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I

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Table des matières

La Ville.–Tatouée à la monnaie du pape.–Son front de glace déchire une vitre.–Alliance avec le plus équivoque des jours, parmi les31d’Octobre.– L’homme.–Parce qu’il ne comprend plus rien, ni aux choses, ni aux êtres, il se précipite chez la diseuse de bonne aventure (comme s’il n’y en avait pas de mauvaise).–Mme de Rosalba, voyante, annonce un mariage.–Neuf mois plus tard, la jeune femme, une rouquine, accouchera d’un enfant bleu. Mort de l’enfant bleu.–Naissance d’autres bébés multicolores non moins inviables.–Où l’on fait connaissance avec Yolande, demi-mondaine et des mieux huppées.– Mimi Patata l’étoile des Folies-Bergère et ses deux jumeaux d’amants.–Le Prince de Galles et sa broderie anglaise.–Mme de Rosalba n’apprécie guère tout ce monde et dénonce les méfaits du vague à l’âme. –Imprécations.–Conseils.–Mais qui donc pourrait endiguer la marée du destin?–La rue des Paupières-Rouges.–Jadis... au temps de février porte-fièvre.–Le mystérieux oiseau-flamme soudain jailli d’un trombone à coulisse.–Rassemblement, rue des Paupières-Rouges.–Harangue de la Ville.–L’homme emmène l’oiseau-flamme, pour qu’il se repose, au plus haut étage d’un sanatorium gratte-ciel.–Le rucher à malades.–L’heure des gramophones.–Pour échapper au naufrage, à l’aube montagnarde, le regard s’accrochait au fer du balcon.–Privé même d’un tel secours, aujourd’hui, rue des Paupières-Rouges, en plein brouillard, l’homme devient, pour de vrai, M. Vagualame.–Yolande en chair et en os, très décolletée malgré le froid, jaillit du trottoir de brume.–Suivent Mimi Patata et les jumeaux.–Yolande emmène tout ce monde chez elle.

La Ville.

Elle porte collier de visages en papier mâché, mais son chignon joue à l’arc de triomphe.

Ainsi, avant l’ère des nuques rases, toute patronne de bistrot, à coups de guiches, frisettes, franges, boucles, nattes, compliquait, en de chimériques architectures, l’édifice de cheveux et d’orgueil, à même le sol du crâne.

Or la dernière auvergnate, penchée sur le zinc d’un comptoir, où se mire sa tignasse bouffie de crêpés, cimentée à la brillantine, étayée de peignes et barrettes, façon écaille, nymphe de gargote, narcisse femelle, mais défiant tout vertigo–elle vous en donne sa parole–car la tête est bonne, certes, meilleure que celle du freluquet sempiternellement penché sur un ruisseau, et, à poils, le chinois de paravent, la graine de propre à rien, à poils, dehors, dès potron-minet, à se regarder, va donc chochotte, les yeux, le nombril et toute la boutique, tant et si bien qu’il a fini par choir dans la flotte, d’où on l’a repêché mort et nu, plus nu que la main, puisque... mais ne me faites pas dire des cochonstés, ma bonne ma chère, fouchtri, fouchtra...

... l’ultime maritorne anachroniquement fière du château poisseux et tarabiscoté qui la couronne, déesse de la mayonnaise qui ne cache rien de ce qu’elle sait des cosmogonies, de la politique, des adultères de quartiers, tandis que, goutte à goutte, dans un bol, tombe l’huile de sa sauce, n’est pas la seule de qui s’inspire la Ville.

Mais la grande pétrifiée, au reste, toujours prête, sans qu’on lui demande son avis, à se prétendre capitale du goût, s’est rappelé que les moukères arrangent leurs sequins en parures.

Aussi, cette fille de la fille aînée de l’Eglise, sur une poitrine asymétrique dont elle a baptisé un sein, et encore le droit, Sacré Cœur (à noter, entre parenthèses, que les enfants de cinq ans trouvent des syllabes à la fois autrement exactes et mystérieuses pour l’état civil de leurs doigts de pieds), l’autre Panthéon (Pan parce que la donzelle, férue d’antiquité, ne déteste pas, non plus, un petit air de flûte et se réjouit fort de ce qui claque: gifles, tir à la carabine, jeux de mots et de mitrailleuses, coups de fusil et de canon; théon explicable par la seule faute du scribe, qui, avec le même nombre de signes, moins de prétentions et plus de vraisemblance, eût tout bonnement inscrit téton à son registre), sur un bas-ventre qui a juste ce qu’il faut d’obélisque pour jouer les hermaphrodites et s’appelle lui aussi d’un nom composé (d’abord trois lettres, chacune au sommet du triangle où se tapit ce qui de la femme est le plus apprécié mais le plus calomnié, puis le substantif corde, comme si cette coquette entendait qu’on se pendît au sien), sur son cœur en forme de Palais-Royal, son nombril qui lui sert de fosse aux ours, ses bras, ses jambes, parfumés au goudron, elle a imprimé le tatouage négatif et glacial de la monnaie du pape.

Monnaie du pape, monnaie de singe, petites lunes en papier, sœurs par la sécheresse d’une grisaille qu’elles maquillent, si la boîte à sardines oubliée au pôle, par l’explorateur, peu curieux du paysage, a réjoui la boitante famille des pingouins, l’homme qu’une impitoyable main de fer, sans gant de velours, vient d’arracher au naufrage illimité du sommeil et des draps, meurtri dans son regard et le secret de sa poitrine, blessé au sang par l’acier, dont, après avoir déchiré sa vitre, vient de le frapper la ville casquée, cuirassée de gelée blanche, l’homme n’est plus qu’un moribond relief de nuit.

Ses yeux? des étoiles qui s’éteignent, deux feux follets rentrés à l’écurie. Avec des transparences de souvenirs, d’acides raclures de ciel et déchets d’astres, il essaie, quand même de se recomposer un visage: son visage continué par un cou; son cou… et ainsi de suite, mais les morceaux de lui-même se joignent mal, ne semblent plus faits les uns pour les autres.

De sa chair, de ses volontés, ne demeurent que lambeaux de brouillard, tronçons de torticolis. La femme de pierre, la pierreuse condescend à le plaindre.

«A l’aube j’ai rêvé de toi et j’ai pleuré...» Elle a rêvé, elle a pleuré.

La pitié? quoi? Un regard lancé trop loin, la mise en scène de la voix, et, surtout, ces mots d’une sournoiserie... La pitié plus hypocrite, plus révoltante que la Société des Nations, la police, les choux-fleurs, les bretelles, les maladies vénériennes, le papier de verre et les fixe-chaussettes.

L’homme baisse les paupières, pour se rappeler certains mois dont les matins lui souriaient, de toutes leurs fenêtres ouvertes, chantaient à douce voix de fleuve, accompagnés en sourdine par les caresses d’ombre. Mais l’automne, soudain, a voulu que se gerçât du sel des larmes ce qui de la peau ne peut mentir.

L’homme fuit la chambre du piteux réveil, et, dans la rue, il constate l’alliance de la ville et du jour (15octobre), le plus équivoque parmi les trente et un d’une famille entre le ziste et le zeste. En a déjà pâli même la belle insolence des marchandes de mimosas. Afin de mieux narguer les gerbes chétives que ces bohémiennes essaient de vendre, à l’orée des métros, se tord le zinc agressif d’une végétation nymphomaniaque, et les gitanes n’osent plus remuer un cil alors qu’elles ont toujours passé, fort justement, du reste, pour connaître dans ses moindres subtilités l’art de faire de l’œil et aussi bien avec les narines que la bouche ou les anneaux qui leur servent de pendants d’oreilles. Dans leurs paniers, toute une végétation s’anémie, se liquéfie, mare à la noyade des fleurs, et les tabliers n’ont pas trop de mille plis pour cacher deux fois cinq doigts parfumés au cuivre des gros sous. C’est la saison des mains dans les poches des pardessus. Nul passant ne sauvera de la débâcle le plus petit bouquet, et les altières nomades, la veille encore claquant les talons de leurs socques et de l’insolence sur le macadam, rougissent d’une crasse pourtant bien docile à ganter leur fin métal de peau. Hier, elles allaient jeteuses de mauvais sorts, les lèvres passées au minium, pour bien signifier aux grands frisés des faubourgs, toujours prêts à jouer du couteau, qu’elles n’avaient pas peur du rouge, mais aujourd’hui, parce que du ballon feuillu des marronniers ne demeurent que squelettes inutilement compliqués, parce que c’est la naissance de la mort, créatures aux épaules soudain peureuses, elles supplient le froid, cet avorton, de ne pas les poignarder entre les omoplates.

A la lumière de cette détresse l’homme voit qu’il n’a jamais rien compris des choses, ni des êtres.

Il se précipite chez la diseuse de bonne aventure (comme s’il n’en existait pas de mauvaise).

Quatre à quatre il grimpe les cinq étages.

Il compte.

4+4+5=13

4+4x5=40

4+4

Mais halte là! s’il fallait soustraire et diviser, non additionner, ni multiplier? Gare aux chiffres. Traîtres comme les revolvers. On a enlevé le chargeur. On vise pour rire. Il était resté une balle dans le canon. Balle diabolique, cabalistique, métaphysique. Bien des adjectifs s’offrent à qualifier ce projectile meurtrier. Une gentille petite femme n’en a pas moins tué son gentil petit mari. Ou vice-versa. Vous parlez d’un malheur! Un ménage modèle et qui mettait de côté. Dire que la pauvre aura ses vingt et un ans juste le jour de Noël. Déjà veuve. Si jeunette. Et enceinte. Foi de bistrote, voilà une histoire qui mérite bien qu’on la répète, toute une année, à l’heure de la sauce mayonnaise. La Ville, elle, aura de quoi pleurer, de quoi rêver, tout son saoul. Bonne occasion de se métamorphoser, de flotter, île sur l’océan des larmes. Fluctuat nec mergitur. Ce serait mieux encore si on retrouvait, tué à coups de chiffres, l’homme sur le paillasson de cette voyante qui n’a pas l’air d’entendre. Mais l’auvergnate au chignon, et la pierreuse tatouée à la monnaie du pape, il ne faut tout de même plus jamais leur permettre de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Donc ne toucher ni aux pistolets ni aux nombres qui partent tout seuls. Déjà les courants d’air ne lui ont pas si bien réussi à ce garçon! Il aimait le vent à la folie. Prétexte à de jolis symboles. Mais un citadin n’a guère de tempêtes à sa disposition. Pour traduire, à coups moyens terrestres, l’ouragan, il a laissé portes et fenêtres battantes. D’où un mélimélo pulmonaire. La carcasse ne fut jamais bien fameuse. Maintenant il a la fièvre, il tousse... Il exècre cette rauque chanson, qui, d’ailleurs, a dû finir par réveiller la Pythonisse, puisque se traînent des savates de l’autre côté de la porte qu’on ne tarde plus à ouvrir.

L’homme prévient qu’il déteste le passé, et le présent. Il n’est venu que pour le futur. Il fait le vide en soi. De ce qu’il fut, de ce qu’il est, survit, seule, une frénétique fringale d’imaginer. Il ferme les yeux afin que nulle vision trop actuelle ne s’interpose entre l’avenir et ses paumes.

Le livre des mains et de la destinée, elle sait y lire, la chiromancienne, elle va y lire et elle connaît son monde à force d’en avoir vu, et de toutes les couleurs, des vertes et des pas mûres, depuis le temps déjà lointain que, dans les foires, sous le nom de Mme Rachel, au seuil d’une roulotte, charlatane, elle déployait son bel éventail de tarots. Fille de dompteurs, elle n’a jamais eu froid aux yeux et sait comment s’y prendre avec les fauves et les amoureux. Elle a du reste toujours méprisé les uns et les autres, et, maintenant qu’elle a renoncé aux rideaux d’andrinople, à l’édredon, gonflé jusqu’au plafond, de la vie foraine, pour devenir Mme de Rosalba, sorcière en chambre, oracle des Batignolles. elle voue un mépris rétrospectif aux lions, ces rapins démodés à cravates Lavallière, qui n’ont même pas eu le nez de commander un petit trumeau à Lautrec, du temps qu’il brossait, à Neuneu, de grands panneaux pour la Goulue.

Donc premier conseil:

–Si vous achetez des peintures, mon jeune Monsieur, puisque je vois à cet anneau de Vénus, là, que vous êtes un artistique, ne vous fiez pas aux manitous qui font les fendants. J’en ai connu un, moi qui vous parle, des qui maniaient le pinceau et le crayon. A preuve que ma nièce avait épouse un architèque. Il est mort dans un éboulis. Dommage. Il vous aurait bâti, pour pas cher, la grande maison que vous aurez d’ici quelques années. Et il y en aura de la peinturlure dans le salon, et du bois doré! On se croirait au Palais de Fontainebleau. Mais c’est pour plus tard, maintenant, maintenant...

De toutes ses forces, elle tire, écarte les doigts, pour que la paume devienne océan, car la soif devineresse de la ci-devant Rachel dédaigne les verres d’eau, et même celui au fond duquel Cagliostro aperçut la tête coupée de Marie-Antoinette.

Mme de Rosalba plonge.

A mille lieues, sous les mers du futur, elle voit:–D’abord un mariage avec une rousse. Vous aurez été présenté à la fiancée, à l’étranger, au cours d’un voyage. Mais c’est à Paris que se fera la noce. Et vous parlez d’une noce, avec des autos, des toilettes et une messe où l’on jouera tout le temps de l’orgue. L’épousée porte une robe à traîne de satin blanc copurchic. Son voile en point d’Angleterre n’est pas de la gnognote. Bien du monde s’est dérangé. Et pas des purées. Le Président de la République, en personne. Si sa femme n’est pas venue, ne cherchez pas midi à quatorze heures, c’est simplement parce qu’il est célibataire. Le pape a envoyé sa bénédiction et on passe tout l’après-midi à boire du Champagne.

Voyage de noces en Italie.

A Venise la rouquine s’aperçoit qu’elle est enceinte. Neuf mois plus tard elle accouche d’un enfant bleu. La garde n’en croit pas ses binocles, mais le médecin, encore un qui aime la peinture et s’y connaît, pense qu’on ferait une jolie aquarelle de la maman et du bébé. Hélas! ce poupon excentrique meurt de jeunesse, à l’âge de trois minutes. Cher innocent dont la tête pesait trop lourd à la fragilité du cou, les années suivantes ta pauvre mère te donnera tout un arc-en-ciel de frères et sœurs non plus viables que toi. C’est la faute du papa qui s’est trop fatigué. Ainsi en attestent les paumes, que les désirs tour à tour ravinent et boursouflent. Le mont de Vénus, par exemple, est un vrai petit Himalaya. Mais, en fait de relief, dents et chaînes signifient, entre elles, des vallées, creux, entonnoirs, dépressions. Il y a bien du brouillard aux flancs, aux pieds du pic d’Amour, et c’est pourquoi Monsieur a du vague à l’âme.

La voyante répète ces dernières syllabes, assez vite pour les métamorphoser en un seul mot et d’allure cabalistique.

Vagualame, vagualame, vagualame, voici Mme de Rosalba en transes.

Vagualame, vagualame.

Un tonnerre gronde.

Mme de Rosalba n’est pas contente.

Mme de Rosalba menace, maudit.

Vagualame vagualame.

Elle vous en foutra du zig et du zig, du toc et du toc. Monsieur aime le frotti frotta. Monsieur met sa langue dans toutes les bouches, sans même penser à se dire que c’est plus indiscret, plus dangereux aussi, que de lire la correspondance qui n’est pas à soi destinée.

Vagualame, vagualame.

Monsieur veut savoir l’avenir: Eh bien, il mangera des asperges en plein hiver, et, à tous les repas, du caviar et des huîtres. Il aime à lever le coude. Alors, gare… D’apéritifs en rinçonnettes, il se mettra dans un joli état. L’hiver: Monte-Carlo. Le trente et quarante, la roulette, le baccara et tout le bastringue. Des aventurières se promènent au bord de la mer, sous les palmiers, parées comme des châsses. La dot de la rouquine, décidément, ne fera pas long feu. Au printemps, retour à Paris. Les courses à Auteuil et Longchamp. Un chapeau haut de forme gris clair, de la coco plein le nez, un œillet à la boutonnière. On perd tout ce qu’on veut, mais le pire, c’est encore une connaissance, une Yolande, dont Mme de Rosalba ne fait guère son compliment. Allons, tout de même, voir un peu ce qui se passe chez cette demi-mondaine et des mieux huppées, perle fausse, sans doute, mais dont l’écrin n’est pas pour déplaire. La maîtresse de maison trône dans la cathèdre qu’elle acheta, son pesant d’or, à la vente Sarah Bernhardt. C’est du beau meuble, et historique. Yolande se rengorge, domine les invités, qui n’ont, pour s’asseoir, que de petits tabourets algériens, en bois découpé, incrusté de nacre, offerts par le petit-fils d’Abd el-Kader, soi-même. Par terre, ce ne sont que peaux d’ours et de léopards; aux murs, tapisseries, soies brochées, laques, tableaux, damas, velours, et sur les tables de marbre et les consoles de bois doré, des vases chinois, avec de grands bouquets de plumes, des statuettes, des tabatières, des caves à liqueurs, des objets dont pas un qui ne soit précieux, et, pour tous les goûts, de la pièce de musée à la babiole, au colifichet, mais tous, d’un luxe…

Mme de Rosalba méprise les richesses qu’elle décrit. En relations suivies avec l’au-delà, comment se laisserait-elle émouvoir par un spectacle terrestre, fût-il le plus splendide? Du haut de son sommeil, elle lance donc ses foudres indignées sur la scandaleuse Yolande et son salon, où, certes, il y a du beau monde, mais du beau monde qui ferait mieux d’aller ailleurs, à commencer par le Prince de Galles, assis sur l’un des douze tabourets du petit-fils d’Abd el-Kader et tout à son ouvrage de broderie, anglaise, naturellement.

Son aide de camp sable le champagne en compagnie de Mimi Patata, l’étoile des Folies-Bergère, une ancienne gommeuse qu’on voit gigoter depuis1900, qui, pour sûr, n’est pas loin de friser la cinquantaine, mais elle sait nager, la bringue, et vous retourne un homme comme un gant, s’envoie de la chair fraîche à tire-larigot. Exemple: ses deux amants, des jumeaux frais débarqués de Dalécarlie, deux minces garçons roses et blonds, avec des yeux que l’inceste fraternel et les exigences de la vieille guerrière creusent mauves. Ils se tiennent debout, l’un à droite, l’autre à gauche de l’héritier d’Angleterre, et Yolande, à contempler ce groupe, Yolande, à l’apogée de sa gloire, dans sa cathèdre, ressent une ivresse qui n’eut d’égale, au cours de sa longue carrière galante, que sa joie, le jour où, voilà des années et des années, elle reçut pour sa fête une garniture de cheminée en bronze, la pendule à sujet, et les deux candélabres, cadeau du premier de ses riches adorateurs, qu’elle eut, du reste, tôt fait de ruiner, car, insiste Mme de Rosalba, on ne peut pas dire que Yolande soit la fleur des pois…

Une entretenue, voilà tout.

On en raconte sur elle.

Ses belles manières? du chiqué.

Je vous la fesserais, moi, cette mijaurée, qui prend des airs de reine pour descendre de son trône. Elle va faire un frais à la Patata. Écoutons. D’abord des compliments sur les jumeaux. Ces deux jeunesses dans un lit… ah... ah... Mais Yolande est la sournoiserie, la méchanceté incarnée. Elle insinue:–Ils ont l’air de bien s’aimer, peut-être même un peu trop, ne trouvez-vous pas, Mimi, chère, vos Scandinaves?

Mimi s’étrangle.

Yolande interroge:

–Ne parlent-ils donc point une seule langue à part le Suédois? Ils sont bien silencieux. Bonne santé? Pour venir d’un pays où l’on fait, paraît-il, tant de gymnastique, ils semblent un peu biches en verre filé. Sûr qu’ils se nourrissent de poudre de riz. Un point c’est tout. Savent-ils danser? Si oui, pourquoi, Mimi, ne point commander un sketch? Dame, il faut rajeunir sa manière, de temps en temps. Et puis on aurait une belle affiche. Chacun serait un Patatus.

Yolande qui prend tous les matins des leçons de latin, et d’escrime, sait que

: Patatus + Patatus = Patati.

On annoncerait Patati et Patata.

Tout Paris courrait...

Mimi, qui sent qu’on se moque d’elle, tourne le dos à l’insolente, s’en va faire une révérence au Prince de Galles et lui demander comment il trouve ses twins...

Twins, siffle Yolande. On t’en donnera des twins, à la sauce anglaise. Madame ne sait pas l’orthographe, mais Madame se croit un petit Shakespeare. Plonge dans tes jupes, ma fille. On voit que tu as pris tes premières leçons de maintien à la maternelle de la rue Mouffetard. Minaude. Souris. Profite de ton reste, car tu ne seras plus invitée avec les altesses, Patata, vieille patate.

Quel caractère, quelle vulgarité!

Mme de Rosalba s’offusque.

Et puis, avec ces femmes de mauvaise vie, on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Il n’y a pas cinq minutes, Yolande savourait son triomphe, et la voici à deux doigts de se mettre en colère, de dire des gros mots. Elle monte sur ses grands chevaux, mais ce n’est pas son père, un cocher de fiacre, qui a pu lui donner des leçons d’équitation mondaine. Elle a beau dormir dans un lit qui fut, soi-disant, celui de l’Impératrice de Chine, s’asseoir dans la cathèdre authentique de Sarah Bernhardt et manger sur une table ayant, jadis, appartenu à Mme Poincaré, les meubles de ces grandes dames n’ont pas déteint sur elle, et aussi bien, d’ailleurs, au propre qu’au figuré, puisqu’elle continue à répandre sur son visage et son corps de la poudre liquide blanche alors que la mode passe les autres femmes au brou de noix.

Plutôt que de venir, avec sa broderie, chez une gourgandine, le fils du roi d’Angleterre eût été mieux inspiré d’épouser une princesse de Belgique ou d’Italie, comme on le souhaitait dans sa famille. Et, du paradis des cœurs raisonnables, que doit penser feu cette bonne reine Victoria, une, enfin, qui n’avait pas le vague à l’âme. Ses solides qualités eurent leurs récompenses, tant aux Iles britanniques que dans les Dominions, tout comme, selon le même et juste principe, est aujourd’hui châtiée la veulerie du prétendant. Déjà il souffre. L’attitude et les mots de Yolande lui blessent l’âme qu’il a fragile et délicate. Et puis les jumeaux, simple entraînement professionnel, se mettent à lui faire de l’œil. Timide, il rougit, et, pour se donner une contenance, propose une messe noire, à laquelle les nègres de l’orchestre qui jouait en sourdine, dans un coin, prêteront leur concours.

Du coup, Mme de Rosalba, qui ne veut point sombrer en plein océan d’ignominie, donne du pied, remonte à la surface, sort de sa transe dégoulinante d’au-delà, défrisée mais inexorable.

A l’homme qui doit assister au sacrilège dont les musiciens chocolat foncé seront les négatives hosties, au cœur de brouillard, à M. Vagualame, elle donne de maternels et sévères conseils:

–Au fond, tu ne sais que faire, mon gars. Voilà le fin mot. Que le Prince de Galles te serve d’exemple. Et encore, lui, il a une planche de salut: sa broderie anglaise. Mais toi! Tu réfléchis, tu médites? Balançoires. Si tu veux faire rire de toi, écris donc sur ta porte:

«MAISON DU PENSEUR».

Il y a des boucheries, des boulangeries, des charcuteries, des épiceries, des teintureries. Il n’y a pas de penseries. Paresseux. Tu me diras que le destin est écrit, bien plus haut que le cinquième de la Rosalba, dans les étoiles? D’accord, je ne suis qu’une poussière. Est-ce une raison pour que, toi, tu fasses le soliveau du Ier janvier à la Saint-Sylvestre? Un petit effort, que diable. Si tu prenais, par exemple, le sabre de grand-papa qui était un brave colonel à moustaches? Vois la carte du monde. Elle est farcie de peuples qui attendent sous les palmiers, dans les îles, derrière les dunes, qu’on vienne leur fendre la tête. Souviens-toi comme tu aimais à chanter Fanfan la Tulipe, au temps des images d’Épinal. Tu étais alors un angelet sans tache et qui sentait bon la terre de France. La nuit, dans ton petit lit bien bordé, tu rêvais tout gentiment que tu venais de couper les oreilles au roi de Dahomey. Ta maman les assaisonnait à la vinaigrette, et on se régalait en famille. Amour d’enfant, tu n’avais pas pour deux sous d’égoïsme. Aujourd’hui, tu ne penses qu’à toi. Tu détestes ton passé comme un frère aîné. Tu n’aimes que cette grande putain de ville qui te prend jeunesse et santé. Il n’est pas encore quatre heures, et, déjà, tu songes aux rencontres de minuit. De tout cela un singe vert rougirait. Toi, tu n’as même pas honte.

Et Madame de Rosalba n’a pas fini de s’indigner.

Vagualame, vagualame, vagualame.

Elle tombe en transes.

Elle voit une petite maman bijou, sur la paille, par ta faute, qui dîne d’un hareng saur, dans sa cuisine, en regardant la Tour Saint-Jacques.

La maman bijou vient de recevoir une lettre dont l’auteur anonyme lui écrit que son fils fréquente des particulières drôlement pougnaquées. La maman bijou n’est pas habituée à pareil style. Elle essaie d’imaginer les dames en question (c’est de Yolande et de Mimi qu’il s’agit, bien entendu). Elle cherche le mot pougnaqué dans le gros Larousse en sept volumes, épave seule sauvée d’une bibliothèque, vendue par ordre judiciaire. Elle s’énerve. Elle ne trouve pas. Maintenant elle sanglote, car ce fils indigne, s’il continue son sabbat, sa colonne vertébrale va se vider comme un sureau de sa mœlle. A travers le temps et l’espace, elle supplie Mme de Rosalba, qui sourit tristement. La marée du destin ne saurait être endiguée par des conseils, fussent-ils d’une extra-lucide. Sans doute, le mieux serait de prendre chaque soir, avant de se coucher, une bonne soupe aux nénuphars. Les enfants de la chaste Suisse, par exemple, tout le temps de leur service militaire, avalent, quotidiennement, d’un cœur joyeux, plusieurs bolées de ce bouillon. Ainsi retournent-ils vierges à leurs montagnes, et prêts à faire des enfants qui ne seront ni bleus, ni mauves...

Mais on sourit. On se moque. On tient à son vague à l’âme. Mme de Rosalba n’a donc plus qu’à donner une petite liste de catastrophes:

Divorce.

Épouvantable scandale de mœurs.

Prison.

Accidents de chemin de fer.

Vilaine maladie.

Ruine.

Déshonneur.

Paralysie, vers la quarantaine. Trente ans à rouler en petite voiture. Puis la mort. Avec la soupe aux nénuphars, on aurait évité ces malheurs. On serait devenu centenaire. Mais n’en parlons plus. Mme de Rosalba n’a rien à ajouter. C’est vingt francs.

M. Vagualame est déjà dans l’escalier.

Pitoyable, Mme de Rosalba lui crie par-dessus la rampe qu’elle connaît une recette qui fera peut-être son bonheur. Ce n’est point pour la chasteté, cette fois, mais, au contraire, pour la séduction, puisqu’on s’obstine–à ses risques et périls–à vouloir jouer les Don Juan.

500grammes de rhubarbe.

I litre de vin blanc.

Laissez macérer24heures la rhubarbe dans le vin blanc. Puis se laver la tête avec ce mélange. Rincer à grande eau. Ainsi sera obtenue la plus éclatante des blondeurs et d’un effet certain sur les personnes d’âge, car, puisqu’il s’agit d’amour, encore un conseil: Ne jamais s’attaquer aux jeunesses. Ne pas courir après des péronnelles qui mènent en bateau ceux qui les courtisent et viennent, spontanément, se donner à qui fait mine de les délaisser pour de plus mûres beautés. Ainsi la Rouquine, si elle doit offrir sa main tachée de son, ce sera parce que sa mère, encore un numéro celle-là, soit dit en passant, aura laissé voir son faible pour le futur. Résumons donc: Rhubarbe. Vin blanc. Sourires aux quinquagénaires. Quant à l’enfant bleu, le baptiser des sa naissance, qu’il puisse aller droit au ciel le Chérubin.

Au revoir et merci.

L’homme quitte la maison de la voyante.

La Ville, à nouveau, lui siffle, de glaciale pitié: «J’ai rêvé de toi et j’ai pleuré.»

Une seule phrase. Elle ne trouve rien d’autre à sortir de sa bouche, la grande pétrifiée. Mais, comme dans la chanson, voici le vent d’automne. Berger maléfique, il promène son troupeau, les nuages, et, du ciel tombées sur la terre, se répètent, déformées en monstres mouvants, leurs ombres, plus rapides encore que menaçantes, dont la folie, soudain, balaie, assombrit l’eau des regards trop clairs.

L’homme ricane:

«Dis donc, la Ville, toi qui prétendais forger, à la cadence même de ton orgueil, les plus pourpres secrets et jusqu’au souffle, ce doux chef-d’œuvre, tu grelottes de l’œil. Hystérique! Tu es bonne pour la Salpêtrière. Le salpêtre c’est la syphilis des murs. Déjà tu as perdu tes cheveux. Ta peau, pierreuse, se fleurit des dartres du plâtre. Tu as mal sous le macadam de ton cher crâne. Tes membres se tordent. Attention. J’ai connu, autrefois, dans un village, une femme, sans doute déjà trop vieille pour ce qu’on nomme démence précoce, mais qui ne s’en croyait pas moins tire-bouchon, tant et si bien qu’elle finit par le devenir. Lorsqu’elle fut morte, on eut beau tirer sur la tête, les mains, les pieds, impossible de la redresser. Quant à la mettre en bière ainsi tortillée, autant espérer faire d’un escalier en colimaçon les marches de la Madeleine. Au lieu d’un cercueil, elle eut donc un tonneau, qu’on laissa tout bonnement rouler, le jour des funérailles, du haut de la colline qu’elle habitait, jusqu’au cimetière, dans la plaine.

Toi, tu te métamorphoses en cor de chasse.

L’automne était, depuis longtemps, fameux par ses violons. Tu lui donnes un cuivre, des cuivres, toute une fanfare de sanglots.

Tu rêves, tu pleures.

Et que t’importe la monotonie des paroles, si la musique est variée. Or tu n’as rien négligé pour l’accompagnement. Un peu plus même, et, tu t’arrachais les tibias pour en faire des flûtes. Mais attention. Un squelette est bien vite éparpillé. Va donc te mirer dans le fleuve qui te sert d’armoire à glace et tu verras que ton corps n’a déjà point trop d’os. Il s’affaisse, une vraie galette pour l’épaisseur. Ton anatomie? plus inextricable qu’un ténia. Des petits cailloux de larmes t’écorchent le regard. Tu n’es plus qu’un monstrueux et ophtalmique serpent. Tout le monde te marche sur le dos, et je te baptise «Rue des Paupières-Rouges...»

Pour une morsure en plein ciel, très grands se sont ouverts les yeux, et, jusqu’à l’éther, allongés les cils de l’homme. Mais, dans les squares, l’herbe, brin à brin, meurt d’un diamant glacé, et, malgré les chaussures, le linge et les habits, ce qui de la chair semblait le mieux protégé déjà se gerce, comme en d’autres saisons, à la tentation des pommes pas mûres, l’algue du goût et les mousses, doucement tendues sur ce qui est palais à la langue.

Perméable à la marée du brouillard, l’homme quand il passe devant la boutique où sur un lit de feuilles reposent les plus fragiles des pêches, envie, à la fois, leur présent et leur vie antérieure, car tout est toujours simple pour les fruits et leurs arbres. Dommage qu’octobre ne soit point verger, non plus que vigne la rue des Paupières-Rouges.

Mais puisque le mois, de ses trente et un bras, s’obstine à laisser tomber les mains, les feuilles, qu’aujourd’hui, terrain vague soit oublié pour un fertile hier, voilà des semaines et des semaines quand, frère du cerisier porte-cerises, et du prunier porte-prunes, jaillit du sommeil de la terre février porte-fièvre.

La Ville n’avait ni rêvé, ni pleuré.

Sans nom, alors, était la rue. L’homme, il lui coulait du feu à même la carcasse, et des drôles de langues brûlantes lui léchaient la peau, par-dessous. Ses pieds souffraient, à croire que les engelures n’attendraient plus pour éclater, tulipes écarlates, cependant que son front, ses doigts s’offraient à la caresse de la neige. A la devanture d’une horlogerie, de l’autre côté d’une vitre, parmi les montres et les bijoux Fix, sur une tablette de velours grenat, un réveille-matin de fer-blanc marquait l’heure la plus voluptueusement contradictoire, et, d’un cœur égal, pouvaient être à la fois chéris et redoutés le froid aux lames triangulaires bien enfoncées dans les muscles, et cette lave qui donnait sa consumante mesure au sang. Comme après les vendanges est chantée l’ivresse du dernier soleil et de la première cuvée, ainsi dans la pénombre glaciale voltigea un duvet de refrain;

Février porte-fièvre.

Temps nouveau. Temps nouveau.

Le pouce et l’index droit encerclèrent le poignet gauche où battait une veine assez violente pour imposer son rythme aux paroles. Mais un dystique ne suffisait point. Il eût fallu des couplets et des couplets. Non seulement à la gloire du temps nouveau, mais aussi pour dire comment son joyeux contraire, toujours, nous délivre du présent. Or, après le contraire du présent, c’eût été le contraire du contraire du présent. Donc, ressuscité, le présent lui-même. Un fait certain: au lieu du halo sournois, son couvercle habituel, la ville était couverte d’un ciel en peau de zèbre, noir, blanc, noir, au gré de la fatalité qui voulait le corps d’homme, immobile sur le trottoir, chaud, froid, chaud.

Noir, blanc, noir. Chaud, froid, chaud. Coups en plein cœur, en plein regard. Celui qui est frappé ne saurait dire si c’est de sourde et large massue, ou de dague effilée, fouilleuse. Février porte-fièvre, comme le prunier porte-prunes, le cerisier porte-cerises. Des muscles, une cervelle se déchirent. Transparences suppliciées. Toile d’araignée à la torture. C’est miracle que la bousculade des gars et des garces ne déchire point cette fragilité, lui soit même, au contraire, douceur et caresse. Miracle aussi que d’un trombone, déjà paradoxal dans une boutique où l’on ne vend qu’accordéons et mandolines, ait jailli une immense flamme.

Abolie, soudain, la mosaïque d’ombre et de lumière, dans la flamme.

Février porte-fièvre.

Temps nouveau. Temps nouveau.

La Ville, en veine de coquetterie, ce jour-là, et parfumée au vieux journal mouillé, dès qu’elle eut vu ce phénix inespéré, pensa qu’il ne serait pas d’un vilain effet sur son chignon. Elle saute à la pâtisserie la plus proche, achète des meringues au vitriol et des croquignoles à la dynamite, offre ces douceurs à l’oiseau de feu. Mais lui, pas si bête, se refuse à la séduction des sucreries traîtresses. Voici l’empoisonneuse verte de rage et qui tient à se venger. Elle crie, gesticule, jusqu’à ce qu’il y ait rassemblement autour d’elle, et alors commence une harangue:

«Ce que vous avez cru d’abord une flamme, puis un aigle, braves gens, chers imbéciles, n’est qu’une grande dinde à l’œil de rat, gueule de raie et ailes en mou de veau, plus trouées qu’un châle-tapis que votre arrière-grand’mère aurait oublié de mettre dans la naphtaline. Et garde-toi bien de crier à la merveille, toi la plus grosse et la plus naïve de tous, marchande de volailles. Grande bête! Si le prestidigitateur faisait vraiment naître de son mouchoir, d’un fond de chapeau haut de forme, ou des basques de son habit en queue de morue, tant de poules et pigeons, tu ne risquerais guère de devenir millionnaire. Cet aviateur à plumes, sorti d’un trombone, tu ne vas pourtant point prétendre qu’il a poussé du cuivre, comme les champignons de la terre humide. L’oiseau n’est qu’un sale voyou. Parce qu’il a entendu que le pape disait: «Nous» en parlant de soi, lui, qui aime à faire le zigotto, veut qu’on l’appelle «Poumons», au pluriel, avec un s. Un propre à rien, qui ne sait pas même respirer. Un maquereau. Sa femme, une sacrée par exemple de putain, une nommée «Pleurésie». Le maître du ménage reste des après-midi planté sur le bord du trottoir. L’animal et la maladie qui lui sert de femelle s’ennuient. Ils quittent la poitrine, leur maison. En avant la vadrouille! On va donner du bec, là-haut, contre les petits nuages rose pomme, plus froids que glaces au citron. C’est gourmand comme merle. Mais M. les Poumons n’en a plus pour longtemps. Son cœur bat la breloque. Pleurésie–un vrai nom de cour d’assises, braves gens–l’empoisonne goutte à goutte. Elle aura sa peau. C’est elle qui l’a bousculé pour qu’il tombe dans l’instrument, d’où vous l’avez vu sortir, tout à l’heure, chez le marchand d’accordéons. Il s’est fait mal, le pauvre. Il rentre dans sa cage, pas fier. Se cogne aux côtes de l’homme. Il va peut-être mourir entre les barreaux de ce thorax. Entendez comme il tousse. Moi je préfère le chant du cygne...»

Effectivement, l’oiseau a eu de si rauques caprices que l’homme a pris peur. Il l’a emmené au plus haut étage d’un sanatorium gratte-ciel.

«Bon voyage», a sifflé la Ville.

Le lendemain, c’était la Suisse.

Quatre semaines plus tard, le calendrier annonçait la naissance du printemps. Qui l’eût cru? La neige s’obstinait à tout couvrir d’une même céruse.

Le pays, ni ville, ni village. Un rucher à malades. Sur leurs balcons-alvéoles, des créatures vivent dans un silence, une immobilité, à croire qu’elles ont perdu même leurs destins. Mais, après le temps disciplinaire de chaise longue a la fin des matinées, on a droit à une heure de gramophone.

Alors tournent, tournent les disques.

Chacun lance sa musique. Se nouent, s’emmêlent les lamentations aux fanfaronnades, rires en triolet, grands rêves sentimentaux. Dans cet inextricable écheveau des airs, nul ne perd le fil du sien. Roulades napolitaines, romances écossaises, zézaiements nègres, cris d’opéra, monologues et boniments de caf’conc’, pêlemêle, se précipitent, se heurtent les uns les autres, aux fenêtres toujours ouvertes. N’importe quelle chanson, pour qui l’a choisie, serait-elle la plus ténue, la plus aigrelette, spontanément abolit toutes les autres.

Or, quand il vint sur la montagne aux gramophones, l’homme n’avait pas, dans ses bagages, la moindre boîte à musique.

Ainsi, perdu au milieu de la savane des sons, où la plus faible liane est lasso, avec quoi le lanceur à respiration étroite et cœur sourd étrangle tout ce qui n’est pas le rythme pour une minute élu, celui autour de qui tant de solitudes par-dessus les murs embrouillaient leurs branches agressives, ne voulut même pas être une herbe, l’herbe la plus pâle, sous ces tropiques glacés de l’égoïsme.

Son perpétuel silence, que ne hérissait nul orgueil, méprisait aussi l’artifice de soi-disant résignations, toujours certaines, en arrière-pensée, que l’esprit vengera le corps.

Pour lui, à l’heure du repos forcé, sur le balcon-alvéole, entre veille et sommeil, le flot des sapins soudain creusé jamais ne fut symbole de quelque merveilleux talion. Des trous, parmi les vagues d’ombre déferlant jusqu’au soignoir, rien ne pouvait surgir qui fût, en lyrisme ou grandeur, complémentaire de la déchéance charnelle, comme, du rouge, est le vert. De cela, du reste, l’homme n’avait plus ni rancoeur, ni dépit, mais que d’autres se plussent à jouer la comédie de l’humilité, dans le secret espoir que la maladie ferait sourdre une source miraculeuse, cet opportunisme d’opéra-comique, obstiné à se souvenir des cités légendaires et de leurs toits d’or engloutis, visibles aux seuls naufragés, l’avait, une fois pour toutes, mis en garde contre le bas mensonge romantique et réconfortant.

L’océan morne des arbres qui n’ont jamais de feuilles pourrait s’ouvrir, lui, roulerait vers le fond de cet entonnoir, enseveli dans un pan de brouillard. Son immobilité qui creuse les coussins, déjà ne les réchauffe plus. Corps abandonné, vaisseau fantôme. Tu glisses au fil d’un fleuve très incliné. L’horizon chavire. Le sommeil, peut-être la mort... Sans cette douleur inexorable qui a freiné juste au bon moment, à même sa dernière brume de conscience.

L’homme s’éveille, veut bien reconnaître un contour aux sapins, des couleurs exactes à sa couverture. Même, malgré soi il fredonne le dystique à la gloire de février porte-fièvre. L’imbécile! Pourquoi avoir crié, avoir cru aux temps nouveaux, lorsque, fibre à fibre, se déchiraient les muscles? La douleur, cette chienne, il l’a laissée mordre en pleine chair. Habitué dès l’enfance aux peines à leurs guirlandes, couronnes, colliers autour des poitrines, des fronts, des poignets malades, s’il a chanté Février-porte-fièvre c’est qu’il espérait, tout comme les petits camarades aujourd’hui dénigrés, que l’orage–mêlant glaces et flammes, ferait d’une électricité plus rare cette pensée, dont il s’était plu à imaginer le tonnerre annonciateur dans les quintes de sa toux.

Or, sur la montagne aux gramophones, à la première aube, quand l’infirmier entra, pour la friction d’alcool et d’eau froide, il comprit la vanité de toute cette imagerie.

La chair peureuse, le cœur mal résigné au jour qui naissait, il se retrouvait livré à la perfidie des lueurs blafardes, abandonné parmi les marécages d’un soleil vague. Entre les hypocrites mousselines de l’aube et des rideaux, il chercha un objet, une précision à quoi accrocher son regard. Seul dessiné, le fer du balcon le sauva de l’enlisement. Or, aujourd’hui, à des mois d’intervalle, sur la rue des Paupières-Rouges pendent les mêmes lambeaux menaçants de brouillard.

Mais, cette fois, pas la moindre bouée. L’homme s’abandonne à la marée confuse.

Ses dents claquent, ses joues blémissent et chavirent ses veux. Il n’est plus qu’une épave. Il oublie le prénom, le nom qui le désignèrent vingt-sept années durant. Désormais, et jusqu’à la fin de ses jours, il sera M. Vagualame. M. Vagualame pour de bon, pour de vrai, avec un gros cœur en mie de pain, au milieu de quoi, l’ancienne pythonisse des foires, Mme de Rosalba, pourra planter autant de flèches et aussi saugrenues qu’il lui plaira. Déjà, il cherche la rousse à qui faire un enfant bleu. Peine perdue. Les femmes n’ont plus de couleur que le mauve des violettes moribondes, sur les lèvres, les joues. M. Vagualame, ce soir, devra se contenter d’une créature soudain jaillie, quasi nue et ruisselante de tulle, si décolletée qu’il a froid pour elle et lui offre son manteau, son foulard. La femme, qui les refuse, spontanément se présente. –Je suis Yolande, la belle Yolande, femme fatale. Soyons amis.

M. Vagualame baise la main de Yolande.

Il comprend alors pourquoi les épaules, la gorge ne souffrent point de cette brume glacée. Le frétillement de la robe, la pâleur à peine teintée de la peau, ne sont point seuls à la faire cousine des poissons, car son sang, lui-même, ne pèse pas plus en chaleur que celui des truites. Tant mieux. M. Vagualame, comme toujours, a la fièvre. D’un côté excès, de l’autre défaut de température. On aura une moyenne.

Yolande a un éventail. Elle l’ouvre, et à Vagualame, qui lui en fait un compliment fort poli, explique: «J’aime les colifichets aux matières rares et discrètes. Celui-ci est de papier de verre, simplement serti de clous de girofle. Je suis le contraire de Mimi Patata qui veut toujours du clinquant. D’un démodé, la pauvre. Mais, justement, cette quincaillerie de faux bijoux qui perce le brouillard s’avance droit sur nous: je parie que c’est elle. Tout juste. Bonjour Mimi...»

Amoureuse du chiffre deux, entre deux âges, deux vins, deux mesures quand elle danse, deux notes quand elle chante, l’étoile des Folies-Bergère a remporté hier soir, à la générale, un immense succès dans la zigzagante, qu’elle a interprétée avec le plus grand naturel. Comble de bonheur. On lui a présenté un Maharadjah dont les trente femmes ont accouché, toutes les même jour, voilà quelque vingt-cinq ans, chacune d’une paire de jumeaux. Alors les twins dalécarliens ne lui sont plus d’un tel prix. Qu’ils marchent au doigt et à l’œil, sinon, petite tournée dans les états du papa Maharadjah, et Mimi s’envoie les trente paires de jeunes et beaux Hindous. Vous entendez, les Twins.

Sortis don ne sait quel pan de l’ombre, les twins sourient en mesure à leur commune maîtresse qui joue l’indifférente.

Yolande décrète:

–On va chez moi.

Êtes-vous fous ?

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