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I

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Table des matières

Ma famille.—Mon père nous quitte; je reste avec ma mère et mes sœurs.—Guerre entre l'Arménie et la Perse.—Nous nous réfugions dans une forteresse.—Dangers courus.—Mort de ma sœur Begzada.—Nous partons rejoindre notre père.—Séparé des miens pendant le voyage, je suis vendu sept fois comme esclave.—Un marchand m'emmène à Constantinople et me vend à Sala-Bey.—Mon arrivée au Caire.—Sala-Bey m'incorpore dans ses Mameloucks.—Nous partons pour la Mecque.—À notre retour, nous trouvons l'Égypte occupée par les Français.—Nous gagnons Saint-Jean d'Acre, où Sala-Bey est assassiné par Djezzar-Pacha.—Mon retour au Caire.—Le général Bonaparte autorise le Sheik El Bekri à me prendre à son service.—Bonaparte à Saint-Jean d'Acre.—Aboukir.—Scènes violentes avec un Mamelouck.—Intempérance d'El Bekri.—Le champagne du prince Eugène.—J'entre au service du général Bonaparte.

Il est né à Tiflis, capitale de la Géorgie, fils du sieur Roustam Honan, négociant, né le … (sic).

Deux ans après, son négoce a été transporté à Aperkan, une assez forte ville en Arménie, pays natal de son père.

Onze années après, il a été promener dans un des biens de son père, avec plusieurs de ses camarades, qui ont été attaqués par plusieurs Tartares, pour emmener avec eux dans leurs pays, et sûrement pour les vendre. Plusieurs de ses camarades ont été pris par de ces brigands, et lui s'est échappé de leurs mains. Roustam a été perdu, dans cette journée-là, six heures dans les bois, sans pouvoir trouver la route pour aller rejoindre sa mère[20], qu'il aimait bien tendrement.

Au même moment, il a rencontré un bûcheron dans les bois, qui a bien voulu le conduire auprès de sa mère, qui était dans une inquiétude mortelle, et il ne manqua pas, le bûcheron, de recevoir une bonne récompense de la part de sa mère.

Le nombre de famille du sieur Roustam Honan est de deux filles et de quatre garçons. Roustam était le cadet. Son père a fait un voyage avec ses deux fils, pour son commerce, à Gandja, province de Malek-Majeloun[21]. Quelques mois après, l'empereur des Persans a déclaré la guerre contre Ibrahim-Khan, qui a été gouverneur de la province d'Arménie[22].

Voilà la cause que Roustam a perdu toute sa famille.

Depuis ce temps-là, pour les affaires d'intérêt, mon père voulait s'éloigner de Gandja, et emmener avec lui mes deux frères Avack et Seïran et moi, mais j'étais trop attaché à ma mère pour m'éloigner d'elle.

Quelques jours après, il acheta une voiture pour son voyage. Le même jour, nous étions à dîner, il nous a questionnés si nous sommes contents de faire ce voyage. Mes frères disaient que oui, moi je lui dis que non. Il m'a beaucoup questionné pourquoi je ne veux pas le suivre. Je lui dis: «Quand j'étais petit, maman m'a bien soigné; elle m'a rendu toujours bien heureux. Comme je commence, à présent, à être grand, je désire de me tourner auprès d'elle[23], pour la consoler et la rendre heureuse, si je peux.»

Il a été fort mécontent que je voulais le quitter. Enfin, il n'a pas pu rien gagner sur moi, pour m'emmener avec lui. Il fut obligé de partir avec mes deux frères, et il me laissa tout seul dans la ville de Gandja, sans parents et sans fortune.

La ville de Gandja est une très bonne ville, et bien riche. C'est là où l'on fait le plus grand commerce de soie et de cachemire de Perse.

Trois mois après, Ibrahim-Khan a déclaré la guerre contre Malek-Majeloun où je me trouvais, dans la forteresse de Gandja. Les peuples de la ville sont obligés de rentrer dans la forteresse. Je reste jusqu'au dernier moment sans pouvoir sortir dans la forteresse. On rentrait bien, mais on ne laissait sortir personne. Un jour où les mulets de Malek-Majeloun sortaient pour chercher les provisions, je me suis fourré dans les jambes des mulets et je me suis sorti de force, de cette manière-là, sans aucun danger.

Quand j'ai été hors la porte, je rencontrai deux personnes de mon pays, et même ville. Je leur demandai si je pourrais trouver une occasion pour m'en tourner près de ma mère. Il me dit: «Oui, je connais plusieurs personnes qui vont partir à deux heures du matin pour Aperkan», où j'avais laissé ma pauvre mère et mes deux sœurs, Marianne et Begzada.

Ces deux bons messieurs me montrèrent la maison où sont les voyageurs. Je m'y suis rendu sur-le-champ; ils m'ont très bien accueilli. Enfin, tout était convenu de partir à deux heures du matin. En attendant la nuit, j'ai été dans un jardin, à côté de la ville, pour chercher quelques légumes pour ma nourriture, car je n'avais rien à manger depuis quelques jours. J'ai aperçu, au lointain, un troupeau de moutons. J'ai été à la rencontre, pour demander un peu de lait ou de fromage. Enfin, je me suis approché du berger. Il me dit: «Que veux-tu?—Ce que je voudrais? Un peu de lait ou de fromage, car voilà plusieurs jours que je n'ai rien mangé!»

Il m'a beaucoup examiné, en me demandant le nom de mon pays et celui de mes parents. Je lui dis mon nom et celui de mon père. Après, il m'a pris dans ses bras, m'a embrassé de bon cœur en me disant: «Je suis votre oncle! Voilà quinze années que j'ai quitté le pays[24].»

Je me trouvais, dans ce moment-là, bien heureux d'avoir trouvé un protecteur. Enfin je lui demandai quelques provisions pour mon voyage que je devais faire à deux heures du matin. Il m'a donné deux gros pains et une quantité de rôti. J'ai mis tout ça dans un sac pour rejoindre la maison où étaient mes compagnons de voyage.

Mon oncle m'a demandé si je voulais rester avec lui jusqu'à ce que je sois plus grand, et que j'irais rejoindre ma mère. Je lui dis: «Non, je vous remercie. J'ai quitté mon père et mes frères pour rejoindre ma mère. Vous voyez bien que je ne puis rester avec vous. Je suis sûr, ma mère est bien inquiète de moi, en particulier, car j'étais son enfant gâté, beaucoup plus que les autres.» Il a bien vu que je voulais pas rester avec lui. Il m'embrassa. Je lui fais mes adieux, et je me suis rendu sur-le-champ au rendez-vous des voyageurs, le cœur content, en espérant voir ma mère, quelques jours après.

Enfin, nous sommes partis à l'heure désignée. Au point du jour, nous étions sur la grande montagne de Gandja. Nous voyions, au pied de la montagne, toute l'armée d'Ibrahim-Khan[25] qui marchait sur Gandja. Après les marches de dix jours à pied, nous sommes arrivés à Aperkan, notre ville, où j'avais laissé ma mère et mes deux sœurs, mais je ne trouvai personne à la maison.

J'éprouvais encore bien du chagrin, mais j'ai trouvé, dans la ville, un paysan qui restait encore, car tout était rasé et les maisons étaient entièrement dévastées. Le paysan me dit: «Votre mère et vos deux sœurs sont parties depuis deux mois pour le fort de Choucha.»

Le jour était presque passé. Je me suis décidé de coucher dans notre maison, qui était toute dévastée par l'armée[26]. Même je ne pus pas me procurer un peu de paille pour me coucher là-dedans. Le lendemain, je suis parti de bon matin. J'ai laissé mes compagnons de voyage dans la ville, dans leur pauvre maison, qui ne valait plus rien, comme toutes les autres.

Entre notre ville et Choucha, il y a une petite rivière que j'avais passée plusieurs fois à gué, sans aucun danger, mais, ce jour-là, il était tombé beaucoup d'eau. Je me suis présenté tout seul à la rivière. Elle m'a paru un peu grosse, mais j'avais un grand désir de voir ma mère et mes sœurs, qui me donnait le courage de passer hardiment ce petit fleuve.

Au moment, je suis entré dans l'eau. Le courant m'a enlevé et m'a frappé contre une grosse pierre que j'ai tenue ferme, pendant une heure, sans perdre ma connaissance. Je vois arriver un voyageur avec son cheval, qui a eu la bonté de me sauver la vie et de me passer sur l'autre rive. Je me trouvais encore une fois heureux.

J'arrive à six heures du soir à Choucha, au quartier des Arméniens, où j'ai trouvé plusieurs personnes de connaissance de ma mère, qui m'ont bien reçu en me disant: «Votre mère disait à tout le monde: mon fils ne m'abandonnera jamais! Tôt ou tard, il viendra me trouver. Je connais son bon cœur et son attachement pour moi!» Enfin, on me conduit chez maman. Au moment où elle m'aperçoit, elle se trouve mal pendant une heure, sans pouvoir me parler un mot.

Sa connaissance a commencé. Elle m'aperçoit, elle me serre contre son cœur, en versant des larmes avec mes sœurs, en m'accablant de caresses. Maman me dit: «Oui, j'étais bien sûre que tu ne me quitterais jamais, quoique tu étais jeune et bien éloigné d'ici, et dans le pouvoir de ton père, qui m'a abandonnée, peut-être pour toujours.»

Me voilà tout à fait installé, avec ma mère, dans le fort de Choucha. Je commençais à être fort et grand. Je voulais entrer en maison pour gagner quelque chose, pour soulager l'existence de ma mère et de mes sœurs, mais ma pauvre et tendre mère n'a jamais voulu, en me disant: «Je vendrais plutôt tous mes effets pour te donner l'existence. Je ne veux pas te voir dans la servitude[27].»

Enfin, j'ai resté à la maison en recevant les caresses les plus tendres, le matin jusqu'au soir.

Un mois après, la paix était faite, tout était bien tranquille, j'ai voulu quitter le fort de Choucha pour aller à Aperkan, notre ville. Ma mère a consenti. De mon avis, j'ai fait venir une voiture, nous avons chargé tous nos effets, et nous sommes partis le matin et arrivés, le soir, à six. Notre maison était tout à fait abîmée, comme j'ai vu, en revenant de Gandja. Nous avons fait arranger la maison comme nous avons pu.

Quelques jours après, ma jeune sœur Begzada tombe malheureusement bien malade, car nous avons malheur de la perdre en huit jours de temps, qui nous a donné beaucoup de chagrin. Elle était une des plus jolies filles de la Géorgie.

Nous étions privés de nouvelles de mon père depuis une année. Cela faisait bien du chagrin à ma mère, privée de son mari et ses deux fils aussi longtemps.

Maman a reçu, quelque temps après, une lettre de mon père par un négociant de Kasaque[28]. Ma pauvre mère était la plus heureuse des femmes d'avoir reçu des nouvelles de son mari et ses enfants. Il disait dans sa lettre, qu'il était établi un gros magasin à Kasaque, et nous pourrons aller rejoindre. Ma mère a voulu absolument aller rejoindre son mari et ses enfants. Je lui dis: «Maman, si tu veux me croire, tu ferais pas ce long voyage. Si mon père avait de bonnes attentions de te rendre heureuse, il t'aurait pas quittée aussi longtemps sans te donner de ses nouvelles. Je crois même, si nous faisons ce voyage, ce serait notre dernier malheur, car les routes sont pas sûres pour les voyageurs, même les Tartares ont arrêté plusieurs fois les voyageurs. Cela me donne beaucoup d'inquiétude.» Maman n'a pas voulu m'écouter, en me disant: «Je ne fais pas ce voyage pour ton père, si tu veux, mais c'est pour mes enfants qui sont avec lui depuis si longtemps.»

Enfin j'étais obligé de céder et aller avec elle et ma sœur. Notre route était par Gandja. Comme je connaissais la route, nous avons vendu une grande partie de nos effets et j'ai conduit ma mère et ma sœur jusqu'à Gandja.

Après deux jours de marche, ma mère était bien fatiguée du voyage; j'ai amené maman et ma sœur sur la grande place du marché de la ville.

Comme je connaissais très bien la ville, j'ai reçu de l'argent de ma mère pour aller acheter quelque chose pour notre dîner, et elle attendait toujours mon retour, mais c'est à ce moment-là que j'ai eu le malheur de perdre ma mère et ma sœur pour toujours, car j'avais un mauvais pressentiment quand nous sommes partis de notre malheureuse ville que nous aimions bien et où nous étions tranquilles. En revenant du marché pour rejoindre ma mère qui m'attendait pendant une heure, j'ai rencontré un monsieur qui m'a accosté en me disant: «Vous voilà, Roustam! Je vous cherche depuis une heure. Votre mère est chez moi qui vous attend.» Malheureusement ce n'était pas vrai. Enfin j'ai été avec cet homme sans le connaître. Quand nous sommes arrivés chez lui, je n'ai pas vu ma mère. Je commençai à pleurer comme un malheureux que j'étais. Il me dit, le maître de la maison: «Ne craignez rien, votre mère est sortie avec votre sœur. Je vas les chercher.»

Dans cet intervalle, j'étais assis au milieu de la cour, à l'ombre des arbres[29], en attendant ma mère, qui faisait toujours mon vrai bonheur. Il était entré, à la maison, un jeune homme[30] pour dire quelque chose à deux dames qui étaient assises à côté de moi. Il m'a beaucoup regardé, en me disant si je parle Arménien? Je lui dis que oui, même j'étais Arménien. Il me dit en même langage: «Tâchez de vous sauver d'ici, parce que on vous a amené ici pour vous vendre et vous perdre pour toujours. Vous verrez peut-être plus votre mère et sœur.» J'ai cru d'avoir reçu un coup de marteau sur ma pauvre tête. Voilà donc l'homme parti. Je restai avec ces deux mauvaises femmes. Je ne savais pas comment me sauver de cette maison-là. Il arrivait, un instant après, une femme du voisinage. Celles-ci commençaient à disputer, dans leur langage que je comprenais très-bien et je parlais comme eux. Je saisis cet heureux moment-là. J'ai pris la clef de la garde-robe; on a cru que j'avais vraiment besoin. À côté de la garde-robe, était une porte qui donnait sur une petite cour, mais la cour était coupée par un ruisseau de deux pieds de profondeur. Enfin, au moment que j'étais à côté de la porte de la petite cour, je suis rentré et j'ai fermé la porte sur moi et j'ai traversé le petit ruisseau, et je me trouvais hors de danger et échappé des mains de ces brigands-là.

Je me suis rendu, sur-le-champ, à l'endroit que j'avais laissé ma mère et ma sœur, mais, malheureusement, j'ai rien trouvé. J'ai demandé à tout le monde qui passait à côté de moi. Personne faisait attention de mon malheureux sort[31].

Cependant, en traversant sur un pont, j'ai rencontré un ancien ami de mon père que j'ai connu très-bien aussi. Je lui contai toutes nos peines en chemin faisant. Il me dit: «Ne craignez rien, je trouverai votre mère et je ferai punir l'homme qui vous a arrêté!» Il m'amène chez lui et me fait bien dîner et m'amène avec lui au marché que j'avais perdu ma mère. Il me montra tout le monde qui passait et il me disait tout bas: «C'est-il lui?». Je lui disais: «Non! ce n'est pas lui, ce n'est pas lui! Si vous voulez, je vous conduirai chez lui. Ce n'est pas loin d'ici.» Il me dit: «Non, ce n'est pas nécessaire, je saurai bien le trouver.» Il me mène ensuite dans une grande maison. Il me dit: «Reste ici, je vais chercher votre mère.» Je demandais pas mieux, mais le brigand venait pas. Je pleurai le matin jusqu'au soir. Le lendemain, la maîtresse de la maison me dit: «Ce monsieur qui vous a amené ne viendra plus, il ne faut pas compter sur lui.» Je lui dis: «Eh bien! je vais aller chez lui. Je sais sa demeure.» Elle a fait fermer la grande porte pour m'empêcher de sortir.

Me voilà donc dans un état inconsolable. Pour me consoler, elle me dit: «Je n'ai pas d'enfant, mon intention est de vous adopter pour mon fils.» Je pleurais toujours sans consentir à sa proposition. Le barbare qui m'avait amené dans cette maison m'avait vendu pour la deuxième fois. La première fois était manquée parce que je me suis sauvé, comme je viens de le marquer. Il me paraît que ma mère a su que j'étais dans cette grande maison, car elle est venue plusieurs fois avec ma sœur à la porte pour me demander[32]; mais on a toujours refusé de la recevoir, en disant: «Il n'est pas d'enfants à la maison.» Elle retourne toujours en versant des larmes comme un torrent.

Comme je n'ai plus de moyens de sortir de cette maison-là, j'ai été obligé de consentir d'être le fils adoptif à la maîtresse de la maison, en croyant être plus libre pour sauver plus facilement et de me retourner tout à fait dans mon pays natal. Peut-être j'aurais pu trouver ma mère par les négociants qui voyagent un pays à l'autre. Je dis à la maîtresse: «Je veux bien être votre fils adoptif, en condition que vous trouverez ma mère. Nous irons, nous deux, chercher dans la ville.» Elle me dit: «Oui, ne craignez rien, je m'en charge.»

Enfin voilà la cérémonie qui commence: comme usage de pays, elle me passe dans une chemise, elle m'embrasse en me disant: «Vous voilà mon fils, je ferai votre bonheur!»

Avec tout ça, je n'avais pas confiance en elle. Je disais moi-même: «Me voilà encore vendu pour la troisième fois!» Je me suis pas trompé dans ma pensée.

J'ai resté à peu près deux mois chez elle[33].

Elle m'avait fait donner des jolis habits, bon lit et très-bien nourri, mais je me méfiais toujours de toutes ses bonnes attentions. Je demandai plusieurs fois pour sortir jusqu'au bout de la porte. Elle me disait: «Non, non. Demain nous sortirons ensemble.» C'était toujours la même chose. Enfin je n'ai jamais pu m'échapper. Dans tout cet intervalle-là, venaient des visites dans la journée pour ma mère adoptive. Elle ne me faisait voir à personne, quand elle entendait frapper la porte. Elle me cachait dans les petites chambres, quelquefois elle se cachait avec moi. Je lui disais: «Mais pourquoi nous nous cachons, nous sommes pas malfaiteurs?» Elle me disait: «Mais non, ce n'est pas pour ça, je ne veux pas recevoir beaucoup de monde, je veux rester avec mon fils. Elle m'a fait voir seulement un tailleur, qui m'a fait faire des habits. Quelques jours après, le mari de la bourgeoise me dit: «Nous ferons un voyage, dans quelques jours, sur le côté de la mer Kaspienne, et viendrez avec moi.» Je lui dis: «Oui», en pensant que je pourrais me sauver en chemin faisant. Malheureusement, je n'ai pas pu réussir mon désir.

* * * * *

Un jour, bien bonne heure, à minuit, le domestique monte dans ma chambre. Il me dit qu'il faut que je m'habille, parce que nous allons partir pour Kaspienne. Une demi-heure après, je descends dans la chambre de ma mère adoptive. Je lui fais mes adieux. Elle me disait: «Ne craignez rien, vous viendrez, dans quinze jours, avec mon mari.»

Je comptais bien me sauver, en sortant de la maison, de ne pas aller plus loin. On ouvrit une petite porte qui donne dans une cour. Première chose que j'aperçois c'était trente chevaux de selle tout sellés, bridés. On ouvrit une autre porte d'une espèce de manège qui avait dedans soixante petits enfants tous bien habillés. À ce coup d'œil, je me disais en moi-même: «Me voilà encore vendu pour la quatrième fois!» Enfin on nous a fait monter deux sur chaque cheval. Nous voilà donc partis pour notre destination, escortés par quelques hommes armés.

Deux jours après, nous avons rencontré une grande quantité de Tartares qui nous ont arrêtés, pour nous prendre.

Tous les hommes armés se sont battus pendant une demi-heure, et on nous a capitulés en condition que tous les Arméniens seront au pouvoir des Tartares, et les Géorgiens resteront à mon vilain et brigand père adoptif, qui n'était pas trop content d'avoir perdu quinze de ses meilleurs petits enfants, et j'ai resté avec lui aussi, comme géorgien.

Trois jours après, nous sommes arrivés dans une grande ville tout-à-fait au pied du mont Caucase[34]. J'ai resté quelque temps; tous les autres ont été vendus en peu de temps.

Depuis quelques jours, j'ai perdu de vue mon cochon qui m'avait amené dans cette ville. Il me paraît qu'il m'avait encore vendu pour la cinquième fois.

J'étais chez un brave homme qui me traitait bien. Même j'étais très-libre, je me promenais tous les jours tout seul. J'avais grande envie de me sauver, mais je ne pouvais pas, parce que j'avais le grand fleuve de Kour à passer. Je n'avais pas d'argent pour m'aider à me sauver et passer le fleuve. J'ai resté donc là trois mois dans l'hiver, toujours pleurant d'être séparé de ma tendre mère qui faisait mon bonheur.

Je savais bien que je ne resterais pas longtemps où j'étais. L'homme à qui j'appartenais était un grand marchand de soie, qui faisait quelquefois des voyages en Crimée. Il me fait donner, un jour, des bottes fourrées, une pelisse bien chaude, pour que je voyage avec lui.

Nous avons traversé la fameuse montagne de Caucase, avec grand'peine. Il faisait un froid extraordinaire. Le bourgeois avait porté deux couvertures avec lui, qui nous ont bien servi. Ce n'était pas pour nous couvrir, c'était pour couvrir la grande quantité de neige, pour marcher sur la couverture. Quand nous marchions sur une, on mettait l'autre devant nous, pour que nous nous perdions pas dans la neige et pour avoir plus de facilité de grimper sur les montagnes.

Après les mauvais passages, nous avons encore marché deux jours pour arriver dans la capitale du mont Caucase, qui s'appelle Lesghistan[35].

Le prince qui gouverne cette province s'appelle Héraclius: le pays, quoique très-montagneux, est un bon pays. On fait des grands commerces de soie et de cachemire, comme à Gandja.

Les moutons du pays sont très-bons aussi et bien gros: un seul pèse quatre-vingts livres, même plus; il a aussi de beaux chevaux. Les Tartares tirent tous leurs beaux chevaux dans ce pays-là, même les Turcs d'Anapa.

Le marchand avec lequel j'étais voulait aller en Tartarie le plus tôt possible, mais il m'est arrivé une maladie, il était obligé de retarder son voyage jusqu'à ce que je sois rétabli, mais ça durait près de deux mois. C'est une maladie qui m'a fait bien souffrir. Une seule fois que je suis allé me promener dans les montagnes, à mon retour à la maison, j'avais bien froid, je me suis approché auprès du feu que j'avais croisé mes jambes et, assis par terre comme tout le monde, il se trouvait un grand chaudron sur le feu, de l'eau étant bien chaude. Quelqu'un remue le feu: voilà donc le chaudron renversé sur mes deux jambes!

J'ai souffert comme un malheureux, mes jambes sont venues grosses comme un tonneau. Deux mois après, j'étais tout-à-fait guéri de cet accident[36].

Enfin nous sommes partis pour Alexandria, la ville de Tartarie, et, trois jours après, nous sommes arrivés dans cette ville. Quelques jours après notre arrivée, j'ai demandé au marchand que j'appartenais, la permission pour aller promener, et j'ai eu la permission.

Au moment que je quittais la porte, j'ai rencontré une petite demoiselle de mon âge, treize ans, native de mon pays et même ville. Elle était prise par les Tartares, deux mois avant moi.

Enfin je m'empressai de lui donner des nouvelles de ses parents. Elle me dit: «Votre sœur Marie est ici; si vous voulez, je vous conduirai chez son maître.» Je demandais pas mieux d'y aller partager toutes mes peines avec elle. Enfin elle me conduit jusqu'à sa porte. Je rentre à la maison pour demander ma sœur. Elle m'aperçoit. Elle saute à mon cou. Elle avait du courage plus que moi, car je pleurais si fort que je ne pouvais pas lui parler ni demander des nouvelles de ma pauvre mère que j'avais laissée à Gandja.

Elle me consola du mieux qu'elle put, en me disant que maman était esclave chez un Arménien qui était établi dans la ville, comme un grand négociant, et il a acheté maman et lui a donné sa liberté en lui disant qu'elle pourra aller dans son pays si elle veut. Maman, étant seule, n'a pas pu entreprendre le voyage, et elle vivait dans cette maison comme un ami jusqu'à ce que les communications soient libres pour qu'elle retourne dans son pays.

Souvenirs de Roustam, mamelouck de Napoléon Ier

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