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VOYAGE À L'ÎLE DE CUBA,
PAR M. RICHARD DANA 1.
1859
ОглавлениеDépart de New-York. – Une nuit en mer. – Première vue de Cuba. – Le Morro.
Le samedi, 12 février 1859, je quitte New-York sur le paquebot-poste américain Cahawba; nous passons devant les hauteurs de Neversink. La nuit descend sur la mer, triste, froide et neigeuse; nos signaux, l'un rouge, l'autre blanc, le troisième vert, brillent dans les brouillards; la chaudière jette sa rouge lueur, gaie ou terrible, suivant l'humeur du spectateur; les longues lames lèvent ou abaissent la poupe et la proue et balancent le navire à droite et à gauche; les cloches commencent à sonner sur leur ton étrange les demi-heures; l'humidité et la nuit chassent tout le monde sous le pont: notre première nuit de mer a commencé.
Le lendemain, nous ne faisons aucune rencontre, nous voyons seulement le steamer Columbia, en route pour Charleston, qui disparaît bientôt derrière l'horizon. Nous passons le cap Hatteras; il fait nuit et le phare de Hatteras lance sa brillante aigrette de lumière jusqu'à trente milles de distance sur cette mer, où tant de marins ont trouvé leur tombeau. Nous approchons bientôt du Gulf-Stream. On jette un seau à la mer pour en tirer de l'eau, elle marque 42° Fahrenheit; quinze minutes après on le jette de nouveau, et elle marque déjà 72°. Nous sommes dans le Gulf-Stream2. Dès le lendemain, nous l'avions déjà franchi; deux fois encore nous le traversons pour arriver en face du cap de la Floride.
Rien ne peut peindre la beauté des nuits en mer dans ces latitudes méridionales, ces clairs de lune, la mer sereine, ces brillantes étoiles, les légers nuages emportés par les vents alizés, la douceur de l'air et ces sensations qui s'emparent sous les tropiques de celui qui vient de quitter la neige et les glaces de la Nouvelle-Angleterre. Il y a dans la clarté du ciel bleu et chaud des tropiques, quelque chose qui enlève l'étranger au sentiment de la réalité. D'où viennent ces navires, qui sortent de la mer à l'horizon? où vont-ils quand ils s'y enfoncent de nouveau, à l'autre bout du ciel? Ces taches bleues qu'on aperçoit, sont-ce bien des îles à l'ancre au fond des mers, avec des hommes, des enfants, des chevaux, des machines, des écoles, des journaux, ou flottent-elles et sont-elles seulement visitées par les habitants de l'air?
Le 17 février, nous apercevons pour la première fois les hauteurs de Cuba; la première qui se montre, est le Pain de Matanzas; nous voici à soixante milles de la Havane. Nous ne pouvons y arriver avant la nuit, et aucun navire ne peut passer devant le Morro après le coucher du soleil. Nous apercevons la côte septentrionale de Cuba, ce ne sont pas des bancs de sables, des plaines unies comme le long de nos États du sud; le pays ondulé descend vers la mer et s'étage dans le lointain en lignes de plus en plus élevées. «Voilà le Morro!»
Voilà bien, en effet, le Morro, un majestueux rocher qui s'élève perpendiculairement de la mer, avec ses murs, ses parapets et ses tours sur le sommet, ses bannières et ses signaux flottants et le phare élevé qui le domine. La colline n'est pas très-haute, mais domine entièrement la mer. Tout près est la cité, étendue le long de la côte, avec ses maisons qui descendent jusqu'aux récifs de l'Océan. Où est le port? où sont les quais? les voilà. Nous arrivons devant l'entrée, profonde et étroite, qui sépare le Morro de la Punta; et par l'entrée nous voyons le port étendu devant nous avec ses innombrables mâts. Mais la nuit descend, le canon qui donne le signal du coucher du soleil s'est fait entendre, nous entendons mourir les dernières fanfares des trompettes dans les fortifications, et le phare commence à jeter sa lueur sur la mer silencieuse, des lumières étincellent dans la cité; il est trop tard pour pénétrer dans le port. Lentement et comme à regret, le vaisseau tourne sa proue vers la mer, la machine souffle lourdement, nous sommes balancés sur la mer. La Croix du Sud est au-dessus de l'horizon; et toute la nuit deux flots de lumière découpent leurs lignes sur la mer, l'une d'or, venant du phare; l'autre d'argent, de la lune. Quel enchantement! qui peut regretter le délai qui nous retient où nous sommes, et le voisinage d'un quai vulgaire de débarquement?
Aspect de la Havane. – Les rues. – La volante. – La place d'Armes. – La promenade d'Isabelle II. – L'hôtel Le Grand. – Bains dans les rochers.
Au lever du soleil, nous faisons notre entrée; de tous côtés on entend les trompettes et tambours, du Morro, de la Punta, de la longue Cabaña, de la Casa Blanca. Quel monde de vaisseaux! les mâts sont serrés en véritable forêt, le long de la ville, la proue tournée vers les maisons, comme des chevaux à la mangeoire; pendant que d'autres vaisseaux à l'ancre remplissent presque entièrement tous les passages vers les baies qui s'étendent plus loin. Voilà le pavillon à raies rouges et jaunes de l'Espagne; le pavillon tricolore de la grande nation; les croix de Saint-Georges de la Grande-Bretagne; les étoiles et les raies de la grande république, quelques pavillons de la Hollande, du Portugal, des États du nord de l'Italie, du Brésil et des républiques de l'Amérique centrale. Nous avançons prudemment à l'ancre, et venons prendre place dans la baie de Régla; l'officier de santé inspecte le navire, on examine les passeports; et peu de temps après, me voilà installé dans une volante, conduit par un postillon nègre, dans les rues étroites de cette surprenante cité.
Les rues sont si serrées et les maisons bâties si près les unes des autres, qu'on croit être plutôt entre deux murs que dans une rue. Il semble impossible que deux voitures puissent passer de front; elles le font pourtant, mais il y a constamment des embarras de voitures. Dans certains endroits, des voiles sont tendues sur la rue entière, de maison en maison, et l'on passe sous une longue tente. Quel étrange véhicule que la volante! une paire de longs et minces timons; à un bout, une paire d'immenses roues, à l'autre, un cheval avec sa queue tressée, relevée et attachée à la selle; une chaise ouverte appuyée sur les timons, à un tiers de la distance des roues au cheval; sur le cheval, un nègre avec de grandes bottes de postillon, de longs éperons et une brillante jaquette: voilà la volante. C'est un véhicule commode pour celui qui s'y trouve, mais il doit être sensiblement pénible pour le cheval. Nous rencontrons en passant des volantes de maître, distinguées par de riches ornements d'argent et la livrée des postillons; quelques-unes ont deux chevaux; l'argent, la livrée, et les longs timons, qui se balancent, une étrangeté générale, leur donnent quelque chose de plaisant. Dans la plupart, on voit un monsieur à demi couché, le cigare à la bouche; dans d'autres, un flot gonflé, de mousseline bleue ou rose, étendu des deux côtés jusqu'aux timons, et derrière, quelque indice d'une tête vivante.
Voici la place d'Armes avec son jardin plein de riches fleurs devant le palais du gouverneur. À un des coins est la chapelle élevée sur l'endroit où, sous les auspices de Christophe Colomb, la messe fut pour la première fois célébrée dans l'île. Nous arrivons au Paseo de Isabel Segunda, grande avenue qui s'étend de la ville à la baie, avec deux promenades parallèles pour les voitures et deux autres pour les piétons, toutes bordées d'arbres en pleine floraison. Nous voici arrivés au théâtre de Tacon, et la volante s'arrête devant une ligne de grandes maisons dont la hauteur contraste avec les autres maisons de la ville, qui sont uniformément à un étage. Nous sommes à l'hôtel Le Grand.
Le Grand est un Français; son hôtel est un restaurant avec des chambres pour les voyageurs. Le restaurant est excellentes, les chambres sont médiocres. Les lits n'ont point de matelas: on dort sur une toile tendue, sous un filet à mosquites. Il faut fermer les fenêtres la nuit, parce que le changement de température qui précède l'aube pourrait être dangereux. On vous prévient aussi qu'il ne faut pas marcher pieds nus sur le parquet, à cause d'un petit insecte nommé nigua qui pénètre dans la chair, y fait ses oeufs, et occasionne des tourments souvent insupportables.
CARTE DE L'ÎLE DE CUBA par A. Vuillemin.
Gravé chez Erhard R. Bonaparte 42.
Après dîner, je me promène le long du Paseo de Isabel Segunda, pour voir la promenade qui commence à cinq heures environ et finit à la nuit tombante. La voiture la plus ordinaire est la volante, mais il y a des équipages dans le style anglais, avec des domestiques en livrée. J'ai un faible pour la volante à deux chevaux. Le postillon, les longs timons qui oscillent, l'argent prodigué dans les harnachements, donnent à l'ensemble un style qui éclipse le respectable équipage anglais. Les dames se promènent en grande toilette, décolletées, sans chapeau. Les domestiques, sur les voitures, sont tous nègres. On se promène le long du Paseo de Isabel, à travers le champ de Mars, et puis sur le Paseo de Tacon, qui mène jusqu'à la campagne, en ligne droite.
À huit heures je m'arrête sur la place d'Armes, un grand carré qui s'étend devant la maison du gouverneur, pour entendre la musique militaire de la retraite. La lune est claire et s'avance au milieu du champ étoilé et étincelant du ciel; l'air est pur et embaumé; la musique lance ses accords sous les palmiers et les mangos; les promenades sont encombrées de monde, et l'on se presse autour des voitures pour saluer les dames. Peu de dames se promènent à pied sur la place; ce sont sans doute des étrangères. L'étiquette ne permet pas aux dames de marcher en public à la Havane.
Je rentre lentement, pour voir la ville de nuit. Le soir est l'heure brillante des boutiques. On fait ses achats quand le gaz est allumé. Les volantes et les voitures vont en tous sens, s'arrêtent à la porte des magasins. Les gardiens se tiennent au coin des rues, chacun tenant une longue pique et une lanterne. Les cafés sont ouverts. C'est aussi l'heure des visites.
Une étrange habitude est observée dans toutes les maisons. Dans la chambre principale sont placées deux rangées de chaises, face à face, trois ou quatre de chaque côté, et toujours à angle droit avec le mur qui fait face sur la rue. En passant, on aperçoit ces rangées de chaises. La famille et les visiteurs y prennent place méthodiquement. Comme les fenêtres sont ouvertes, profondes et très-larges, sans glaces, avec des barreaux très-espacés, on peut inspecter tout cet arrangement intérieur dans tous les salons havanais, étudier la toilette des dames, et savoir qui elles reçoivent.
On se lève de bonne heure pour jouir des meilleures heures de la journée. On m'avait appris qu'il y a des bains creusés dans le roc, près de la Punta. Je pars pour m'y rendre à six heures, et me promène sous les arbres vers le Presidio; Quel est ce son retentissant? Est-ce la cavalerie qui marcherait à pied, les sabres traînants? Non; c'est une foule de malheureux qui se forment en ligne devant le Presidio. Ce sont des forçats! chacun a une bande de fer rivée autour de la cheville, une autre autour de la ceinture, et une chaîne s'attache par les deux bouts à ces deux bandes. Ils ont ainsi le libre usage de leurs bras et même de tout le corps, la chaîne est seulement un poids et une marque dont ils ne peuvent se débarrasser. On la garde nuit et jour, en travaillant, en mangeant, en dormant. Dans certains cas, deux condamnés sont enchaînés ensemble.
Coolies chinois, à Cuba.—Dessin de Pelcoq d'après une photographie.
J'arrive aux Baños de Mar. Ce sont des compartiments dont chacun a environ douze pieds carrés et six ou huit pieds de profondeur, et coupés dans la falaise avec des escaliers de pierre; chaque compartiment a deux ouvertures par où les flots entrent et sortent librement. Cet arrangement est nécessaire, parce que les requins sont si abondants, que le bain en pleine mer est fort périlleux. La beauté du rocher, le va-et-vient de l'eau donnent beaucoup d'agrément à ces bains, et l'eau, qui est celle du Gulf-Stream, a une température de 72° Fahrenheit. Les bains sont voûtés au sommet et fermés en partie du côté de la terre, mais ouverts du côté de la mer, pour laisser la vue libre; et pendant qu'on se baigne, on voit les lourds navires flotter sur le Gulf-Stream, ce grand chemin de la mer Équinoxiale. L'eau dans les bains se tient à une profondeur de trois à cinq pieds, et ils sont assez grands pour qu'on puisse un peu y nager. Le fond est en sable et en coquilles. Ces bains ont été construits aux frais de l'État et sont libres. Quelques-uns sont réservés aux femmes, et d'autres per la gente de color.
Vue générale de la Havane, capitale de Cuba.—Dessin de Lancelot.
Coolies chinois. – Quartier pauvre à la Havane. – La promenade de Tacon.
Je ne fus pas longtemps à la Havane sans remarquer dans les rues et les maisons des hommes de complexion indienne, avec de grossiers cheveux noirs. Je demandai si c'étaient des natifs indiens ou des hommes de sang mêlé. Non; ce sont des coolies. Leurs cheveux portés longs et leur costume ne m'avaient point révélé les Chinois; pourtant leurs formes et l'expression de leurs yeux auraient dû me l'indiquer. Ce sont les victimes de ce nouveau commerce dont nous entendons tant parler. On m'informe qu'il y en a deux cent mille à Cuba, et qu'ils y ont été importés dans l'espace de sept ans. J'ai rencontré les nouveaux et derniers venus en costume chinois, la tête rasée; mais la plupart portent ensuite des pantalons, des jaquettes et des chapeaux de paille, et laissent pousser leurs cheveux.
Je me rendis, peu de jours après mon arrivée, au Jesus del Monte, pour présenter une lettre d'introduction à l'évêque. Le chemin, en passant par la Calzada de Jesus del Monte, traverse une partie misérable, je dirais volontiers la plus misérable de la Havane, par des lignes sans fin de bouges à un étage en bois et en pisé, à peine habitables pour des nègres, et entremêlés d'une quantité de cabarets. Chevaux, mulets, ânes, poules, enfants, grandes personnes, tout le monde entre par la même porte; et par derrière on découvre d'horribles amas d'ordures. L'aspect des hommes, les chevaux attachés aux portes, les mules avec leurs paniers de fruits et de feuilles qui descendent jusqu'à terre, tout me parle de Gil Blas et de ce que j'ai lu sur la vie en Espagne. Les petits négrillons s'en vont tout nus, aussi peu soucieux de vêtements que des petits chiens. Mais c'est ce qu'on voit dans la ville entière. Ce matin, dans la grande salle de l'hôtel Le Grand, je voyais une dame, tout habillée de blanc et en grande toilette, tenir par la main un petit négrillon nu de deux à trois ans, blotti dans les plis de sa robe.
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«Les eaux de l'Océan se réchauffent naturellement dans le golfe du Mexique et la mer des Antilles; elles donnent ainsi naissance à un torrent d'eau chaude qui, sous le nom de Gulf-Stream, va se précipiter sur les récifs de l'archipel de Bahama, coule le long de la côte de Floride, et conserve une direction parallèle à la côte d'Amérique, en ne s'éloignant que fort peu, jusqu'à la hauteur du cap Hatteras. Là, rencontrant le courant d'eau froide venu du nord et le grand banc de Terre-Neuve, il s'élargit, gagne en surface, s'élève vers le nord, puis sa bande ainsi plus étendue va rejoindre les Açores, d'où elle se courbe vers le sud, revenant à la côte d'Afrique et recommençant le même circuit.» (Alfred Maury, la Terre et l'Homme. Hachette. 1857.)