Читать книгу Pour L’éternité, et un Jour - Sophie Love, Софи Лав - Страница 6
CHAPITRE UN
Оглавление« Papa ? », répéta Emily.
Elle dévisageait l’homme sur les marches de sa véranda, un homme qu’elle reconnaissait à peine désormais. Des cheveux grisonnant là où autrefois ils avaient été noirs. L'ombre du chaume sur son menton. Des sillons et des rides recouvraient son visage. Mais il n'y avait aucun doute. C'était son père.
Les mots lui manquaient. Elle ne pouvait pas reprendre son souffle.
Les pattes d’oies au coin des yeux de Roy se creusèrent tandis qu'il souriait. « Emily Jane », répondit-il.
C'est alors qu'Emily sut que c'était réel. Il était réel. C'était son père.
Elle courut aussi vite qu’elle le pouvait le long des marches de la véranda et se jeta dans ses bras. Elle avait imaginé ce moment tant de fois, se demandant comment elle se comporterait si jamais il revenait vers elle. Dans son imagination, elle agissait de manière détendue, froide, s’était élevée au-dessus de tout cela en ne lui permettant pas de voir la douleur que sa disparition lui avait causée, ni le pur soulagement qu'elle ressentait en sachant qu'il était sain et sauf. Mais bien sûr la réalité était complètement différente. Au lieu d'être dans la confrontation, elle passa ses bras autour de son cou et le serra comme si elle était encore une enfant.
Il était chaud, solide. Elle pouvait le sentir respirer fort, chaque gonflement de ses poumons trahissait ses émotions. Ses larmes vinrent presque immédiatement. Comme en réponse, elle sentit les siennes mouiller ses joues et son cou.
« Tu es revenu », réussit à dire Emily, dont la voix se brisa pendant qu'elle parlait. Elle sonnait aussi jeune et vulnérable qu'elle avait l’impression de l’être.
« Je l’ai fait », répondit Roy à travers de profonds sanglots. « Je suis— »
Mais il s’arrêta net. Emily savait instinctivement que le seul mot pour conclure cette phrase était “désolé” mais que son père n'était pas encore prêt à faire face au torrent d'émotions que prononcer ce mot déclencherait. Emily ne l’était pas non plus. Elle ne voulait pas encore prendre une voie si douloureuse. Elle voulait juste rester dans ce moment. Savourer ça.
Elle perdit la notion du temps qui s’écoulait pendant qu'elle et son père se tenaient là enlacés, mais elle sentit un changement soudain dans la façon dont son père la tenait, une tension dans ses muscles, comme s’il était tout à coup mal à l’aise. Elle s’écarta de lui et regarda par-dessus son épaule pour voir sur quoi le regard de Roy était maintenant braqué : Chantelle.
Elle se tenait debout dans l’ouverture de la porte de l’hôtel, une expression confuse sur son visage comme si elle essayait de comprendre la scène étrange qui se déroulait devant elle. Emily pouvait lire toutes les questions dans ses yeux. Qui est cet homme ? Pourquoi Emily pleure-t-elle ? Pourquoi lui aussi ? Que se passe-t-il ?
« Chantelle, ma chérie », dit Emily, tendant la main. « Viens ici. »
Emily vit dans l'hésitation de Chantelle une timidité inhabituelle.
« Il n'y a rien à craindre », ajouta Emily.
Chantelle fit quelques pas vers Emily. « Pourquoi est-ce qu’il me regarde comme ça ? », dit-elle dans un aparté que Roy pouvait très bien entendre.
Emily regarda vers son père. Ses yeux humides étaient écarquillés par la confusion. Il essuya les gouttes de ses cils.
« Tu as une fille ? », balbutia-t-il enfin, la voix pleine d'émotion.
« Oui », dit Emily en tendant la main vers Chantelle et en attirant la jeune fille à côté d’elle, dans une demi-étreinte. « Enfin, c'est la fille de Daniel. Mais je l'élève comme une mère le ferait. »
Chantelle s'accrocha à Emily. « Est-ce qu'il va m’emmener ? », demanda-t-elle.
« Oh non, non, chérie », s'écria Emily. « C'est mon père. Ton grand-père. » Elle tourna alors le regard pour croiser celui son père. « Papa Roy ? », suggéra-t-elle.
Il hocha immédiatement de la tête. Il semblait ensorcelé par l'enfant, ses yeux bleu pâle étincelaient, intrigués.
« Elle lui ressemble tellement », dit-il.
Emily comprit sur le champ ce qu'il voulait dire. Chantelle ressemblait à Charlotte. Pas étonnant qu'il ait supposé qu'elle était l'enfant d'Emily ; Emily elle-même avait parfois du mal à croire que ce n’étaient pas les gènes de Charlotte qui s’exprimaient chez Chantelle.
« Je le vois aussi », avoua-t-elle.
« À qui je ressemble ? », demanda Chantelle.
Emily eut l’impression que tous ces questionnements étaient trop pour l'enfant. Elle voulait y mettre fin tout de suite. Même si elle se sentait comme un agneau tremblant, elle savait qu'elle devait se mettre en avant et prendre la direction.
« Quelqu'un que nous connaissions il y a longtemps, c'est tout », dit-elle dit. « Allez, Papa Roy doit rencontrer papa. »
Chantelle s’illumina soudainement. « Je vais aller le chercher. » Elle rayonnait, et rentra à l'intérieur en sautillant.
Emily soupira. Elle comprenait pourquoi son père avait été tellement choqué par Chantelle, mais de voir un étranger la dévisager ainsi – comme si elle était un fantôme – c’était la dernière chose dont l'enfant avait besoin.
« Elle n'est pas biologiquement la tienne ? », demanda Roy à la seconde où l'enfant avait disparu.
Emily secoua la tête. « Je sais, c'est fou. Elle est aussi sensible qu'elle. Et gentille. Drôle. Créative. Je suis impatiente que tu fasses sa connaissance. » Sa voix se serra alors, avec une crainte soudaine à l’idée que Roy ne resterait pas, que ce n'était qu'une visite éclair. Peut-être n'était-elle même pas censée avoir su qu'il était ici. Peut-être que son plan était de l'éviter complètement, de passer en coup de vent avant qu’elle n’ait eu eu l'occasion de se rendre compte qu'il était de retour, comme ses voyages furtifs avec sa voiture défoncée que Trevor avait vu de sa fenêtre. Elle se frotta derrière l’oreille maladroitement. « Enfin, si tu as le temps. »
« J'ai le temps. » Roy acquiesça, un léger sourire apparaissant sur ses lèvres.
À cet instant-là, Chantelle revint, traînant Daniel derrière elle. Il s'arrêta sur le seuil de la porte et regarda Roy.
« Papa Roy ? », dit-il en levant les sourcils, répétant manifestement le nom que Chantelle lui avait si innocemment transmis.
Emily vit le regard qu’ils échangèrent et se souvint de ce que Daniel lui avait raconté à propos de cet été-là, quand il était adolescent et avait eu besoin d'un ami, comment Roy avait été là pour lui, l'avait aidé à remettre sa vie sur les rails. Elle pouvait dire à cet instant que le retour de Roy à Sunset Harbour comptait presque autant pour Daniel que pour elle-même.
Roy présenta sa main pour que Daniel la serre. Mais à la surprise d'Emily, Daniel prit la main et attira Roy dans une étreinte. Elle sentit un étrange serrement dans sa poitrine, une émotion particulière qui se trouvait entre la joie et le chagrin.
« Je pense que tu as déjà rencontré Daniel », dit Emily, sa voix se brisant encore une fois.
« En effet », répondit Roy alors qu'il était libéré par Daniel, le prenant à la place par les épaules. Il semblait submergé par l’émotion, louvoyant entre les larmes de joie et les éclats de rire soulagés.
« Nous allons nous marier », ajouta Emily, presque bêtement.
« Je sais », dit Roy, souriant d’une oreille à l’autre. « J'ai lu ton mail. Je suis tellement ravi. »
« Vous venez à l'intérieur ? », demanda Daniel à Roy, doucement.
« Si vous le permettez », répondit Roy, l’air préoccupé de ne pas être accepté dans la vie d'Emily.
« Bien sûr ! », s’exclama Emily. Elle serra sa main avec force, essayant de lui dire que tout allait bien, qu'il était désiré ici, accepté, que son retour était un évènement joyeux.
Le visage de Roy parut marqué par le soulagement. Il se détendit visiblement, comme si un obstacle pour lequel il s’était inquiété avait été franchi.
Tandis qu’ils marchaient vers la porte, Emily prit soudainement conscience du fait que la maison que son père avait abandonnée il y avait plus de vingt ans ne ressemblait en rien à son ancien état. Elle l’avait reprise, avait tout changé, modifié sa raison d’être, d'une maison familiale à un hôtel. Serait-il furieux ?
« Nous avons fait des rénovations », dit-elle rapidement.
« Emily Jane », répondit son père d'une voix douce et ferme, « je sais que tu vis ici. Que c’est un hôtel maintenant. C'est bon. Je suis ravi pour toi. »
Elle hocha de la tête, mais se sentait encore anxieuse à l’idée de le laisser entrer. Chantelle ouvrit la voie et, l'un après l'autre, ils pénétrèrent en file indienne dans le hall de réception, Roy en dernier, sa démarche plus lente et plus raide que dans les souvenirs d’Emily.
Il s'arrêta dans le hall et regarda autour de lui, bouche bée, avec surprise et crainte. Quand il vit le bureau, ses yeux s'écarquillèrent.
« Est-ce… ? »
« Le même que celui que tu as vendu à Rico ? », dit Emily. « Oui. »
L’hôtel avait été une pension avant que ses propriétaires ne l'abandonnent. L'histoire de Roy avec la demeure reflétait celle d’Emily à l'envers. Il avait voulu que cet endroit soit une maison familiale, un refuge pour les vacances d'été. Emily l'avait retransformé en maison d'hôtes, en entreprise.
« Je n’arrive pas à croire qu'il l'ait gardé pendant toutes ces années », dit Roy avec surprise, le regard toujours posé sur le bureau. Puis il tourna les yeux vers Emily. « Tu te souviens du jour où je l'ai vendu ? »
Emily secoua la tête en silence.
« Tu étais assez inflexible sur le fait que je ne devais pas le vendre », dit-il avec un rire. « Tu avais mis une Barbie dans chacun des tiroirs. Tu as dit que c'était un hôpital pour tes poupées. »
« Je pense que je m’en souviens », répondit Emily en se sentant un peu mélancolique.
« Rico a été très gentil à ce sujet », ajouta Roy. « Il t’a aidée à “transférer” tes “patientes” dans un autre endroit. Je pense que tu avais choisi le placard sous l'évier. » Lui aussi devint quelque peu mélancolique, et détourna son attention du bureau de réception et revint aux travaux de rénovation. « C'est vraiment incroyable. Tu as fait un excellent travail. »
La fierté dans sa voix secoua Emily. Ce moment constituait tellement plus que ce qu'elle aurait pu espérer. C'était parfait.
« Tu veux visiter ? », demanda-t-elle.
Roy acquiesça. Emily le conduisit d'abord dans la cuisine. À l'intérieur, ils pouvaient entendre les aboiements des chiens dans la buanderie.
« Je ne sais pas ce qu'il faut intégrer en premier », s'exclama Roy, contemplant autour de lui à la cuisine entièrement rénovée avec ses appareils et décorations rétro. « L'incroyable travail de rénovation ou le fait que tu aies des animaux de compagnie ! »
« C'est Mogsy et son petit Rain ! », annonça Chantelle, ouvrant la porte de la buanderie pour permettre aux deux de rentrer en courant.
Ils se précipitèrent vers Roy, le reniflèrent et essayèrent de lui lécher les joues. Roy se mit à rire, les ridules autour de son visage devinrent plus prononcées et il les gratta tous deux derrière les oreilles.
« Nous ne les laissons généralement pas courir dans la cuisine », expliqua Emily. « Mais comme c'est une occasion particulière — »
Sa voix s’étrangla alors que cet élan de mélancolie qu'elle avait ressenti plus tôt revenait. Être avec son père ne devrait pas être “spécial” ; c’était devenu ainsi à cause de son départ.
De sa position accroupie, il leva les yeux vers elle, l’expression remplie de regret.
D'un seul coup, Emily sentit la colère monter. Une partie de sa douleur profondément enterrée commençait à remonter en bouillonnant.
« Allons dans la salle à manger », dit-elle brusquement, ne voulant pas que ses émotions fassent surface.
Ils entrèrent dans la salle avec la grande table de chêne. Tout de suite, Roy remarqua que le drap lourd qui avait autrefois été suspendu sur la porte de la salle de bal n'était plus là.
« Vous avez trouvé la salle de bal », dit-il.
Quelque chose dans son commentaire irrita encore Emily. Ce n'était pas un jeu de cache-cache. Elle sentait la chaleur lui monter aux joues.
« Trouvée. Rénovée. Bientôt on s’y mariera », dit-elle, alors qu'ils passaient le long du couloir au plafond bas et émergeaient dans la grande salle de bal.
Elle pouvait entendre la raideur dans sa voix et prit une profonde inspiration pour se calmer.
« Eh bien, elle est magnifique », déclara Roy, soit inconscient de sa colère croissante, soit pas encore prêt à l'affronter. « Je suis surpris que les vitraux soient si beaux après tout ce temps. »
« L'ami de Daniel, George, les a restaurés », expliqua Emily.
« George ? », dit Roy en levant les sourcils. « Je me souviens de lui quand il faisait cette taille. » Il fit un geste de la main à la taille pour indiquer la taille d'un enfant.
Il vint alors à l’esprit d’Emily que Sunset Harbour était plus la ville de son père qu’elle n’avait jamais été la sienne, qu'il connaissait mieux les gens de ce lieu qu'elle, que durant les années où il avait vécu là, il s’était plus enraciné qu'elle ne pourrait jamais espérer l’être. Une jalousie nouvelle se répandit dans le mélange complexe de sentiments qu'elle essayait déjà de garder à distance. Elle faisait de son mieux pour garder une expression neutre.
Ils montèrent à l'étage plus tard et Emily montra à Roy la chambre principale, la pièce qui avait été autrefois la sienne et celle de Patricia, puis, probablement, la sienne et celle d'Antonia quand elle lui avait rendu visite, avant de devenir celle d’Emily et de Daniel.
« C'est fantastique », s'exclama Roy. « Les couleurs sont si fraîches. »
Il avait été beaucoup plus versé dans ses couleurs sombres, les sortes de pourpres et de teintes bleu marine avec lesquelles elle avait décoré les chambres de l’hôtel. Le blanc cassé et le bleu étaient bien plus proches des goûts de sa mère, et Emily réalisa pour la première fois en regardant sa chambre que son style était un mélange parfait de tous deux. Le penchant de Roy pour les antiquités – visible dans le gigantesque lit, la coiffeuse, l'ottomane – et la propreté de Patricia dans les couleurs blanches. Emily avait l'impression de redécouvrir la chambre.
« Ma chambre est à côté », dit Chantelle.
Emily fut soulagée de la distraction. Elle guida Roy hors de la pièce et dans celle de Chantelle, où il admira les délicieux meubles à décor animal qu’Emily avait achetés pour elle. Chantelle valsait autour de la pièce, montrant fièrement son étagère de livres, sa penderie remplie de robes, son tas de peluches, son mur d'œuvres d'art.
« Chantelle, tu as une chambre plutôt jolie », dit-il avec gentillesse, rappelant à Emily cette manière douce qu'il avait avec les enfants, la gentillesse avec laquelle il lui parlait quand il faisait partie de sa vie.
Chantelle rayonnait de fierté.
« Tu as choisi de ne pas la mettre dans la pièce que toi et Charlotte partagiez ? », dit-il. « La salle de jeu avec la mezzanine ? »
Emily ressentit un petit pincement dans la poitrine en l’entendant faire référence à sa chambre d'enfance. Il l'avait fermée après la mort de Charlotte, obligeant Emily à changer de pièce. Cela avait été le premier signe, Emily en prenait conscience maintenant, que son père n'allait pas intégrer la mort de Charlotte, que son décès allait devenir le catalyseur menant à son abandon.
« C'est la suite nuptiale », expliqua Daniel, prenant le relais alors qu'Emily restait muette. « La mezzanine était un excellent argument de vente. De plus, nous voulions Chantelle près de nous. »
L'émotion allait devenir trop pour Emily. Elle ignorait totalement qu'il était possible de ressentir tant de choses contradictoires et complexes à la fois. Elle réalisa soudain qu'une fois cette visite terminée, une fois qu'ils s’assoiraient face à face dans le salon, elle libérerait une explosion de rage à l’encontre de son père.
Elle sentit brusquement la main de ce dernier sur son bras, qui la soutenait, la rassurait. Elle regarda dans ses yeux bleus, vit en eux le chagrin et le regret, mélangés à un soulagement absolu. Il lui disait silencieusement que ça allait, qu’il comprenait sa colère. Elle n'avait pas besoin de la lui cacher.
Ils se baladèrent à travers le reste de l’étage, jetant un coup d'œil dans quelques-unes des chambres d'hôtes afin que Roy puisse avoir une idée de la décoration. Il hésita brièvement à côté de la porte de son bureau. La dernière fois qu'il avait été là, il avait été plus jeune de deux décennies, avec les cheveux noirs au lieu de gris, son corps plus mince et plus agile au lieu de la légère bedaine qui se trouvait maintenant au-dessus de sa ceinture.
« C'est le même », répondit Emily. « Je ne l'ai pas changé. »
Il hocha de la tête, mais ne prononça pas un mot. Elle se demanda s'il pensait à la myriade de documents qu'il avait verrouillés à l'intérieur de son bureau, qu’elle avait lus à présent. Les lettres et les secrets qu'elle avait trouvés. Emily savait qu'il n'y avait aucun moyen de savoir ce que Roy pensait. L'homme était autant un mystère pour elle maintenant qu'il l'avait toujours été.
Ils allèrent au troisième étage et Roy s’attarda pendant un moment à côté de l'escalier menant au belvédère. Avait-il la soirée du Nouvel An à l’esprit ? se demanda Emily. Celle où il lui avait dit de ne pas avoir peur, d'ouvrir les yeux et de regarder les feux d'artifice ? Ou avait-il oublié tous ces souvenirs comme elle l'avait fait autrefois ?
Chantelle sautillait tout autour, en lui montrant toutes les chambres vides. Elle avait l'air excitée qu’il soit là, et tellement fière de lui montrer sa maison. Emily aurait aimé se sentir aussi légère que l'enfant l’était, mais elle avait tant de choses en tête que cela l’emplissait d'angoisse.
« Je suis vraiment émerveillé par le travail que tu as accompli ici », dit Roy. « Ça n'a pas dû être facile de faire rentrer toutes ces salles de bains. »
« Ça ne l’a pas été », répondit Emily. « Nous n'avions qu’environ vingt-quatre heures pour le faire aussi. C’est une longue histoire. »
« J'ai le temps. » Roy sourit.
Emily ne savait même pas comment répondre à cela. Le temps n'était pas quelque chose qu'elle pouvait considérer pour acquis avec lui. Elle ne pouvait pas faire confiance à ses sentiments.
« Allons dans le salon », dit-elle durement. « Pour prendre quelque chose à boire ? » Puis, en réalisant sa bévue en proposant de l'alcool à un alcoolique, elle ajouta rapidement, « Du café. »
À chaque marche descendue, Emily sentait sa colère devenir plus forte. Elle détestait ce sentiment. Elle voulait que cette réunion soit joyeuse, mais comment pouvait-elle l’être, vraiment, quand elle avait tout ce ressentiment en elle ? Son père devait entendre parler de la douleur qu'il lui avait causée.
Ils atteignirent le couloir du rez-de-chaussée. Daniel se dirigea vers la cuisine pour préparer le café pendant que Chantelle menait Roy dans le salon. Il poussa une exclamation quand il vit les rénovations, la façon dont Emily avait mélangé nouveaux styles et vieux styles, comment elle avait intégré l'art moderne et les verreries Kandinsky.
« C’est mon ancien piano ? », demanda-t-il.
Emily acquiesça. « Je l’ai fait réparer. Le gars qui l'a fait, Owen, il joue ici parfois. Il jouera à notre mariage en fait. »
Pour la première fois, Emily éprouva une impression de triomphe. N'ayant pas vécu longtemps à Sunset Harbour, Owen n'était pas quelqu'un que son père avait connu avant elle, plus longtemps qu’elle, ou connaissait mieux qu'elle. Il y avait des gens ici qui étaient les siens, qui n'étaient pas souillés par l’aspect déplaisant de ce passé partagé.
« Owen m'aide avec mon chant », dit Chantelle.
« Oh, tu chantes ? », répondit Roy. « Est-ce que je peux en entendre un peu ? »
« Peut-être plus tard », coupa Emily. « Chantelle m'a promis qu'elle rangerait tous ses jouets aujourd'hui. »
« Je ne peux pas le faire plus tard ? », gémit Chantelle.
Elle voulait clairement passer plus de temps avec Papa Roy et Emily ne pouvait pas l’en blâmer. À la surface, il ressemblait à un doux géant, une sorte de Père Noël. Mais Emily ne pouvait pas continuer à afficher un sourire factice sur son visage juste pour Chantelle. Il était temps pour elle et son père de parler comme des adultes.
Emily secoua la tête. « Pourquoi est-ce que tu ne ferais pas sur le champ, puis tu auras toute la journée pour jouer avec Papa Roy, d'accord ? »
Chantelle céda et quitta la pièce en frappant des pieds.
« Tu as ouvert le bar clandestin », remarqua Roy, en regardant le bar tout juste restauré. Il semblait impressionné par la manière dont Emily avait conservé son époque de la même manière qu'il l’avait fait, un hommage au temps passé. « Vous savez que c'est un original. »
Elle acquiesça. « Je m’en doutais aussi. Sauf les bouteilles d'alcool. »
Sans Chantelle pour amortir la situation, une tension s’éleva entre eux. Emily fit un geste vers le canapé.
« Tu veux t’asseoir ? »
Roy hocha de la tête et s'installa. Son visage avait pâli, comme s'il avait senti que le moment de rendre des comptes approchait d’eux.
Mais avant qu'Emily n’en ait eu la chance, Daniel apparu avec un plateau contenant la cafetière, la crème, le sucre et les tasses. Il le posa sur la table basse. Le silence enfla tandis qu'il remplissait les tasses.
Roy s'éclaircit la gorge. « Emily Jane, si tu as des questions à me poser, tu le pouvez. »
La capacité d'Emily à rester polie et cordiale cessa. « Pourquoi est-ce que tu m'as laissée ? », dit-elle.
Daniel leva brusquement la tête avec surprise. Ses yeux étaient aussi larges que des soucoupes. Il n'avait probablement pas réalisé que la joie d'Emily vis-à-vis du retour de Roy avait également entraîné sa colère, qu'elle avait porté son émotion avec elle pendant toute la visite de la maison. Il se leva alors.
« Je devrais vous laisser du temps à tous les deux », dit-il poliment.
Emily tourna les yeux vers lui. Il avait l'air si maladroit, là debout, comme s'il empiétait soudain sur une affaire privée, et Emily se sentit un peu coupable d'avoir fait tourner si rapidement la conversation au vinaigre en sa présence, sans lui donner l'occasion de s'excuser d'une manière plus polie.
« Merci », dit-elle tandis qu’il sortait en hâte de la pièce.
Elle reporta son regard vers son père. Roy semblait blessé par sa douleur évidente, mais il respirait calmement et la dévisageait avec des yeux doux.
« J'étais brisé, Emily Jane », commença-t-il. « Après avoir perdu Charlotte, j'étais un homme brisé. Je buvais. J'avais des liaisons. Je me suis aliéné mes amis à New York jusqu'à ce que je ne puisse plus supporter d’être là. Ta mère et moi nous sommes séparés, bien que ça n’ait pas été une surprise. Je suis venu ici pour remettre ma vie en ordre. »
« Seulement tu ne l’as pas fait », répondit Emily avec véhémence. « Tu as fui. Tu m'as laissée. »
Elle pouvait sentir des larmes lui picoter les yeux. Ceux de son père devenaient eux aussi rouges et embués. Il regarda ses genoux, une expression de honte sur le visage.
« J'ignorais les choses », dit-il tristement. « Je pensais pouvoir prétendre que tout allait bien. Même si cela faisait des années depuis la mort de Charlotte, je ne m’étais pas vraiment permis de ressentir quoi que ce soit. Je ne suis jamais allé dans la pièce que vous partagiez, je t’ai fait changer pour une autre, si tu t’en souviens. »
Emily acquiesça. Elle se souvenait parfaitement que son père avait bloqué l'accès à certaines parties de la maison, définissant certaines zones comme hors limites pour elle pendant ses visites estivales – le belvédère, le troisième étage, les garages, son bureau, le sous-sol – jusqu'à ce qu'elle eût tout oublié, qu’ils avaient jamais existé ou ce qu'ils contenaient. Elle se souvenait de son comportement de plus en plus incohérent, de son obsession de collectionner des antiquités qui lui semblait être moins un passe-temps et plus une obsession, son accumulation compulsive. Mais de surcroît elle se souvenait de la réduction des contacts, du fait qu’elle passait de moins en moins de temps avec lui dans le Maine jusqu'à ses quinze ans et, un été, il n’était simplement pas venu la chercher. C'était la dernière fois qu'elle l'avait vu.
Emily voulait être compréhensive vis-à-vis des actes de son père. Mais bien qu'une part en comprenne qu'il ait été un homme brisé qui avait un jour craqué, le tourment que ses actions lui avaient causé ne pouvait trouver d’explications convaincantes.
« Pourquoi est-ce que tu n'as pas dit au revoir ? », dit Emily, dont les larmes tombaient à torrents sur ses joues. « Comment as-tu pu juste partir comme ça ? »
Roy, lui aussi, semblait être submergé par l’émotion. Emily remarqua que ses mains tremblaient. Ses lèvres tremblaient pendant qu’il parlait. « Je suis vraiment désolé. J'ai été hanté par cette décision. »
« Tu as été hanté ? », s’écria Emily. « Je ne savais pas si tu étais mort ou vivant ! Tu m’as laissé là à me poser la question, à ne pas savoir. As-tu idée de ce que ça fait à une personne ? Toute ma vie était en suspens à cause de toi ! Parce que tu étais trop lâche pour dire au revoir ! »
Roy prit ses mots comme des coups répétés au visage. Il avait l'air aussi affligé que s'ils avaient véritablement été des coups physiques qu'elle lui aurait assenés.
« C'était inexcusable », dit-il, à peine plus qu'un murmure. « Alors je ne vais pas essayer de l'excuser. »
Emily sentit son cœur tambouriner sauvagement dans sa poitrine. Elle était si furieuse qu'elle ne pouvait même plus y voir clair. Toutes ces années d'émotions se déversaient hors d'elle avec la force d'un tsunami.
« Est-ce que tu as pensé combien cela me blesserait ? », cria-t-elle, sa voix augmentant d’un ton et en volume.
Roy semblait saisi par l’angoisse, son corps tout entier tendu, le visage tordu par le regret. Emily était heureuse de le voir ainsi. Elle voulait qu'il souffre tout autant qu'elle l'avait fait.
« Pas au début », confessa-t-il. « Parce que je n’avais pas tous mes esprits. Je ne pouvais penser à rien ou personne d'autre que moi-même, ma propre douleur. Je pensais que tu serais mieux sans moi. »
Il fondit alors en larmes, les sanglots déchirant son corps jusqu'à ce qu'il tremble sous le coup de l'émotion. Le regarder comme ça fut comme un coup reçu au cœur. Emily ne voulait pas voir son père céder et s’effondrer devant ses yeux, mais il devait savoir. Il n'y aurait pas de passage à autre chose, pas de réparation sans que tout cela soit exposé au grand jour.
« Alors, tu pensais que partir serait m’accorder une faveur ? », dit sèchement Emily, croisant les bras contre sa poitrine dans un geste protecteur. « Tu sais à quel point c’est tordu ? »
Roy pleurait amèrement entre ses mains. « Oui. J’étais déboussolé à l'époque. Je le suis resté très longtemps. Quand j'ai réalisé les dégâts que j'avais causés, trop de temps s'était écoulé. Je ne savais pas comment revenir là où les choses s’étaient arrêtées, comment défaire la blessure. »
« Tu n'as même pas essayé », l’accusa Emily.
« J'ai essayé », dit Roy, l’imploration dans son ton irritant encore plus Emily. « Tellement de fois. Je suis retourné à la maison à plusieurs reprises, mais chaque fois la culpabilité de ce que j'avais fait me submergeait. Il y avait trop de souvenirs. Trop de fantômes. »
« Ne dis pas ça », dit sèchement Emily, et immédiatement des images de Charlotte hantant la maison lui vinrent à l’esprit. « Ne t’avises pas. »
« Je suis désolé », répéta Roy, le souffle coupé par l’angoisse.
Il baissa les yeux sur ses genoux où ses vieilles mains tremblaient.
Sur la table devant eux, les tasses de café refroidissaient.
Emily prit une longue et profonde respiration. Elle savait que son père avait été déprimé – elle avait trouvé l’ordonnance parmi ses possessions – et qu'il n'était pas lui-même, que le chagrin le poussait à se comporter de manière impardonnable. Elle ne devrait pas le blâmer pour cela, et pourtant elle ne pouvait pas s’en empêcher. Il l’avait énormément déçue. L’avait laissée avec son chagrin. Avec sa mère. Il y avait tellement de colère bouillonnant dans le cœur d'Emily, même si elle savait que la culpabilité n’y avait pas sa place.
« Qu'est-ce que je peux faire pour me faire pardonner, Emily Jane ? », dit Roy, ses mains jointes en prière. « Comment puis-je même commencer à guérir les dommages que j'ai causés ? »
« Pourquoi ne commences-tu pas en remplissant les blancs », répondit Emily. « Dis-moi ce qui s'est passé. Où tu es allé. Ce que tu as fait pendant toutes ces années. »
Roy cligna des yeux, comme surpris par la suite de questions d'Emily.
« C'était le questionnement qui m'a tué », expliqua tristement Emily. « Si j’avais seulement su que tu étais en sécurité quelque part, j'aurais pu faire avec. Tu ne sais pas combien de scénarios j'ai échafaudés dans mon esprit, combien de vies différentes j'ai imaginé que tu vivais. J'ai passé des années à ne pas pouvoir dormir à cause de ça. C'était comme si mon esprit n'arrêtait pas d’inventer les options jusqu'à ce qu'il trouve la bonne, même s'il n'y avait aucun moyen d’y parvenir. C'était une tâche impossible et futile, mais je ne pouvais pas m'arrêter. Donc voilà comment tu peux aider. Commence par me donner la vérité, en me disant ce que j’ignorais pendant toutes ces années. Où étais-tu ? »
Les larmes de Roy se tarirent finalement. Il renifla, tamponna ses yeux avec sa manche. Puis il s’éclaircit la gorge.
« J'ai partagé mon temps entre la Grèce et l'Angleterre. J’ai trouvé une maison pour moi à Falmouth, en Cornouailles, sur la côte de l’Angleterre. C'est un bel endroit. Des falaises et des paysages merveilleux. Il y a une scène artistique fantastique là-bas. »
Comme c’est approprié, pensa-t-elle en se remémorant son obsession pour les œuvres de Toni, la façon dont il avait accroché une de ses peintures du phare dans la maison de New York qu’il avait partagé avec Patricia, et combien elle avait été en colère quand elle s’était rendu compte d’à quel point il avait été éhonté et irrespectueux.
« Comment as-tu pu te le permettre ? », le défia Emily. « La police a déclaré qu'il n'y avait eu aucune activité sur tes comptes bancaires. C'était l'une des raisons pour lesquelles je pensais que tu étais mort.
Roy grimaça à ce mot. Emily pouvait voir à quel point il se sentait mal d’être mis face à la douleur qu'il lui avait infligée. Mais il devait entendre cela. Et elle avait besoin de le dire. C'était la seule façon pour eux d'avancer.
« Je n'ai vendu aucune de mes antiquités, si c'est ce que tu veux dire », commença-t-il. « J'ai laissé tout ça pour toi. »
« Est-ce que je suis censée te remercier ? », demanda amèrement Emily. « Ce n'est pas comme si un diamant pouvait compenser des années de négligence. »
Roy acquiesça tristement, encaissant ses mots pleins de colère. Emily commençait à accepter qu'il reconnaissait, qu'il n'essayait plus d'expliquer ses actes, mais d'écouter plutôt le mal qu'ils lui avaient causé à elle.
« Tu as raison », dit-il doucement. « Je ne voulais pas dire que ça aurait pu. »
Emily serra la mâchoire. « Bien, continue alors », dit-elle. « Dis-moi ce qui s'est passé après ton départ. Comment tu as gagné ta vie. »
« Au début, je vivais au jour le jour », expliqua Roy. « Je gagnais de l'argent en faisant ce que je pouvais. Des petits boulots. Des réparations de voiture et de vélo. Du bricolage. Je suis retombé sur mes pieds en fabriquant et réparant des horloges. Je fais encore ça maintenant. Je suis horloger. Je crée des horloges décorées avec des clefs cachées et des compartiments secrets. »
« Bien sûr que tu fais ça », dit Emily avec amertume.
L’expression de honte réapparut sur le visage de Roy.
« Et pour les amours ? », demanda Emily. « Tu t’es réinstallé un jour ? »
« Je vis seul », répondit tristement Roy. « C’est le cas depuis que je suis parti. Je ne voulais pas causer plus de peine à quelqu’un d’autre. Je ne pouvais pas supporter d'être avec des gens. »
Pour la première fois, Emily commença à ressentir de la sympathie pour son père, l'imaginant seul, vivant comme un ermite. Elle commençait à avoir le sentiment d’avoir déversé autant de douleur qu’elle en avait besoin, qu'elle l’avait assez blâmé pour pouvoir enfin entendre son histoire. Une onde cathartique la parcourut.
« C'est pourquoi je n'utilise pas vraiment de technologie moderne », poursuivit Roy. « Il y a une cabine téléphonique en ville que j'utilise pour passer mes appels, qui sont rares. Le bureau de poste local me fait savoir si quelqu'un a répondu à mon annonce pour les pendules. Quand je me sens assez fort, je vais à la bibliothèque locale et je regarde mes mails pour voir si tu as pris contact. »
Emily marqua une pause, fronça les sourcils. C’était surprenant pour elle. « Tu faisais ça ? »
Roy acquiesça. « Je t’ai laissé des indices, Emily Jane. Chaque fois que je suis revenu à la maison, j'ai laissé une autre miette pour que tu la trouves. L'adresse mail a été la plus grande étape que j'ai franchie parce que je savais dès que tu l’aurais trouvée, cela te fournirait une ligne directe. Mais l'attente, l’anticipation, c'était insupportable. Donc je me suis limité à quelques passages par an. Quand j'ai eu ton mail, j'ai pris un vol directement jusqu’ici. »
Emily prit alors conscience que c'était la raison de ces mois d'angoisse supplémentaires qu'il lui avait fait traverser, après qu’elle ait appris qu'il était encore en vie et l’ait ensuite contacté. Il ne l’avait pas ignorée ou évitée, il n'avait tout simplement pas vu son mail.
« C’est vrai ? », demanda-t-elle, la gorge serrée tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. « Tu es vraiment venu ici dès que tu as vu que j’avais pris contact ? »
« Oui », répondit Roy, la voix à peine plus qu’un murmure. Ses propres larmes avaient recommencé à couler. « J'espérais et souhaitais et rêvais que tu prennes contact. Je pensais qu'un jour tu reviendrais dans cet endroit, quand tu serais prête. Mais je savais aussi que tu serais en colère contre moi. Je voulais que la balle soit dans ton camp. Je voulais que tu sois celle qui prendrait contact avec moi parce que je ne voulais pas m’immiscer dans ta vie. Si étais passée à autre chose sans moi, je pensais qu'il serait préférable que la situation reste ainsi. »
« Oh, papa », s’exclama Emily.
Quelque chose, finalement, fut libéré d'Emily. Quelque chose dans ce dernier, ultime aveu déchirant de son père était ce qu'elle avait eu besoin de savoir tout le long. Qu'il attendait qu’elle fasse le premier pas. Il ne l'avait pas évitée, n’était pas resté caché, il lui avait laissé des indices, ayant foi qu’une fois qu'elle aurait rassemblé toutes les pièces, elle prendrait sa propre décision de savoir si elle pouvait ou non lui pardonner et lui permettre de revenir dans sa vie.
Elle se leva et se précipita vers le canapé opposé, jetant ses bras autour de son cou. Elle sanglotait contre son épaule, des sanglots profonds qui secouaient son corps. Roy s'accrocha à elle, tremblant aussi de l'effusion de chagrin.
« Je suis tellement désolé », dit-il en s’étranglant, la voix assourdie par ses cheveux. « Je suis tellement, tellement désolé. »
Ils demeurèrent ainsi pendant un long moment, se tenant l’un à l’autre, versant chaque larme qui leur était nécessaire, faisant sortir jusqu’à la dernière goutte de douleur. Enfin, les pleurs cessèrent. Tout devint silencieux.
« As-tu d'autres questions ? », dit finalement Roy avec calme. « Je ne vais plus te cacher de secrets. Je ne cacherai rien. »
Emily se sentait épuisée, exténuée par l’émotion. La poitrine de son père se soulevait et retombait à chaque profonde respiration qu'il prenait. Elle était si fatiguée qu'elle avait l’impression de pouvoir s'endormir sur place dans ses bras. Mais en même temps, elle avait encore un million de questions qui brûlaient dans son esprit, mais une plus que les autres.
« La nuit où Charlotte est morte… », commença-t-elle. « Maman m'a donné quelques informations, mais seulement une version de l'histoire. Qu'est-il arrivé ? »
Les bras de Roy se raidirent autour d'elle. Emily savait qu'il était difficile pour lui de se souvenir de cette nuit-là, mais elle voulait désespérément connaître la vérité, ou au moins sa version. Peut-être pourrait-elle réunir les trois parties – celle de Patricia, de Roy, la sienne – et créer quelque chose qui ait un sens.
« Je vous avais prises pour Thanksgiving et Noël », commença Roy. « Les choses n’allaient pas bien avec votre mère, alors elle était restée à la maison. Mais ensuite, vous avez toutes les deux attrapé la grippe. »
« Je pense que je m’en souviens », dit Emily. Elle eut quelques souvenirs d'enfance de fièvres. « Le chien de Toni, Perséphone, était là. Je me suis effondré dans le couloir. »
Roy hocha de la tête, mais il avait l'air embarrassé. Emily savait pourquoi ; cela avait été un tournant dans sa liaison avec Toni, le moment où il avait été assez hardi pour laisser se croiser sa maîtresse et la vie de ses enfants.
« Tu te souviens de ta mère qui est arrivée à l’improviste ? », dit Roy.
Emily secoua la tête.
« Elle avait voulu être là pour s'occuper de vous deux puisque vous étiez si malade. »
« Cela ne ressemble pas à maman », dit Emily.
Roy rit. « Non, en effet. Peut-être était-ce une excuse. Elle soupçonnait une liaison et c'était sa façon d’agir que surgir à l’improviste et me surprendre en pleine action. »
Emily laissa échapper un acquiescement silencieux. C'était plus le style de sa mère.
« Tu as dû refouler la dispute parce que je suis sûr que nous crions assez fort pour qu’on entende jusqu’au port. » Il haussa les épaules. « Je ne sais pas si c'est ce qui a réveillé Charlotte. Elle était sous médicaments, qui l’avaient rendue vaseuse. Vous l’étiez toutes les deux. Mais elle s'est réveillée et je suppose qu'elle s'est perdue en nous cherchant, ou dans l’ensemble se sentait juste mal et sous médicaments. Elle a terminé dans la dépendance avec la piscine. Je suppose que tu connais le reste. »
Emily le savait. Mais ce qu'elle ne réalisait pas, c’était combien le rôle qu’elle avait à jouer dans tout cela était infime. Ce n'était pas sa faute si elle ne s’était pas réveillée quand Charlotte l'avait fait et n’avait pas empêché sa sœur de partir errer. Ce n’était pas non plus sa faute pour avoir parlé avec enthousiasme de la nouvelle piscine et d’avoir susciter l'excitation dans l'esprit de sa sœur pour aller la voir. Elle avait été malade, confuse, peut-être même terrifiée par la dispute de ses parents. Rien de tout cela n'avait été sa faute. Rien du tout.
Emily ressentit une soudaine libération. Un poids, dont elle n'avait même pas réalisé qu'elle le portait sur ses épaules, s’envola. Elle s'était accrochée à sa culpabilité pour la mort de Charlotte, même après que sa mère lui ait eu précisé que ce n'était pas sa faute. Maintenant, elle avait l'impression que son père lui avait donnée la permission de laisser partir cette culpabilité.
Elle se blottit contre lui, éprouvant un nouveau sentiment de paix qui s'installait en elle.
À cet instant-là, le silence fut brisé par le bruit de quelqu’un toquant doucement à la porte. Daniel passa la tête et jeta un coup d’œil.
« Daniel, entrez », dit Emily en lui faisant signe. Elle voulait qu’il soit là maintenant qu'elle et son père avaient mis cartes sur table. Elle avait besoin de son soutien.
Il approcha et se percha sur le bord du canapé en face d’eux. Emily essuya les larmes de ses cils, mais resta collée à son père, roulée en boule comme un enfant à côté de lui sur le canapé.
« Est-ce que quelqu'un a besoin de quelque chose ? », demanda doucement Daniel. « Un mouchoir ? Un petit remontant ? »
C'était juste ce qui était nécessaire à cet instant pour couper court à la tristesse. Emily hoqueta de rire. Elle sentit celui de Roy gronder dans son ventre.
« Je prendrais bien un verre », dit-elle.
« Moi aussi », répondit Roy. « Est-ce que le bar est approvisionné ? »
Daniel prit l'initiative. « Il l’est. Allons-y. C'est tellement génial là-dedans. Je vais nous préparer des boissons. »
Emily hésita. « Papa, c'est une bonne idée ? », dit-elle.
« Pourquoi ça ne le serait-il pas ? », répondit Roy, l'air confus.
Emily baissa la voix. « À cause de ton problème d'alcool. »
Roy parut stupéfait. « Quel problème d'alcool ? » Puis son visage pâlit. « Est-ce que Patricia t’as dit que j'étais alcoolique ? »
« Tu étais un alcoolique », répondit Emily. « Je me souviens de toi en train de boire. Tout le temps. »
« Je buvais beaucoup », admit Roy. « Tous les deux, ta mère et moi. C'est l'une des raisons pour lesquelles notre relation était si instable. Mais je n'étais pas un alcoolique. »
« Et les laits de poule au petit-déjeuner pour Noël ? », demanda-t-elle en se rappelant à quel point son père avait été irrité quand elle avait renversé son verre.
« C'était juste Noël ! », s’exclama Roy.
Une autre partie du passé d'Emily prit un nouveau sens. Elle avait cru en la version des évènements amère et biaisée de Patricia, lui avait permis de remplacer ses propres souvenirs de son père. Elle éprouva une vague de fureur envers sa mère pour avoir fait de Roy le méchant dans leur expérience la plus traumatisante.
Ils allèrent dans le bar clandestin et prirent place au comptoir. Daniel se mit à l’œuvre pour les cocktails.
« Nous avons un barman le soir pour s’en charger », expliqua-t-il à Roy. « Alec. Il est fantastique. Meilleur que moi en, tout cas. »
Il leur versa à chacun une Margarita. Roy prit une gorgée.
« C’est excellent », dit-il. Alors, avec un air faussement timide, il ajouta: « Je dois dire, quel beau gentleman tu t’es avéré être. »
Emily sentit son cœur bondir. Elle sourit, enfin ravie, en ayant l’impression que tout était comme il devait l’être.
« Je dois vous remercier pour ça », répondit Daniel, timidement, sans vraiment regarder Roy dans les yeux. « Pour m'avoir fait découvrir des choses qui m’importent. La pêche. La navigation. »
« Tu navigues encore ? », demanda Roy.
« J'ai un bateau au port. Rénové grâce à Emily. Nous sortons en famille. Chantelle adore ça aussi. Elle est excellente à la pêche. »
« Je navigue encore beaucoup », dit Roy. « Quand je ne travaille pas sur une horloge, je passe mon temps sur un bateau. Ou dans le jardin. »
« Vous vous souvenez de ce jour où vous m'avez appris comment cultiver des légumes ? », demanda Daniel.
« Bien sûr », répondit Roy. Il sourit en se le remémorant. « Je n'avais jamais vu un tel petit voyou dépenaillé travailler aussi dur avec un déplantoir. »
Daniel rit. « J'étais avide d'apprendre », dit-il. « De saisir l’opportunité. Même si, vu de l'extérieur, on aurait dit que je détestais le monde. »
Emily trouva étrange de les voir plaisanter et rire. Il y avait tellement moins de peine entre eux. C'était plus comme de la camaraderie. Daniel était pour toujours reconnaissant envers l'homme qui lui avait donné une chance quand il en avait eu besoin, même si cet homme avait disparu pour lui aussi. Peut-être était-ce juste une surprise pour Emily de réaliser à quel point ils avaient été proches autrefois, en sachant aussi que l'été que tous deux avaient passé ensemble avait été un été qu’elle et son père avaient passé séparés.
Son téléphone vibra et elle vit un message d’Amy concernant leur arrivée prévue dans l'après-midi. Elle et Jayne devaient s’occuper d’affaires urgentes et faire un arrêt, donc elles arriveraient plus tard que prévu. Emily se rendit compte, coupablement, qu’elle avait complètement oublié qu’elles étaient en route. Elle avait été tellement accaparée par son père que tout le reste lui était sorti de l’esprit.
Elle renvoya rapidement un message et reporta ensuite son attention sur son père et Daniel. Ils riaient encore jovialement.
« Je suis tellement content que le bateau ait réussi à tenir », s’exclama Daniel. « Qui aurait pensé que le temps tournerait ainsi ? Une tempête au milieu de l'été. »
« C'était un timing malencontreux », répondit Roy. « Étant donné que c'était ta première sortie en bateau. »
« Eh bien, j’avais le meilleur professeur, donc je n'étais pas si effrayé que ça. » Il sourit, le regard dans le vide, perdu dans le souvenir. « Merci de m'avoir fait découvrir les bateaux, l'eau, et la navigation. Je ne peux pas imaginer ma vie sans eux maintenant. »
Emily observa pendant que Roy souriait, ainsi que Daniel. Maintenant qu'elle avait libéré sa colère, elle éprouvait un sentiment de paix, de justesse. Cela aurait toujours dû être ainsi. Son père passant du temps avec son fiancé, tous deux jouissant de la compagnie de l'autre, impatients de bientôt appartenir à la même famille.
C’était peut-être un peu en tard, mais elle allait faire tout ce qui était en son pouvoir maintenant pour en profiter.
*
Alors que la soirée s’écoulait lentement, Daniel prépara une autre tournée de cocktails. Il posa un verre devant Emily juste au moment où son téléphone vibrait en raison d'un appel entrant.
« C'est Amy », expliqua-t-elle. « Je ferais mieux de décrocher. »
« Amy ? Du lycée ? », demanda Roy en levant un sourcil.
Emily acquiesça. « Nous sommes toujours amies », l’informa-t-elle. « Elle est une des demoiselles d'honneur. Elle aide beaucoup pour les préparatifs du mariage. »
Emily fila du bar et répondit à l’appel.
« Em, nous sommes tellement désolées », dit Amy. « L'appel a pris une éternité et maintenant nous sommes toutes les deux trop épuisées pour conduire. Nous allons devoir nous arrêter ici pour la nuit. Ne nous déteste pas. »
« Non », lui dit Emily, secrètement soulagée que ses amies n'interrompent pas la réunion avec son père.
« Nous partirons à la première heure demain matin », ajouta Amy.
« Honnêtement, Amy, ça va », dit Emily. Il s’est passé quelque chose ici de toute façon. »
« Quel truc ? Pour le mariage ? Daniel ? Sheila ? » Elle semblait inquiète.
« Rien de tel », expliqua Emily. Puis elle prit une profonde inspiration. « Amy, mon père est là. »
Il y eut un long silence. « Quoi ? Comment ? Tu vas bien ? »
Emily ne savait pas comment répondre à cela, et elle ne voulait vraiment s’y engager maintenant. Elle ne l'avait pas encore complètement intégré. Elle avait besoin de temps pour démêler ses émotions et donner un sens à tout cela.
« Je vais bien. Parlons-en quand vous arriverez ici. »
Amy ne semblait pas convaincue. « D'accord. Mais si tu as besoin de quelqu'un à qui parler, appelle-moi tout de suite. À demain. »
Emily raccrocha et retourna au bar, aux rires joyeux de Roy et Daniel. Les vieux amis de nouveau réunis.
« Eh bien », dit Roy, en vidant le reste d’alcool dans son verre. « Je pense qu'il est probablement temps pour moi de me faire tout petit. On dirait que vous avez à vous occuper de clients. »
Emily se sentit paniquée à l'idée que Roy s'en aille. « J'ai du personnel, ils s’occupent de tout. Il n’y a pas d’inconvénients à ce que nous passions du temps ensemble. Tu n’es pas obligé de partir. »
Roy remarqua son air paniqué. « Je voulais juste dire qu'il serait peut-être temps de se retirer. De dormir. »
« Tu veux dire que tu restes ? », dit Emily, surprise. « Ici ? »
« Si tu as de la place ? », dit humblement Roy. « Je ne voulais pas être présomptueux. »
« Bien sûr que tu peux rester ! », s’écria Emily. « Combien de temps prévois-tu d'être ici ? »
« Jusqu'au mariage, si ça ne pose pas de problème. Je pourrais vous aider un peu avec les préparatifs si nécessaire. »
Emily était abasourdie. Non seulement son père était là, mais il prévoyait d'être présent plus d'une semaine ! C'était vraiment un rêve devenu réalité.
« Ce serait merveilleux », dit-elle.
Ils allèrent à l’étage et installèrent Roy dans la pièce à côté de son bureau. Emily savait qu'il voudrait y aller à un moment ou un autre, probablement seul.
« Est-ce que cette chambre conviendra ? », demanda-t-elle.
« Oh oui. Elle est adorable », répondit Roy. « Et juste à côté de mon escalier secret. »
Emily fronça les sourcils. « Ton quoi ? »
« Ne me dis pas que vous ne l'avez jamais trouvé », dit Roy. Il y avait une étincelle de malice dans ses yeux, qui révélait qu’il avait autrefois frôlé la folie, le cercle vicieux qui avait transformé son attrait espiègle pour les cartes du trésor en discrétion et coffres forts verrouillés par des combinaisons cachées.
« Tu veux dire l'escalier du belvédère ? », demanda Emily. « Je l'ai trouvé. Mais il est au troisième étage. »
Roy applaudit alors bruyamment, comme soudainement ravi. « Vous ne l’avez jamais trouvé ! L'escalier des serviteurs. »
Emily secoua la tête. « Mais j'ai vu les plans de toute la maison. Le bar clandestin était le dernier endroit caché dessus. »
« Quelque chose n'est pas caché si c’est sur des plans ! », s’exclama Roy.
« Montrez-nous », dit Daniel. Il semblait excité, comme il l'avait été lorsque le bar avait été découvert.
Roy les conduisit dans son bureau. « Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi il y avait un manteau de cheminée contre ce mur ? » Il le tapota, et il laissa échapper un bruit creux. « Tous les autres manteaux de cheminée se trouvent sur des murs extérieurs. Celui-ci est interne. »
« Cela ne m'a même pas traversé l’esprit », dit Emily.
« Eh bien, c'est derrière », Roy. « Si ça ne te dérange pas de me donner un coup de main, Daniel. »
Daniel obéit volontiers. Ils retirèrent ce qu’Emily vit maintenant comme étant un faux mur, couvert de papier peint pour être identique par rapport au reste de la pièce. Et le voilà. Un escalier. Quelconque, rien de particulièrement beau à regarder, mais c'était son existence même qui les excitait.
« Je n’arrive pas à y croire », dit Emily en entrant. « C’est la raison pour laquelle tu as choisi cette pièce comme bureau ? »
« Bien sûr », répondit Roy. « Les escaliers étaient un raccourci pour que les serviteurs aillent dans les chambres à coucher sans être vus par les personnes dans la maison. Il va juste d’ici au sous-sol, où les serviteurs dormaient à l’époque. »
« Et c'est la seule façon d’y entrer », dit Emily, qui se rendait à présent compte de la raison pour laquelle elle ne l'avait pas trouvé. Le sous-sol contenait encore des pièces inexplorées pour elle, et le bureau de son père était la pièce qu’elle avait le moins dérangée.
Roy acquiesça. « Surprise. »
Emily rit et secoua la tête. « Tant de secrets. »
Ils sortirent du bureau et Roy entra dans sa chambre. Emily allait fermer la porte derrière lui, mais il tendit la main vers elle et lui donna un baiser de bonne nuit.
Emily s'arrêta, hébétée. Son père ne l'avait pas embrassée depuis tant d'années, bien avant même qu'il ne sorte de sa vie.
« Bonne nuit, papa », dit-elle hâtivement.
Elle ferma la porte et se précipita dans sa chambre. Une fois à l'intérieur, Daniel la prit immédiatement dans ses bras pour un câlin bien nécessaire.
« Comment est-ce que tu t’en sors ? », demanda-t-il doucement, la berçant doucement dans ses bras.
« Je n’arrive pas à croire qu'il soit vraiment ici », balbutia-t-elle. « Je n’arrête pas de penser que c'est un rêve. »
« De quoi avez-vous parlé ? »
« De tout. Je veux dire, je sais que je suis encore en train de digérer tout ça, mais c'était cathartique. J’ai l’impression que nous pouvons mettre toute la douleur derrière nous maintenant et recommencer à zéro. »
« Donc ce sont des larmes de joie qui mouillent mon épaule ? », plaisanta Daniel.
Emily recula et se mit à rire face à la tache sombre sur le t-shirt de Daniel. « Oups, désolée, dit-elle. Elle n'avait même pas réalisé qu'elle avait pleuré.
Daniel l'embrassa légèrement. « Tu n’as à t’excuser de rien. Je comprends que ça va être difficile. Si tu as besoin de pleurer ou rire ou crier ou n'importe quoi, je suis là. D'accord ? »
Emily hocha de la tête, si reconnaissante d'avoir un si bel être humain dans sa vie. Et maintenant, avec son père ici, elle avait l’impression que tout était vraiment en place. Enfin, après tant d'années à vivre une vie inassouvie, elle avait le sentiment qu’elle allait enfin vivre la vie qu'elle méritait.
Son mariage n’était que dans une semaine. Et maintenant, pour la première fois, avec tous ceux qu’elle aimait autour d’elle, elle se sentait véritablement prête pour.
Il était maintenant temps de se marier.