de la cour de Savoie; eu Suisse, des lois et des moeurs, une pauvreté fière, une liberté sans orages; à Gênes, toutes les factions des républiques, tout l’orgueil des monarchies; à Venise, le pouvoir des nobles, l’esclavage du peuple, une liberté tyrannique; à Florence, les Médicis, les arts, et Galilée; à Rome, toutes les nations rassemblées par la religion, spectacle qui vaut peut-être bien celui des statues et des tableaux; en Angleterre, les droits des peuples luttant contre ceux des rois, Charles Ier sur le trône, et Cromwell encore dans la foule4. L’âme de Descartes, à travers tous ces objets, s’élève et s’agrandit. La religion, la politique, la liberté, la nature, la morale, tout contribue à étendre ses idées; car l’on se trompe si l’on croit que l’âme du philosophe doit se concentrer dans l’objet particulier qui l’occupe. Il doit tout embrasser, tout voir. Il y a des points de réunion où toutes les vérités se touchent; et la vérité universelle n’est elle-même que la chaîne de tous les rapports. Pour voir de plus près le genre humain sous toutes les faces, Descartes se mêle dans ces jeux sanglants des rois, où le génie s’épuise à détruire, et où des milliers d’hommes, assemblés contre des milliers d’hommes, exercent le meurtre par art et par principes5. Ainsi Socrate porta les armes dans sa jeunesse. Partout il étudie l’homme et le monde. Il analyse l’esprit humain; il observe les opinions, suit leur progrès, examine leur influence, remonte à leur source. De ces opinions, les unes naissent du gouvernement, d’autres du climat, d’autres de la religion, d’autres de la forme des langues, quelques unes des moeurs, d’autres des lois, plusieurs de toutes ces causes réunies: il y en a qui sortent du fond même de l’esprit humain et de la constitution de l’homme, et celles-là sont à peu près les mêmes chez tous les peuples; il y en a d’autres qui sont bornées par les montagnes et par les fleuves, car chaque pays a ses opinions comme ses plantes: toutes ensemble forment la raison du peuple. Quel spectacle pour un philosophe! Descartes en fut épouvanté. Voilà donc, dit-il, la raison humaine! Dès ce moment il sentit s’ébranler tout l’édifice de ses connoissances: il voulut y porter la main pour achever de le renverser; mais il n’avoit point encore assez de force, et il s’arrêta. Il poursuit ses observations; il étudie la nature physique: tantôt il la considère dans toute son étendue, comme ne formant qu’un seul et immense ouvrage; tantôt il la suit dans ses détails. La nature vivante et la nature morte, l’être brut et l’être organisé, les différentes classes de grandeurs et de formes, les destructions et les renouvellements, les variétés et les rapports, rien ne lui échappe, comme rien ne l’étonne. J’aime à le voir debout sur la cime des Alpes, élevé, par sa situation, au-dessus de l’Europe entière, suivant de l’oeil la course du Pô, du Rhin, du Rhône et du Danube, et de là s’élevant par la pensée vers les deux, qu’il paroît toucher, pénétrant dans les réservoirs destinés à fournir à l’Europe ces amas d’eaux immenses; quelquefois observant à ses pieds les espèces innombrables de végétaux semés par la nature sur le penchant des précipices, ou entre les pointes des rochers; quelquefois mesurant la hauteur de ces montagnes de glace, qui semblent jetées dans les vallons des Alpes pour les combler, ou méditant profondément à la lueur des orages6. Ah! c’est dans ces moments que l’âme du philosophe s’étend, devient immense et profonde comme la nature; c’est alors que ses idées s’élèvent et parcourent l’univers. Insatiable de voir et de connoître, partout où il passe, Descartes interroge la vérité; il la demande à tous les lieux qu’il parcourt, il la poursuit de pays en pays. Dans les villes prises d’assaut, ce sont les savants qu’il cherche. Maximilien de Bavière voit dans Prague, dont il s’est rendu maître, la capitale d’un royaume conquis; Descartes n’y voit que l’ancien séjour de Tycho-Brahé. Sa mémoire y étoit encore récente; il interroge tous ceux qui l’ont connu, il suit les traces de ses pensées; il rassemble dans les conversations le génie d’un grand homme. Ainsi voyageoient autrefois les Pythagore, et les Platon, lorsqu’ils alloient dans l’Orient étudier ces colonnes, archives des nations et monuments des découvertes antiques. Descartes, à leur exemple, ramasse tout ce qui peut l’instruire. Mais tant d’idées acquises dans ses voyages ne lui auroient encore servi de rien, s’il n’avoit eu l’art de se les approprier par des méditations profondes; art si nécessaire au philosophe, si inconnu au vulgaire, et peut-être si étranger à l’homme. En effet, qu’est-ce que méditer? C’est ramener au dedans de nous notre existence répandue tout entière au dehors; c’est nous retirer de l’univers pour habiter dans notre âme; c’est anéantir toute l’activité des sens pour augmenter celle de la pensée; c’est rassembler en un point toutes les forces de l’esprit; c’est mesurer le temps, non plus par le mouvement et par l’espace, mais par la succession lente ou rapide des idées. Ces méditations, dans Descartes, avoient tourné en habitude7; elles le suivoient partout: dans les voyages, dans les camps, dans les occupations les plus tumultueuses, il avoit toujours un asile prêt où son âme se retiroit au besoin. C’étoit là qu’il appeloit ses idées; elles accouroient en foule: la méditation les faisoit naître, l’esprit géométrique venoit les enchaîner. Dès sa jeunesse il s’étoit avidement attaché aux mathématiques, comme au seul objet qui lui présentoit l’évidence8. C’étoit là que son âme se reposoit de l’inquiétude qui la tourmentoit partout ailleurs. Mais, dégoûté bientôt de spéculations abstraites, le désir de se rapprocher des hommes le rentraînoit à l’étude de la nature. Il se livroit à toutes les sciences: il n’y trouvoit pas la certitude de la géométrie, qu’elle ne doit qu’à la simplicité de son objet; mais il y transportoit du moins la méthode des géomètres. C’est d’elle qu’il apprenoit à fixer toujours le sens des termes, et à n’en abuser jamais; à décomposer l’objet de son étude, à lier les conséquences aux principes; à remonter par l’analyse, à descendre par la synthèse. Ainsi l’esprit géométrique affermissoit sa marche; mais le courage et l’esprit d’indépendance brisoient devant lui les barrières pour lui frayer des routes. Il étoit né avec l’audace qui caractérise le génie; et sans doute les événements dont il avoit été témoin, les grands spectacles de liberté qu’il avoit vus en Allemagne, en Hollande, dans la Hongrie et dans la Bohème, avoient contribué à développer encore en lui cette fierté d’esprit naturelle. Il osa donc concevoir l’idée de s’élever contre les tyrans de la raison. Mais, avant de détruire tous les préjugés qui étoient sur la terre, il falloit commencer par les détruire en lui-même. Comment y parvenir? comment anéantir des formes qui ne sont point notre ouvrage, et qui sont le résultat nécessaire de mille combinaisons faites sans nous? Il falloit, pour ainsi dire, détruire son âme et la refaire. Tant de difficultés n’effrayèrent point Descartes. Je le vois, pendant près de dix ans, luttant contre lui-même pour secouer toutes ses opinions. Il demande compte à ses sens de toutes les idées qu’ils ont portées dans son âme; il examine tous les tableaux de son imagination, et les compare avec les objets réels; il descend dans l’intérieur de ses perceptions, qu’il analyse; il parcourt le dépôt de sa mémoire, et juge tout ce qui y est rassemblé. Partout il poursuit le préjugé, il le chasse de retraite en retraite; son entendement, peuplé auparavant d’opinions et d’idées, devient un désert immense, mais où désormais la vérité peut entrer9.

Voilà donc la révolution faite dans l’âme de Descartes: voilà ses idées anciennes détruites. Il ne s’agit plus que d’en créer d’autres. Car, pour changer les nations, il ne suffit point d’abattre; il faut reconstruire. Dès ce moment, Descartes ne pense plus qu’à élever une philosophie nouvelle. Tout l’y invite; les exhortations de ses amis, le désir de combler le vide qu’il avoit fait dans ses idées, je ne sais quel instinct qui domine le grand homme, et, plus que tout cela, l’ambition de faire des découvertes dans la nature, pour rendre les hommes moins misérables ou plus heureux. Mais, pour exécuter un pareil dessein, il sentit qu’il falloit se cacher. Hommes du monde, si fiers de votre politesse et de vos avantages, souffrez que je vous dise la vérité; ce n’est jamais parmi vous que l’on fera ni que l’on pensera de grandes choses. Vous polissez l’esprit, mais vous énervez le génie. Qu’a-t-il besoin de vos vains ornements? Sa grandeur fait sa beauté. C’est dans la solitude que l’homme de génie est ce qu’il doit être; c’est là qu’il rassemble toutes les forces de son âme. Auroit-il besoin des hommes? N’a-t-il pas avec lui la nature? et il ne la voit point à travers les petites formes de la société, mais dans sa grandeur primitive, dans sa beauté originale et pure. C’est dans la solitude que toutes les heures laissent une trace, que tous les instants sont représentés par une pensée, que le temps est au sage, et le sage à lui-même. C’est dans la solitude surtout que l’âme a toute la vigueur de l’indépendance. Là elle n’entend point le bruit des chaînes que le despotisme et la superstition secouent sur leurs esclaves: elle est libre comme la pensée de l’homme qui existeroit seul. Cette indépendance, après la vérité, étoit la plus grande passion de Descartes. Ne vous en étonnez point; ces deux passions tiennent l’une à l’autre. La vérité est l’aliment d’une âme fière et libre, tandis que l’esclave n’ose même lever les yeux jusqu’à elle. C’est cet amour de la liberté qui engage Descartes à fuir tous les engagements, à rompre tous les petits liens de société, à renoncer à ces emplois qui ne sont trop souvent que les chaînes de l’orgueil. Il falloit qu’un homme comme lui ne fût qu’à la nature et au genre humain. Descartes ne fut donc ni magistrat, ni militaire, ni homme de cour10. Il consentit à n’être qu’un philosophe, qu’un homme de génie, c’est-à-dire rien aux yeux du peuple. Il renonce même à son pays; il choisit une retraite dans la Hollande. C’est dans le séjour de la liberté qu’il va fonder une philosophie libre. Il dit adieu à ses parents, à ses amis, à sa patrie; il part11. L’amour de la vérité n’est plus dans son coeur un sentiment ordinaire; c’est un sentiment religieux qui élève et remplit son âme. Dieu, la nature, les hommes, voilà quels vont être, le reste de sa vie, les objets de ses pensées. Il se consacre à cette occupation aux pieds des autels. O jour, ô moment remarquable dans l’histoire de l’esprit humain! Je crois voir Descartes, avec le respect dont il étoit pénétré pour la Divinité, entrer dans le temple, et s’y prosterner. Je crois l’entendre dire à Dieu: O Dieu, puisque tu m’as créé, je ne veux point mourir sans avoir médité sur tes ouvrages. Je vais chercher la vérité, si tu l’as mise sur la terre. Je vais me rendre utile à l’homme, puisque je suis homme. Soutiens ma foiblesse, agrandis mon esprit, rends-le digne de la nature et de toi. Si tu permets que j’ajoute à la perfection des hommes, je te rendrai grâce en mourant, et ne me repentirai point d’être né.

Je m’arrête un moment: l’ouvrage de la nature est achevé. Elle a préparé avant la naissance de Descartes tout ce qui devoit influer sur lui; elle lui a donné les prédécesseurs dont il avoit besoin; elle a jeté dans son sein les semences qui devoient y germer; elle a établi entre son esprit et son âme les rapports nécessaires; elle a fait passer sous ses yeux tous les grands spectacles et du monde physique et du monde moral; elle a rassemblé autour de lui, ou dans lui, tous les ressorts; elle a mis dans sa main tous les instruments: son travail est fini. Ici commence celui de Descartes. Je vais faire l’histoire de ses pensées: on verra une espèce de création; elle embrassera tout ce qui est; elle présentera une machine immense, mue avec peu de ressorts: on y trouvera le grand caractère de la simplicité, l’enchaînement de toutes les parties, et souvent, comme dans la nature physique, un ordre réel caché sous un désordre apparent.

Je commence par où il a commencé lui-même. Avant de mettre la main à l’édifice, il faut jeter les fondements; il faut creuser jusqu’à la source de la vérité; il faut établir l’évidence, et distinguer son caractère. Nous avons vu Descartes renverser toutes les fausses opinions qui étoient dans son âme; il fait plus, il s’élève à un doute universel12. Celui qui s’est trompé une fois peut se tromper toujours. Aussitôt les cieux, la terre, les figures, les sons, les couleurs, son corps même, et les sens avec lesquels il voyage dans l’univers, tout s’anéantit à ses yeux. Rien n’est assuré, rien n’existe. Dans ce doute général, où trouver un point d’appui? Quelle première vérité servira de base à toutes les vérités? Pour Dieu, cette première vérité est partout. Descartes la trouve dans son doute même. Puisque je doute, je pense; puisque je pense, j’existe. Mais à quelle marque la reconnoît-il? A l’empreinte de l’évidence. Il établit donc pour principe de ne regarder comme vrai que ce qui est évident, c’est-à-dire ce qui est clairement contenu dans l’idée de l’objet qu’il contemple. Tel est ce fameux doute philosophique de Descartes. Tel est le premier pas qu’il fait pour en sortir, et la première règle qu’il établit. C’est cette règle qui a fait la révolution de l’esprit humain. Pour diriger l’entendement, il joint l’analyse au doute. Décomposer les questions et les diviser en plusieurs branches; avancer par degrés des objets les plus simples aux plus composés, et des plus connus aux plus cachés; combler l’intervalle qui est entre les idées éloignées et le remplir par toutes les idées intermédiaires; mettre dans ces idées un tel enchaînement que toutes se déduisent aisément les unes des autres, et que les énoncer, ce soit pour ainsi dire les démontrer; voilà les autres règles qu’il a établies, et dont il a donné l’exemple13. On entrevoit déjà toute la marche de sa philosophie. Puisqu’il faut commencer par ce qui est évident et simple, il établira des principes qui réunissent ce double caractère. Pour raisonner sur la nature, il s’appuiera sur des axiomes, et déduira des causes générales tous les effets particuliers. Ne craignons pas de l’avouer, Descartes a tracé un plan trop élevé pour l’homme; ce génie hardi a eu l’ambition de connoître comme Dieu même connoît, c’est-à-dire par les principes: mais sa méthode n’en est pas moins la créatrice de la philosophie. Avant lui, il n’y avoit qu’une logique de mots. Celle d’Aristote apprenoit plus à définir et à diviser qu’à connoître; à tirer les conséquences, qu’à découvrir les principes. Celle des scolastiques, absurdement subtile, laissoit les réalités pour s’égarer dans des abstractions barbares. Celle de Raimond Lulle n’étoit qu’un assemblage de caractères magiques pour interroger sans entendre, et répondre sans être entendu. C’est Descartes qui créa cette logique intérieure de l’âme, par laquelle l’entendement se rend compte à lui-même de toutes ses idées, calcule sa marche, ne perd jamais de vue le point d’où il part et le terme où il veut arriver; esprit de raison plutôt que de raisonnement, et qui s’applique à tous les arts comme à toutes les sciences.

Sa méthode est créée: il a fait comme ces grands architectes qui, concevant des ouvrages nouveaux, commencent par se faire de nouveaux instruments et des machines nouvelles. Aidé de ce secours, il entre dans la métaphysique. Il y jette d’abord un regard. Qu’aperçoit-il? une audace puérile de l’esprit humain, des êtres imaginaires, des rêveries profondes, des mots barbares; car, dans tous les temps, l’homme, quand il n’a pu connoître, a créé des signes pour représenter des idées qu’il n’avoit pas, et il a pris ces signes pour des connoissances. Descartes vit d’un coup d’oeil ce que devoit être la métaphysique. Dieu, l’âme, et les principes généraux des sciences, voilà ses objets14. Je m’élève avec lui jusqu’à la première cause. Newton la chercha dans les mondes; Descartes la cherche dans lui-même. Il s’étoit convaincu de l’existence de son âme; il avoit senti en lui l’être qui pense, c’est-à-dire l’être qui doute, qui nie, qui affirme, qui conçoit, qui veut, qui a des erreurs, qui les combat. Cet être intelligent est donc sujet à des imperfections. Mais toute idée d’imperfection suppose l’idée d’un être plus parfait. De l’idée du parfait naît l’idée de l’infini. D’où lui naît cette idée? Comment l’homme, dont les facultés sont si bornées, l’homme qui passe sa vie à tourner dans l’intérieur d’un cercle étroit, comment cet être si foible a-t-il pu embrasser et concevoir l’infini? Cette idée ne lui est-elle pas étrangère? ne suppose-t-elle pas hors de lui un être qui en soit le modèle et le principe? Cet être n’est-il pas Dieu? Toutes les autres idées claires et distinctes que l’homme trouve en lui ne renferment que l’existence possible de leur objet: l’idée seule de l’être parfait renferme une existence nécessaire. Cette idée est pour Descartes le commencement de la grande chaîne. Si tous les êtres créés sont une émanation du premier être, si toutes les lois qui font l’ordre physique et l’ordre moral sont, ou des rapports nécessaires que Dieu a vus, ou des rapports qu’il a établis librement, en connoissant ce qui est le plus conforme à ses attributs, on connoîtra les lois primitives de la nature. Ainsi la connoissance de tous les êtres se trouve enchaînée à celle du premier. C’est elle aussi qui affermit la marche de l’esprit humain, et sert de base à l’évidence; c’est elle qui, en m’apprenant que la vérité éternelle ne peut me tromper, m’ordonne de regarder comme vrai tout ce que ma raison me présentera comme évident.

Appuyé de ce principe, et sûr de sa marche, Descartes passe à l’analyse de son âme. Il a remarqué que, dans son doute, l’étendue, la figure et le mouvement s’anéantissoient pour lui. Sa pensée seule demeuroit; seule elle restoit immuablement attachée à son être, sans qu’il lui fût possible de l’en séparer. Il peut donc concevoir distinctement que sa pensée existe, sans que rien n’existe autour de lui. L’âme se conçoit donc sans le corps. De là naît la distinction de l’être pensant et de l’être matériel. Pour juger de la nature des deux substances, Descartes cherche une propriété générale dont toutes les autres dépendent: c’est l’étendue dans la matière; dans l’âme, c’est la pensée. De l’étendue naissent la figure et le mouvement; de la pensée naît la faculté de sentir, de vouloir, d’imaginer. L’étendue est divisible de sa nature; la pensée, simple et indivisible. Comment ce qui est simple appartiendroit-il à un être composé de parties? comment des milliers d’éléments, qui forment un corps, pourroient-ils former une perception ou un jugement unique? Cependant il existe une chaîne secrète entre l’âme et le corps. L’âme n’est-elle que semblable au pilote qui dirige le vaisseau? Non; elle fait un tout avec le vaisseau qu’elle gouverne. C’est donc de l’étroite correspondance qui est entre les mouvements de l’un et les sensations ou pensées de l’autre, que dépend la liaison de ces deux principes si divisés et si unis15. C’est ainsi que Descartes tourne autour de son être, et examine tout ce qui le compose. Nourri d’idées intellectuelles, et détaché de ses sens, c’est son âme qui le frappe le plus. Voici une pensée faite pour étonner le peuple, mais que le philosophe concevra sans peine. Descartes est plus sûr de l’existence de son âme que de celle de son corps. En effet, que sont toutes les sensations, sinon un avertissement éternel pour l’âme qu’elle existe? Peut-elle sortir hors d’elle-même sans y rentrer à chaque instant par la pensée? Quand je parcoure tous les objets de l’univers, ce n’est jamais que ma pensée que j’aperçois. Mais comment cette âme franchit-elle l’intervalle immense qui est entre elle et la matière? Ici Descartes reprend son analyse et le fil de sa méthode. Pour juger s’il existe des corps, il consulte d’abord ses idées. Il trouve dans son âme les idées générales d’étendue, de grandeur, de figure, de situation, de mouvement, et une foule de perceptions particulières. Ces idées lui apprennent bien l’existence de la matière, comme objet mathématique, mais ne lui disent rien de son existence physique et réelle. Il interroge ensuite son imagination. Elle lui offre une suite de tableaux où des corps sont représentés; sans doute l’original de ces tableaux existe, mais ce n’est encore qu’une probabilité. Il remonte jusqu’à ses sens. Ce sont eux qui font la communication de l’âme et de l’univers; ou plutôt ce sont eux qui créent l’univers pour l’âme. Ils lui portent chaque portion du monde en détail; par une métamorphose rapide, la sensation devient idée, et l’âme voit dans cette idée, comme dans un miroir, le monde qui est hors d’elle. Les sens sont donc les messagers de l’âme. Mais quelle foi peut-elle ajouter à leur rapport? Souvent ce rapport la trompe. Descartes remonte alors jusqu’à Dieu. D’un côté, la véracité de l’Être suprême; de l’autre, le penchant irrésistible de l’homme à rapporter ses sensations à des objets réels qui existent hors de lui: voilà les motifs qui le déterminent, et il se ressaisit de l’univers physique qui lui échappoit.

Ferai-je voir ce grand homme, malgré la circonspection de sa marche, s’égarant dans la métaphysique, et créant son système des idées innées? Mais cette erreur même tenoit à son génie. Accoutumé à des méditations profondes, habitué à vivre loin des sens, à chercher dans son âme ou dans l’essence de Dieu, l’origine, l’ordre et le fil de ses connoissances, pouvoit-il soupçonner que l’âme fût entièrement dépendante des sens pour les idées? N’étoit-il pas trop avilissant pour elle qu’elle ne fût occupée qu’à parcourir le monde physique pour ramasser les matériaux de ses connoissances, comme le botaniste qui cueille ses végétaux, ou à extraire des principes de ses sensations, comme le chimiste qui analyse les corps? Il étoit réservé à Locke de nous donner sur les idées le vrai système de la nature, en développant un principe connu par Aristote et saisi par Bacon, mais dont Locke n’est pas moins le créateur, car un principe n’est créé que lorsqu’il est démontré aux hommes. Qui nous démontrera de même ce que c’est que l’âme des bêtes? quels sont ces êtres singuliers, si supérieurs aux végétaux par leurs organes, si inférieurs à l’homme par leurs facultés? quel est ce principe qui, sans leur donner la raison, produit en eux des sensations, du mouvement et de la vie? Quelque parti que l’on embrasse, la raison se trouble, la dignité de l’homme s’offense, ou la religion s’épouvante. Chaque système est voisin d’une erreur; chaque route est sur le bord d’un précipice. Ici Descartes est entraîné, par la force des conséquences et l’enchaînement de ses idées, vers un système aussi singulier que hardi, et qui est digne au moins de la grandeur de Dieu. En effet, quelle idée plus sublime que de concevoir une multitude innombrable de machines à qui l’organisation tient lieu de principe intelligent; dont tous les ressorts sont différents, selon les différentes espèces et les différents buts de la création; où tout est prévu, tout combiné pour la conservation et la reproduction des êtres; où toutes les opérations sont le résultat toujours sûr des lois du mouvement; où toutes les causes qui doivent produire des millions d’effets sont arrangées jusqu’à la fin des siècles, et ne dépendent que de la correspondance et de l’harmonie de quelque partie de matière? Avouons-le, ce système donne la plus grande idée de l’art de l’éternel géomètre, comme l’appeloit Platon. C’est ce même caractère de grandeur que l’on a retrouvé depuis dans l’harmonie préétablie de Leibnitz, caractère plus propre que tout autre à séduire les hommes de génie, qui aiment mieux voir tout en un instant dans une grande idée, que de se traîner sur des détails d’observations et sur quelques vérités éparses et isolées.

Descartes s’est élevé à Dieu, est descendu dans son âme, a saisi sa pensée, l’a séparée de la matière, s’est assuré qu’il existoit des corps hors de lui. Sûr de tous les principes de ses connoissances, il va maintenant s’élancer dans l’univers physique; il va le parcourir, l’embrasser, le connoître: mais auparavant il perfectionne l’instrument de la géométrie, dont il a besoin. C’est ici une des parties les plus solides de la gloire de Descartes; c’est ici qu’il a tracé une route qui sera éternellement marquée dans l’histoire de l’esprit humain. L’algèbre étoit créée depuis longtemps. Cette géométrie métaphysique, qui exprime tous les rapports par des signes universels, qui facilite le calcul en le généralisant, opère sur les quantités inconnues comme si elles étoient connues, accélère la marche et augmente l’étendue de l’esprit en substituant un signe abrégé à des combinaisons nombreuses; cette science, inventée par les Arabes, ou du moins transportée par eux en Espagne, cultivée par les Italiens, avoit été agrandie et perfectionnée par un Français: mais, malgré les découvertes importantes de l’illustre Viète, malgré un pas ou deux qu’on avoit faits après lui en Angleterre, il restoit encore beaucoup à découvrir. Tel étoit le sort de Descartes, qu’il ne pouvoit approcher d’une science sans qu’aussitôt elle ne prît une face nouvelle. D’abord il travaille sur les méthodes de l’analyse pure: pour soulager l’imagination, il diminue le nombre des signes; il représente par des chiffres les puissances des quantités, et simplifie, pour ainsi dire, le mécanisme algébrique. Il s’élève ensuite plus haut: il trouve sa fameuse méthode des indéterminées, artifice plein d’adresse, où l’art, conduit par le génie, surprend la vérité en paraissant s’éloigner d’elle; il apprend à connoître le nombre et la nature des racines dans chaque équation par la combinaison successive des signes; règle aussi utile que simple, que la jalousie et l’ignorance ont attaquée, que la rivalité nationale, a disputée à Descartes, et qui n’a été démontrée que depuis quelques annéesA. C’est ainsi que les grands hommes découvrent, comme par inspiration, des vérités que les hommes ordinaires n’entendent quelquefois qu’au bout de cent ans de pratique et d’étude; et celui qui démontre ces vérités après eux acquiert encore une gloire immortelle. L’algèbre ainsi perfectionnée, il restoit un pas plus difficile à faire. La méthode d’Apollonius et d’Archimède, qui fut celle de tous les anciens géomètres, exacte et rigoureuse pour les démonstrations, étoit peu utile pour les découvertes. Semblable à ces machines qui dépensent une quantité prodigieuse de forces pour peu de mouvement, elle consumoit l’esprit dans un détail d’opérations trop compliquées, et le traînoit lentement d’une vérité à l’autre. Il falloit une méthode plus rapide; il falloit un instrument qui élevât le géomètre à une hauteur d’où il pût dominer sur toutes ses opérations, et, sans fatiguer sa vue, voir d’un coup d’oeil des espaces immenses se resserrer comme en un point: cet instrument, c’est Descartes qui l’a créé; c’est l’application de l’algèbre à la géométrie. Il commença donc par traduire les lignes, les surfaces et les solides en caractères algébriques; mais ce qui étoit l’effort du génie, c’étoit, après la résolution du problème, de traduire de nouveau les caractères algébriques en figures. Je n’entreprendrai point de détailler les admirables découvertes sur lesquelles est fondée cette analyse créée par Descartes. Ces vérités abstraites et pures, faites pour être mesurées par le compas, échappent au pinceau de l’éloquence; et j’affoiblirois l’éloge d’un grand homme en cherchant à peindre ce qui ne doit être que calculé. Contentons-nous de remarquer ici que, par son analyse, Descartes fit faire plus de progrès à la géométrie qu’elle n’en avoit fait depuis la création du monde. Il abrégea les travaux, il multiplia les forces, il donna une nouvelle marche à l’esprit humain. C’est l’analyse qui a été l’instrument de toutes les grandes découvertes des modernes; c’est l’analyse qui, dans les mains des Leibnitz, des Newton et des Bernoulli, a produit cette géométrie nouvelle et sublime qui soumet l’infini au calcul: voilà l’ouvrage de Descartes. Quel est donc cet homme extraordinaire qui a laissé si loin de lui tous les siècles passés, qui a ouvert de nouvelles routes aux siècles à venir, et qui dans le sien avoit à peine trois hommes qui fussent en état de l’entendre? Il est vrai qu’il avoit répandu sur toute sa géométrie une certaine obscurité: soit qu’accoutumé à franchir d’un saut des intervalles immenses, il ne s’aperçût pas seulement de toutes les idées intermédiaires qu’il supprimoit, et qui sont des points d’appui nécessaires à la foiblesse; soit que son dessein fût de secouer l’esprit humain, et de l’accoutumer aux grands efforts; soit enfin que, tourmenté par des rivaux jaloux et foibles, il voulût une fois les accabler de son génie, et les épouvanter de toute la distance qui étoit entre eux et lui16.

Note A: (retour) Voyez les Mémoires de l’Académie des sciences, année 1741.

Mais ce qui prouve le mieux toute l’étendue de l’esprit de Descartes, c’est qu’il est le premier qui ait conçu la grande idée de réunir toutes les sciences, et de les faire servir à la perfection l’une de l’autre. On a vu qu’il avoit transporté dans sa logique la méthode des géomètres; il se servit de l’analyse logique pour perfectionner l’algèbre; il appliqua ensuite l’algèbre à la géométrie, la géométrie et l’algèbre à la mécanique, et ces trois sciences combinées ensemble à l’astronomie. C’est donc à lui qu’on doit les premiers essais de l’application de la géométrie à la physique; application qui a créé encore une science toute nouvelle. Armé de tant de forces réunies, Descartes marche à la nature; il entreprend de déchirer ses voiles, et d’expliquer le système du monde. Voici un nouvel ordre de choses: voici des tableaux plus grands peut-être que ceux que présente l’histoire de toutes les nations et de tous les empires17.

Qu’on me donne de la matière et du mouvement, dit Descartes, et je vais créer un monde. D’abord il s’élève par la pensée vers les cieux, et de là il embrasse l’univers d’un coup d’oeil; il voit le monde entier comme une seule et immense machine, dont les roues et les ressorts ont été disposés au commencement, de la manière la plus simple, par une main éternelle. Parmi cette quantité effroyable de corps et de mouvements, il cherche la disposition des centres. Chaque corps a son centre particulier, chaque système a son centre général. Sans doute aussi il y a un centre universel, autour duquel sont rangés tous les systèmes de la nature. Mais où est-il, et dans quel point de l’espace? Descartes place dans le soleil le centre du système auquel nous sommes attachés. Ce système est une des roues de la machine: le soleil est le point d’appui. Cette grande roue embrasse dix-huit cent millions de lieues dans sa circonférence, à ne compter que jusqu’à l’orbe de Saturne. Que seroit-ce si on pouvoit suivre la marche excentrique des comètes! Cette roue de l’univers doit communiquer à une roue voisine, dont la circonférence est peut-être plus grande encore; celle-ci communique à une troisième, cette troisième à une autre, et ainsi de suite dans une progression infinie, jusqu’à celles qui sont bornées par les dernières limites de l’espace. Toutes, par la communication du mouvement, se balancent et se contre-balancent, agissent et réagissent l’une sur l’autre, se servent mutuellement de poids et de contre-poids, d’où résulte l’équilibre de chaque système, et, de chaque équilibre particulier, l’équilibre du monde. Telle est l’idée de cette grande machine, qui s’étend à plus de centaines de millions de lieues que l’imagination n’en peut concevoir et dont toutes les roues sont des mondes combinés les uns avec les autres.

C’est cette machine que Descartes conçoit, et qu’il entreprend de créer avec trois lois de mécanique. Mais auparavant il établit les propriétés générales de l’espace, de la matière et du mouvement. D’abord, comme toutes les parties sont enchaînées, que nulle part le mécanisme n’est interrompu, et que la matière seule peut agir sur la matière, il faut que tout soit plein. Il admet donc un fluide immense et continu, qui circule entre les parties solides de l’univers; ainsi le vide est proscrit de la nature. L’idée de l’espace est nécessairement liée à celle de l’étendue, et Descartes confond l’idée de l’étendue avec celle de la matière: car on peut dépouiller successivement les corps de toutes leurs qualités; mais l’étendue y restera, sans qu’on puisse jamais l’en détacher. C’est donc l’étendue qui constitue la matière, et c’est la matière qui constitue l’espace. Mais où sont les bornes de l’espace? Descartes ne les conçoit nulle part, parce que l’imagination peut toujours s’étendre au-delà. L’univers est donc illimité: il semble que l’âme de ce grand homme eût été trop resserrée par les bornes du monde; il n’ose point les fixer. Il examine ensuite les lois du mouvement: mais qu’est-ce que le mouvement? c’est le plus grand phénomène de la nature, et le plus inconnu. Jamais l’homme ne saura comment le mouvement d’un corps peut passer dans un autre. Il faut donc se borner à connoître par quelles lois générales il se distribue, se conserve ou se détruit; et c’est ce que personne n’avoit cherché avant Descartes. C’est lui qui le premier a généralisé tous les phénomènes, a comparé tous les résultats et tous les effets, pour en extraire ces lois primitives: et puisque dans les mers, sur la terre et dans les cieux, tout s’opère par le mouvement, n’étoit-ce pas remettre aux hommes la clef de la nature? Il se trompa, je le sais; mais, malgré son erreur, il n’en est pas moins l’auteur des lois du mouvement: car, pendant trente siècles, les philosophes n’y avoient pas même pensé; et dès qu’il en eut donné de fausses, on s’appliqua à chercher les véritables. Trois mathématiciens célèbres les trouvèrent en même temps: c’étoit l’effet de ses recherches et de la secousse qu’il avoit donnée aux esprits. Du mouvement il passe à la matière, chose aussi incompréhensible pour l’homme. Il admet une matière primitive, unique, élémentaire, source et principe de tous les êtres, divisée et divisible à l’infini; qui se modifie par le mouvement; qui se compose et se décompose; qui végète ou s’organise; qui, par l’activité rapide de ses parties, devient fluide; qui, par leur repos, demeure inactive et lente; qui circule sans cesse dans des moules et des filières innombrables, et, par l’assemblage des formes, constitue l’univers: c’est avec cette matière qu’il entreprend de créer un monde. Je n’entrerai point dans le détail de cette création. Je ne peindrai point ces trois éléments si connus, formés par des millions de particules entassées, qui se heurtent, se froissent et se brisent; ces éléments emportés d’un mouvement rapide autour de divers centres, et marchant par tourbillons; la force centrifuge qui naît du mouvement circulaire; chaque élément qui se place à différentes distances, à raison de sa pesanteur; la matière la plus déliée qui se précipite vers les centres et y va former des soleils; la plus massive rejetée vers les circonférences; les grands tourbillons qui engloutissent les tourbillons voisins trop foibles pour leur résister, et les emportent dans leurs cours; tous ces tourbillons roulant dans l’espace immense, et chacun en équilibre, à raison de leur masse et de leur vitesse. C’est au physicien plutôt qu’à l’orateur à donner l’idée de ce système, que l’Europe adopta avec transport, qui a présidé si long-temps au mouvement des cieux, et qui est aujourd’hui tout-à-fait renversé. En vain les hommes les plus savants du siècle passé et du nôtre, en vain les Huygens, les Bulfinger, les Malebranche, les Leibnitz, les Kircher et les Bernoulli ont travaillé à réparer ce grand édifice; il menaçoit ruine de toutes parts, et il a fallu l’abandonner. Gardons-nous cependant de croire que ce système, tel qu’il est, ne soit pas l’ouvrage d’un génie extraordinaire. Personne encore n’avoit conçu une machine aussi grande ni aussi vaste; personne n’avoit eu l’idée de rassembler toutes les observations faites dans tous les siècles, et d’en bâtir un système général du monde; personne n’avoit fait un usage aussi beau des lois de l’équilibre et du mouvement; personne, d’un petit nombre de principes simples, n’avoit tiré une foule de conséquences si bien enchaînées. Dans un temps où les lois du mécanisme étoient si peu connues, où les observations astronomiques étoient si imparfaites, il est beau d’avoir même ébauché l’univers. D’ailleurs tout sembloit inviter l’homme à croire que c’étoit là le système de la nature; du moins le mouvement rapide de toutes les sphères, leur rotation sur leur propre centre, leurs orbes plus ou moins réguliers autour d’un centre commun, les lois de l’impulsion établies et connues dans tous les corps qui nous environnent, l’analogie de la terre avec les cieux, l’enchaînement de tous les corps de l’univers, enchaînement qui doit être formé par des liens physiques et réels, tout semble nous dire que les sphères célestes communiquent ensemble, et sont entraînées par un fluide invisible et immense qui circule autour d’elles. Mais quel est ce fluide? quelle est cette impulsion? quelles sont les causes qui la modifient, qui l’altèrent et qui la changent? comment toutes ces causes se combinent ou se divisent-elles pour produire les plus étonnants effets? C’est ce que Descartes ne nous apprend pas, c’est ce que l’homme ne saura peut-être jamais bien; car la géométrie, qui est le plus grand instrument dont on se serve aujourd’hui dans la physique, n’a de prise que sur les objets simples. Aussi Newton, tout grand qu’il étoit, a été obligé de simplifier l’univers pour le calculer. Il a fait mouvoir tous les astres dans des espaces libres: dès lors plus de fluide, plus de résistances, plus de frottements; les liens qui unissent ensemble toutes les parties du monde ne sont plus que des rapports de gravitation, des êtres purement mathématiques. Il faut en convenir, un tel univers est bien plus aisé à calculer que celui de Descartes, où toute action est fondée sur un mécanisme. Le newtonien, tranquille dans son cabinet, calcule la marche des sphères d’après un seul principe qui agit toujours d’une manière uniforme. Que la main du génie qui préside à l’univers saisisse le géomètre et le transporte tout-à-coup dans le monde de Descartes: Viens, monte, franchis l’intervalle qui te sépare des cieux, approche de Mercure, passe l’orbe de Vénus, laisse Mars derrière toi, viens te placer entre Jupiter et Saturne; te voilà à quatre-vingt mille diamètres de ton globe. Regarde maintenant: vois-tu ces grands corps qui de loin te paroissent mus d’une manière uniforme? Vois leurs agitations et leurs balancements, semblables à ceux d’un vaisseau tourmenté par la tempête, dans un fluide qui presse et qui bouillonne; vois et calcule, si tu peux, ces mouvements. Ainsi, quand le système de Descartes n’eût point été aussi défectueux, ni celui de Newton aussi admirable, les géomètres devoient, par préférence, embrasser le dernier; et ils l’ont fait. Quelle main plus hardie, profitant des nouveaux phénomènes connus et des découvertes nouvelles, osera reconstruire avec plus d’audace et de solidité ces tourbillons que Descartes lui-même n’éleva que d’une main foible? ou, rapprochant deux empires divisés, entreprendra de réunir l’attraction avec l’impulsion, en découvrant la chaîne qui les joint? ou peut-être nous apportera une nouvelle loi de la nature, inconnue jusqu’à ce jour, qui nous rende compte également et des phénomènes des cieux et de ceux de la terre? Mais l’exécution de ce projet est encore reculée. Au siècle de Descartes, il n’étoit pas temps d’expliquer le système du monde; ce temps n’est pas venu pour nous. Peut-être l’esprit humain n’est-il qu’à son enfance. Combien de siècles faudra-t-il encore pour que cette grande entreprise vienne à sa maturité! Combien de fois faudra-t-il que les comètes les plus éloignées se rapprochent de nous, et descendent dans la partie inférieure de leurs orbites! Combien faudra-t-il découvrir, dans le monde planétaire, ou de satellites nouveaux, ou de nouveaux phénomènes des satellites déjà connus! combien de mouvements irréguliers assigner à leurs véritables causes! combien perfectionner les moyens d’étendre notre vue aux plus grandes distances, ou par la réfraction ou par la réflexion de la lumière! combien attendre de hasards qui serviront mieux la philosophie que des siècles d’observations! combien découvrir de chaînes et de fils imperceptibles, d’abord entre tous les êtres qui nous environnent, ensuite entre les êtres éloignés! Et peut-être après ces collections immenses de faits, fruits de deux ou trois cents siècles, combien de bouleversements et de révolutions ou physiques ou morales sur le globe suspendront encore pendant des milliers d’années les progrès de l’esprit humain dans cette étude de la nature! Heureux si, après ces longues interruptions, le genre humain renoue le fil de ses connoissances au point où il avoit été rompu! C’est alors peut-être qu’il sera permis à l’homme de penser à faire un système du monde; et que ce qui a été commencé dans l’Égypte et dans l’Inde, poursuivi dans la Grèce, repris et développé en Italie, en France, en Allemagne et en Angleterre, s’achèvera peut-être, ou dans les pays intérieurs de l’Afrique, ou dans quelque endroit sauvage de l’Amérique septentrionale ou des Terres australes; tandis que notre Europe savante ne sera plus qu’une solitude barbare, ou sera peut-être engloutie sous les flots de l’océan rejoint à la Méditerranée. Alors on se souviendra de Descartes, et son nom sera prononcé peut-être dans des lieux où aucun son ne s’est fait entendre depuis la naissance du monde.

Il poursuit sa création: des cieux il descend sur la terre. Les mêmes mains qui ont arrangé et construit les corps célestes travaillent à la composition du globe de la terre. Toutes les parties tendent vers le centre. La pesanteur est l’effet de la force centrifuge du tourbillon. Ce fluide, qui tend à s’éloigner, pousse vers le centre tous les corps qui ont moins de force que lui pour s’échapper: ainsi la matière n’a par elle-même aucun poids. Bientôt tout devoit changer: la pesanteur est devenue une qualité primitive et inhérente, qui s’étend à toutes les distances et à tous les mondes, qui fait graviter toutes les parties les unes vers les autres, retient la lune dans son orbite, et fait tomber les corps sur la terre. On devoit faire plus, on devoit peser les astres; monument singulier de l’audace de l’homme! Mais toutes ces grandes découvertes ne sont que des calculs sur les effets. Descartes, plus hardi a osé chercher la cause. Il continue sa marche: l’air, fluide léger, élastique et transparent, se détache des parties terrestres plus épaisses, et se balance dans l’atmosphère; le feu naît d’une agitation plus vive, et acquiert son activité brûlante; l’eau devient fluide, et ses gouttes s’arrondissent; les montagnes s’élèvent, et les abîmes des mers se creusent; un balancement périodique soulève et abaisse tour à tour les flots et remue la masse de l’océan, depuis la surface jusqu’aux plus grandes profondeurs; c’est le passage de la lune au-dessus du méridien qui presse et resserre les torrents de fluide contenus entre la lune et l’océan. L’intérieur du globe s’organise, une chaleur féconde part du centre de la terre, et se distribue dans toutes ses parties; les sels, les bitumes et les soufres se composent; les minéraux naissent de plusieurs mélanges; les veines métalliques s’étendent; les volcans s’allument; l’air, dilaté dans les cavernes souterraines, éclate, et donne des secousses au globe. De plus grands prodiges s’opèrent: la vertu magnétique se déploie, l’aimant attire et repousse, il communique sa force, et se dirige vers les pôles du monde; le fluide électrique circule dans les corps, et le frottement le rend actif. Tels sont les principaux phénomènes du globe que nous habitons, et que Descartes entreprend d’expliquer. Il soulève une partie du voile qui les couvre. Mais ce globe est enveloppé d’une masse invisible et flottante, qui est entraînée du même mouvement que la terre, presse sur sa surface, et y attache tous les corps: c’est l’atmosphère; océan élastique, et qui, comme le nôtre, est sujet à des altérations et à des tempêtes; région détachée de l’homme, et qui, par son poids, a sur l’homme la plus grande influence; lieu où se rendent sans cesse les particules échappées de tous les êtres; assemblage des ruines de la nature, ou volatilisée par le feu, ou dissoute par l’action de l’air, ou pompée par le soleil; laboratoire immense, où toutes ces parties isolées et extraites d’un million de corps différents se réunissent de nouveau, fermentent, se composent, produisent de nouvelles formes, et offrent aux yeux ces météores variés qui étonnent le peuple, et que recherche le philosophe. Descartes, après avoir parcouru la terre, s’élève dans cette région 18. Déjà on commençoit dans toute l’Europe à étudier la nature de l’air. Galilée le premier avoit découvert sa pesanteur. Torricelli avoit mesuré la pression de l’atmosphère. On l’avoit trouvée égale à un cylindre d’eau de même base et de trente-deux pieds de hauteur, ou à une colonne de vif-argent de vingt-neuf pouces. Ces expériences n’étonnent point Descartes: elles étoient conformes à ses principes. Il avoit deviné la nature avant qu’on l’eût mesurée. C’est lui qui donne à Pascal l’idée de sa fameuse expérience sur une haute montagneB; expérience qui confirma toutes les autres, parce qu’on vit que la colonne de mercure baissoit à proportion que la colonne d’air diminuoit en hauteur. Pourquoi Pascal n’a-t-il point avoué qu’il devoit cette idée à Descartes? N’étoient-ils pas tous deux assez grands pour que cet aveu pût l’honorer?

Note B: (retour) Le Puy de Dôme, en Auvergne.

Les propriétés de l’air, sa fluidité, sa pesanteur et son ressort le rendent un des agents les plus universels de la nature. De son élasticité naissent les vents. Descartes les examine dans leur marche. Il les voit naître sous l’impression du soleil, qui raréfie les vapeurs de l’atmosphère; suivre entre les tropiques le cours de cet astre, d’orient en occident; changer de direction à trente degrés de l’équateur; se charger de particules glacées, en traversant des montagnes couvertes de neiges; devenir secs et brûlants en parcourant la zone torride; obéir, sur les rivages de l’océan, au mouvement du flux et du reflux; se combiner par mille causes différentes des lieux, des météores et des saisons; former partout des courants, ou lents ou rapides, plus réguliers sur l’espace immense et libre des mers, plus inégaux sur la terre, où leur direction est continuellement changée par le choc des forêts, des villes et des montagnes, qui les brisent et qui les réfléchissent. Il pénètre ensuite dans les ateliers secrets de la nature; il voit la vapeur en équilibre se condenser en nuage; il analyse l’organisation des neiges et des grêles; il décompose le tonnerre, et assigne l’origine des tempêtes qui bouleversent les mers, ou ensevelissent quelquefois l’Africain et l’Arabe sous des monceaux de sable.

Un spectacle plus riant vient s’offrir. L’équilibre des eaux suspendues dans le nuage s’est rompu, la verdure des campagnes est humectée, la nature rafraîchie se repose en silence, le soleil brille, un arc, paré de couleurs éclatantes, se dessine dans l’air. Descartes en cherche la cause; il la trouve dans l’action du soleil sur les gouttes d’eau qui composent la nue: les rayons partis de cet astre tombent sur la surface de la goutte sphérique, se brisent à leur entrée, se réfléchissent dans l’intérieur, ressortent, se brisent de nouveau, et vont tomber sur l’oeil qui les reçoit. Je ne cherche point à parer Descartes d’une gloire étrangère; je sais qu’avant lui Antonio de Dominis avoit expliqué l’arc-en-ciel par les réfractions de la lumière; mais je sais que ce prélat célèbre avoit mêlé plusieurs erreurs à ces vérités. Descartes expliqua ce phénomène d’une manière plus précise et plus vraie: il découvrit le premier la cause de l’arc-en-ciel extérieur; il fit voir qu’il dépendoit de deux réfractions et de deux réflexions combinées. S’il se trompa dans les raisons qu’il donne de l’arrangement des couleurs, c’est que l’esprit humain ne marche que pas à pas vers la vérité; c’est qu’on n’avoit point encore analysé la lumière; c’est qu’on ne savoit point alors qu’elle est composée de sept rayons primitifs, que chaque rayon a un degré de réfrangibilité qui lui est propre, et que c’est de la différence des angles sous lesquels ces rayons se brisent que dépend l’ordre des couleurs. Ces découvertes étoient réservées à Newton. Mais, quoique Descartes ne connût pas bien la nature de la lumière, quoiqu’il la crût une matière homogène et globuleuse répandue dans l’espace, et qui, poussée par le soleil, communique en un instant son impression jusqu’à nous; quoique la fameuse observation de Roemer sur les satellites de Jupiter n’eût point encore appris aux hommes que la lumière emploie sept à huit minutes à parcourir les trente millions de lieues du soleil à la terre, Descartes n’en explique pas avec moins de précision, et les propriétés générales de la lumière, et les lois qu’elle suit dans son mouvement, et son action sur l’organe de l’homme. Il représente la vue comme une espèce de toucher, mais un toucher d’une nature extraordinaire et plus parfaite, qui ne s’exerce point par le contact immédiat des corps, mais qui s’étend jusqu’aux extrémités de l’espace, va saisir ce qui est hors de l’empire de tous les autres sens, et unit à l’existence de l’homme l’existence des objets les plus éloignés. C’est par le moyen de la lumière que s’opère ce prodige. Elle est, pour l’homme éclairé, ce que le bâton est pour l’aveugle: par l’un, on voit, pour ainsi dire, avec ses mains; par l’autre, on touche avec ses yeux. Mais, pour que la lumière agisse sur l’oeil, il faut qu’elle traverse des espaces immenses; ces espaces sont semés de corps innombrables, les uns opaques, les autres transparents ou fluides. Descartes suit la lumière dans sa route, et à travers tous ces chocs: il la voit, dans un milieu uniforme, se mouvoir en ligne droite; il la voit se réfléchir sur la surface des corps solides, et toujours sous un angle égal à celui d’incidence; il la voit enfin, lorsqu’elle traverse différents milieux, changer son cours, et se briser selon différentes lois.

La lumière, mue en ligne droite, ou réfléchie, ou brisée, parvient jusqu’à l’organe qui doit la recevoir. Quel est cet organe étonnant, prodige de la nature, où tous les objets acquièrent tour à tour une existence successive; où les espaces, les figures et les mouvements qui m’environnent sont créés; où les astres qui existent à cent millions de lieues deviennent comme partie de moi-même; où, dans un demi-pouce de diamètre, est contenu l’univers? Quelles lois président à ce mécanisme? quelle harmonie fait concourir au même but tant de parties différentes? Descartes analyse et dessine toutes ces parties, et celles qui ont besoin d’un certain degré de convexité pour procurer la vue, et celles qui se rétrécissent ou s’étendent à proportion du nombre de rayons qu’il faut recevoir; et ces humeurs, d’une nature comme d’une densité différente, où la lumière souffre trois réfractions successives; et cette membrane si déliée, composée des filets du nerf optique, où l’objet vient se peindre; et ces muscles si agiles qui impriment à l’oeil tous les mouvements dont il a besoin. Par le jeu rapide et simultané de tous ces ressorts, les rayons rassemblés viennent peindre sur la rétine l’image des objets; et les houppes nerveuses transmettent par leur ébranlement leur impression jusqu’au cerveau. Là finissent les opérations mécaniques, et commencent celles de l’âme. Cette peinture si admirable est encore imparfaite, et il faut en corriger les défauts; il faut apprendre à voir. L’image peinte dans l’oeil est renversée; il faut remettre les objets dans leur situation: l’image est double; il faut la simplifier. Mais vous n’aurez point encore les idées de distance, de figure et de grandeur; vous n’avez que des lignes et des angles mathématiques. L’âme s’assure d’abord de la distance par le sens du toucher et le mouvement progressif; elle juge ensuite les grandeurs relatives par les distances, en comparant l’ouverture des angles formés au fond de l’oeil. Des distances et des grandeurs combinées résulte la connoissance des figures. Ainsi le sens de la vue se perfectionne et se forme par degrés; ainsi l’organe qui touche prête ses secours à l’organe qui voit; et la vision est en même temps le résultat de l’image tracée dans l’oeil et d’une foule de jugements rapides et imperceptibles, fruits de l’expérience. Descartes, sur tous ces objets, donne des règles que personne n’avoit encore développées avant lui; il guide la nature, et apprend à l’homme à se servir du plus noble de ses sens. Mais, dans un être aussi borné et aussi foible, tout s’altère; cette organisation si étonnante est sujette à se déranger; enfin, le genre humain est en droit d’accuser la nature, qui, l’ayant placé et comme suspendu entre deux infinis, celui de l’extrême grandeur et celui de l’extrême petitesse, a également borné sa vue des deux côtés, et lui dérobe les deux extrémités de la chaîne. Grâces à l’industrie humaine appliquée aux productions de la nature, à l’aide du sable dissous par le feu, on a su faire de nouveaux yeux à l’homme, prescrire de nouvelles routes à la lumière, rapprocher l’espace, et rendre visible ce qui ne l’est pas. Roger Bacon, dans un siècle barbare, prédit le premier ces effets étonnants; Alexandre Spina découvrit les verres concaves et convexes; Métius, artisan hollandais, forma le premier télescope; Galilée en expliqua le mécanisme: Descartes s’empare de tous ces prodiges; il en développe et perfectionne la théorie; il les crée pour ainsi dire de nouveau par le calcul mathématique; il y ajoute une infinité de vues, soit pour accélérer la réunion des parties de la lumière, soit pour la retarder, soit pour déterminer les courbes les plus propres à la réfraction, soit pour combiner celles qui, réunies, feront le plus d’effet; il descend même jusqu’à guider la main de l’artiste qui façonne les verres, et, le compas à la main, il lui trace des machines nouvelles pour perfectionner et faciliter ses travaux. Tels sont les objets et la marche de la dioptrique de Descartes19, un des plus beaux monuments de ce grand homme, qui suffiroit seul pour l’immortaliser, et qui est le premier ouvrage où l’on ait appliqué, avec autant d’étendue que de succès, la géométrie à la physique. Dès l’âge de vingt ans il avoit jeté un coup d’ceil rapide sur la théorie des sons, qui peut-être a tant d’analogie avec celle de la lumière20. Il avoit porté une géométrie profonde dans cet art, qui chez les anciens tenoit aux moeurs et faisoit partie de la constitution des états, qui chez les modernes est à peine créé depuis un siècle, qui chez quelques nations est encore à son berceau; art étonnant et incroyable, qui peint par le son, et qui, par les vibrations de l’air, réveille toutes les passions de l’âme. Il applique de même les calculs mathématiques à la science des mouvements; il détermine l’effet de ces machines qui multiplient les bras de l’homme, et sont comme de nouveaux muscles ajoutés à ceux qu’il tient de la nature. L’équilibre des forces, la résistance des poids, l’action des frottements, le rapport des vitesses et des masses, la combinaison des plus grands effets par les plus petites puissances possibles; tout est ou développé ou indiqué dans quelques lignes que Descartes a jetées presque au hasard21. Mais, comme, jusque dans ses plus petits ouvrages, sa marche est toujours grande et philosophique, c’est d’un seul principe qu’il déduit les propriétés différentes de toutes les machines qu’il explique.

Un plus grand objet vient se présenter à lui: une machine plus étonnante, composée de parties innombrables, dont plusieurs sont d’une finesse qui les rend imperceptibles à l’oeil même le plus perçant; machine qui, par ses parties solides, représente des leviers, des cordes, des poulies, des poids et des contre-poids, et est assujettie aux lois de la statique ordinaire; qui, par ses fluides et les vaisseaux qui les contiennent, suit les règles de l’équilibre et du mouvement des liqueurs; qui, par des pompes qui aspirent l’air et qui le rendent, est asservie aux inégalités et à la pression de l’atmosphère; qui, par des filets presque invisibles répandus à toutes ses extrémités, a des rapports innombrables et rapides avec ce qui l’environne; machine sur laquelle tous les objets de l’univers viennent agir, et qui réagit sur eux; qui, comme la plante, se nourrit, se développe et se reproduit, mais qui à la vie végétale joint le mouvement progressif; machine organisée, mécanique vivante, mais dont tous les ressorts sont intérieurs et dérobés à l’oeil, tandis qu’au dehors on ne voit qu’une décoration simple à la fois et magnifique, où sont rassemblés et le charme des couleurs, et la beauté des formes, et l’élégance des contours, et l’harmonie des proportions: c’est le corps humain. Descartes ose le considérer dans son ensemble et dans tous ses détails. Après avoir parcouru l’univers et toutes les portions de la nature, il revient à lui-même. Il veut se rendre compte de sa vie, de ses mouvements, de ses sens. Qui lui expliquera un nouvel univers plus incompréhensible que le premier? Ce n’est point dans les auteurs qui ont écrit qu’il va puiser ses connoissances, c’est dans la nature; c’est elle qui fait la raison d’un grand homme, et non point ce qu’on a pensé avant lui. On lui demande où sont ses livres. Les voilà, dit-il en montrant des animaux qu’il étoit prêt à disséquer. L’anatomie, créée par Hippocrate, cultivée par Aristote, réduite en art par les travaux d’Hérophile et d’Erasistrate, rassemblée en corps par Galien, suspendue et presque anéantie pendant près de onze siècles, avoit été ranimée tout-à-coup par Vésale. Depuis cent ans elle faisoit des progrès en Europe, mais les faisoit avec lenteur, comme toutes les connoissances humaines, qui sont filles du temps. Descartes eut aussi la gloire d’être un des premiers anatomistes de son siècle; mais, comme il étoit né encore plus pour lier des connoissances et les ordonner entre elles que pour faire des observations, il porta dans l’anatomie ce caractère qui le suivoit partout. En découvrant l’effet, il remontoit à la cause; en analysant les parties, il examinoit leurs rapports entre elles, et leurs rapports avec le tout. Ne cherchez point à le fixer long-temps sur un petit objet; il veut voir l’ensemble de tout ce qu’il embrasse. Son esprit impatient et rapide court au devant de l’observation; il la précède plus qu’il ne la suit; il lui indique sa route; elle marche; il revient ensuite sur elle; il généralise d’un coup d’oeil et en un instant tout ce qu’elle lui rapporte; souvent il a vu avant qu’elle ait parlé. Que doit-il résulter d’une pareille marche dans un homme de génie? quelques erreurs et de grandes idées, des masses de lumière à travers des nuages. C’est aussi ce que l’on trouve dans le Traité de Descartes sur l’homme22. Il le composa après quinze ans d’observations anatomiques. Il suppose d’abord une machine entièrement semblable à la nôtre: quand il en sera temps, il lui donnera une âme; mais d’abord il veut voir ce que le mécanisme seul peut produire dans un pareil ouvrage. Il lui met seulement dans le coeur un feu secret et actif, semblable à celui qui fait bouillonner les liqueurs nouvelles: dès ce moment s’exécutent toutes les fonctions qui sont indépendantes de l’âme. La respiration appelle et chasse l’air tour à tour. L’estomac devient un fourneau chimique, où des liqueurs en fermentation servent à la dissolution et à l’analyse des nourritures: ces parties décomposées passent par différents canaux, se rassemblent dans des réservoirs, s’épurent dans leur cours, se transforment en sang, augmentent et développent la masse solide de la machine, et deviennent une portion d’elle-même. Le sang, comme un torrent rapide, circule par des routes innombrables; il se sépare, il se réunit, porté par les artères aux extrémités de la machine, et ramené par les veines des extrémités vers le coeur. Le coeur est le centre de ce grand mouvement, et le foyer de la vie interne: c’est de là qu’elle se distribue. Au dehors tous les mouvements s’opèrent. Du cerveau partent des faisceaux de nerfs qui s’épanouissent et se développent aux extrémités, et vont former l’organe du sentiment. Les uns sont propres à réfléchir les atomes imperceptibles de la lumière; les autres, les vibrations des corps sonores; ceux-ci ne seront ébranlés que par les particules odorantes; ceux-là, par les esprits et les sels qui se détacheront des aliments et des liqueurs; les derniers enfin, dispersés sur toute la surface de la machine, ne peuvent être heurtés que par le contact et les parties grossières des corps solides: ainsi se forment les sens. Chaque objet extérieur vient donner ume secousse à l’organe qui lui est propre. Les nerfs qui le composent, ainsi qu’une corde tendue, portent cet ébranlement jusqu’au cerveau: là est le réservoir de ces esprits subtils et rapides, partie la plus déliée du sang, émanations aériennes ou enflammées, et invisibles comme impalpables. A l’impression que le cerveau reçoit, ces souffles volatils courent rapidement dans les nerfs; ils passent dans les muscles. Ceux-ci sont des ressorts élastiques qui se tendent ou se détendent, des cordes qui s’allongent ou se raccourcissent, selon la quantité du fluide nerveux qui les remplit ou qui en sort. De cette compression ou dilatation des muscles résultent tous les mouvements. Les esprits animaux, principes moteurs, sont eux-mêmes dans une éternelle agitation; et tandis que les uns achèvent de se former et se volatilisent dans le laboratoire, que les autres, au premier signal, s’élancent rapidement, une foule innombrable, dispersée déjà dans la machine, circule dans tous les membres, suit les dernières ramifications des nerfs, va, vient, descend, remonte, et porte partout la vie, l’activité et la souplesse. Prenez maintenant une âme, et mettez-la dans cette machine; aussitôt naît un ordre d’opérations nouvelles. Descartes place cette âme dans le cerveau, parceque c’est là que se porte le contre-coup de toutes les sensations; c’est de là que part le principe des mouvements; c’est la qu’elle est avertie par des messagers rapides de tout ce qui se passe aux extrémités de son empire; c’est de là qu’elle distribue ses ordres. Les nerfs sont ses ministres et les exécuteurs de ses volontés. Le cerveau devient comme un sens intérieur qui contient, pour ainsi dire, le résultat de tous les sens du dehors. Là se forme une image de chaque objet. L’âme voit l’objet dans cette image quand il est présent; et c’est la perception: elle la reproduit d’elle-même quand l’objet est éloigné; et c’est l’imagination: elle en fait au besoin renaître l’idée, avec la conscience de l’avoir eue; et c’est la mémoire. A chacune de ces opérations de l’âme correspond une modification particulière dans les fibres du cerveau, ou dans le cours des esprits; et c’est la chaîne invisible des deux substances. Mais l’âme a deux facultés bien distinctes: elle est à la fois intelligente et sensible. Dans quelques unes de ses fonctions elle exerce et déploie un principe d’activité, elle veut, elle choisit, elle compare; dans d’autres elle est passive: ce sont des émotions qu’elle éprouve, mais qu’elle ne se donne pas, et qui lui arrivent des objets qui l’environnent. Telle est l’origine des passions, présent utile et funeste. Le philosophe, errant au pied du Vésuve, ou à travers les rochers noircis de l’Islande, ou sur les sommets sauvages des Cordilières, entraîné par le désir de connoître, approche de la bouche des volcans; il en mesure de l’oeil la profondeur; il en observe les effets; assis sur un rocher, il calcule à loisir et médite profondément sur ce qui fait le ravage du monde. Ainsi Descartes observe et analyse les passions 23. Avant lui on en avoit développé le moral; lui seul a tenté d’en expliquer le physique; lui seul a fait voir jusqu’où les lois du mécanisme influent sur elles, et où ce mécanisme s’arrête. Il a marqué dans chaque passion primitive le degré de mouvement et d’impétuosité du sang, le cours des esprits, leur agitation, leur activité ou plus ou moins rapide, les altérations qu’elles produisent dans les organes intérieurs. Il les suit au dehors: il rend compte de leurs effets sur la surface de la machine quand l’oeil devient un tableau rapide, tantôt doux et tantôt terrible; quand l’harmonie des traits se dérange; quand les couleurs ou s’embellissent ou s’effacent; quand les muscles se tendent ou se relâchent; quand le mouvement se ralentit ou se précipite; quand le son inarticulé de la douleur ou de la joie se fait entendre, et sort par secousses du sein agité; quand les larmes coulent, les larmes, ces marques touchantes de la sensibilité, ou ces marques terribles du désespoir impuissant; quand l’excès du sentiment affoiblit par degrés ou consume en un moment les forces de la vie. Ainsi les passions influent sur l’organisation, et l’organisation influe sur elles: mais elles n’en sont pas moins assujetties à l’empire de l’âme. C’est l’âme qui les modifie par les jugements qu’elle joint à l’impression des objets; l’âme les gouverne et les dompte par l’exercice de sa volonté, en réprimant à son gré les mouvements physiques, en donnant un nouveau cours aux esprits, en s’accoutumant à réveiller une idée plutôt qu’une autre à la vue d’un objet qui vient la frapper. Mais cette volonté impérieuse ne suffit pas, il faut qu’elle soit éclairée. Il faut donc connoître les vrais rapports de l’homme avec tout ce qui existe. C’est par l’étude de ces rapports qu’il saura quand il doit étendre son existence hors de lui par le sentiment, et quand il doit la resserrer. Ainsi la morale est liée à une foule de connoissances qui l’agrandissent et la perfectionnent; ainsi toutes les sciences réagissent les unes sur les autres. C’étoit là, comme nous avons vu, la grande idée de Descartes. Cette imagination vaste avoit construit un système de science universelle, dont toutes les parties se tenoient, et qui toutes se rapportoient à l’homme. Il avoit placé l’homme au milieu de cet univers; c’étoit l’homme qui étoit le centre de tous ces cercles tracés autour de lui, et qui passaient par tous les points de la nature. Descartes sentoit bien toute l’étendue d’un pareil plan, et il n’imaginoit pas pouvoir le remplir seul; mais, pressé par le temps, il se hâtoit d’en exécuter quelques parties, et croyoît que la postérité achèveroit le reste. Il invitoit les hommes de toutes les nations et de tous les siècles à s’unir ensemble; et, pour rassembler tant de forces dispersées, pour faciliter la correspondance rapide des esprits dans les lieux et les temps, il conçut l’idée d’une langue universelle qui établiroit des signes généraux pour toutes les pensées, de même qu’il y en a pour exprimer tous les nombres; projet que plusieurs philosophes célèbres ont renouvelé, qui sans doute a donné à Leibnitz l’idée d’un alphabet des pensées humaines, et qui, s’il est exécuté un jour, sera probablement l’époque d’une révolution dans l’esprit humain.

J’ai tâché de suivre Descartes dans tous ses ouvrages; j’ai parcouru presque toutes les idées de cet homme extraordinaire; j’en ai développé quelques unes, j’en ai indiqué d’autres. Il a été aisé de suivre la marche de sa philosophie et d’en saisir l’ensemble. On l’a vu commencer par tout abattre afin de tout reconstruire; on l’a vu jeter des fondements profonds; s’assurer de l’évidence et des moyens de la reconnoître; descendre dans son âme pour s’élever à Dieu; de Dieu redescendre à tous les êtres créés; attacher à cette cause tous les principes de ses connoissances; simplifier ces principes pour leur donner plus de fécondité et d’étendue, car c’est la marche du génie comme de la nature; appliquer ensuite ces principes à la théorie des planètes, aux mouvements des deux, aux phénomènes de la terre, à la nature des éléments, aux prodiges des météores, aux effets et à la marche de la lumière, à l’organisation des corps bruts, à la vie active des êtres animés; terminant enfin cette grande course par l’homme, qui était l’objet et le but de ses travaux; développant partout des lois mécaniques qu’il a devinées le premier; descendant toujours des causes aux effets; enchaînant tout par des conséquences nécessaires; joignant quelquefois l’expérience aux spéculations, mais alors même maîtrisant l’expérience par le génie; éclairant la physique par la géométrie, la géométrie par l’algèbre, l’algèbre par la logique, la médecine par l’anatomie, l’anatomie par les mécaniques; sublime même dans ses fautes, méthodique dans ses égarements, utile par ses erreurs, forçant l’admiration et le respect, lors même qu’il ne peut forcer à penser comme lui.

Si on cherche les grands hommes modernes avec qui on peut le comparer, on en trouvera trois: Bacon, Leibnitz, et Newton. Bacon parcourut toute la surface des connoissances humaines; il jugea les siècles passés, et alla au-devant des siècles à venir: mais il indiqua plus de grandes choses qu’il n’en exécuta; il construisit l’échafaud d’un édifice immense, et laissa à d’autres le soin de construire l’édifice. Leibnitz fut tout ce qu’il voulut être: il porta dans la philosophie une grande hauteur d’intelligence; mais il ne traita la science de la nature que par lambeaux, et ses systèmes métaphysiques semblent plus faits pour étonner et accabler l’homme que pour l’éclairer. Newton a créé une optique nouvelle, et démontré les rapports de la gravitation dans les cieux. Je ne prétends point ici diminuer la gloire de ce grand homme, mais je remarque seulement tous les secours qu’il a eus pour ces grandes découvertes. Je vois que Galilée lui avoit donné la théorie de la pesanteur; Kepler, les lois des astres dans leurs révolutions; Huygens, la combinaison et les rapports des forces centrales et des forces centrifuges; Bacon, le grand principe de remonter des phénomènes vers les causes; Descartes, sa méthode pour le raisonnement, son analyse pour la géométrie, une foule innombrable de connoissances pour la physique, et plus que tout cela peut-être, la destruction de tous les préjugés. La gloire de Newton a donc été de profiter de tous ces avantages, de rassembler toutes ces forces étrangères, d’y joindre les siennes propres, qui étaient immenses, et de les enchaîner toutes par les calculs d’une géométrie aussi sublime que profonde. Si maintenant je rapproche Descartes de ces trois hommes célèbres, j’oserai dire qu’il avoit des vues aussi nouvelles et bien plus étendues que Bacon; qu’il a eu l’éclat et l’immensité du génie de Leibnitz, mais bien plus de consistance et de réalité dans sa grandeur; qu’enfin il a mérité d’être mis à côté de Newton, parce qu’il a créé une partie de Newton, et qu’il n’a été créé que par lui-même; parceque, si l’un a découvert plus de vérités, l’autre a ouvert la route de toutes les vérités; géomètre aussi sublime, quoiqu’il n’ait point fait un aussi grand usage de la géométrie; plus original par son génie, quoique ce génie l’ait souvent trompé; plus universel dans ses connoissances, comme dans ses talents, quoique moins sage et moins assuré dans sa marche; ayant peut-être en étendue ce que Newton avoit en profondeur; fait pour concevoir en grand, mais peu fait pour suivre les détails, tandis que Newton donnoit aux plus petits détails l’empreinte du génie; moins admirable sans doute pour la connoissance des deux, mais bien plus utile pour le genre humain, par sa grande influence sur les esprits et sur les siècles.

C’est ici le vrai triomphe de Descartes; c’est là sa grandeur. Il n’est plus, mais son esprit vit encore: cet esprit est immortel; il se répand de nation en nation, et de siècle en siècle; il respire à Paris, à Londres, à Berlin, à Leipsick, à Florence; il pénètre à Pétersbourg; il pénétrera un jour jusque dans ces climats où le genre humain est encore ignorant et avili; peut-être il fera le tour de l’univers.

On a vu dans quel état étoient les sciences au moment où Descartes parut; comment l’autorité enchaînoit la raison; comment l’être qui pense avoit renoncé au droit de penser. Il en est des esprits comme de la nature physique: l’engourdissement en est la mort; il faut de l’agitation et des secousses; il vaut mieux que les vents ébranlent l’air par des orages, que si tout demeuroit dans un éternel repos. Descartes donna l’impulsion à cette masse immobile. Quel fut l’étonnement de l’Europe, lorsqu’on vit paroître tout-à-coup cette philosophie si hardie et si nouvelle! Peignez-vous des esclaves qui marchent courbés sous le poids de leurs fers: si tout-à-coup un d’entre eux brise sa chaîne, et fait retentir à leurs oreilles le nom de liberté, ils s’agitent, ils frémissent, et des débris de leurs chaînes rompues accablent leurs tyrans. Tel est le mouvement qui se fit dans les esprits d’un bout de l’Europe à l’autre. Cette masse nouvelle de connoissances que Descartes y avoit jetée se joignit à la fermentation de son esprit. Réveillé par de si grandes idées et par un si grand exemple, chacun s’interroge et juge ses pensées, chacun discute ses opinions. La raison de l’univers n’est plus celle d’un homme qui existoit il y a quinze siècles; elle est dans l’âme de chacun, elle est dans l’évidence et dans la clarté des idées. La pensée, esclave depuis deux mille ans, se relève, avec la conscience de sa grandeur; de toutes parts on crée des principes, et on les suit; on consulte la nature, et non plus les hommes. La France, l’Italie, l’Allemagne et l’Angleterre travaillent sur le même plan. La méthode même de Descartes apprend à connoître et à combattre ses erreurs. Tout se perfectionne, ou du moins tout avance. Les mathématiques deviennent plus fécondes, les méthodes plus simples; l’algèbre, portée si loin par Descartes, est perfectionnée par Halley, et le grand Newton y ajoute encore. L’analyse est appliquée au calcul de l’infini, et produit une nouvelle branche de géométrie sublime. Plusieurs hommes célèbres portent cet édifice à une hauteur immense: l’Allemagne et l’Angleterre se divisent sur cette découverte, comme l’Espagne et le Portugal sur la conquête des Indes. L’application de la géométrie à la physique devient plus étendue et plus vaste: Newton fait sur les mouvements des corps célestes ce que Descartes avoit fait sur la dioptrique, et sur quelques parties des météores; les lois de Kepler sont démontrées par le calcul; la marche elliptique des planètes est expliquée; la gravitation universelle étonne l’univers par la fécondité et la simplicité de son principe. Cette application de la géométrie s’étend à toutes les branches de la physique, depuis l’équilibre des liqueurs jusqu’aux derniers balancements des comètes dans leurs routes les plus écartées. Ces astres errants sont mieux connus: Descartes les avoit tirés pour jamais de la classe des météores, en les fixant au nombre des planètes; Newton rond compte de l’excentricité de leurs orbites; Halley, d’après quelques points donnés, détermine le cours et fixe la marche de vingt-quatre comètes. Les inégalités de la lune sont calculées; on découvre l’anneau et les satellites de Saturne; on fait des satellites de Jupiter l’usage le plus important pour la navigation. Les cieux sont connus comme la terre. La terre change de forme; son équateur s’élève et ses pôles s’aplatissent, et la différence de ses deux diamètres est mesurée. Des observatoires s’élèvent auprès des digues de la Hollande, sous le ciel de Stockholm, et parmi les glaces de la Russie. Toutes les sciences suivent cette impulsion générale. La physique particulière, créée par le génie de Descartes, s’étend et affermit sa marche par les expériences: il est vrai qu’il avoit peu suivi cette route; mais sa méthode, plus puissante que son exemple, devoit y ramener. Les prodiges de l’électricité se multiplient. Les déclinaisons de l’aiguille aimantée s’observent selon la différence des lieux et des temps. Halley trace dans toute l’étendue du globe une ligne qui sert de point fixe, où la déclinaison commence, et qui, bien constatée, peut-être pourroit tenir lieu des longitudes. L’optique devient une science nouvelle, par les découvertes sublimes sur les couleurs. La Dioptrique de Descartes n’est plus la borne de l’esprit humain: l’art d’agrandir la vue s’étend; on substitue, pour lire dans les cieux, les métaux aux verres, et la réflexion de la lumière à la réfraction. La chimie, qui auparavant étoit presque isolée, s’unit aux autres sciences; on l’applique à la fois à la physique, à l’histoire naturelle et à la médecine. La circulation du sang, découverte par Harvey, embrassée et défendue par Descartes, devient la source d’une foule de vérités. Le mécanisme du corps humain est étudié avec plus de zèle et de succès: on découvre des vaisseaux inconnus et de nouveaux réservoirs. Borelli tente d’assujettir au calcul géométrique les mouvements des animaux. Leuwenhoeck, le microscope à la main, surprend ces atomes vivants qui semblent être les éléments de la vie de l’homme; Ruisch perfectionne l’art de donner par des injections une nouvelle vie à ce qui est mort; Malpighi transporte l’anatomie aux plantes, et remplit un projet que Descartes n’avoit pas eu le temps d’exécuter. Son génie respire encore après lui dans la métaphysique: c’est lui qui, dans Malebranche, démêle les erreurs de l’imagination et des sens; c’est lui qui, dans Locke, combat et détruit les idées innées, fait l’analyse de l’esprit humain, et pose d’une main hardie les limites de la raison; c’est lui qui, de nos jours, a attaqué et renversé les systèmes. Son influence ne s’est point bornée à la philosophie: semblable à cette âme universelle des stoïciens, l’esprit de Descartes est partout; on l’a appliqué aux lettres et aux arts comme aux sciences. Si dans tous les genres on va saisir les premiers principes; si la métaphysique des arts est créée; si on a cherché dans des idées invariables les règles du goût pour tous les pays et pour tous les siècles; si on a secoué cette superstition qui jugeoit mal parce qu’elle admiroit trop, et donnoit des entraves au génie en resserrant trop sa sphère; si on examine et discute toutes nos connoissances; si l’esprit s’agite pour reculer toutes les bornes; si on veut savoir sur tous les objets le degré de vérité qui appartient à l’homme: c’est là l’ouvrage de Descartes. L’astronome, le géomètre, le métaphysicien, le grammairien, le moraliste, l’orateur, le politique, le poëte, tous ont une portion de cet esprit qui les anime. Il a guidé également Pascal et Corneille, Locke et Bourdaloue, Newton et Montesquieu. Telle est la trace profonde et l’empreinte marquée de l’homme de génie sur l’univers. Il n’existe qu’un moment; mais cette existence est employée tout entière à quelque grande opération, qui change la direction des choses pour plusieurs siècles.

Arrêtons-nous maintenant sur celui à qui le genre humain a eu tant d’obligations, et à qui la dernière postérité sera encore redevable. Quels honneurs lui a-t-on rendus de son vivant? quelles statues lui furent élevées dans su patrie? quels hommages a-t-il reçus des nations?... Que parlons-nous d’hommages, et de statues, et d’honneurs? Oublions-nous qu’il s’agit d’un grand homme? oublions-nous qu’il a vécu parmi des hommes? Parlons plutôt et des persécutions, et de la haine, et des tourments de l’envie, et des noirceurs de la calomnie, et de tout ce qui a été et sera éternellement le partage de l’homme qui aura le malheur de s’élever au-dessus de son siècle. Descartes l’avoit prévu: il connoissoit trop les hommes pour ne les pas craindre; il avoit été averti par l’exemple de Galilée; il avoit vu, dans la personne de ce vieillard, la vérité en cheveux blancs chargée de fers, et traînée indignement dans les prisons 24. La coupe de Socrate, les chaînes d’Anaxagore, la fuite et l’empoisonnement d’Aristote, les malheurs d’Héraclite, les calomnies insensées contre Gerbert, les gémissements plaintifs de Roger Bacon sous les voûtes d’un cachot, l’orage excité contre Ramus, et les poignards qui l’assassinèrent; les bûchers allumés en cent lieux pour consumer des malheureux qui ne pensoient pas comme leurs concitoyens; tant d’autres qui avoient été errants et proscrits sur la terre, sans asile et sans protecteurs, emportant avec eux de pays en pays la vérité fugitive et bannie du monde: tout l’avertissoit du danger qui le menaçoit; tout lui crioit que le dernier des crimes que l’on pardonne est celui d’annoncer des vérités nouvelles. Mais la vérité n’est point à l’homme qui la conçoit; elle appartient à l’univers, et cherche à s’y répandre. Descartes crut même qu’il en devoit compte au Dieu qui la lui donnoit. Il se dévoua donc 25; et, grâces aux passions humaines, il ne tarda point à recueillir les fruits de sa résolution.

Il y avoit alors en Hollande un de ces hommes qui sont offusqués de tout ce qui est grand, qui aux vues étroites de la médiocrité joignent toutes les hauteurs du despotisme, insultent à ce qu’ils ne comprennent pas, couvrent leur foiblesse par leur audace, et leur bassesse par leur orgueil; intrigants fanatiques, pieux calomniateurs, qui prononcent sans cesse le mot de Dieu et l’outragent, n’affectent de la religion que pour nuire, ne font servir le glaive des lois qu’à assassiner, ont assez de crédit pour inspirer des fureurs subalternes; espèces de monstres nés pour persécuter et pour haïr, comme le tigre est né pour dévorer. Ce fut un de ces hommes qui s’éleva contre Descartes 26. Il ne seroit peut-être pas inutile à l’histoire de l’esprit humain et des passions de peindre toutes les intrigues et la marche de ce persécuteur; de le faire voir, du moment qu’il conçut le dessein de perdre Descartes, travaillant d’abord sourdement et en silence, semant dans les esprits des idées et des soupçons vagues d’athéisme, nourrissant ces soupçons par des libelles et des noirceurs anonymes, suivant de l’oeil, et sans se découvrir, les progrès de la fermentation générale; au moment d’éclater, briguant la première place de son corps, afin de pouvoir joindre l’autorité à la haine; alors, marchant à découvert, armant contre Descartes et le peuple et les magistrats, et les fureurs sacrées des ministres; le peignant à tous les yeux comme un athée, qui commençoit par briser les autels, et finiroit par bouleverser l’état; invoquant à grands cris la religion et les lois. Il faudrait raconter comment ce grand homme fut cité au son de la cloche, et sur le point d’être traîné comme un vil criminel; comment ensuite, pour lui ôter même la ressource de se justifier, on travailla à le condamner en silence et sans qu’il en pût être averti; comment son affreux persécuteur, s’il ne pouvoit le perdre tout-à-fait, vouloit du moins le faire proscrire de la Hollande, vouloit faire consumer dans les flammes ces livres d’un athée où l’athéisme est combattu; comment il avoit déjà transigé avec le bourreau d’Utrecht pour qu’on allumât un feu d’une hauteur extraordinaire, afin de mieux frapper les yeux du peuple. Le barbare eût voulu que la flamme du bûcher pût être aperçue en même temps de tous les lieux de la Hollande, de la France, de l’Italie et de l’Angleterre. Déjà même il se préparoit à répandre dans toute l’Europe ce récit flétrissant, afin que, chassé des sept provinces, Descartes fût banni du monde entier, et que partout où il arriveroit il se trouvât devancé par sa honte. Mais c’est à l’histoire à entrer dans ces détails; c’est à elle à marquer d’une ignominie éternelle le front du calomniateur; c’est à elle à flétrir ces magistrats qui, dupes d’un scélérat, servoient d’instrument à la haine, et combattoient pour l’envie. Et que prétendoient-ils avec leurs flammes et leurs bûchers? Croyoient-ils dans cet incendie étouffer la voix de la vérité? croyoient-ils faire disparoître la gloire d’un grand homme? Il dépend de l’envie et de l’autorité injuste de forger des chaînes et de dresser des échafauds, mais il ne dépend point d’elle d’anéantir la vérité et de tromper la justice des siècles.

Tel est le sort que Descartes éprouva en Hollande. Dans son pays, je le vois presque inconnu, regardé avec indifférence par les uns, attaqué et combattu par les autres, recherché de quelques grands comme un vain spectacle de curiosité, ignoré ou calomnié à la cour 27. Je vois sa famille le traiter avec mépris; je vois son frère, dont tout le mérite peut-être étoit de partager son nom, parler avec dédain d’un frère qui, né gentilhomme, s’étoit abaissé jusqu’à se faire philosophe 28, et mettre au nombre des jours malheureux celui où Descartes naquit pour déshonorer sa race par un pareil métier. O préjugés! ô ridicule fierté des places et du rang! Il importe de conserver ces traits à la postérité, pour apprendre, s’il se peut, aux hommes à rougir. Où sont aujourd’hui ceux qui, à la vue de Descartes, sourioient dédaigneusement, et disoient avec hauteur: C’est un homme qui écrit? Ils ne sont plus. Ont-ils jamais été? Mais l’homme de génie vivra éternellement: son nom fait l’orgueil de ses compatriotes; sa gloire est un dépôt que les siècles se transmettent, et qui est sous la garde de la justice et de la vérité. Il est vrai que le grand homme trouve quelquefois la considération de son vivant; mais il faut presque toujours qu’il la cherche à trois cents lieues de lui. Descartes, persécuté en Hollande et méconnu en France, comptoit parmi ses admirateurs et ses disciples la fameuse princesse palatine, princesse qui est du petit nombre décolles qui ont placé la philosophie à côté du trône 29. Elle étoit digne d’interroger Descartes, et Descartes étoit digne de l’instruire. Leur commerce n’étoit point un trafic de flatteries et de mensonges de la part de Descartes, de protection et de hauteurs de la part d’Elisabeth. Dieu, la nature, l’homme, ses malheurs et les moyens qu’il a d’être heureux, ses devoirs et ses foiblesses, la chaîne morale de tous ses rapports, voilà le sujet de leurs entretiens et de leurs lettres. C’est ainsi que les philosophes doivent s’entretenir avec les grands. La nature avoit destiné à Descartes un autre disciple encore plus célèbre: c’étoit la fille de Gustave-Adolphe, c’étoit la fameuse Christine30. Elle étoit née avec une de ces âmes encore plus singulières que grandes, qui semblent jetées hors des routes ordinaires, et qui étonnent toujours, même lorsqu’on ne les admire pas. Enthousiaste du génie et des âmes fortes, le grand Condé, Descartes et Sobieski avoient droit dans son coeur aux mêmes sentiments. Viens, dit-elle à Descartes: je suis reine, et tu es philosophe; faisons un traité ensemble: tu annonceras la vérité, et je te défendrai contre tes ennemis. Les murs de mon palais seront tes remparts. C’est donc l’espérance de trouver un abri contre la persécution qui, seule, put attirer Descartes à Stockholm. Sans ce motif, auroit-il été se fixer auprès d’un trône? qu’est-ce qu’un homme tel que Descartes a de commun avec les rois? Leur âme, leur caractère, leurs passions, leur langage, rien ne se ressemble; ils ne sont pas même faits pour se rapprocher, leur grandeur se choque et se repousse. Mais s’il fut forcé par le malheur de se réfugier dans nue cour, il eut du moins la gloire de n’y pas démentir sa conduite; il y vécut tel qu’il avoit vécu dans le fond de la Nord-Hollande; il osa y avoir des moeurs et de la vertu; il ne fut ni vil, ni bas, ni flatteur; il ne fut point le lâche complaisant des princes ni des grands; il ne crut point qu’il devoit oublier la philosophie pour la fortune; il ne brigua point ces places qui n’agrandissent jamais ceux qui sont petits, et rabaisseroient plutôt ceux qui sont grands. Et comment Descartes auroit-il pu avoir de telles pensées? Celui qui est sans cesse occupé à méditer sur l’éternité, sur le temps, sur l’espace, ne doit-il pas contracter une habitude de grandeur, qui de son esprit passe à son âme? celui qui mesure la distance des astres, et voit Dieu au-delà; celui qui se transporte dans le soleil ou dans Saturne pour y voir l’espace qu’occupe la terre, et qui cherche alors vainement ce point égaré comme un sable à travers les mondes, reviendra-t-il sur ce grain de poussière pour y flatter, pour y ramper, pour y disputer ou quelques honneurs ou quelques richesses? Non: il vit avec Dieu et avec la nature; il abandonne aux hommes les objets de leurs passions, et poursuit le cours de ses pensées, qui suivent le cours de l’univers; il s’applique à mettre dans son âme l’ordre qu’il contemple, ou plutôt son âme se monte insensiblement au ton de cette grande harmonie. Je ne louerai donc point Descartes de n’avoir été ni intrigant ni ambitieux. Je ne le louerai point d’avoir été frugal, modéré, bienfaisant, pauvre à la fois et généreux, simple comme le sont tous les grands hommes; plein de respect, comme Newton, pour la Divinité; comme lui, fidèle à la religion; aimant à s’occuper dans la retraite et avec ses amis de l’idée de Dieu. Malheur à celui qui ne trouveroit pas dans cette idée, si grande et si consolante, les plus doux moments de sa vie! D’ailleurs, toutes ces vertus ne distinguoient point un homme aux siècles de nos pères. Mais je remarquerai que, quoique sa fortune ne pût pas suffire à ses projets, jamais il n’accepta les secours qu’on lui offrit. Ce n’étoit pas qu’il fût effrayé de la reconnoissance; un pareil fardeau n’épouvante point une âme vertueuse: mais le droit d’être le bienfaiteur d’un homme est un droit trop beau pour qu’il l’accorde avec indifférence. Peut-être faudroit-il choisir encore avec plus de soin ses bienfaiteurs que ses amis, si ces deux titres pouvoient se séparer: ainsi pensoit Descartes31. Avec ses sentiments, son génie et sa gloire, il dut trouver l’envie à Stockholm, comme il l’avoit trouvée à Utrecht, à La Haye et dans Amsterdam. L’envie le suivoit de ville en ville, et de climat en climat; elle avoit franchi les mers avec lui, elle ne cessa de le poursuivre que lorsqu’elle vit entre elle et lui un tombeau32: alors elle sourit un moment sur sa tombe, et courut dans Paris, où la renommée lui dénonçoit Corneille et Turenne.

Hommes de génie, de quelque pays que vous soyez, voilà votre sort. Les malheurs, les persécutions, les injustices, le mépris des cours, l’indifférence du peuple, les calomnies de vos rivaux ou de ceux qui croiront l’être, l’indigence, l’exil, et peut-être une mort obscure à cinq cents lieues de votre patrie, voilà ce que je vous annonce. Faut-il que pour cela vous renonciez à éclairer les hommes? Non, sans doute. Et quand vous le voudriez, en êtes-vous les maîtres? Êtes-vous les maîtres de dompter votre génie, et de résister à cette impulsion rapide et terrible qu’il vous donne? N’êtes-vous pas nés pour penser, comme le soleil pour répandre sa lumière? N’avez-vous pas reçu comme lui votre mouvement? Obéissez donc à la loi qui vous domine, et gardez-vous de vous croire infortunés. Que sont tous vos ennemis auprès de la vérité? Elle est éternelle, et le reste passe. La vérité fait votre récompense; elle est l’aliment de votre génie, elle est le soutien de vos travaux. Des milliers d’hommes, ou insensés, on indifférents, ou barbares, vous persécutent ou vous méprisent; mais dans le même temps il y a des âmes avec qui les vôtres correspondent d’un bout de la terre à l’autre. Songez qu’elles souffrent et pensent avec vous; songez que les Socrate et les Platon, morts il y a deux mille ans, sont vos amis; songez que, dans les siècles à venir, il y aura d’autres âmes qui vous entendront de même, et que leurs pensées seront les vôtres. Vous ne formez qu’un peuple et qu’une famille avec tous les grands hommes qui furent autrefois ou qui seront un jour. Votre sort n’est pas d’exister dans un point de l’espace ou de la durée. Vivez pour tous les pays et pour tous les siècles; étendez votre vie sur celle du genre humain. Portez vos idées encore plus haut; ne voyez-vous point le rapport qui est entre Dieu et votre âme? Prenez devant lui cette assurance qui sied si bien à un ami de la vérité. Quoi! Dieu vous voit, vous entend, vous approuve, et vous seriez malheureux! Enfin, s’il vous faut le témoignage des hommes, j’ose encore vous le promettre, non point foible et incertain, comme il l’est pendant ce rapide instant de la vie, mais universel et durable pendant la vie des siècles. Voyez la postérité qui s’avance, et qui dit à chacun de vous: Essuie tes larmes; je viens te rendre justice et finir tes maux: c’est moi qui fais la vie des grands hommes; c’est moi qui ai vengé Descartes de ceux qui l’outrageoient; c’est moi qui, du milieu des rochers et des glaces, ai transporté ses cendres dans Paris; c’est moi qui flétris les calomniateurs, et anéantis les hommes qui abusent de leur pouvoir; c’est moi qui regarde avec mépris ces mausolées élevés dans plusieurs temples à des hommes qui n’ont été que puissants, et qui honore comme sacrée la pierre brute qui couvre la cendre de l’homme de génie. Souviens-toi que ton âme est immortelle, et que ton nom le sera. Le temps fuit, les moments se succèdent, le songe de la vie s’écoule. Attends, et tu vas vivre; et tu pardonneras à ton siècle ses injustices, aux oppresseurs leur cruauté, à la nature de t’avoir choisi pour instruire et pour éclairer les hommes.

Discours de la méthode

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