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III

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Table des matières

Dans le wagon qui les ramenait à Paris, longtemps encore après avoir renoncé à dormir, les deux frères, enfoncés dans leurs coins, engourdis par l’atmosphère du compartiment ténébreux, s’obstinèrent à simuler le sommeil pour protéger, pour prolonger leur solitude.

Antoine n’avait pu fermer l’œil. L’inquiétude d’avoir laissé son père si souffrant s’était ravivée dès qu’il s’était senti sur le chemin du retour, et, pendant des heures, dans la nuit, dans le fracas du train, sa fatigue et son insomnie l’avaient livré sans défense aux pires imaginations. Ses alarmes se dissipaient, d’ailleurs, à mesure qu’il se rapprochait de son malade: bientôt, sur place, il pourrait de nouveau aviser, agir. Alors, d’autres difficultés se précisèrent. Comment annoncer à M. Thibault le retour du fugitif? Comment avertir Gise? La lettre qu’il se proposait d’expédier dès aujourd’hui à Londres n’était pas facile à écrire: il fallait apprendre à Gise que Jacques était vivant, retrouvé, revenu même à Paris, et, cependant, empêcher la jeune fille d’accourir.

L’agitation des autres voyageurs qui s’ébrouaient et dévoilèrent les lampes leur fit à tous deux ouvrir les yeux. Leurs regards se croisèrent. Le visage de Jacques était si frémissant, à la fois si résigné et si inquiet, qu’Antoine eut pitié.

— «Mal dormi, hein?» fit-il, en touchant le genou de son frère.

Jacques, sans se forcer à sourire, souleva les épaules avec indifférence; puis, tournant le front vers la vitre, il se réfugia dans un silence somnolent, dont il sembla bientôt ne plus vouloir, ne plus pouvoir sortir. Le petit déjeuner au wagon-restaurant, tandis que le train traversait la grande banlieue encore plongée dans les ténèbres; l’arrêt, la descente sur le quai, dans le froid de la nuit qui s’achevait; les quelques pas hors de la gare, à la remorque d’Antoine qui cherchait un taxi; tous ces actes, à peine réels, noyés dans le brouillard nocturne, se succédèrent pour lui avec un caractère de nécessité qui le dispensait de toute adhésion.

Antoine parlait peu, juste assez pour éviter la gêne, mais à la cantonade, et de façon que Jacques n’eût jamais à répondre. Il dirigeait le mouvement avec tant de désinvolture, que ce retour finissait par sembler la chose la moins insolite du monde. Jacques se trouva sur le trottoir de la rue de l’Université, puis dans le vestibule du rez-de-chaussée, sans avoir eu nettement conscience de rien, pas même de son inertie. Et, quand Léon, accouru au bruit, ouvrit la porte de la cuisine, ce fut avec un imperturbable naturel qu’Antoine, évitant le regard du domestique, se pencha vers la table où s’empilait le courrier, et jeta, d’une voix distraite:

— «Bonjour, Léon. C’est M. Jacques qui est revenu avec moi. Il faudra...»

Mais Léon lui coupa la parole:

— «Monsieur ne sait pas? Monsieur n’est pas encore monté? ...»

Antoine se redressa et pâlit.

— «... M. Thibault est très mal... Le docteur Thérivier a passé la nuit... Les bonnes disent...»

Antoine avait déjà franchi la porte. Jacques restait debout au milieu du vestibule: l’impression d’irréel, de cauchemar, s’accentuait. Il hésita une seconde, puis s’élança derrière son frère.

L’escalier était obscur.

— «Vite», souffla Antoine, en poussant Jacques dans l’ascenseur.

Le claquement de la grille, le déclic des battants vitrés, le vrombissement qui suivait la mise en marche, tous ces bruits si connus,—qui, depuis toujours, s’enchaînaient dans le même ordre, et qui, de nouveau, après un siècle d’oubli, pénétraient en lui, un à un,—plongèrent Jacques en plein passé. Et tout à coup un souvenir précis, cuisant: cet emprisonnement dans cette cage de verre auprès d’Antoine, cette happée silencieuse: le retour de Marseille après la fugue avec Daniel!

— «Attends-moi sur le palier», murmura Antoine.

Le hasard déjoua toute précaution. Mlle de Waize, qui trottinait sans trêve d’un bout à l’autre de l’appartement, entendit stopper l’ascenseur. Antoine, enfin! Elle accourut aussi vite que le lui permettait son dos voûté. Elle vit quatre jambes, s’arrêta interdite, et ne reconnut Jacques que lorsqu’il se fut penché pour l’embrasser.

— «Dieu bon!» fit-elle, sur un ton évasif. (Elle vivait depuis l’avant-veille dans un désarroi qu’aucun surcroît d’inattendu ne pouvait plus aggraver.)

L’appartement était éclairé; les portes, ouvertes. Au seuil du bureau, surgit la face brouillée de M. Chasle; il examina curieusement Jacques, battit des cils et lança son invariable:

— «Ah, c’est vous?»

«Pour une fois, c’est assez de circonstance», songea malgré lui Antoine, qui, sans s’occuper de son frère, se hâtait seul, vers la chambre.

Là, tout était obscur, silencieux. Il poussa la porte entre-bâillée, et d’abord il ne vit rien que la lumière de la petite lampe; puis, sur l’oreiller, le visage de son père. Malgré les yeux clos et l’immobilité, aucun doute: vivant.

Il entra.

Et, dès qu’il eut fait un pas dans la pièce, il aperçut, autour du lit, debout comme si quelque chose venait d’avoir lieu, Thérivier, sœur Céline, Adrienne, et une nouvelle religieuse âgée qu’il ne connaissait pas.

Thérivier se détacha de l’ombre, s’approcha d’Antoine, et l’entraîna dans le cabinet de toilette.

— «J’ai eu peur que tu ne reviennes pas à temps», confia-t-il avec précipitation. «Le rein est bouché, mon vieux. Il ne filtre plus. Plus du tout... Malheureusement, l’urémie a pris la forme convulsive. J’ai passé la nuit, là, pour ne pas laisser les femmes seules; mais je m’apprêtais, si tu n’étais pas arrivé, à envoyer chercher un infirmier. Il y a déjà eu trois crises, cette nuit, et la dernière a été forte.»

— «Depuis quand le rein a-t-il cessé de...»

— «Depuis vingt-quatre heures. Du moins c’est hier matin que la sœur s’en est aperçue. Naturellement, elle a supprimé les piqûres.»

— «Oui-i...,» fit Antoine en hochant la tête.

Ils se regardèrent. Thérivier lisait clairement ce que pensait Antoine: «Quand on a consenti, deux mois de suite, à bourrer de poison un malade qui n’a plus qu’un seul rein, c’est peut-être obéir à un scrupule bien tardif que de...» Il tendit le front, écarta les bras.

— «Tout de même, mon vieux, on n’est pas des assassins... En pleine urémie, il est impossible de continuer la morphine!»

Evidemment. Antoine acquiesça, sans répondre.

— «Je me sauve», dit alors Thérivier. «Je téléphonerai vers midi.» Puis, brusquement: «Au fait, et ton frère?»

Une lueur s’alluma dans les prunelles dorées d’Antoine. Il abaissa les paupières et les releva:

— «Je l’ai», fit-il, avec un rapide sourire. «Je l’ai même ramené. Il est là.»

Thérivier enfouit sa main potelée dans sa barbe. Son regard vif et gai dévisageait Antoine; mais ce n’était ni le lieu ni le moment de poser des questions. D’ailleurs, sœur Céline venait d’entrer, apportant une blouse pour Antoine. Thérivier regarda la religieuse, puis son ami, et déclara, sans ménagements:

— «Allons, je vous laisse. La journée va être dure.»

Antoine fronça les sourcils.

— «Il doit souffrir terriblement, sans sa morphine?» dit-il, s’adressant à la sœur.

— «Je lui mets des compresses très chaudes... Des sinapismes...» Et, comme Antoine semblait incrédule: «Ça le soulage un peu, malgré tout.»

— «Mettez-vous au moins du laudanum sur vos compresses? Non?» Il savait bien que, sans morphine... Mais jamais il ne s’avouait qu’il était désarmé. «J’ai tout ce qu’il faut en bas», dit-il à la sœur; «je reviens.» Et, poussant Thérivier vers la porte: «Passe!»

«Qu’est devenu Jacques?» songea-t-il en traversant l’appartement; mais il n’avait pas le temps de s’occuper de son frère.

Les deux médecins descendirent rapidement l’escalier, sans un mot. Aux dernières marches, Thérivier, se tournant, tendit la main. Antoine la prit et demanda soudain:

— «Dis-moi, Thérivier... Franchement... Qu’est-ce que tu prévois? ... Ça devrait pourtant aller vite, maintenant?»

— «Bien sûr, si l’urémie persiste!»

Antoine répondit par une énergique pression de main. Oui, il se sentait patient, intrépide. Ce n’était qu’une question d’heures... Et Jacques était retrouvé.

En haut, dans la chambre, Adrienne et la vieille religieuse, demeurées seules au chevet de M. Thibault, ne s’aperçurent pas qu’une crise se préparait. Quand l’essoufflement du malade attira leur attention, les poings déjà se crispaient, et la nuque, se raidissant, entraînait la tête en arrière.

Adrienne bondit dans le couloir:

— «Ma sœur!»

Personne. Elle courut jusqu’au vestibule:

— «Sœur Céline! M. Antoine! Vite!»

Jacques, du bureau où il était resté avec M. Chasle, entendit et, sans réfléchir, partit en courant vers la chambre.

La porte était ouverte. Il buta contre une chaise. Il ne voyait rien. Un groupe se mouvait devant la lumière. Enfin il distingua une masse échouée en travers du lit, des bras qui battaient l’air. Le malade avait glissé jusqu’au bord du matelas; Adrienne et la garde cherchaient vainement à le relever. Jacques accourut, mit un genou sur les couvertures, et, saisissant son père à bras le corps, il parvint à soulever le buste, puis à le replacer sur les oreillers. Il sentait contre lui cette chair chaude, ce halètement; il voyait, renversé sous lui, ce masque aux yeux blancs, sans prunelles, qu’il regardait de tout près, qu’il reconnaissait à peine; et, il restait là, penché, immobilisant entre ses bras ce corps secoué de convulsions.

Déjà les mouvements nerveux s’atténuaient; la circulation reprenait son cours. Les prunelles, flottant à la dérive, reparurent, se fixèrent; et, peu à peu, le malade, de ses yeux redevenus vivants, sembla découvrir ce jeune visage incliné sur le sien. Reconnut-il le fils perdu? Et, s’il eut cet éclair de lucidité, pouvait-il encore faire la distinction entre le réel et ces incohérentes visions qui peuplaient son délire? Ses lèvres remuèrent. Les pupilles s’agrandirent. Et, soudain, dans cet œil morne, Jacques retrouva un souvenir précis: autrefois, lorsque son père cherchait une date oubliée, un nom, le regard prenait cette expression attentive et vague, cette apparence décentrée.

Jacques s’était redressé sur les poignets, et, la gorge serrée, il balbutiait machinalement:

— «Alors, Père? ... Alors? ... Comment vas-tu, Père?»

Lentement, les paupières de M. Thibault s’abaissèrent. Un tremblement à peine perceptible agita la lèvre inférieure, la barbiche; puis un branle de plus en plus accentué secoua le visage, les épaules, le buste: il sanglotait. De la bouche amollie s’échappait le bruit d’une fiole vide qu’on plonge dans l’eau: Blou, blou, blou... La vieille religieuse avança la main pour essuyer le menton avec un peu d’ouate. Et Jacques, n’osant faire un mouvement, les yeux aveuglés de larmes, demeurait courbé sur cette houle, et répétait d’une voix stupide:

— «Alors, Père... Comment ça va-t-il? ... Hein? ... Comment vas-tu, Père? ...»

Antoine, qui entrait, suivi de sœur Céline, s’arrêta en apercevant son frère. Il ne comprit pas ce qui s’était passé. D’ailleurs, il ne chercha pas à comprendre. Il tenait à la main un verre gradué, à demi-plein. La religieuse portait un récipient, des serviettes.

Jacques se releva. On l’écartait. On s’emparait du malade, on soulevait les couvertures.

Il recula jusqu’au fond de la chambre. Personne ne faisait attention à lui. Rester, regarder souffrir, entendre crier? Non... Il gagna la porte; et, dès qu’il en eut franchi le seuil, il se sentit délivré.

Le couloir était sombre. Où aller? Dans le cabinet de travail? Il avait déjà goûté du tête-à-tête avec M. Chasle, qui, piqué sur sa chaise, les épaules rondes, les mains aux genoux, souriait aux anges et semblait attendre le coup de grâce. Mademoiselle était plus exaspérante encore: pliée en deux, le nez à terre, épiant les bruits, elle errait de pièce en pièce comme un chien perdu, emboîtant le pas à tous ceux qui passaient à sa portée: elle parvenait à encombrer de sa personne menue tout cet appartement désert.

Une seule chambre restait close et offrait un abri: celle de Gise. Mais qu’importait? Gise était en Angleterre! ...

Sur la pointe des pieds, Jacques s’y réfugia, et poussa le verrou.

Aussitôt, ce fut un apaisement. Seul enfin, après un jour et une nuit d’incessante contrainte! La pièce était froide. L’électricité ne s’allumait pas. A peine si le jour tardif de décembre se pouvait deviner déjà entre les lames des volets. Il n’associa pas tout de suite le souvenir de Gise à cette retraite obscure... Il heurta un siège, s’assit, et, croisant les bras d’un geste frileux, il demeura là, tassé sur lui-même, ne pensant à rien.

Lorsqu’il reprit conscience, le jour transparaissait à travers les rideaux, dont il reconnut soudain les ramages bleus. Paris... Gise... Autour de lui, pendant son sommeil, un décor oublié avait surgi. Il regarda. Chacun de ces objets, il les avait touchés de ses mains, jadis—dans une vie antérieure... Sa photo, qu’était-elle devenue? Sur le mur, un rectangle plus clair faisait pendant au portrait d’Antoine. Gise l’avait donc enlevée? Par dépit? Non! Pour l’emporter avec elle! Pour l’emporter en Angleterre, naturellement! Ah, tout serait-il donc à recommencer? ... Il secoua les épaules, comme un animal au filet que chaque soubresaut empêtre davantage. Gise était en Angleterre. Heureusement! Et, tout à coup, il l’exécra. Dès qu’il pensait à elle, il se sentait aussitôt diminué.

Il désirait si fort refouler ses souvenirs, qu’il se leva d’un bond pour s’évader de cette chambre. Mais il avait oublié son père, cette agonie... Ici, au moins, il ne se heurtait qu’à une ombre: c’était presque la solitude. Il revint au milieu de la pièce et s’assit près de le buvard: son encre violette... Troublé, il essaya, une seconde, de déchiffrer ces signes inversés. Puis il repoussa le sous-main. Il avait de nouveau les yeux pleins de larmes. Ah, oublier, dormir! Il croisa les bras sur la table et baissa la tête. Lausanne, ses amis, sa solitude... Repartir au plus tôt! Repartir, repartir...

Il fut tiré de son assoupissement par quelqu’un qui essayait d’ouvrir la porte.

Antoine le cherchait. Midi avait sonné depuis longtemps, et il fallait profiter d’une accalmie pour prendre un peu de nourriture.

Deux couverts étaient mis dans la salle à manger. Mademoiselle avait envoyé M. Chasle déjeuner chez lui. Quant à elle, Dieu bon! elle avait «trop de choses à penser» pour pouvoir se mettre à table.

Jacques n’avait guère faim. Antoine dévorait, en silence. Ils évitaient de se regarder. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas attablés là, l’un en face de l’autre? Les événements se précipitaient sans même leur laisser loisir de s’émouvoir.

— «Il t’a reconnu?» demanda Antoine.

— «Je ne sais pas.»

Après un nouveau silence, Jacques repoussa son assiette et leva la tête.

— «Explique-moi, Antoine... Qu’est-ce qu’on peut prévoir? Que va-t-il se passer?»

— «Eh bien... Voilà trente-six heures que le filtre rénal ne donne plus! Tu comprends?»

— «Oui. Alors?»

— «Alors, si rien n’interrompt l’intoxication... C’est difficile à préciser, mais je crois que demain... Peut-être même cette nuit...»

Jacques retint un soupir de soulagement:

— «Et les souffrances?»

— «Oh, ça!» fit Antoine, et son front s’assombrit.

Il se tut à cause de Mademoiselle qui apportait elle-même le café. Quand elle dut s’approcher de Jacques pour lui emplir sa tasse, la cafetière se mit à trembler si fort que Jacques voulut la lui prendre des mains. La vue de ces doigts décharnés, jaunis et auxquels tant de souvenirs d’enfant restaient attachés, lui gonfla soudain le cœur. Il essaya de sourire à la petite vieille; il ne parvint pas, même en se penchant, à rencontrer son regard. Elle avait accepté, sans une question, le retour de son «Jacquot»; mais pendant trois ans elle avait pleuré sa mort, et, depuis qu’il était revenu, elle ne s’était pas encore résolue à lever franchement les yeux vers ce fantôme.

— «Les souffrances», reprit Antoine dès qu’ils furent de nouveau seuls, «il faut s’attendre à ce qu’elles deviennent de plus en plus aiguës. En général, l’urémie produit une anesthésie croissante, une mort assez douce. Mais, quand elle prend cette forme convulsive...»

— «Alors, pourquoi a-t-on supprimé la morphine?» demanda Jacques.

— «Parce qu’il n’élimine plus rien. Ça le tuerait, à coup sûr.»

La porte s’ouvrit en coup de vent. Le visage effaré de la femme de chambre parut et disparut. Elle avait fait un effort pour appeler, mais aucun son n’était sorti de sa bouche.

Antoine s’élança derrière elle. Un involontaire espoir, dont il eut conscience, le soulevait.

Jacques avait quitté sa place. Le même espoir l’effleura. Il hésita une seconde, puis suivit son frère.

Non: ce n’était pas la fin. C’était seulement une nouvelle crise, mais soudaine et très forte.

Les mâchoires étaient si serrées que, de la porte, Jacques entendit crisser les dents. La face était pourpre; les yeux, à l’envers. La respiration avait des ratés, des arrêts qui semblaient ne plus devoir finir, et pendant lesquels Jacques, la vie suspendue, se tournait vers son frère sans pouvoir lui-même reprendre souffle. La contraction des membres était telle que, déjà, le corps raidi ne touchait plus le matelas qu’aux talons et à l’occiput; néanmoins, de minute en minute, il s’arquait davantage; et, lorsque la tension musculaire parvint à son intensité suprême, il s’immobilisa dans une sorte d’équilibre vibrant qui, un instant, exprima vraiment le paroxysme de l’effort.

— «Un peu d’éther», dit Antoine. Sa voix parut à Jacques extraordinairement calme.

La crise évoluait. Un rugissement, de plus en plus accentué, s’échappait, par saccades, de la bouche tordue. La tête se mit à rouler de droite et de gauche: une agitation désordonnée s’emparait de tous les membres.

— «Prends le bras», souffla Antoine. Lui-même saisit l’autre poignet, pendant que les religieuses essayaient de tenir les jambes qui s’agitaient et arrachaient les couvertures.

La lutte se prolongea quelques minutes. Puis la violence des convulsions décrut: les mouvements épileptiformes s’espacèrent. La tête cessa d’osciller; les jarrets se détendirent; le corps s’allongea, terrassé.

Alors les gémissements recommencèrent:

— «Oh la la... Oh la la...»

Jacques reposa sur le lit le bras qu’il tenait et il s’aperçut que ses doigts y avaient imprimé des marques. Le poignet de la chemise s’était déchiré. Un bouton du col manquait. Jacques ne pouvait détacher les yeux de ces lèvres molles et mouillées d’où s’échappait obstinément la même plainte: — «Oh la la... Oh la la...» Et, tout à coup, l’émotion, le déjeuner interrompu, ces vapeurs d’éther... Le cœur lui tourna. Il voulut se ressaisir, se redresser: il se sentait devenir livide. A peine s’il eut la force de regagner la porte en chancelant.

Sœur Céline, qui, aidée de la vieille religieuse, commençait à refaire le lit, se tourna brusquement vers Antoine. Elle tenait le drap soulevé: à l’endroit où le malade s’était débattu, une large tache s’étalait, légèrement teintée de sang...

Antoine ne fit pas un geste. Mais, peu après, il s’écarta du lit et vint s’appuyer à la cheminée. Le rein, en reprenant ses fonctions, suspendait—pour combien de temps?—les effets de l’empoisonnement. Evidemment, l’échéance restait fatale. Mais elle se trouvait reculée. De plusieurs jours peut-être... Il se redressa. Il n’acceptait pas de s’attarder aux constatations décourageantes. Eh bien, la lutte serait plus longue qu’il ne l’avait prévu. Qu’y pouvait-on? Et, plus elle serait longue, plus il importait de s’organiser au mieux. Avant tout, ménager les forces disponibles. Etablir auprès du moribond un roulement régulier de deux équipes qui se reposeraient à tour de rôle. Comme renfort, faire monter Léon. Lui, Antoine, il serait des deux équipes; il ne voulait pas s’éloigner de la chambre. Par bonheur, avant de partir pour la Suisse, il s’était rendu libre quelques jours. Si quelque cas urgent se présentait dans sa clientèle, il enverrait Thérivier.—Quoi encore?—Prévenir Philip. Téléphoner aussi à l’hôpital.—Et puis?—Il sentait qu’il oubliait quelque chose d’important. (Signe de fatigue; faire préparer du thé froid). Ah, Gise, parbleu! Ecrire à Gise avant ce soir. Une chance, que la vieille mademoiselle n’ait pas encore parlé de faire revenir sa nièce!

Il demeurait debout devant la cheminée, les mains sur le rebord du marbre, offrant machinalement un pied, puis l’autre, au feu. Organiser, c’était déjà agir. II avait retrouvé son aplomb.

Au fond de la chambre, M. Thibault, livré à sa souffrance, geignait de plus en plus fort. Les deux religieuses s’étaient assises. Profiter de ce répit pour donner quelques coups de téléphone... Il allait sortir, lorsqu’il se ravisa et vint de plus près examiner le malade. Cet essoufflement, cette rougeur progressive du visage... Une nouvelle crise, déjà? Où était Jacques?

Presqu’aussitôt il y eut un murmure de voix dans le couloir. La porte s’ouvrit. L’abbé Vécard entra, accompagné par Jacques. Antoine remarqua l’air buté de son frère, tandis que dans le visage impassible du prêtre les yeux brillaient. Mais les gémissements de M. Thibault se précipitaient; brusquement, il allongea les bras devant lui, et ses doigts se contractèrent avec un bruit de noix qu’on écrase.

— «Jacques», fit Antoine, en tendant la main vers le flacon d’éther.

L’abbé hésita, fit un signe de croix discret et s’éclipsa sans bruit.

Les Thibault: La Mort du père

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