Читать книгу Tonio Kröger; Le petit monsieur Friedemann; Heure difficile; L'Enfant prodige; Un petit bonheur - Thomas Mann - Страница 3
PRÉFACE
Оглавлениеà la première édition française
——
Voici la première fois qu'un ouvrage de Thomas Mann est traduit en français. Et Thomas Mann est sans doute le plus grand romancier allemand contemporain. On a fait un succès à Hermann Sudermann, qui est un auteur de quatrième ordre, mais on ne nous a pas révélé un admirable poète comme Stefan Georg, ni un prosateur comme Thomas Mann. Pour Stefan Georg, avouons-le, la question est plus difficile: la belle poésie allemande, et surtout la sienne, est à peu près intraduisible, mais il n'en est pas de même de la prose de Thomas Mann, comme on le verra ici-même, par l'excellente traduction de mademoiselle Geneviève Maury.
On nous dit que Thomas Mann est aujourd'hui négligé par les jeunes écrivains allemands au profit de son frère Heinrich, qui a publié, sous le titre de Sujet, une si cruelle et si forte satire du bourgeois allemand moyen, de l'homme wilhelmisé, si on me permet ce néologisme. Mais dans ces problèmes de modes et de préférences, la politique joue un très grand rôle dans l'Allemagne contemporaine, et nous n'avons pas à intervenir dans ces questions, Heinrich Mann n'est certes pas négligeable, mais il nous est nécessaire de connaître son frère, Thomas, avant lui, d'abord parce qu'il est son aîné et ensuite parce que, des deux, Thomas est certainement le plus artiste et plus capable de séduire des esprits français. On sera certainement de notre avis quand on aura lu Tonio Kröger, qui est une de ces œuvres courtes et parfaites, où un homme enferme le meilleur de soi-même: réussites presque involontaires, comme Manon Lescaut, que l'on écrit parfois en se jouant et qui portent plus loin un nom que les gros livres auxquels on a donné tout son effort.
*
* *
Thomas Mann est d'autant plus près de nous qu'il n'est pas tout à fait un Allemand, sa mère étant une créole de race latine. Son père était un important marchand de la ville de Lübeck où il est né lui-même, le 6 juin 1875.
Ces vieilles villes hanséatiques ont eu une antique civilisation autonome qui remonte au moyen âge. C'est peut-être dans leurs familles patriciennes que la prussification de l'Empire, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, a rencontré le plus de sourdes résistances. Ces marchands opulents et orgueilleux avaient connu la liberté. Ils avaient une autre tradition que celle des hobereaux que l'on sait. Si j'indique rapidement ces traits, c'est qu'ils font mieux comprendre la figure de Thomas Mann et celle, aussi, de ce Tonio Kröger, qui lui ressemble comme un frère,—et dans les circonstances présentes, mieux qu'un frère.
Cette naissance à Lübeck et cette double origine germanique et latine expliquent une grande partie du talent de Thomas Mann; cela explique surtout cette sorte de division intérieure qu'on lui voit et la part énorme qui, dans son œuvre, est faite à la nostalgie.
La nostalgie est cependant un des thèmes favoris de la littérature allemande. La langue même a ce terme profond et sourd de senucht qui exprime quelque chose qui n'est exprimable en aucune langue humaine, sauf peut-être en russe. Cette nostalgie secrète, cette aspiration véhémente et confuse, cet appel à un mystère libérateur, c'est le sentiment que l'on trouve le plus chez les poètes et les artistes germaniques. Ils remplissent l'œuvre entière de Novalis, qui a dit: «Notre vie n'est pas un songe, mais peut-être en deviendra-t-il un.» On les retrouve dans Tristan et Yseult comme dans Parsifal. Ils sont chez Henri Heine comme chez Jean-Paul Richter; mais Thomas Mann a donné à cette nostalgie un caractère vraiment moderne et, dans un sens, presque baudelairien. C'est peut-être dans son petit roman, La Mort à Venise, qu'elle est le mieux et le plus complètement exprimée, avec des raffinements et des dessous psychologiques qui font de cet ouvrage un des plus étranges et des plus accomplis de Thomas Mann.
Mais il serait injuste de voir surtout en Thomas Mann un artiste pénétrant, habile dans l'art de dépouiller la vie de l'âme et d'en montrer les étranges racines ou les plus mystérieuses et les plus rares floraisons. Thomas Mann est aussi un grand romancier objectif, et son meilleur titre à cette appellation est un considérable roman, célèbre dans tous les pays de langue allemande, et qui s'appelle Les Buddenbrooks.
*
* *
On pourrait presque dire que les Buddenbrooks, ce sont les Rougon-Macquart d'une famille de Lübeck; mais, après tout, cela serait faux, d'abord parce que les Buddenbrooks ne sont pas, à beaucoup près, une œuvre aussi considérable que les Rougon-Macquart, et ensuite parce que rien n'est différent de l'esprit d'Émile Zola comme celui de Thomas Mann. D'ailleurs, cet ouvrage, qui a paru en 1901, a été écrit après que le naturalisme eut cessé d'être à la mode. Cependant, comme beaucoup des ouvrages qui ont subi son influence, les Buddenbrooks suivent très nettement ce rythme accéléré de chute à quoi se reconnaissent la plupart des romans de cette époque.
Le récit des Buddenbrooks commence vers 1835. On y voit le souvenir de Napoléon planer encore sur l'Allemagne, puis on assiste à l'agitation révolutionnaire qui devait amener les événements de 1848. On y assiste d'un peu loin d'ailleurs et par des voies détournées. C'est enfin la transformation de l'Allemagne par la Prusse victorieuse que l'on entrevoit à travers l'histoire des Buddenbrooks. D'un côté, ce roman plonge dans la vie politique et dans la vie des affaires, de l'autre dans la vie de famille des Buddenbrooks, et comme toujours, dans tout roman, cette partie-là est supérieure aux autres.
Les Buddenbrooks sont une famille de grands négociants de Lübeck, assez semblable par l'esprit et les mœurs à ce que peut être une grande famille d'armateurs du Havre, de marchands d'huiles de Marseille ou de marchands de vins de Bordeaux et telle que Charles Dickens nous a montré à Londres la famille Dombey: robustes bastions sociaux, chez qui l'orgueil de la fortune acquise donne des préjugés pareils à ceux d'un clan patricien et une hauteur plus agressive encore.
L'esprit Buddenbrook,—car il y a un esprit Buddenbrook,—comme il y a un esprit Dombey,—est incarné par Thomas, l'homme sérieux de la famille. C'est lui qui symbolise cette race de commerçants actifs, ordonnés et impitoyables qui a créé, à force d'énergie et de sévérité, la fortune de la maison. Mais toute grande race a ses défaillances; Thomas a un frère fainéant et noceur et une sœur que sa sentimentalité et son désordre conduisent à bien des déboires, et c'est là la tare des Buddenbrooks.
Il y a quelque chose dans les Buddenbrooks qui rappelle la Saga des Fossyte, dans laquelle John Galsworthy a dépeint une famille de patriciens anglais, avec ses grandeurs, sa dureté et ses défaillances.
*
* *
J'aurais voulu parler aussi de deux récits de Thomas Mann, qui sont parmi ses meilleurs, La Mort à Venise et Altesse Royale, mais je ne désespère pas de les voir traduits en français. Dans le premier, ce qui se révèle surtout, c'est l'admirable artiste qu'est Thomas Mann et, par certains côtés, ce petit roman n'est pas sans rappeler Tonio Kröger. C'est aussi l'histoire d'un écrivain, mais d'un écrivain tenté et chez qui cette nostalgie dont je parlais plus haut prend les formes les plus dangereuses,—si dangereuses qu'elles le conduisent à la mort. Thomas Mann n'a certainement jamais cessé d'entendre l'appel insidieux qui se cache à peine dans la musique de Wagner. La Mort à Venise, il faut le reconnaître, est une œuvre profondément germanique, du moins par le sentiment, sinon par la forme. Quant à Altesse Royale, c'est une de ces peintures de petite principauté que l'on aime tant à lire et dont l'attrait constitue un des agréments de la Chartreuse de Parme, comme il a créé au début une des causes du succès de Kœnigsmarck. Un humour très spécial, mêlé de tendresse, donne à l'histoire un ton de bonhomie acerbe et douce à la fois, d'une saveur très spéciale.
On trouvera ici quelques exemples de cet humour dans les nouvelles qui suivent Tonio Kröger et en particulier dans Un petit Bonheur; mais cet humour, on le verra, contient plus de tendresse pudique que de raillerie véritable, bien qu'il ne manque pas, quand il le faut, de traits suffisamment empoisonnés. Ces nouvelles feront voir, sous un jour varié, différents aspects du talent de M. Thomas Mann, mais aspects en quelque sorte mineurs; l'essentiel est d'une part dans le romancier des Buddenbrooks et d'autre part dans l'artiste qui a écrit Tonio Kröger et La Mort à Venise.
Tonio Kröger est une de ces œuvres courtes et parfaites, où l'on s'étonne que l'auteur ait pu faire entrer tant de choses. Plusieurs vies humaines, avec leurs traits essentiels, y sont résumées en quelques pages. Une œuvre d'art, à ce point réussie, reconnaissons-le, est rare chez un Allemand.
J'ai un goût personnel intense pour ces récits puissants et concentrés dans lesquels la substance humaine se cristallise pour ainsi dire, et, merveilleusement réfractée, isole, sous une forme brillante et réduite comme le quartz, un grand morceau d'expérience. La Double Méprise, Le Mouchoir Rouge, L'Inutile Beauté ne tombent-elles pas sous cette définition,—et aussi L'Histoire de Chloé, de Meredith, Le Tour de Vis, de Henry James, L'Abandonnée, de Tourgueneff, Une banale Histoire, de Tchékov, La Soirée avec M. Teste, de Paul Valéry? À ces admirables récits, je ne peux pas ne pas joindre Tonio Kröger.
La donnée en est simple dans son principe. Il s'agit de la différence fondamentale qui sépare ces deux races d'êtres, ceux qui vivent en se regardant vivre et ceux qui vivent sans leur propre témoignage. En réalité, Thomas Mann y traite de l'isolement profond de l'artiste dans la société et aussi des innombrables désirs qui fourmillent dans son âme, altèrent et vivifient sa personnalité. Cette douloureuse solitude des êtres d'exception est un des thèmes familiers de cet écrivain; on en retrouve l'étude dans une de ses nouvelles: Le Petit Monsieur Friedemann; on la retrouve surtout dans l'étude de l'écrivain Aschenbach dont les aventures remplissent l'étrange roman de La Mort à Venise. Dans les conversations, dans les lettres de Tonio Kröger, cette pensée douloureuse est retournée sous toutes ses faces et prend un caractère absolument général, qui donne à cette œuvre sa grande portée.
À côté du malheureux Tonio, incertain, tourmenté et solitaire, on verra l'admirable relief de deux figures en quelque sorte quotidiennes: Hans et Inge. Ceux-là vivent pour leur compte, sans y réfléchir; ils ne s'analysent pas, ils ne rêvent pas; ils s'abandonnent à leurs instincts personnels et à leurs règlements sociaux. Et leur satisfaction fait un curieux contraste avec le malaise constant à travers lequel se développe Tonio Kröger.
*
* *
En 1907, une revue demanda à Thomas Mann de tracer un portrait de lui-même. Il répondit par cette page humoristique, que nous citons parce qu'elle permettra de mieux connaître son auteur, mais aussi parce qu'elle éclaire particulièrement l'analyse de Tonio Kröger lui-même.
*
* *
«Mon passé est obscur et assez honteux. Si bien qu'il m'est extrêmement désagréable d'en parler aux lecteurs. Potache, j'ai mal tourné. Ce n'est pas que j'aie échoué au baccalauréat,—en le disant, je me vanterais, car je n'ai pas pu passer en rhétorique. En seconde, j'étais déjà aussi vieux que l'antique Westerwald. Paresseux, buté, frivole, je prenais les choses à l'ironie. Les professeurs du vénérable établissement que je fréquentais,—d'excellents hommes,—me détestaient, et à bon droit; d'accord avec toutes les probabilités, toutes les données de l'expérience, ils prédisaient ma perte certaine. À peine si, en vertu d'une supériorité dont il est difficile de préciser la nature, je jouissais d'une certaine considération auprès de quelques camarades. Les années ont ainsi passé jusqu'à la délivrance du diplôme qui m'autorisait à ne faire qu'une année de service militaire.
«Échappé au gymnase, j'allai habiter Münich, où ma mère s'était installée après la mort de mon père, négociant en grains à Lübeck, et sénateur de cette ville. Et, comme j'eusse été confus de m'abandonner tout de suite et ouvertement à l'oisiveté, j'entrai, entendant bien que ce fût «provisoirement», dans les bureaux d'une société d'assurances contre l'incendie. Mais, au lieu de me mettre au courant des affaires, je me plaisais, passant les heures dans un fauteuil tournant, à inventer en cachette des fictions, à écrire, en y mélangeant des vers, une histoire d'amour que j'envoyai à une revue d'avant-garde, et je ne laissai pas d'être fier de la voir publier.
«Je quittai la compagnie d'assurances avant d'être mis à la porte. Feignant de vouloir devenir journaliste, je suivis pendant quelques semestres les cours des Hautes Études à Münich: histoire, économie politique, lettres et beaux-arts, tout cela pêle-mêle et sans profit. Subitement je plantai là tous les cours et j'allai vagabonder à l'étranger, à Rome, où je flânai un an. Je passais mes journées à écrire, à dévorer ces lectures que l'on appelle littéraires, et qu'un homme comme il faut prend tout au plus pour se distraire quand il n'a plus rien à faire,—mes soirées étaient consacrées au punch et aux dominos. J'avais juste de quoi vivre et m'offrir ces cigarettes de tabac doux que débite l'État italien et dont je fumais alors jusqu'à complète ivresse.
«De retour à Münich, bruni, maigri et passablement défait, je me vis enfin obligé d'utiliser mon diplôme de volontariat militaire.
«N'attendez cependant point de moi plus d'aptitudes au service armé qu'au reste; je vous décevrais. Il ne fallut qu'un trimestre pour que l'on me donnât mon congé. Mes pieds n'avaient pas voulu se faire à cette marche idéale et virile que l'on nomme pas de l'oie, et l'inflammation d'une aponévrose me tenait constamment allongé. Mais l'âme est dans une certaine mesure maîtresse du corps qu'elle anime, et si j'avais eu la moindre étincelle du feu sacré, le mal n'eût pas été insurmontable.
«Bref, je quittai le service et en vêtements civils je continuai ma vie dissolue. Je fus quelque temps collaborateur du Simplicissimus,—vous assistez à ma chute degré par degré,—et j'approchais de la quarantaine.
«Et maintenant? Aujourd'hui? Vous me voyez, affaissé, l'œil atone, un cache-nez autour du cou, parmi d'autres enfants perdus, dans un café d'anarchistes? Tombé au ruisseau, comme il se devrait?
«Non. Une gloire m'environne. Mon bonheur est sans égal. Je suis marié, ma femme est jeune, belle extraordinairement,—une princesse, si l'on m'en croit; la fille d'un professeur d'Université, bachelière, sans qu'elle m'en méprise pour cela, et elle m'a donné cinq enfants, en parfaite santé, pleins d'avenir. J'ai un appartement splendide, admirablement situé, électricité, confort moderne, les plus beaux meubles du monde, des tapis, des tableaux. Je donne des ordres à trois servantes imposantes et à un chien de berger d'Écosse.... Mes voyages sont des triomphes. Les académies de province m'invitent, je parle en habit, on m'applaudit dès que je parais. Je suis retourné dans ma ville natale. Toutes les places étaient vendues à la grande salle du casino; on m'a tendu des couronnes de laurier, les petits lieutenants et les jeunes femmes me demandent respectueusement de m'inscrire dans leur album, et si demain on me décorait je garderais mon sérieux.
«Et tout cela, comment? Par quels moyens? Pourquoi? Je n'ai pas changé, je ne me suis pas amélioré. J'ai continué de faire ce que j'ai toujours fait, de rêver, de lire les poètes et d'écrire comme eux... Ceux qui ont parcouru mes écrits auront remarqué la défiance extrême que je n'ai cessé d'y témoigner à la vie d'artiste, d'écrivain. À vrai dire, les honneurs que la société rend à cette espèce me causent une surprise dont je ne reviens pas. Je sais ce que c'est qu'un poète, car j'en suis un moi-même, j'ai l'estampille. Un poète, soit dit en deux mots, est un gaillard absolument inutilisable dans tous les ordres d'activité des gens sérieux; il ne pense qu'à des futilités, non seulement il ne sert pas l'État, mais il nourrit des pensées rebelles, il n'a même pas besoin d'être particulièrement intelligent, il lui arrive au contraire d'avoir un esprit aussi lent et aussi obtus que le mien l'a toujours été,—par ailleurs un enfant au fond, enclin à tous les dérèglements, un charlatan dont il faut se méfier à tous égards, et qui ne devrait attendre de la société,—à vrai dire, il n'en attend rien d'autre,—qu'un silence méprisant. Pourtant, c'est un fait que la société permet à ce genre d'individus de vivre dans son sein, d'y obtenir de la considération, d'y acquérir le maximum de bien-être.
«Je ne dois pas m'en plaindre, j'en profite. Mais ce n'est pas dans l'ordre. C'est de nature à encourager le vice, et c'est un scandale pour les gens vertueux.»
*
* *
Il y aurait quelque chose à dire aussi du rôle politique de Thomas Mann, mais cela sortirait de notre cadre. Relatons pourtant qu'après avoir, en 1915, écrit un traité à l'éloge de Frédéric II et de ses procédés guerriers, il semble aujourd'hui partisan de la République allemande et revenu de son impérialisme.
En réalité, comme beaucoup d'intellectuels, Thomas Mann a de la peine à se ranger dans un cadre politique formel; il a l'esprit trop satirique et l'imagination trop idéaliste pour qu'une forme de gouvernement, quelle qu'elle soit, arrive aisément à le contenter. Il y a certainement en lui un héritier de la sagesse de Gœthe et de Nietzsche, un passionné de culture européenne en même temps qu'un fervent d'une aristocratie intellectuelle. Mais cet aspect n'est pas, à notre avis, le plus intéressant de cette étrange, puissante et changeante figure.
En réalité, moraliste politique, romancier ou conteur. Thomas Mann est avant tout un artiste; c'est cet artiste capricieux, tourmenté, généreux, mais très humain, que l'on admirera en lisant aujourd'hui Tonio Kröger et bientôt, j'espère, La Mort à Venise et Altesse Royale.
Edmond Jaloux.