Читать книгу Lettres à Madame Viardot - Иван Тургенев, Тургенев Иван Сергеевич - Страница 3

II

Оглавление

Paris, 19 octobre 1847.

Savez-vous, Madame, que vos charmantes lettres rendent la besogne très difficile à ceux qui ont prétendu à l'honneur de correspondre avec vous? J'en suis d'autant plus embarrassé qu'une légère indisposition (maintenant entièrement dissipée) m'ayant retenu dans ma chambre tous ces jours-ci, je ne puis vous envoyer, comme j'en avais l'intention, une petite revue de tout ce qui se passe à Paris. Me voilà donc réduit à mes propres ressources, comme la Médée de Corneille. C'est fort inquiétant… Mais n'importe! je compte sur votre indulgence… Ah! mais – sans plaisanter! – quelle abominable chose que l'abus de la parole! Voilà une phrase qui, à force d'avoir été répétée, ne veut plus rien dire; et quand on l'emploie très sérieusement, on s'expose à n'être pas cru. Enfin! comme dit votre mari – je commence par le commencement.

Je commence par vous dire que nous sommes tous très enchantés de l'heureux commencement de vos pérégrinations, et que nous attendons avec impatience les nouvelles de votre début. Nous voyons d'ici tomber les fleurs et nous entendons les bravos. Hélas!.. Vous savez ce que veut dire cet hélas!

Eh bien, vous voilà donc au fond de l'Allemagne! Il faut espérer que ces braves «Bürger» sauront mériter leur bonheur. Vous êtes à Dresde… N'étions-nous pas hier à Courtavenel? Le temps passe toujours vite, qu'il soit rempli ou vide, mais il arrive lentement… comme une clochette de troïka russe.

Vous avez probablement parcouru Diderot. Il faut avoir lu ses paradoxes pour s'en amuser, les réfuter et les oublier. Il raffermit – à ses dépens – dans son lecteur le sentiment du vrai et du beau. Votre esprit si droit, si simple, et si sérieux dans sa finesse et sa grâce, n'a pas dû goûter beaucoup le babil capricieux, miroitant et dilettantisque du «Platon français» (jamais homme ne fut plus mal surnommé). Cependant on y pêche par-ci par-là quelques idées neuves et hardies, ou plutôt quelques germes d'idées fécondes. Son dévouement à la liberté de l'intelligence; son encyclopédie, voilà ce qui le fera vivre. Son cœur est excellent; mais quand il le fait parler, il y fourre de l'esprit et le gâte. Décidément les feux d'artifice du paradoxe ne vaudront jamais le bon soleil de la vérité. Et cependant, quoi de plus quotidien que le soleil? (Pas à Paris, par exemple!) Ma foi! vive le soleil! Vive tout ce qui est bon pour tout le monde!

Mendelssohn est donc mort. Ce que vous en avez dit dans votre lettre à madame votre mère nous a paru à tous bien juste. Je ne le connais presque pas; d'après ce que j'ai entendu de lui, je suis tout prêt à l'estimer, – beaucoup l'aimer… c'est une autre affaire. On ne fait de belles choses qu'avec le talent et l'instinct réunis: avec la tête et le cœur; j'ose croire que chez Mendelssohn la tête prédomine. Je puis me tromper… mais, du reste, vous savez que je ne tiens pas obstinément à mes erreurs, quand on me met le nez dessus – ce qui n'est pas difficile, vu les proportions de cet organe. Je suis éducable.

Et à propos, comment va die deutsche Sprache11? Parfaitement, j'imagine. J'ai déjà pris un maître d'espagnol: el señor Castelar. J'ai beaucoup travaillé tous ces temps-ci; je viens d'expédier un gros paquet à notre Revue12. C'est que je tiens à tenir mes promesses. J'achève de lire en ce moment un livre de Daumer sur les mystères du christianisme. Ce Daumer est une espèce de fou qui veut à toute force prouver que le christianisme primitif, judaïque, considéré comme secte, n'est autre chose que le culte de Moloch renouvelé; que les premiers chrétiens sacrifiaient et mangeaient des victimes humaines, et que Judas n'a trahi son maître que parce qu'il ne pouvait vaincre l'horreur que lui inspirait un pareil repas. Daumer dépense beaucoup d'érudition pour prouver que cette horrible coutume s'est maintenue dans l'Église jusqu'au quatorzième siècle! Ce ne sont que des folies; mais ce qu'il y a de vrai dans son idée – c'est le côté sanglant, triste, anti-humain de cette religion, qui devrait être toute d'amour et de charité. Vous ne sauriez vous imaginer l'effet pénible que font toutes ces légendes de martyrs qu'il vous raconte les unes après les autres, toutes ces flagellations, ces processions, ces ossements adorés, ces autodafés, ce mépris féroce de la vie, cette horreur des femmes, toutes ces plaies et tout ce sang!.. C'est tellement pénible que je ne veux plus vous en parler…

Dans ma prochaine lettre, je vous donnerai des nouvelles sur l'Opéra National, sur la Cléopâtre de Mme de Girardin (qui a réussi, à mon grand regret), etc., etc. Cependant, dès aujourd'hui, je puis vous dire que j'ai assisté hier soir à la première représentation de Didier, l'honnête homme, nouvelle pièce de Scribe, aux Variétés. La donnée n'en est pas neuve, mais c'est parfaitement manigancé… Ferville y a été admirable de vérité, de noblesse et de sensibilité. Or, il paraît qu'une pièce identiquement pareille a été donnée hier au soir au Gymnase sous le nom de Jérôme le maçon. C'est Bouffé qui y remplissait le rôle de Ferville. Je ne sais comment ces beaux esprits se sont rencontrés, mais il est de fait que le Gymnase a fait relâche avant-hier et a répété jour et nuit pour être prêt le même jour que l'autre théâtre. J'irai voir ce Jérôme, et vous ferai part de mes impressions. – Bouffé est certainement bien plus Mendelssohn que Ferville, – mais Ferville est peut-être plus Rossini que lui. Enfin nous verrons, et si j'ai dit une bêtise, je serai le premier à crier mon mea culpa.

Sur ce, Madame, je prie Dieu de vous avoir en sa sainte et bonne garde. Portez-vous bien surtout et n'oubliez pas vos amis, qui vous sont bien dévoués, ce qui n'est pas étonnant le moins du monde, car enfin… ma foi, à quoi l'absence serait-elle bonne, si on ne pouvait pas même en profiter pour dire aux personnes ce qu'on pense d'elles?.. Mais je m'arrête à l'idée que vous devez avoir pour le moment un bourdonnement perpétuel de compliments dans les oreilles, et je me borne à vous dire… enfin tout ce que vous voulez…

J'espère que votre mari se porte bien, qu'il va chasser à outrance et nous écrire un joli petit article là-dessus. Je lui serre la main ainsi qu'à vous, et j'embrasse la petite Louise de tout mon cœur… Si Mme Schumann se souvient d'un gros monsieur russe qu'elle a vu à Berlin, dites-lui que ce gros monsieur la salue…

Il faut cependant finir cette lettre! Je vais la porter à madame votre mère pour qu'elle y mette quelques mots.

Bonjour, portez-vous bien de toutes les façons; et voilà.

Votre tout dévoué,

IV. TOURGUENEFF.

11

La langue allemande.

12

Probablement ses premiers Récits d'un chasseur, parus en 1847 dans le Contemporain.

Lettres à Madame Viardot

Подняться наверх