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Préambule

La tentation

Que cherche le voyageur solitaire sur le chemin du désert ? Dès qu’il abandonne l’étroit ruban fertile du fleuve et à mesure qu’il monte à l’intérieur des terres, il s’enfonce inexorablement dans une contrée toujours plus aride. Arrivé sur les crêtes, lorsqu’il a perdu de vue le souvenir gris vert des derniers palmiers qui s’estompent au loin, le marcheur aveuglé par des tourbillons de poussière se retrouve perdu dans une immensité désolée de roches brisées, blanchies comme des ossuaires abandonnés, dans laquelle même les chevriers ne se risquent pas d’aventure. Il est égaré dans une succession interminable d’éboulis inhospitaliers calcinés par le soleil ; dans un désert sans abri hérissé d’épineux desséchés où les scorpions survivent comme ils peuvent.

Les cheveux encore humides du souvenir de la fraîcheur du fleuve, le jeune homme s’enfonce dans la solitude ardente de ce lieu maudit.1 De loin lui parviennent les hurlements des chacals fous de faim et de soif qui attendent la tombée de la nuit pour descendre dans la vallée afin d’y assouvir leurs instincts. Un rapace menaçant, peut-être un faucon, plane dans l’azur sans nuages en guettant sa proie.

Que peut donc bien chercher le voyageur là où l’on ne trouve presque rien ? Qu’ont cherché dans tant d’autres déserts tous ces explorateurs, aventuriers à haut risque ou mystiques illuminés, en se lançant en solitaire dans d’impensables traversées, soumettant leurs limites à l’épreuve du feu ? Peut-être quelque chose de plus que la fascination de l’inconnu et que les secrets de ses zones inexplorées. Car qu’on le veuille ou non, la solitude est aussi le lieu de la rencontre inévitable avec son propre monde intérieur, avec ses régions occultes aussi déroutantes et dangereuses que les recoins les plus reculés de notre planète. Le désert est le lieu inéluctable de la rencontre avec soi-même.

Mais encore. Celui qui ne craint pas de s’approcher de l’absolu, en quelque endroit et aussi éloigné soit-il, court le risque de rencontrer l’Omniprésent. Par conséquent le désert, ce milieu où personne ne distrait l’attention du chercheur et où rien ne peut éviter l’incontournable présence de l’infini, a toujours été le lieu choisi par ceux qui éprouvent l’impérieux besoin de se retirer du monde pour méditer ou prier.2

Le jeune baptisé cherche un lieu écarté où réfléchir sur ce qui vient de lui arriver au Jourdain.3 Une voix divine lui a parlé et il comprend que Dieu est en train de l’appeler à une tâche particulière. Mais la voix du ciel lui a seulement dit :

« Tu es mon fils bien-aimé ; je suis fier de toi. »4

Jésus a besoin d’entendre davantage la voix de son Père pour savoir ce qu’il attend de lui. Le moment est venu de découvrir en quoi va consister sa mission, de décider comment l’entreprendre.

Il a abandonné son foyer de Nazareth et sa famille ne le comprend pas. Depuis que ce charpentier rêveur s’est mis dans la tête de passer l’atelier à ses frères et a dit au revoir aux siens, sa mère ne cesse de pleurer. Aucun de ses parents ne le soutient. Quelques-uns le ridiculisent sans arrêt en le traitant d’illuminé, de fanatique ou de fou. Sans doute maintenant se réjouissent-ils de le perdre de vue.5 Personne n’est prophète en son pays, même pas lui…6

Il a besoin d’un milieu serein et calme pour réfléchir à sa vocation et comment assumer les risques qu’il devra affronter s’il désire suivre la voix du ciel. Ici, dans le silence du désert de Judée, il espère trouver l’inspiration qui lui permettra d’entendre dans le fond de son cœur la réponse de Dieu à ses multiples questions.

Néanmoins ce désert inhospitalier est un endroit redoutable sans eau ni nourriture, un repaire temporaire de bandits, un antre de fauves affamés et de vipères mortelles. Qui s’y risque sait qu’il devra faire face au danger sans aucune protection. Ce n’est pas pour rien que la plupart des mortels craignent la solitude et l’évitent à tout prix. Pire encore : un certain degré d’isolement devient insupportable pour celui qui a peur de son propre vide intérieur, pour celui qui a déjà pressenti des présences indésirables hantant le fond de son être. Et bien que ce ne soit pas son cas, Jésus n’ignore pas que ce désert soit pour beaucoup un endroit sinistre où l’on dit que rôdent les démons…

Mais quel réel danger peut-il y avoir dans le désert pour quelqu’un comme lui ? Le mal n’abonde-t-il pas davantage dans les villes ? Depuis les temps immémoriaux, il ne reste aucun paradis sur terre, même le plus inhabité, qui ne soit à l’abri du danger. Car nous sommes rarement en bonne compagnie quand nous nous trouvons totalement seuls… Que nous le voulions ou non, là nous guettent nos inévitables pensées et les incontournables exigences de notre corps.

Ce qui est redoutable dans le désert, c’est l’obligation d’assumer ce que nous sommes réellement. Sans aide extérieure. Sans pouvoir feindre ni nous échapper. Là les masques tombent : nous sommes véritablement nous-mêmes. Pour ceux qui se cherchent, le désert en tant que lieu de passage obligé est le lieu par excellence de l’épreuve. Parce que nous devons toujours prendre les décisions les plus difficiles dans le bastion isolé de notre solitude intérieure. Le désert est par conséquent un périlleux champ de bataille contre des ennemis invisibles.7

Le contraste entre cet endroit désolé et celui de sa dernière rencontre ne peut être plus violent. À l’instant sublime où Jésus se sent étreint par l’amour du Père dans la fraîcheur de l’eau au milieu du fleuve succède l’ardente solitude de ce lieu désertique. Quelques heures de marche ont suffi pour le faire passer de la communion avec Dieu à travers les cieux ouverts à la douloureuse sensation d’abandon. Et ce qui est pire, à la conviction absolue de la présence de l’ennemi à l’affût.

Jésus pressent qu’il n’est pas seul. Il devine la proximité des bêtes affamées et des esprits malins. Il est perdu entre l’infrahumain et le surhumain, sans aucune autre compagnie que sa vulnérable humanité et l’obscur monde des ombres.

Et cela pour quarante jours.8

Quarante jours à se débattre dans le doute sans pouvoir communiquer avec quiconque, désemparé, pris en étau entre une terre dure, impitoyable, et un ciel de plomb infiniment lointain…

Alors que son abandon ne lui en semble que plus blessant, qu’il craint de défaillir d’inanition et de chavirer d’angoisse, alors qu’il est au bord du délire, quelqu’un s’approche. Le texte biblique donne à cet intrus le nom générique de peiradson, « le tentateur ». Cependant Jésus ne sait pas encore qui il est. Il se rendra pourtant vite compte qu’il est guetté par son pire ennemi.

Mais comment quelqu’un d’aussi spirituel que Jésus peut-il être tenté ? Quelqu’un qui cherche comme lui la communion avec Dieu ne devrait pas encourir ce risque…

Complètement faux.

Dans ce monde, le chemin du croyant passe nécessairement une fois ou l’autre par le désert de la tentation. Être tenté est le prix à payer pour être libre, pour pouvoir choisir entre diverses possibilités et courir le risque de se tromper. Cette liberté et ce risque sont le propre de la nature humaine.9

Comme pour Adam et Ève en Éden, comme pour les Israélites pendant l’Exode, comme pour chacun d’entre nous aujourd’hui, assumer la condition humaine signifie nécessairement pour Jésus devoir affronter des décisions qui masquent souvent des risques menaçants. C’est dans notre être intime, au sein de notre libre arbitre que les forces du mal attaquent avec le plus de perfidie. Comment donc s’y prendre ?

Maintenant que ce jeune idéaliste plus généreux qu’aucun autre cherche des réponses divines à ses inquiétudes humaines, maintenant qu’il vient de répondre à l’appel de Dieu en se remettant pleinement à sa volonté, en faisant des plans concrets pour lui consacrer sa vie, il se retrouve seul, abandonné dans l’angoissant désert de l’épreuve. Son âme torturée par le doute s’interroge :

« Serait-ce que Dieu est en train de me dire que je me trompe ? »

L’expérience personnelle lui apprendra finalement que « personne n’abandonne les rangs du mal pour entrer au service de Dieu sans devenir l’objet des attaques de Satan. »10 Y compris lui. Mieux encore. Lui plus que personne. 11

Le Tentateur, le très perfide et astucieux peiradson, ne va pas se laisser démasquer facilement. Il sait qu’il a bien plus de chances de convaincre quelqu’un s’il confère à la tentation l’aspect d’une urgence. Sa tactique sournoise a atteint son summum grâce à une pratique de plusieurs millénaires. De sa voix angélique susurrante presque inaudible, il insinue dans l’esprit de sa victime potentielle une pensée apparemment logique et porteuse d’un désir légitime.

Toute vraie tentation évolue tôt ou tard en lutte intérieure profonde, subtile, camouflée de bonnes excuses, déguisée de raisons louables nuancées par toutes les circonstances atténuantes, toutes les justifications possibles. Et voilà la voix du Tentateur qui se présente à Jésus comme un messager céleste venu l’aider.

Jésus reste sans manger pendant quarante jours.

Il ne jeûne pas dans le but de réaliser un sacrifice purificateur non plus qu’un exercice méritoire, et moins encore dans l’intention d’exacerber l’épreuve par un régime débilitant comme dans un numéro de cirque à haut risque. Non. Son jeûne appris dans les Saintes Écritures est le dur effet collatéral de la totale disponibilité que requiert son intense lutte intérieure.12 Il est tellement immergé dans la prière, si concentré dans sa recherche de la volonté divine qu’il refuse de se laisser distraire par quoi que ce soit et renonce à se nourrir tant qu’il ne sera pas sorti de l’impasse. Pourtant, comme pour tout homme en de pareilles circonstances, la faim le tenaille. Son besoin de nourriture est urgent, légitime, inévitable. L’instinct de conservation s’agite désespérément dans son organisme épuisé.

L’ennemi attend le moment crucial où le corps mortel soumis à la nécessité impérieuse de survivre n’offre plus d’échappatoire. Il guette ce moment où le banal désir de manger devient une affaire de vie ou de mort.

Mais comme Jésus est profondément abîmé dans sa quête de Dieu, l’ennemi va camoufler sa tentation en la situant dans le cadre de la sublime expérience spirituelle que le Nazaréen a vécue à l’occasion de son baptême :

« Es-tu sûr d’avoir bien entendu ? Que disait la voix du ciel ? N’a-t-elle pas dit : “Celui-ci est mon fils bien-aimé” ? Alors si tu es vraiment le fils de Dieu, ton Père ne permettra pas que tu meures de faim ! Recours à ton pouvoir divin : le Créateur de l’univers peut tirer du pain même de ces pierres. Prétends-tu vouloir être traité comme n’importe quel humain ? Tous les hommes torturés par la faim ont le droit de manger. Qui plus est, ils ont le devoir de le faire sans en arriver à ces absurdes extrémités dans lesquelles tu t’es fourré en mettant ta vie en danger. »

Jésus sait que son destin, et peut-être bien davantage, ne tient qu’à un fil : celui de la bonne décision. Il sait aussi qu’en acceptant de se faire homme, il doit assumer de partager la si vulnérable condition humaine jusque dans ses ultimes conséquences. Lorsque nous, mortels, encourons le risque de mourir d’inanition, nous mangeons. Si nous ne pouvons le faire, nous nous affaiblissons. Voilà pourquoi, quand la nourriture nous fait désespérément défaut, nous en cherchons et l’achetons à quelque prix que ce soit, nous la mendions, nous la volons… mais sans jamais pouvoir changer des pierres en pain ! Nous sommes inéluctablement limités. Or Jésus a décidé de vivre dans les mêmes limites qui nous conditionnent.13

Voilà pourquoi, malgré qu’elle implique le recours au pouvoir de Dieu en marge du projet divin, sa première tentation dans ce désert se fonde sur le même principe que la plupart des tentations du commun des mortels, hier, aujourd’hui et à jamais :

« Tu sais que tu ne dois pas le faire. Mais si tu le désires tant, vas-y ! »14

Le tentateur s’est montré très habile en glissant dans un tout petit coin une énorme tentation au moyen du mot « si… ». Cette minuscule particule conditionnelle est porteuse d’un terrible doute : « Si tu étais vraiment le fils de Dieu, il ne te laisserait pas mourir ainsi… »

Mais Jésus répond à un mot de doute par deux mots de foi :

« Il est écrit : “L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu”. »15

Jésus place ainsi la Parole de Dieu au-dessus de la voix de ses propres désirs.

C’est comme s’il disait : « Dieu n’approuverait pas ma lâcheté. Il l’a dit bien clairement : les hommes ne sont pas de simples animaux. Bien entendu notre corps a inexorablement besoin d’aliments. Mais notre esprit aussi en a besoin. Pour ne pas se tromper. Pour écouter Dieu. Pour suivre ses directives. C’est à cela que sert la révélation divine : à nous sustenter sans tricher. Si je puis avoir confiance en sa Parole, je ne dois pas douter de son pouvoir à me tirer de cet embarras. »

Face à ce premier échec, le tentateur s’enhardit. Mais son audace même permet de voir clair dans son jeu. Le perfide peiradson déjà identifié comme « le diable » prépare son second assaut. Maintenant lui aussi se positionne sur le terrain religieux en faisant irruption dans le domaine de la victime qu’il guette.

Puisque Jésus se confie à un tel point en Dieu qu’il s’accroche aveuglément aux promesses de protection divine des Écritures, le diable cherche une autre citation biblique susceptible d’être manipulée, l’extrait astucieusement de son contexte16 et attaque sa victime sur le terrain de sa propre foi. Il veut l’engager à prendre un raccourci qui lui éviterait bien des souffrances dans son futur ministère.

« Si tu cites la Bible, moi aussi. Puisque tu as tellement confiance en ton Père et en ses promesses, prouve-le-moi ! Voici devant toi la cour du temple. Regarde comment ton peuple y prie autour de l’autel des sacrifices, comment il y implore Dieu pour l’avènement du Messie ! La Bible ne déclare-t-elle pas que les anges t’accompagneront lors de ta venue en gloire sur terre ? Élance-toi donc à la rencontre de ton peuple et mets fin une fois pour toutes à son attente, et par là à ta propre torture. »

Prendre son vol vers la cour du temple ne serait ni un saut périlleux sans filet, ni un saut extrême parachute fermé. Ce serait plus risqué encore! La tentation fait frémir Jésus. Descendre au milieu de temple porté par les anges équivaudrait à se présenter au peuple d’Israël sous la forme attendue de la manifestation du Messie : en « remplissant le temple de sa gloire ».17

Une fois de plus, le Tentateur ne demande rien de mal à Jésus mais seulement qu’il transige en se présentant simplement à ses coreligionnaires tel qu’ils l’attendent. Apparaître en apothéose pourrait lui apporter pour le moment d’énormes avantages… S’il se présentait comme le Libérateur attendu, ce serait le succès immédiat garanti. Il serait reçu comme le Roi glorieux tant espéré.

Mais Jésus réfléchit et se dit :

« Attention ! Le plan de Dieu n’a pas prévu ce projet pour ma première venue mais pour la seconde.»

Le diable propose à Jésus d’emprunter un raccourci qui lui évite des problèmes au cours de sa mission salvatrice. Or il est bien venu sur terre pour nous donner la victoire sur les rets du Malin. Mais pas par la force irrésistible de miracles spectaculaires. Plutôt par la conversion du cœur. En se mettant totalement au service de l’humanité. Jusqu’au sacrifice.

Si Jésus se présentait au temple comme l’insinue Satan, il tenterait Dieu. Il agirait en marge de son projet, le forcerait à changer ses plans. Il ne répondrait plus au grand défi lancé à Dieu par le tentateur au sujet de l’humanité déchue, identique depuis la nuit des temps : Descends, si tu es un homme !

Et Jésus se retranche dans sa condition humaine en acceptant ce défi jusque dans ses moindres conséquences.

D’où sa réponse :

« Je ne suis pas disposé à tenter Dieu ni à lui imposer mes chemins. Je me soumets à ses plans bien qu’ils me paraissent incompréhensibles et me soient douloureux pour le moment. »

Jésus confondra-t-il sa foi avec l’audace de la présomption ? Sa confiance en Dieu dont il ignore alors les plans avec l’insolence d’en exiger un miracle ?

Dans cette deuxième grande tentation comme dans beaucoup des nôtres réside ce défi :

« Prends le risque ! Il ne se passera rien. Fais ce dont tu as envie, ce qui est le plus facile, le plus gratifiant. Oublie ce que dit Dieu sans penser aux conséquences de tes actes ! »18

Le démon mord la poussière d’une nouvelle défaite. Mais il n’abandonne pas la lutte. Il sait bien que Jésus est venu dans le monde pour tenter de le sauver de l’autodestruction et si possible de sauver chaque être humain du mal qui l’anéantit. L’Ennemi pressé de vaincre lance son troisième assaut contre Jésus encore tout à ses réflexions.19 Il l’emmène contempler du haut de ses grands projets de salut la réalité spirituelle et historique de ce bas monde.

« Si tu considères le panorama de l’humanité, tu peux constater qu’elle est déjà perdue dans son ensemble. Les hommes sont tombés en mon pouvoir. Tous sont miens. Par conséquent je te les livre si tu t’inclines et m’adores. En d’autres termes, tous peuvent t’appartenir si tu fais ce que je te dis, si tu fais comme moi. »

Jésus sait très bien comment l’ennemi a procédé avec les hommes, comment il nous a fait tomber dans ses filets et nous a éloignés de Dieu : en recourant à l’astuce, à la tromperie, à la séduction, à l’argent, au plaisir, à la pression, à la violence, à n’importe quoi qui lui permette de s’imposer à notre volonté.

Satan est en effet le maître provisoire du monde dans le sens où tous les êtres humains se placent inconsciemment sous son autorité en succombant d’une façon ou d’une autre à sa volonté. Jésus vient instaurer le royaume de Dieu, tenter d’obtenir que le bien règne à nouveau dans ce monde et en chacun de nous. Il sait que nous gagner à Dieu en faisant appel au libre arbitre individuel, en frappant à la porte de chaque cœur, exigera de lui beaucoup d’efforts et qu’il ne pourra finalement pas tous nous gagner à sa cause. Et s’il nous obligeait tous à aimer, mettant fin d’un seul coup à la tragédie humaine ? Dieu ne veut-il pas le salut de tous ? 20

Bien sûr ! Mais pour ce faire il faudrait outrepasser la liberté humaine, utiliser la force du pouvoir divin. Le faire serait possible mais transgresserait l’éthique du Créateur qui ne veut que des sujets libres. Ce serait succomber aux méthodes de Satan, lui donner raison. Reconnaître l’échec du projet divin. Justifier les accusations du diable. Se soumettre à lui. Ce qui équivaudrait à l’adorer.21

Jésus décèle la sournoiserie et lui répond :

« Je n’adore que Dieu et le sers lui seul. »

La troisième grande tentation de Jésus est celle à laquelle nous sommes tous confrontés lorsque nous nous disons :

« Obtiens ce que tu veux coûte que coûte. La fin justifie les moyens. »22

Les trois tentations du désert ont pour but d’écarter Jésus de la volonté divine. Comment ? En recourant à sa divinité au profit de son humanité.

Or le récit de ces moments décisifs de la vie de Christ montre clairement en quoi consiste réellement la tentation : pour lui comme pour nous, c’est lutter contre le dangereux désir d’exercer notre liberté en marge de la volonté divine.23 Nous pouvons résister ou succomber à ce défi. Cependant souhaiter ce qui ne convient pas tout comme être tenté n’est pas encore tomber. Pécher serait se laisser fasciner par le désir dans un jeu de claudication ayant tous les ingrédients de la séduction érotique : chacun est tenté lorsqu’il est séduit par ses propres désirs.24

Toute tentation comporte certains des éléments suivants : une impérieuse impulsion qui s’impose à la raison, des envies irrésistibles de voir se réaliser quelque chose d’illégitime ou vouloir à tout prix imposer sa propre volonté.25 Nous n’avons pas besoin de chercher des occasions : elles se présentent toutes seules. Nous sommes en guerre avec le pire de nous-mêmes dans un monde corrompu et notre vie quotidienne se déroule au sein du plus grand des conflits.26

Jésus fut tenté comme le sont les meilleurs croyants,27 comme un simple mortel éprouvé et sensible.28 Mais il a vaincu la tentation en se souvenant qu’il était aussi fils de Dieu et que celui-ci ne le laisserait jamais y succomber s’il recherchait son aide.29

Rien ne vient mieux à bout de la tentation que la décision de se réfugier en Dieu.30 Parce qu’en fin de compte il s’agit de choisir entre sa volonté et la nôtre derrière laquelle le diable se camoufle.

Une fois ce moment décisif dépassé, épuisé, au bord de l’abîme, Jésus savoure l’incomparable félicité de la victoire sur la tentation. Éphémère, momentanée, comme toutes les nôtres,31 sans témoins mais héroïque.

Ayant vaincu les assauts de l’ennemi en s’accrochant à Dieu, le Maître sort fortifié de l’épreuve. Le voici maintenant plus apte à surmonter ses prochaines attaques.32

L’ennemi a fui. Maintenant l’on peut entendre la quiétude du désert dans toute sa profondeur. Pas la quiétude qui précède la tempête ni celle qui règne quand tout est terminé, mais une quiétude qui en couvre une autre encore plus profonde : celle de l’âme en paix.

Jésus abandonne le désert. Il passe son sac à dos aux épaules et se met en chemin vers d’autres luttes. Il a déjà décidé qu’il sera un maître et qu’il dédiera sa vie à enseigner aux mortels, un par un, l’art difficile de survivre dans un monde assiégé.

Pour mener à bien son plan, il sait qu’il devra affronter de nouveaux dangers.

Ce qu’il ignore encore, c’est que ses premiers disciples l’attendent.

1 . Dans le monde biblique, les déserts sont des lieux propices à des rencontres transcendantes. De grands chefs spirituels tels que Moïse et Élie y passèrent quelques-uns des moments les plus décisifs de leur vie. Au cours de l’histoire, des milliers d’hommes et de femmes ont suivi leur exemple et renoncé au monde en cherchant dans la vie à l’écart l’illumination spirituelle ou la communication avec le ciel.

2 . Jésus avait l’habitude de se retirer dans des lieux déserts pour prier, parfois même la nuit (Matthieu 14.23 ; Marc 6.46 ; Luc 6.12, 9.28).

3 . Voir R. Badenas, Rencontres avec le Christ, Dammarie-les-Lys : Vie et Santé, 1997, p. 16-29.

4 . Marc 1.11 ; Matthieu 3.17 ; Luc 3.22.

5 . Marc 3.20-21 ; 6.4 ; Jean 7.5.

6 . Luc 4.24 ; Matthieu 13.47.

7 . Voir par exemple le cas du prophète Élie (1 Rois 19.4).

8 . Ces quarante jours dans le désert rappellent d’autres quarantaines bibliques, toujours vécues comme des périodes d’épreuve : les quarante ans d’exode du peuple d’Israël au désert qui, de l’esclavage en Égypte, le conduisirent à la Terre promise ; les quarante jours que Moïse passa à attendre sur le Sinaï avant de recevoir la révélation de la loi divine (Exode 34.28) ; ou les quarante jours durant lesquels Élie se réfugia dans le désert jusqu’à ce qu’il recouvre la force nécessaire pour affronter la colère de la reine Jézabel (1 Rois 19.8).

9 . G. Stéveny, À la découverte du Christ, Dammarie-les-Lys : Vie et Santé, 1991, p. 91.

10 . E. G. White, Jésus-Christ, Dammarie-les-Lys : Signes des Temps, 1975, p. 97.

11 . Le récit des tentations de Jésus dans le désert se trouve dans les évangiles de Matthieu (4.1-11), Marc (1.12-13) et Luc (1.1-13). Mais seuls Matthieu et Luc les décrivent en détail, bien que ce dernier inverse l’ordre des deux dernières épreuves. Nous suivons ici Matthieu parce que celui-ci fut un témoin direct de Jésus et que son récit les présente dans un ordre clairement progressif.

12 . « C’est la manière dont Jésus manifeste sa dépendance absolue à l’égard de son Père » (J. D. Robert, « Jeûne » dans Vocabulaire Biblique, éditeurs J.-J. von Allmen et al., Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1964, p. 145). Sur le sens biblique du jeûne, voir Ésaïe 58.5-12.

13 . Philippiens 2.5-8.

14 . « Tiens, un portefeuille est tombé sous le siège du métro ! Et avec pas mal de billets. Ah, les gens riches ont bien trop d’argent et toi, pauvre malheureux, qui te tues au service de ces exploiteurs pour un salaire de misère ! Personne ne te voit… Prends l’argent qu’il contient ; il ne représente peut-être pas grand-chose pour son propriétaire. En plus, c’est un négligent : voilà qui est bien fait pour lui ! L’argent te fait tellement défaut en ce moment… Qui sait si ce n’est pas Dieu lui-même qui a placé là ce portefeuille, juste à ta portée, en réponse à tes prières ? »

15 . Matthieu 4.4, repris à Deutéronome 8.3. En grec, la forme verbale gegraptai au parfait dénote quelque chose qui « a été écrit et continue à être en vigueur. » Jésus alimente son contact avec Dieu à travers les Saintes Écritures. La clé de sa victoire, sa « formule magique » est gegraptai : « Il est écrit » ou « Dieu enseigne » (dans la Bible).

16 . Psaume 91.11-12.

17 . Aggée 2.7-8. Dans la Bible, la gloire divine est toujours associée à la présence des anges.

18 . « Idiote, nous sommes seuls. Ne sois pas étroite d’esprit. Personne ne s’en rendra compte. Ma femme est en voyage. Tous deux en avons envie. Pourquoi devrions-nous dépendre de ce que disent quelques papiers pour partager ce que nos corps désirent ? Qu’importe que ton mari te croie à lui seul si ce qui compte vraiment dans la vie est le plaisir du moment ? »

19 . À noter que le tentateur progresse dans ces tentations par touches subtiles de sorte à se présenter chaque fois de manière plus personnelle et plus directe. La première attaque apparaît comme une simple insinuation protectrice de la part du peiradson, le tentateur (Matthieu 4.3). La seconde se déroule comme une claire embûche du diabolos, l’infiltré, « celui qui se met au milieu », d’après le sens du terme utilisé dans l’original grec (Matthieu 4.5). Le troisième assaut le démasque comme Satan, nom que la Bible donne à l’ennemi de Dieu par excellence (Matthieu 4.10).

20 . « Le Seigneur (…) est patient envers vous : il ne souhaite pas que quelqu’un se perde, mais que tous accèdent à la repentance » (2 Pierre 3.9 ; voir aussi Jean 3. 16-17).

21 . L’essence des tentations du désert n’est pas de transformer les pierres en pain, de se jeter du haut d’une tour ni de s’agenouiller devant le diable, mais de s’écarter du projet de Dieu, d’imposer quelque chose aux autres par la force ou en se pliant aux méthodes corrompues des despotes. C’est davantage un problème de moyens que de fins car, comme le disait Gandhi, « les fins sont inévitablement conditionnées par les moyens ».

22 . « La place de direction restée libre dans l’entreprise m’attire plus que tout au monde. Je sais très bien ce que je dois faire pour que mon chef me la donne. Si quelqu’un s’en aperçoit, peut-être me considérera-t-il comme une vile sangsue qui frotte la manche à ses supérieurs afin d’avancer professionnellement. Mais c’est mon futur qui est en jeu. C’est l’occasion de ma vie et je ne vais pas la laisser passer ».

23 . De toutes les tentations auxquelles Jésus fut confronté, on ne connaît que ces trois-ci qu’il rapporta à ses disciples. Nous ne pouvons donc qu’imaginer les autres. « La dernière tentation de Jésus » ne fut pas celle qu’on lui attribue dans certains films ou certains romans, celle de la chair, bien qu’il ait aussi été tenté dans ce domaine. Jésus était jeune et il ne manquait certainement pas d’attrait.

24 . L’apôtre Jacques (1.13-15) explique que le péché naît à la fin d’un processus qui commence par l’attrait de la tentation et qui se matérialise par la consommation de faits. Étant donné notre nature pécheresse, plus nous avançons vers ce dénouement, plus nous sommes prêts à commettre l’irréparable.

25 . 1 Jean 2.16 appelle ces éléments séducteurs « les désirs de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie ». D’innombrables formes de séductions nous guettent, nous incitent à commettre des erreurs qui nous distraient de ce qui est réellement important et nous éloignent de Dieu.

26 . « Soyez sobres et veillez ; car votre adversaire, le diable, rôde comme un lion rugissant cherchant qui il va dévorer » (1 Pierre 5.8). Certaines personnes abusées prétendent que le diable n’existe pas, et celui-ci s’empare d’elles et en fait ses meilleurs instruments » (E. G. White, Témoignages pour l’Église, t. 1, Dammarie-les-Lys : Vie et santé, 2005, p. 131).

27 . La Bible dit que Jésus fut tenté comme nous en tout mais qu’il n’a jamais péché (Hébreux 4.15). Il s’agit donc de ne pas confondre tentation et péché.

28 . « Bien des personnes n’aperçoivent pas les conséquences qui découlent pour elles du conflit entre Christ et Satan; et par conséquent elles s’y intéressent peu. Pourtant ce conflit se reproduit dans chaque cœur humain. […] Les séductions auxquelles le Christ eut à résister, sont celles contre lesquelles nous luttons avec tant de peine : […] l’épreuve de la convoitise, de l’amour du monde, et du désir de paraître qui fait tomber dans la présomption. Ces mêmes tentations avaient vaincu Adam et Éve, et elles ont raison de nous trop facilement » (E. G. White, Jésus-Christ, p. 97).

29 . Puisque nous sommes des êtres déchus, notre victoire consiste à nous relever chaque fois que nous tombons, et mieux encore, à ne plus retomber. L’unique manière de vaincre la tentation est d’adopter la tactique de Jésus : recourir au secours divin. « Car, puisqu’il a souffert lui-même l’épreuve, il est en mesure de porter secours à ceux qui sont éprouvés » (Hébreux 2.18, TOB).

30 . Le Christ n’a pas succombé à la tentation, parce que « son obéissance consiste à se laisser conduire […] Celui qui met sa confiance en Dieu, en sa puissance et en sa parole, y trouve la vie » (H. Gollwitzer, La joie de Dieu. Commentaire de l’Évangile de Luc, Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1958, p. 47 et 49).

31 . Luc 4.13 (BFC et la Colombe) affirme que le diable l’a laissé tranquille « jusqu’à une autre occasion ».

32 . « Moins explicitement que Luc (4.13), Matthieu fait entendre que Satan ne laisse Jésus que provisoirement. En effet, la pensée de Matthieu est probablement la suivante : Jésus a repoussé au seuil de son ministère une tentation qui fut celle de toute sa vie […] : il a renoncé à la volonté de puissance, pour servir et mourir avec la seule autorité qu’il tenait de son Père » (P. Bonnard, L’évangile selon Saint Matthieu, Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1963, p. 46).

Rencontres décisives

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