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CHAPITRE I
LE PORTAIL ROYAL DE LA CATHÉDRALE DE CHARTRES

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Table des matières

Peu de sculptures du moyen âge jouissent d’une aussi grand célébrité que les admirables figures qui décorent la façade occidentale de la cathédrale de Chartres et encadrent d’une si riche parure les trois portes dont l’ensemble constitue le Portail royal.

L’étude de ces sculptures offre un intérêt d’autant plus grand que, par la date qu’on leur attribue communément, elles paraissent devoir prendre le pas sur toutes les œuvres similaires que l’on peut encore voir à la façade de nos grandes églises. Beaucoup d’archéologues les font remonter à l’année1135, la plupart les datent de 1145ou de1150. Elles seraient donc du milieu du XIIe siècle au plus tard, et c’est un point si bien établi dans l’opinion de tous qu’on les prend habituellement comme point de repère pour apprécier l’âge des sculptures de même style qui existent encore dans d’autres églises, et qui procèdent manifestement de la même inspiration.

On comprend dès lors que l’on ait eu la curiosité de rechercher les origines de l’école artistique dont relève le Portail royal de Chartres, que l’on ait voulu déterminer la genèse de cette école et les précédents auxquels elle se rattache.

Ce travail a été fait récemment dans un ouvragedont je ne puis approuver toutes les conclusions, mais qui dénote une étude approfondie des monuments de notre pays et la connaissance de ce que le XIIe siècle nous a laissé de plus important en fait de sculpture monumentale.

L’auteur de ce livre, M. Vöge, a cru trouver dans le Midi de la France, à Arles plus spécialement, l’école dont procéderaient les sculptures de Chartres. Elles seraient inspirées du portail de Saint-Trophime et de la riche décoration du cloître qui se dresse à l’ombre de cette église. Le Midi aurait donc joué à l’égard du Nord le même rôle en art qu’en littérature, et les sculpteurs des bords de la Méditerranée auraient exercé sur ceux de nos provinces septentrionales une influence comparable à celle que certains savants prêtent aux poètes de la Provence sur nos poètes lyriques de l’Ile-de-France ou de la Champagne.

Cette théorie de M. Vöge n’était pas d’ailleurs complètement nouvelle. M. Marignan avait déjà exprimé les mêmes idées, en1893, à propos des recherches de M. Clemen sur le portail de l’église Notre-Dame de Corbeil. Ce dernier auteur avait relevé de notables ressemblances entre les œuvres de l’école de Toulouse et les sculptures de Corbeil ou de Chartres. M. Marignan avait contesté ces rapprochements et conclu à l’influence de l’école de Provence plutôt qu’à celle de l’école de Toulouse. «Les statues de Saint-Trophime, avait-il dit, ont bien plus de parenté avec celles de Chartres que celles de Saint-Sernin et de Moissac.»

M. Courajod fit à cette doctrine une grave objection, c’est que le portail de Chartres est de l’avis de tous antérieur à1150, tandis que le portail et le cloître de Saint-Trophime ne seraient pas du XIIe siècle, mais seulement du XIIIe.

L’objection était grave. Elle conduisit M. Marignan à entreprendre une étude minutieuse des sculptures de Chartres et d’Arles, dans le but de concilier les théories de M. Vöge, qui lui étaient chères, avec l’opinion de M. Courajod sur l’âge de Saint-Trophime. Ses recherches, dont il a exposé les résultats dans deux mémoires récents, l’ont conduit à rajeunir le portail de Chartres d’un bon nombre de lustres, à attribuer au XIIIe siècle le portail et le cloître de Saint-Trophime, et à proposer, par une conséquence logique de ces prémisses, de rectifier les dates attribuées aux plus beaux spécimens de l’art provençal, le portail de Saint-Gilles, en première ligne.

Ces conclusions, si elles étaient fondées, auraient d’importantes conséquences, car elles nous obligeraient à rajeunir sensiblement un assez grand nombre de monuments dont les dates précises sont inconnues, mais qui sont évidemment contemporains de ceux-là; ce serait tout un chapitre de l’histoire de notre art national à rectifier. On ne s’étonnera donc pas que je me sois attaché à contrôler par le menu une thèse si bien faite pour attirer l’attention, et, après une revue consciencieuse de tout ce que nous savons ou croyons savoir de l’histoire de ces divers monuments, après un nouvel examen de ces sculptures, fait sur place avec le souci de recueillir en toute impartialité les moindres éléments d’appréciation qui peuvent nous fournir des arguments pour dater ces édifices, je suis arrivé à la conviction que la théorie de M. Vöge est erronée, que l’école de Chartres ne dérive pas de l’école de Provence, et que les sculptures d’Arles n’ont pu inspirer celles de Chartres dans la moindre mesure, car elles sont sûrement postérieures à ces dernières.

Il faut bien reconnaître que, malgré le nombre énorme de livres et de mémoires consacrés depuis un siècle à l’étude des monuments du moyen âge, la plus grande incertitude règne encore sur l’âge précis de beaucoup d’églises; bien des dates que l’on trouve répétées partout, et que l’on considère comme certaines, n’ont jamais fait l’objet d’un examen vraiment critique.

C’est le cas notamment pour la plupart des édifices que l’on attribue au XIIe siècle.

Nous connaissons en gros la marche de l’art à cette époque, nous savons à peu près classer les édifices; mais, quand on veut en serrer la chronologie d’un peu près, quand on veut fournir des preuves positives à l’appui des dates communément admises, on s’aperçoit que ces preuves font plus ou moins défaut, que les archéologues les plus autorisés se contentent de répéter sans contrôle les dates proposées par leurs devanciers d’une façon hypothétique à l’origine, puis avec plus d’assurance, et finalement avec une certitude imperturbable qui en a imposé à tout le monde.

C’est le cas notamment pour la cathédrale de Chartres; la plupart des gens qui ont émis une opinion sur l’âge de son portail occidental n’ont jamais pris la peine de vérifier par une étude personnelle si les dates communément admises concordaient avec les enseignements que l’on peut tirer de l’examen du monument lui-même.

Rien pourtant n’eût été plus nécessaire, car si les textes anciens qui intéressent la cathédrale de Chartres sont nombreux, la plupart manquent de précision, et leur interprétation laisse place à bien des doutes.

Passons rapidement en revue les données qu’ils nous fournissent.

De la cathédrale qui existait à Chartres à la fin de l’époque carolingienne, le terrible incendie survenu dans la nuit du7au 8septembre1020, sous le pontificat de Fulbert, n’avait laissé subsister que cette crypte en demi-cercle, qui correspond à la partie centrale du chœur et qui est sensiblement en contrebas du niveau de la grande crypte romane au milieu de laquelle elle est englobée.

On sait avec quelle activité Fulbert présida à la reconstruction de sa cathédrale. Quatre ans à peine après la catastrophe, il avait achevé la nouvelle crypte, une des plus vastes qui subsistent aujourd’hui. A sa mort, en1028, l’édifice était à peu près terminé.

A en juger par une curieuse miniature publiée par MM. Merlet et Clerval, c’était une grande basilique flanquée d’un bas côté, probablement dépourvue de transept, comme bien d’autres églises au XIe siècle, et terminée par un chevet circulaire entouré d’un collatéral sur lequel s’ouvraient trois absidioles. La façade principale était ornée d’un clocher; un autre s’élevait dans le voisinage du chœur mais non pas sans doute à la place où on a cru en retrouver récemment les traces, car les vieux murs mis à découvert en1893 sur le côté Nord de la nef sont d’une section beaucoup trop faible pour avoir pu porter un clocher. Si ce clocher a existé comme l’indique la miniature précitée, c’est plutôt au carré du transept ou sur la travée du bas côté Nord attenante au chœur qu’il conviendrait de le placer

Peu importe d’ailleurs, si, comme certains le pensent, ce clocher fut brûlé en1030avec tout l’étage supérieur de la cathédrale. Mais rien n’est moins sûr, car tout ce que nous savons de cet incendie est qu’il survint sous le pontificat de l’évêque Thierry, qui dut reconstruire les murs à partir des fenêtres hautes et refaire la couverture de l’édifice.

On attribue au même prélat l’addition d’un transept, hypothèse plausible bien que les textes sur lesquels on l’appuie ne soient pas très explicites. Quoi qu’il en soit, les travaux qu’il exécuta durent être importants, puisque ce fut seulement sept ans après l’incendie de 1030que l’on put procéder à la dédicace du monument. Elle eut lieu le17octobre1037.

La cathédrale de Chartres ne paraît pas avoir subi, depuis cette époque jusqu’à la fin du XIIe siècle, de remaniements considérables. Elle fut seulement munie, vers1050, d’un porche sur la façade principale, puis, vers la fin du XIe siècle, d’un autre porche sur le côté méridionalet probablement d’un autre encore lui faisant pendant au Nord. Guillaume le Conquérant la fit surmonter d’un campanile pour le repos de l’âme de sa fille Adelize morte vers1075. Enfin le chapitre y adjoignit dans les dernières années du XIe siècle une tour, dont nous ignorons malheureusement l’emplacement. Tel était, dans ses grandes lignes, l’état du monument, lorsqu’une nouvelle catastrophe vint s’abattre sur la ville.

Le7septembre1134, Chartres fut la proie d’un immense incendie. Un contemporain, l’auteur des Translations de Saint-Aignan, affirme que la cathédrale échappa miraculeusement au désastre, bien qu’elle fût de toute part entourée par les flammes. Les parties extérieures du monument durent toutefois être assez éprouvées par le feu, du côté de l’Occident surtout, où le bâtiment de l’Aumônerie presque contigu à la cathédrale fut entièrement détruit.

Je croirais pour ma part que le mal fut plus grand que n’a voulu l’avouer le pieux hagiographe, car les documents du temps mentionnent d’importants travaux exécutés à la cathédrale pendant les années qui suivirent l’incendie. Ce ne furent toutefois que des travaux de restauration, d’embellissement, tout au plus de reconstruction partielle. Nous en avons la preuve dans les termes mêmes dont un contemporain, Haimon de Saint-Pierre-sur-Dive, se sert en racontant la pieuse ardeur que les fidèles apportaient à cette tâche.

Comme je viens de le dire, c’est du côté de l’Occident que le feu paraît avoir causé le plus de mal, c’est donc de ce côté que l’on dut travailler tout d’abord. Effectivement on procéda sans retard à la reconstruction ou, tout au moins, à la restauration de la tour qui flanquait la façade. Le nécrologe du chapitre en fournit de nombreuses preuves. Seulement la plupart des auteurs identifient cette tour avec celle qui se dresse au côté méridional de la façade, et croient que l’autre, celle que depuis le XVIe siècle on a pris l’habitude d’appeler le Clocher neuf, n’a été entreprise que quelques années plus tard; or c’est l’opposé. Dans une thèse présentée en1899à l’École des Chartes, M. Lanore a prouvé par les constatations les plus précises que la tour du Nord était la plus ancienne des deux, et que tous les détails de sculpture, les moulures, les profils des arcs ou des bases, dénotaient les environs de1130pour le Clocher neuf, et une époque postérieure pour le Clocher vieux. Quoi qu’il en soit, en1145, on travaillait aux deux clochers. Le chroniqueur Robert du Montle dit formellement et depuis lors, en effet, on trouve dans le nécrologe des donations «ad opus turrium».

J’ai dit que certains auteurs ont attribué à l’an1135la construction des trois portes qui s’ouvrent entre les deux tours de la façade occidentale. Aucun texte ne justifie cette date. Elle est purement hypothétique; c’est l’incendie de1134qui en a donné l’idée. Mais s’il est bien probable que l’ardeur du feu avait mis en piteux état le porche qui depuis1050s’élevait devant la façade, il n’est pas à présumer qu’on ait songé à le rétablir à peine un an après la catastrophe, alors que la construction des tours et d’autres réparations urgentes devaient absorber toutes les ressources.

D’ailleurs, les profils et moulures que l’on remarque dans les diverses parties du portail sont d’un style plus avancé que dans le clocher Nord, le seul, nous venons de le voir, dont on s’occupa pendant les premières années qui suivirent l’incendie. On retrouve les mêmes au contraire dans le clocher méridional, et l’on y voit une statue, celle de l’ange qui porte un cadran solaire, dont le style est identique à celui des statues du portail. Il est donc certain que la construction des trois portes est au plus contemporaine de celle de la tour méridionale, et comme le style de celle-ci, et les textes qui la concernent ne permettent pas de croire qu’elle ait été commencée longtemps avant1145, cette date est la plus ancienne que l’on puisse songer à attribuer au Portail royal.

Ce sont ces considérations qui ont engagé beaucoup d’archéologuesà supposer que les sculptures du Portail royal pouvaient remonter à1145. Mais, à cette opinion on peut opposer une sérieuse objection. C’est qu’en1145les deux tours étaient en construction, et qu’il n’est pas probable qu’on ait fait marcher de front des travaux de sculpture aussi importants, et des travaux de maçonnerie aussi considérables, aussi encombrants et aussi coûteux.

Peut-être répondra-t-on à cette objection que nous avons le nom d’un de ceux qui contribuèrent à l’érection du portail et qu’il est mort peu après1150. En effet on lit dans le Nécrologe de l’église de Chartres que Richer, archidiacre de Dunois, mort le12janvier1150, décora l’entrée de la cathédrale d’une image de la Vierge rehaussée d’or. Or à la porte de droite du Portail royal, dans le tympan, on voit une fort belle figure de Vierge, sur laquelle Paul Durand a signalé jadis quelques traces de peinture et de dorure.

Il est assez naturel qu’on ait voulu identifier cette figure avec celle que l’archidiacre Richer avait fait faire, et qu’on ait cherché là une confirmation de l’opinion qui attribue les statues du portail occidental de Chartres au second quart du XIIe siècle.

Mais c’est donner à ce texte du Nécrologe une précision qui lui fait malheureusement défaut. M. Marignan prétend qu’on doit le rejeter entièrement, attendu que rien ne permet de dire si cette Vierge était en bois ou en pierre, ni même si elle était placée dans un des tympans du portail. L’observation est juste. On peut dire encore que la phrase de l’Obituaire semblerait mieux s’appliquer à une statue isolée qu’à un bas-relief dans lequel la Vierge n’est pas seule, mais où elle fait partie d’un ensemble.

Ces objections sont trop graves pour que l’on puisse, en bonne critique, s’en rapporter à ce texte seul pour déterminer l’âge du Portail royal. Il faut, pour dissiper toute incertitude, chercher d’autres arguments. C’est ce qu’a fait M. Marignan et ce qui l’a conduit à soutenir une thèse toute nouvelle, qui, si elle était fondée, ne permettrait de voir dans la façade de la cathédrale de Chartres aucune partie antérieure au XIIIe siècle.

«La façade actuelle, dit-il, n’est pas celle de1145-1150. La raison en est qu’un incendie immense détruisit l’église de Notre-Dame en1194».

Que la cathédrale de Chartres ait été entièrement rebâtie à la suite de l’incendie de1194, nous le savons par un texte formel et contemporainNous en avons en outre des preuves matérielles de tout genre. L’examen de l’édifice permet toutefois d’affirmer que la crypte et les parties alors construites des deux clochers de la façade ont échappé aux ardeurs du feu.

On admet également que les trois portes de la façade occidentale, ou plutôt du porche qui la précédait, épargnées par l’incendie, ont été conservées, lors de la reconstruction qui suivit la catastrophe de1194, et remontées à l’alignement de la partie antérieure des tours. Les traces matérielles de ce déplacement se lisent encore sur la pierre avec tant d’évidence que M. Marignan n’a pas osé le contester d’une façon formelle; mais, après s’être demandé «si les sculpteurs ont simplement déplacé pierre par pierre l’ancienne façade, ou s’ils l’ont modernisée dans le style de la fin du XIIe siècle», il finit par abandonner ces deux hypothèses, et par soutenir qu’on a construit après l’incendie de1194un portail dont toutes les sculptures seraient neuves et dans lequel on aurait seulement utilisé quelques matériaux de l’ancienne façade.

Je ne saurais adhérer à de pareilles conclusions, et la plupart des raisons que leur auteur invoque me semblent bien faibles.

Ainsi, pour refuser d’admettre le déplacement pierre à pierre de l’ancien portail, il ne suffit pas d’affirmer qu’au moyen âge «les architectes regardaient toujours en avant, et qu’à ce moment surtout où ils cherchaient à innover, où les grandes cathédrales s’élevaient, ils n’avaient aucun souci archéologique, aucune préoccupation de conserver intacts les restes du passé».

Je ne voudrais pas prêter aux constructeurs romans ou gothiques des préoccupations archéologiques qu’ils n’ont jamais connues, cependant il est facile de prouver qu’ils ont fréquemment conservé dans les églises qu’ils rebâtissaient quelque détail notable provenant de l’édifice antérieur.

Tout le monde ne sait-il pas que le tympan d’une des portes de la cathédrale de Paris est formé d’une fort belle sculpture provenant d’un portail plus ancien, remonté avec soin dans la nouvelle façade. Pareil souci de conserver de belles sculptures ne s’est-il pas manifesté à Reims, où nous voyons encastrés sur le flanc Nord de la cathédrale au-dessus de la porte de la sacristie les restes d’un portail évidemment transportés d’une autre place, sans compter bien d’autres fragments provenant sans doute d’une autre façade antérieure à celle que nous voyons aujourd’hui. Même fait ne s’est-il pas produit à la cathédrale de Cahors, à l’église abbatiale de Saint-Denis, et ailleurs encore

Le déplacement pierre à pierre des trois portes de la façade de Chartres n’a donc en lui-même rien d’impossible, rien d’improbable, rien de contraire aux habitudes des constructeurs du temps de Louis VII ou de Philippe-Auguste.

Quant à croire, avec M. Marignan, que l’on s’est contenté «d’utiliser quelques matériaux de l’ancienne façade, de prendre peut-être les anciennes colonnes», cela me paraît impossible, si l’on considère l’extraordinaire unité de ce bel ensemble. Cette observation est trop caractéristique pour avoir pu échapper à un observateur aussi attentif, mais la conclusion qu’il en tire ne peut être acceptée: «Cette façade, dit-il, jusqu’aux chapiteaux imagés, a une unité, un ensemble, qui ne saurait permettre un déplacement aussi important.» Comment donc? C’est précisément cette unité qui nous oblige à choisir entre les deux hypothèses suivantes: ou ce portail a appartenu à l’édifice incendié en1194, et a été déplacé dans son ensemble, ou bien ce portail a été bâti de toutes pièces à une date postérieure à l’incendie.

M. Marignan, se refusant à admettre la première de ces deux hypothèses, a été acculé à la seconde. Aussi, après avoir paru admettre, dans les premières pages de son mémoire, qu’on avait pu utiliser partie au moins de l’ancienne façade en la «modernisant», s’attache-t-il, dans les dernières, à démontrer qu’aucune des sculptures qui ornent actuellement les trois portes occidentales de Chartres ne peut remonter au XIIe siècle.

Il les passe toutes en revue: ce sont les représentations des Arts libéraux qu’aucun artiste, d’après lui, n’a sculptées au XIIe siècle à la façade des églises.

Ce sont les anges du tympan de gauchequi «trahissent le commencement d’un style nouveau, c’est-à-dire la fin du XIIe ou les premières années du XIIIe siècle».

Et les anges des voussures, représentés à mi-corps? A-t-on jamais vu les pareils dans la première partie du XIIe siècle?

Et les statues qui ornent les colonnes? Dans celles de la porte de gauche, «on peut reconnaître sans peine une main qui accuse la décadence d’un art». Celles de la porte centrale ont «un dessin plus large, des proportions plus justes, les plis moins accentués, mais ces figures trahissent cependant le canon gothique, c’est-à-dire le commencement du XIIIe siècle ou la fin du XIIe». Conclusion: le portail occidental de Chartres ne peut dater de1145, il ne peut remonter plus haut que1194, mais on y a peut-être intercalé quelques fûts de colonnes ornés, provenant de l’église de1145.

Avant de reprendre une à une toutes ces assertions et d’en apprécier la valeur, je ferai une remarque qui me paraît mériter une très grande attention, c’est que, si le Portail royal de Chartres n’est pas antérieur à1194, il doit forcément être postérieur à cette date d’un quart de siècle au moins.

Comment croire, en effet, qu’il ait pu être bâti immédiatement après l’incendie? Comment penser qu’en présence d’un désastre qui nécessitait la reconstruction totale de l’édifice on se soit occupé à sculpter les portes d’entrée avant que le gros œuvre fût achevé. N’est-il pas de toute évidence qu’avant de faire du luxe, on a du songer aux besoins les plus pressants, et qu’on a dû élever le vaisseau de l’église avant de s’occuper d’en décorer la façade.

Or une œuvre aussi considérable que la réédification de cette immense église a dû demander un certain nombre d’années. On est d’accord pour admettre que les travaux ont été conduits avec rapidité, et l’on fixe à1220l’achèvement du gros œuvre.

Un passage de Guillaume le Breton permet de croire, en effet, qu’à cette date les voûtes étaient montées, mais bien des travaux importants restaient encore à faire puisque c’est seulement quarante ans plus tard, le17octobre1260, que la dédicace du monument eut lieu, en présence de saint Louis et sous l’épiscopat de Pierre de Mincy.

Il n’est donc pas douteux que l’attention des constructeurs a dû être absorbée par le gros œuvre jusque dans les dernières années de Philippe-Auguste, et l’on ne peut, sans sortir de toutes les limites de la vraisemblance, admettre que l’on ait songé avant1220à la décoration des portes.

Or nous avons des sculptures de cette époque en assez grand nombre, pour bien connaître le style qui régnait alors dans toute la région dont Paris était le centre. Il diffère de la manière la plus complète de celui qui caractérise le Portail royal de Chartres. Un coup d’œil rapide jeté sur l’admirable porte de gauche de la façade de Notre-Dame de Paris, suffit à le prouver. L’examen des sculptures de la cathédrale de Sens, au moins aussi anciennes incontestablement que le portail de Paris, corrobore ce témoignage et il serait facile d’en apporter d’autres si on voulait comparer les chapiteaux qui accompagnent les figures de Chartres à ceux qui ornent les églises sûrement construites de1190à1220.

Il est donc bien inutile de se demander avec M. Marignan «si on est en présence d’un art qui commence ou qui est à son déclin», il est inutile d’examiner si l’on peut vraiment reconnaître dans certaines figures «une main qui accuse la décadence d’un art». Ce sont là des considérations esthétiques qui prêtent toujours à l’arbitraire et au doute. Tandis qu’il est certain, évident même, que l’on ne retrouve dans aucun des portails sculptés dans le Nord de la France entre1194et1220, ni des statues du même faire, ni des feuillages du même style, ni des colonnes ornées des mêmes rinceaux, ni des feuillages du même dessin, que dans le Portail royal de Chartres. Ce portail est donc bien antérieur à1220, et comme on ne peut supposer qu’il ait été bâti aussitôt après l’incendie, et avant qu’on eût pourvu aux besoins les plus pressants du culte, il faut absolument admettre qu’il appartient au XIIe siècle.

Les arguments iconographiques invoqués par M. Marignan peuvent-ils prévaloir contre la rigueur de cette conclusion? Évidemment non, par la bonne raison qu’ils sont presque tous d’ordre négatif, et que les arguments de cette nature, déjà peu convaincants lorsqu’ils s’appuient sur un nombre respectable d’exemples, n’ont plus la moindre valeur quand ils portent sur des monuments peu nombreux et sur des époques mal connues.

Peu importe donc que l’on ne puisse, ainsi que l’avance M. Marignan, citer dans d’autres églises du XIIe siècle une représentation des Sept arts libéraux comme celle que nous voyons dans les voussures de la porte de droite; ce n’est pas une raison pour que cette porte ne puisse être du XIIe siècle. Car cette conclusion paraîtrait déjà téméraire, si nous possédions un très grand nombre de portes sculptées de cette époque; elle devient complètement arbitraire si on songe à la rareté des portes romanes luxueusement sculptées comme celle de Chartres.

Il est facile de prouver, d’ailleurs, que M. Marignan se trompe en prétendant que les Arts libéraux ne sauraient figurer dans l’iconographie du XIIe siècle, car le poème de Martianus Capella avait depuis longtemps popularisé dans les cloîtres les figures allégoriques des Sept arts, et les commentaires ou les imitations dont il fut l’objet de la part de Remi d’Auxerre, de Théodulfe, et d’Alain de Lille, laissent assez deviner la popularité dont ces figures jouissaient, dès avant le XIIIe siècle, dans les milieux ecclésiastiques qui fournissaient alors les thèmes iconographiques dont s’inspiraient les artistes. Au surplus on peut s’étonner à Chartres moins que partout ailleurs de voir cette allégorie figurer au portail d’une église du XIIe siècle, puisque c’est dans cette même ville que l’écolâtre Thierry écrivait, vers1142, son Heptateuchon ou Manuel des Sept arts dont le sculpteur s’est visiblement inspiré.

Et que l’on n’objecte pas que ces allégories n’étaient pas sorties du domaine purement littéraire avant le XIIIe siècle, car la représentation des Sept arts libéraux figurait dans les miniatures d’un des plus célèbres manuscrits du XIIe siècle, le fameux Hortus deliciarum d’Herrade de Landsperg, et plus anciennement dans le riche pavé de mosaïque dont l’église Saint-Remy de Reims avait été ornée vers 1090par son trésorier Wido.

Voilà donc la preuve certaineque ce sujet rentrait bien dans les données iconographiques familières au XIIe siècle; et qu’il ne saurait fournir un argument sérieux pour rajeunir le portail occidental de la cathédrale de Chartres.

M. Marignan a cru trouver un autre argument dans les figures des deux anges qui dans le tympan de gauche s’agenouillent devant le Seigneur. «Leurs ailes déployées, dit-il, leur longue robe, la génuflexion tout à fait timide ne trahissent-elles pas le commencement d’un style nouveau, c’est-à-dire la fin du XIIe ou les premières années du XIIIe siècle?»

Aucunement.

Voyez les principaux portails romans qui nous restent, vous y trouverez toujours les anges habillés, comme ils le sont ici, d’une longue robe et d’un manteau drapé de façon à laisser voir par devant tout le bas de la robe. Ils ont, presque toujours et quelle que soit leur attitude, les ailes éployées, celle qui est du côté du fond du tableau relevée plus ou moins gauchement au-dessus de leur tête. Et si l’espèce de génuflexion qu’esquissent les anges du tympan de gauche paraît un peu insolite, l’attitude de ceux qui entourent la Vierge dans le tympan de droite, ou de celui qu’on voit dans le tympan du milieu, est au contraire une attitude très commune à l’époque romane. Pour en trouver une preuve facile à vérifier, il suffit d’aller voir au musée du Trocadéro cette belle figure d’ange sculptée à la façade de la cathédrale d’Angoulême, une église bien romane j’imagine, et dont personne n’a encore songé à attribuer les sculptures au XIIIe siècle.

Et si on veut être bien convaincu que les anges du portail de Chartres procèdent de la sculpture romane bien plus que de celle du commencement du XIII siècle, que l’on regarde encore les anges du tympan de gauche de la façade de Notre-Dame de Paris avec leurs belles proportions, les larges plis de leurs tuniques, la dalmatique remplaçant le manteau qu’on leur donne toujours au XIIe siècle, leurs nobles figures rondes et pleines qui ressemblent si peu aux longues silhouettes et aux traits amaigris de leurs congénères du Portail royal de Chartres.

M. Marignan prétend encore que «les voussures accusent un dessin large, un peu lourd, une simplicité de scène qui n’est pas la caractéristique de la première moitié du XIIe siècle». Je ne suis pas sûr de voir ces sculptures du même œil que lui, et je ne trouve guère le reproche de lourdeur bien fondé. Mais si je me trompe, et si on lui donne contre moi raison sur ce point, je ne saurais m’en émouvoir car j’ai toujours considéré, et l’immense majorité des archéologues sera certainement de mon avis, que la lourdeur et la simplicité se rencontrent beaucoup plutôt dans les sculptures du XIIe siècle que dans celles du XIIIe.

Restent les anges à mi-corps que l’on ne saurait, paraît-il, rencontrer à cette époque. Il y en a cependant une nombreuse suite dans les voussures de la façade de Saint-Trophime à Arles. M. Marignan, il est vrai, a prétendu prouver que cette façade n’est pas antérieure à1230environ, et j’admets volontiers qu’on l’a trop vieillie, mais on ne peut nier qu’elle ne soit conçue encore dans les données de l’art roman, et par suite, il est téméraire de soutenir que tel détail iconographique ne saurait convenir au XIIe siècle, alors qu’il se rencontre dans une façade que l’on appellera toujours, quelle que soit sa vraie date, une façade romane.

D’ailleurs n’existerait-il plus un seul exemple d’ange de ce type dans les monuments romans aujourd’hui subsistants, comment douter qu’on en ait fait quand nous en trouvons tant d’exemples depuis le IXe siècle, dans les peintures des manuscrits.

M. Marignan, poursuivant son analyse, arrive aux colonnes. Elles rappellent tellement encore le style roman, leurs fûts couverts de rinceaux ou d’élégantes gauffrures, ressemblent si peu à ce qu’on faisait au XIIIe siècle, qu’il est bien forcé d’admettre qu’elles proviennent de l’église antérieure à l’incendie de1194. Seulement, et voici où il se trompe, il se refuse à croire que les statues des piédroits puissent être contemporaines des petites colonnes trapues qui leur servent de supports. Il semble, dit-il, «que les colonnes primitives étaient simplement ornées de pétales, de petits carrés, de feuillages» et que pour les moderniser on les a coupées et placées sans ordre en y intercalant des statues et des dais. Le sciage des colonnes aurait été fait «sans aucun goût», si bien que les unes sont plus hautes que les autres.

M. Marignan a mal regardé ces colonnes, car un examen attentif lui aurait prouvé qu’elles n’ont pas été sciées. Un détail matériel, très facile à constater sur place, et qu’on peut contrôler sur toute photographie bien faitene laisse subsister aucun doute à cet égard. En effet, le dessin qui orne ces fûts n’est point coupé d’une manière brusque, comme cela aurait été si on les avait sciées pour les surmonter après coup de statues qui n’avaient pas été faites pour elles. Bien au contraire, toutes ces colonnes ont leur partie ornée bordée en haut et en bas d’un filet parfaitement visible, qui aurait forcément disparu à l’un ou l’autre bout si le fût avait été raccourci, et dont la présence démontre de la façon la plus péremptoire que ces fûts n’ont pas été sciés.

Ce ne sont donc pas des fragments, des restes de colonnes adaptées à un usage autre que celui auquel on les avait destinées d’abord. Ce sont de petits fûts, qui n’ont jamais été plus longs et qui, semblables à ceux du même genre que l’on voit au Mans, à Bourges, à Châlons, etc., ont toujours servi à porter des statues.

Si donc ils sont du XIIe siècle, comme le pense M. Marignan,– et je le pense avec lui,–il n’est pas possible de douter que les statues qui les surmontent ne soient, elles aussi, du XIIe siècle.

Je ne crois pas que les quelques dais qui surmontent une partie de ces statues puissent être invoquées à l’encontre de cette date. M. Marignan prétend que «leur grandeur anormale, leur largeur inusitée, la hauteur qu’ils occupent par rapport aux figures» ne saurait convenir «à la première moitié du XIIe siècle». Nous verrons plus tard à quelle partie du XIIe siècle ils peuvent remonter. Ce que je prétends prouver en ce moment c’est que le Portail royal de Chartres n’est pas du XIIIe siècle, mais que c’est un reste de l’église brûlée en1194. Or ces dais viennent précisément à l’appui de ma thèse, car ils n’ont pas l’aspect gothique, ils ne ressemblent pas à ceux qu’on voit à la façade de Notre-Dame de Paris, ou plutôt je me trompe, il y a au côté droit de cette façade un dais du même style, or c’est au-dessus de la figure de la Vierge provenant d’un portail antérieur au XIIIe siècle et remontée dans le tympan de la porte Sainte-Anne.


FIG. I.–Église Notre-Dame à Parthenay.

Il existe d’ailleurs, dans des monuments conçus dans le plus pur style roman et que l’on ne peut croire postérieurs à1150ou1160, des dais du même style. J’en ai relevé, dont l’analogie avec ceux de Chartres est frappante, au portail de l’église Notre-Dame de la Couldre à Parthenay (fig. I), et je cite d’autant plus volontiers cet exemple, que les vieillards de l’Apocalypse qui décorent les voussures de ce beau portail sont debout sur des espèces de socles arrondis, entièrement semblables à ceux sur lesquels posent une partie des grandes statues du portail de Chartres.

Mais, dit M. Marignan, ces statues n’ont pas toutes les mêmes dimensions, elles ne sont pas toutes placées à la même hauteur, quelques-unes sont posées sur des supports sans ornementation, d’autres sur des animaux ou sur des personnages accroupis.

Cette observation confirme tout ce que je viens de dire. On pourrait s’étonner en effet, si toutes ces statues avaient été faites à neuf au début du XIIIe siècle, des disparates qu’elles présentent. Mais rien n’est plus facile à expliquer, si on admet qu’elles proviennent d’une église antérieure, ruinée par le feu, et dont on a voulu utiliser les meilleurs morceaux; car cette église, dont les dimensions exceptionnelles nous sont connues, devait posséder d’autres portes que celles de la façade principale, et il est naturel de supposer qu’en remontant cette façade après l’incendie à la place qu’elle occupe aujourd’hui, on a substitué à quelques-unes des statues endommagées par le feu d’autres provenant de quelque porte similaire, sans s’arrêter aux différences de dimensions de ces statues ou à la variété de leurs accessoires.

On voit qu’aucun des arguments invoqués par M. Marignan ne peut justifier sa thèse, que la plupart au contraire se retournent contre lui et qu’il n’est pas possible de douter que le Portail royal de Chartres ne soit un reste de l’église détruite en1194.

On peut donc admettre comme hors de doute que le Portail royal de Chartres est dans son ensemble une œuvre du XIIe siècle. Je dis dans son ensemble, car je ne voudrais pas affirmer que dans ces nombreuses figures il n’ait pu se glisser aucun morceau de date plus récente. On ne semble guère cependant en avoir admis jusqu’ici la possibilité et aucun des auteurs qui ont décrit le portail de Chartres n’a tenté de faire la part des restaurations ou additions qui auraient pu introduire dans ce vaste tableau quelque élément plus moderne, capable de nous induire en erreur.

M. Marignan est le seul archéologue qui se soit sérieusement préoccupé de cette question, et je ne saurais assez l’en louer, quoiqu’il ait poussé la méfiance à l’excès, et qu’il ait suspecté à tort des morceaux vierges de toute retouche.

En réalité les restaurations exécutées de nos jours par Lassus et Boeswillwald ont été faites avec une discrétion extrême et n’ont porté que sur des détails d’ornement, ainsi le bandeau de feuillage, qui surmonte les chapiteaux, a été en partie refait et la moulure si richement décorée qui encadre les archivoltes des trois portesl’a été complètement.

Je ne crois pas en revanche, malgré l’assertion de M. Marignan, qu’un seul des anges qui ornent une des voussures de la porte centrale ait été touché, et j’ai vainement cherché dans la porte de droite la statue dont «la tête tout au moins serait moderne». C’est encore à tort, bien certainement, que M. Marignan émet des doutes sur la Vierge qui se voit au tympan de cette même porte. J’en ai acquis l’assurance auprès des artistes mêmes qui ont collaboré aux restaurations.

J’en dirai autant des deux gémeaux qui figurent à la porte de droite dans la série des signes du zodiaque. M. Marignan croit à une restauration parce qu’ils ont les jambes nues. La raison est mauvaise, car les gémeaux sont souvent représentés au XIIe siècle avec les vêtements courts, ou même complètement nus. Quant à leur bouclier, il ne saurait surprendre, car le même grand écu se trouve dès1150avec l’umbo saillant et les rais d’escarboucle que nous voyons ici.

En résumé et sans vouloir entrer dans les détails d’une démonstration qui serait fastidieuse, il n’y a dans tout le Portail royal aucune figure moderne.

Les grandes statueset les figures des tympans sont incontestablement du XIIe siècle. Peut-on être aussi affirmatif en ce qui concerne les statuettes des voussures? Je le crois. Je dois toutefois reconnaître que certaines semblent dénoter un art plus avancé et par conséquent un âge moins reculé que les figures voisines. Ainsi les quatre vieillards de l’Apocalypse debout à la naissance des voussures de la porte centrale (fig. 2), et les statuettes qui ornent la naissance des voussures de la porte de droite, sont d’un art plus accompli que les autres figurines. Il est certain qu’elles doivent être d’une autre main, mais cela suffit-il pour pouvoir affirmer qu’elles ont été refaites après l’incendie de1194? J’en doute, et si l’on remarque la ressemblance de ces vieillards avec la superbe figure de roi provenant de Corbeil, que l’on conserve à Saint-Denys, il est difficile de ne pas approuver mes doutes.

Quoi qu’il en soit, et dût-on admettre que quelques parties des voussures ont pu être refaites lorsque le portail fut remonté après l’incendie de1194, cela ne saurait empêcher de considérer l’ensemble de la composition comme une œuvre du XIIe siècle.


FIG. 2.–Vieillard de l’Apocalypse ornant la porte principale de la cathédrale de Chartres.

Les documents écrits, on l’a vu plus haut, ne permettent pas de déterminer avec une précision suffisante à quelle partie du XIIe siècle il faut l’attribuer. Il me reste donc à chercher si l’on peut arriver à la solution de ce problème en comparant le portail de Chartres aux monuments similaires dont la date nous est mieux connue.

Une chose frappe tout d’abord, au point de vue iconographique, c’est que les scènes représentées sur ces trois portes sont dans la donnée romane bien plutôt que dans la donnée gothique. Que voit-on en effet habituellement au portail de nos églises gothiques? C’est le Jugement dernier, et la Résurrection des morts; c’est la mort de la Vierge et son couronnement.

Ici, rien de cela. La porte médiane nous montre un Dieu de majesté assis dans une gloire entre les quatre symboles des évangélistes, représentation dont les églises romanes nous offrent une foule d’exemples, et qui a passé de mode avec le règne de Philippe-Auguste.

Le tympan de la porte de droite est consacré à la Vierge; mais, là encore, l’artiste s’est inspiré des données iconographiques de l’époque romane bien plus que des données gothiques, car la Vierge qu’on y voit est encore la Vierge assise tenant l’enfant divin sur ses genoux, comme on la représente à l’époque romane, et les scènes qui forment une double frise au-dessous du tympan sont si bien conçues dans la tradition romane qu’on pourrait avec quelques recherches les retrouver reproduites identiquement et jusque dans les moindres détails sur des monuments romans. Ainsi tout le registre inférieur, où l’on voit la Salutation angélique, la Visitation, la Nativité et l’ange avertissant les bergers se retrouve sans grande variante sur le linteau d’une des deux belles portes romanes qui donnaient jadis accès dans l’église de la Charité-sur-Loire.

Si enfin nous passons à la porte de gauche nous y constatons les mêmes réminiscences romanes, et le même éloignement des données gothiques, car ce n’est pas sous cette forme sommaire que les artistes du XIIIe siècle représentent le Jugement dernier, et les dix figures d’apôtres assis sur le linteau n’ont à aucun degré le faire gothique, mais rappellent par la variété de leurs attitudes, par la façon dont ils lèvent la tête pour voir ce qui se passe au-dessus d’eux, certaines sculptures romanes bien connues, comme cette curieuse série des24vieillards assis au bas du tympan du fameux portail de Moissac.

Les éléments iconographiques du Portail royal relèvent donc de l’art roman. Il en est de même des éléments décoratifs, car ces chapiteaux entièrement couverts de personnages, suivant une mode aussi répandue à l’époque romane que rare à l’époque gothique, et ces colonnettes si richement décorées de rinceaux et de palmettes entremêlés de figurines, et ces fûts de colonnes sur lesquels posent les statues, tout en un mot indique une date encore peu éloignée de l’époque romane et permet d’affirmer, en attendant d’autres preuves, que les sculptures du Portail royal de Chartres appartiennent bien, comme je l’ai dit plus haut, à la période comprise entre1145et1194et que c’est à la première moitié de cette période plutôt qu’à la seconde qu’il convient de les classer.

L’examen de quelques-uns des monuments de même style que nous possédons encore va confirmer l’exactitude de ces conclusions et me permettre de préciser davantage.

Études sur la sculpture française au moyen âge

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