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LE “PENSIEROSO”
II

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Comme tant d'autres de vos grands hommes qui rentrèrent dans leur patrie amnistiés par les acclamations de l'étranger, le prince de Carignan revient en Piémont le front entouré d'une auréole. Il reprend officiellement son rang d'héritier présomptif, mais les défiances, quand même n'ont pas désarmé autour de lui. Tout, jusqu'à ses longues moustaches, est prétexte aux récriminations de la Cour.

Il vit seul à Racconis. À peine ose-t-on s'avouer son ami. Il ne sait rien des affaires du pays sur lequel cependant, il doit régner. Charles-Félix expire sans l'avoir fait appeler à son lit de mort.

C'est sans illusion comme sans joie que Charles-Albert gravit, en 1831, les marches du trône qu'on lui a si longtemps et si âprement disputé.

Le malheur s'est à ce point incrusté en lui, que le roi continue le prince de Carignan. Pendant les premières années de son règne qui semblent heureuses, il vit, se défiant de chacun, se défiant de lui-même, se défiant des mirages de l'absolue puissance. À cette âme si rudement façonnée par l'adversité, pas plus la gloire que les satisfactions d'une royauté banale ne peuvent suffire. Il a placé plus haut son rêve.

«Que le roi se fasse le chef des Italiens…» avait dit Joseph de Maistre en 1812… Et si je rappelle ici ce mot du grand inspiré, c'est pour préciser le rôle de Charles-Albert.

Car, quoiqu'on ait pu dire, jamais le roi n'a confondu ces deux choses: la révolution et le patriotisme.

Certaines préventions qui traînent encore sur sa mémoire, se dissiperont le jour où l'on aura enfin compris que le grand souffle qui passa sur l'Italie, de 1831 à 1848, fut, aux yeux de Charles-Albert, un souffle patriotique et non pas un souffle révolutionnaire.

Lentement, progressivement, le roi suit le conseil de Joseph de Maistre. Il se fait le chef des Italiens. Mais au prix de quel effort, à travers quels déboires, au milieu de quelles calomnies!

L'Europe admire la sagesse de son administration et ne croit pas en lui. Le mal intime qui le ronge n'a pas désarmé.

Voilà quinze ans que Charles-Albert règne. Entrez dans son oratoire. Le roi s'est levé avant le jour. Voyez son visage défait, amaigri, ses traits flétris, sa haute taille vacillante… Voyez ses cheveux blancs, et il n'a pas quarante ans. Vous le diriez un vieillard si son œil ne trouvait, dans le contraste, un nouvel éclat. Nierez-vous qu'il y ait là un mystère de douleur dont ce crucifix, devant lequel vous trouvez le roi prosterné, reçoit la sinistre confidence?

On raconte que le plus illustre des Scaliger, le fidèle ami de Dante, voulant faire de son palais un asile attrayant pour tous les grands hommes, avait fait représenter dans les divers appartements qui leur étaient réservés, des symboles analogues à leurs destinées.

Pour les poètes, c'étaient les muses. Mercure tendait les bras aux artistes. Le Paradis ouvrait ses portes devant les moines. Mais l'image de l'inconstante fortune planait sur toutes ces allégories!

L'Italie, Messieurs, ne ressemblait-elle pas, en 1847, au palais de Scaliger?

Tandis que le roi était aux pieds de son crucifix, le pape entrevoyait le paradis dans la liberté de ses peuples, les poètes faisaient appel aux Muses pour chanter la délivrance de la patrie; les révolutionnaires invoquaient d'autres dieux.

Et tous, du Nord au Midi de la Péninsule, saluaient l'aube prochaine sans voir que l'inconstante fortune planait aussi par dessous leurs rêves.

Je ne sache pas dans l'histoire de votre pays, une période plus dramatique, plus émouvante que celle qui allait s'ouvrir.

Rien ne devait manquer à l'épopée, ni la grandeur du sujet, – la guerre de l'indépendance italienne, – ni le caractère saisissant du décor: l'Europe en feu de 1848, ni surtout l'illustration des personnages qui allaient entrer en scène.

Au premier rang, le pape Pie IX, un pape comme on n'en reverra plus, réformateur, patriote et libéral. Le Prince de Metternich représentant vieilli de la Sainte Alliance, qui allait être emporté par la tourmente. L'abbé Gioberti, l'auteur, un instant célèbre, du Primato. Mazzini, le plus grand agitateur de son siècle; Manin, le noble défenseur de Venise; et enfin, le feld-maréchal Radetzky, tenant, dans ce drame politique et militaire, le double rôle de la force et du destin.

Et puis, émergeant de l'ombre, faisant leurs premières armes ou leur apprentissage politique, le duc de Savoie, le duc de Gênes, Cavour, Urbain Rattazzi, La Marmora, Cialdini…

Mais je n'ai pas nommé tous les acteurs.

Il en manque un, celui qui, dans la tragédie, va jouer le rôle masqué du traître, je veux dire la révolution.

Son rôle primera tous les autres, celui du Roi, celui du Pape.

C'est elle qui parlera, commandera, agitera. C'est elle qui créera les popularités, qui les portera aux nues, qui les foulera aux pieds, qui défera le lendemain l'ouvrage de la veille, toujours criant, hurlant, pour acclamer, comme pour maudire.

Oui, vraiment, la Providence divine et la liberté humaine, ces deux puissances dont le concours explique l'histoire, semblent s'être mises d'accord, en 1847, pour changer en Italie, la direction des choses, et Charles-Albert sent le poids des responsabilités écrasantes que lui créent Dieu et les hommes!

Il aborde ces temps terribles où Machiavel disait qu'il faut être tour à tour Renard et Lion, car les nécessités du jour sont sans cesse contredites par les nécessités du lendemain.

Et quels échos ces contradictions n'éveillent-elles pas dans la conscience endolorie du roi!

Rompre avec un passé de 800 ans, lui semble un sacrilége. Et cependant, ce sacrilége ne doit-il pas le commettre, puisqu'en le commettant, il n'immolera que lui même?

Comme Hamlet, il sent qu'il y a quelque chose de pourri dans le pays qu'il gouverne, il comprend qu'un changement s'impose.

Peut-être l'assainira-t-il, ce pays, par le don de cette constitution qui apparaît à quelques uns comme un moyen de régénération?

Le penchant du roi l'y porte, car opprimé lui-même si longtemps, il sympathise avec tous les opprimés; il lui semble qu'affranchir un peuple soit équitable.

Mais il se demande si cette liberté amènera la justice qu'il rêve.

Qu'ont gagné à la liberté les nations qui l'ont conquise, sinon des vices et des souffrances de plus?

Tyrannie des forts, écrasement des faibles, voilà le spectacle que lui offre l'histoire depuis le commencement du monde, sans que les révolutions y aient rien changé.

Existe-t-il réellement un remède aux maux de l'humanité, et n'y a-t-il pas en elle la même inaptitude au bonheur que le roi constate en lui même?

Doutes, anxiétés, hésitations le brisent.

Tantôt, il se reproche d'être tyrannique, tantôt d'être faible.

Tantôt, il veut donner; tantôt, il croit devoir reprendre. Plein de pitié pour le mal d'autrui, il veut trancher dans le vif pour guérir; puis, il recule, de peur de tout compromettre. Sa pensée n'est qu'un tissu de courts espoirs, de longues angoisses, de perpétuelles inquiétudes.

Sa vue se trouble, et par un étrange phénomène psychologique, son amour pour ses peuples, son enthousiasme pour leur affranchissement, devient, Sieurs, l'asservissement de sa vie.

Voilà dans quelles angoisses s'abîme, sous quels écrasements succombe, aux pieds de son crucifix, ce roi absolu qui, lui aussi, a des sueurs de sang!

Mais enfin, vient l'heure où la fatalité a raison de ses hésitations.

Vous le savez, les espérances éveillées deviennent des droits, et la foule bientôt acclame, non plus comme octroyée, mais comme conquise, cette constitution qui servit, si je puis ainsi dire, de transition, entre le calme prologue et le douloureux épilogue du règne de Charles-Albert.

Et à propos de cette constitution, laissez-moi vous raconter un fait par lui-même insignifiant, mais qui cependant prouve qu'en histoire, les petites choses servent parfois à éclairer les grandes.

Quelques jours avant de quitter Paris, je causais avec ce soldat, à la bravoure duquel, à Castelfidardo comme à Mentana, l'Italie a rendu hommage; je causais avec le général Charette de l'honneur qui m'attendait ici.

Et lui, évoquant les lointains souvenirs de sa jeunesse, me raconta qu'en 1848, il était élève à l'école militaire de Turin.

Grandes étaient pour l'enfant les bontés de Charles-Albert, car vous le savez, Charette est le petit-fils du duc de Berry.

Or donc, comme tous ses camarades, à qui la proclamation du Statuto donnait une journée de liberté, le futur papalin acclamait la liberté de tout son cœur; à 18 ans, on aime l'amour pour l'amour, l'enthousiasme pour l'enthousiasme, et le Statuto par dessus le marché. Charette allait donc, faisant retentir la Via Dora Grossa de ses cris patriotiques lorsque passe un escadron de carabiniers, et qu'une main touche l'enfant à l'épaule.

Il se retourne. C'est le roi. Le roi qui passe morne, triste, qui, de sa voix grave dit à l'enfant: «Ne crie donc pas si fort.»

«Sans doute,» disait Charette, «Charles-Albert avait deviné les blasphèmes du Vendredi Saint par delà les acclamations du dimanche des Rameaux!

«Le souvenir de cette apparition, de cette parole,» ajoutait-il, «me demeure présent comme s'il datait d'hier.»

Les rares survivants, Messieurs, qui à cette heure décisive aperçurent Charles-Albert, rediraient, si on les questionnait, ce qu'a dit mon noble ami de la tristesse du roi. Car les pressentiments ne trompent pas; ne sont-ils pas les prophéties du cœur?

Plus promptement encore que le roi ne l'avait imaginé, la révolution faisait son œuvre.

À Paris, elle balayait un trône. Elle éclatait à Vienne, où elle balayait le prince de Metternich, en pleine conviction de son infaillibilité.

Il ne fallait cependant chercher ni à Paris, ni à Turin, ni à Vienne, le point aigu de la situation: par la force des circonstances, il était à Milan.

Je n'ai pas à vous rappeler la lutte héroïque des Milanais, en 1848.

Je n'ai pas à vous rappeler davantage le mot prêté au maréchal Radetzky «qu'une saignée de trois jours assurerait une paix de trois siècles à l'Italie.»

Cette paix ne pouvait être qu'une guerre à outrance. Elle allait soudainement révéler à l'Europe une solidarité qui, surmontant tous les obstacles, devait vous donner un jour, Messieurs, la Patrie Italienne!

Quelle force unifiante dans l'idée monarchique, quelle puissance dans ce mot de Patrie!

Le roi, pour un pays, est comme une clé de voûte.

Les Italiens, alors, pouvaient ne pas aimer la personnalité de Charles-Albert, mais ils avaient foi dans le principe qu'il incarnait.

Ce prince représentait l'affranchissement et l'autonomie d'une Italie, capable de vivre de sa propre vie et de se gouverner elle-même. Roi et peuple s'appelaient, devinant qu'un glorieux avenir couronnerait leur commun effort.

Dans ses longues heures de solitude et de méditation, Charles-Albert si hésitant d'ordinaire, s'était fait une inébranlable certitude de cet avenir et sa foi religieuse, plus impérieuse encore, si je puis ainsi dire, que sa foi politique, le jetait dans l'action.

«L'homme qui n'est pas ton frère ne doit pas régner sur toi»; tel était le verset biblique qui hantait sa pensée, et sans cesse passait devant ses yeux, éblouissant comme l'éclair.

Toute sa vie le roi avait entendu, – pardonnez-moi d'employer ici encore une image, – toute sa vie le roi avait entendu un duo chanté par deux voix discordantes qui, tour à tour, s'élevaient des profondeurs de son âme, et voilà que, tout à coup, elles s'accordaient dans le splendide unisson du cri de guerre qui retentissait d'un bout à l'autre de votre pays.

Arrière les scrupules! Qui du droit ou de la force l'emportera dans ce champ clos où ils vont se mesurer? Peu importe!

Imaginez ce spectacle!

En face du palais royal de Turin, le soir du 22 mars 1848, des milliers et des milliers de visages se lèvent vers le balcon; des milliers de poitrines ne respirent plus; des milliers de cœurs sont sans battements. Indescriptible est l'émotion. Tout à coup, la loge de Pilate s'ouvre, Charles-Albert sort de l'ombre, et se montre à la lueur des torches comme une fantastique apparition.

Auprès de lui sont ses fils; un peu en arrière sont les envoyés de Milan. Le roi tient dans ses mains une écharpe aux trois couleurs italiennes. Il veut parler. Mais ne pouvant se faire entendre, il agite cette écharpe sur sa tête.

Un ouragan de cris semble la soulever et la faire claquer comme un drapeau.

C'était une déclaration de guerre jetée à l'Autriche par tout un peuple dont le roi, à cette heure, se faisait le héraut d'armes.

Le lendemain, l'Italie lisait ce que ses peuples n'avaient pu entendre la veille.

«Nos armes vous apporteront l'aide que le frère doit au frère, que l'ami doit à l'ami,» disait le roi dans son immortelle proclamation.

«Nous vous seconderons, espérant en Dieu qui a donné Pie IX à l'Italie…»

Et la patrie italienne s'était dès lors faite chair en lui. C'était la patrie que le petit soldat, gai et alerte, allait voir passer aux jours de victoire ou de défaite, dans ce roi pareil à un fantôme, qui toujours, chevauchait vers l'endroit où la fusillade était la plus nourrie, où le danger était le plus grand.

«Son visage décharné, son air malade, presque mourant avec un regard de feu,» écrivait Minghetti à Pasolini, «sa tristesse qui semble repousser jusqu'à l'apparence d'un sourire, ont sur ses troupes une influence magnétique.»

De ce visage rayonnait en effet, en même temps, une vaillance de race et une foi mystique dans la mission à accomplir!

Charles-Albert se regardait comme l'instrument de la Providence, il était sûr de vivre, tant que la Providence aurait besoin de lui. De là, cette même impassibilité, et sous les fleurs, et sous les balles, et devant les acclamations qui saluaient son entrée en Lombardie, et devant les insultes qui furent, après Milan, la dernière escorte du vaincu.

Il marchait, si sûr de sa mission, qu'il attribuait à d'obscures hallucinées, les visions de Catherine de Sienne, la grande libératrice.

Ici, permettez-moi encore un souvenir personnel.

Mon père, qui avait suivi le roi sur tous les champs de bataille de Lombardie, couchait le soir de la victoire de Goito, dans une mansarde au dessus de la chambre où dormait son maître.

Le plafond qui les séparait était si mince, qu'aucun bruit ne pouvait échapper à l'oreille du fidèle serviteur.

Tout à coup, au milieu de la nuit, voilà que des gémissements parviennent jusqu'à lui.

Mon père descend effrayé, entr'ouvre la porte, croyant trouver le roi malade. Mais non. Le roi est là, à genoux, les bras étendus en croix, priant tout haut.

Les larmes inondent ce visage, où nul, je crois, avant cette nuit là, ne les avait vues couler.

Mon père a toujours pensé, qu'à cette heure, Charles-Albert s'était offert à Dieu, en victime pour son peuple.

Et chose étrange, cette scène se passait le soir même d'une double victoire.

Les succès qui avaient marqué les étapes de l'armée piémontaise en Lombardie, venaient d'être couronnés à Goito et à Peschiera. L'armée était dans un indicible enthousiasme.

«Dieu aime et protége notre vieille race royale,» écrivait le Marquis Costa, «car Dieu lui a ménagé un double et beau triomphe. Comme le roi, devant toute l'armée, embrassait le général Bava, qui venait lui annoncer la déroute définitive de Radetzky, nous vîmes accourir, venant de Peschiera, un aide-de-camp de M. le duc de Gênes, chargé d'apprendre au roi la reddition de la ville. Non, jamais, je n'ai éprouvé une émotion pareille à celle qui m'a secoué, lorsqu'en ce moment, un immense cri de: – Vive le roi – s'est élevé de toutes les lignes…»

Quelle mystérieuse intuition isolait donc le roi de l'enthousiasme qui l'entourait?

Je ne sais rien de plus caractéristique que ces pressentiments du malheur qu'eut toujours Charles-Albert, pressentiments qui ne faisaient en quelque sorte qu'aviver sa passion du sacrifice. Cette fois encore, ils n'étaient pas pour le tromper.

Aux victoires de Goito et de Peschiera, succédaient les défaites de Custoza et de Volta. Celles-ci n'étaient que le triste prélude du désastre de Milan.

Je ne vous redirai pas ces navrantes épisodes. À grand peine, peut-on, le soir du 4 août, arracher le roi du champ de bataille. Depuis une heure déjà, le canon s'était tu, que Charles-Albert restait là encore sur les remparts de la ville, le visage tourné vers l'ennemi, espérant un boulet qui ne vint pas.

La mort glorieuse du soldat, ce dernier, ce seul bonheur qu'il eût rêvé le fuyait comme tous les autres bonheurs. Mais les agonies pour cela ne devaient pas lui être épargnées.

Il y a vraiment de singulières coïncidences, ou plutôt d'étranges ironies dans les choses. Vous souvenez-vous de ce balcon où Charles-Albert naguère apparaissait à Turin, agitant devant le peuple en délire l'écharpe aux trois couleurs italiennes? Vous souvenez-vous?

Ce balcon s'appelait le balcon de Pilate. Ah! c'est bien encore de ce nom qu'aurait dû s'appeler le balcon du palais Greppi, où les Milanais insultèrent le lamentable Ecce homo que vous savez.

La couronne de Charles-Albert ne fut plus qu'une couronne d'épines quand il eut repassé le Tessin.

Il retrouvait son royaume en pleine anarchie, comme du reste l'était toute l'Europe.

Le ministère Gioberti y avait déchaîné toutes les passions, ou plutôt toutes les incohérences. Il ne restait au roi qu'un parti à prendre, celui de la folie; folie sublime qui, seule, pouvait ramener l'union et la concorde dans les esprits troublés. On venait d'être battu par Radetzky. On résolut de recommencer la lutte. Cette fois, il n'était plus question d'arracher à l'Autriche la Lombardie, le Quadrilatère et Venise. Il s'agissait de l'honneur. Il s'agissait de ramener les cœurs et les esprits à des passions plus hautes que celles de la politique de parti.

En effet, Messieurs, il n'est rien en ce monde pour parler un plus haut langage à une nation qu'un champ de bataille. Et il n'est pas de nation pour mieux comprendre ce langage que la vôtre.

Quant au roi, rien ne pouvait plus l'atteindre en fait d'amertumes, de déboires, de déceptions, de sacrifices.

Comme le Taciturne, il semblait dire:

Pas n'a été besoin d'espérer pour entreprendre;

Pas n'est besoin de réussir pour persévérer.


Transportez-vous dans cette salle du Palais de Turin, où s'achèvent en hâte les derniers préparatifs du départ. Le roi, plus pâle, plus défait que jamais, donne ses derniers ordres.

A côté de lui, la reine. Cette reine qu'il a épousée sans amour et qu'il ne paraît pas voir, hasarde en tremblant la terrible question:

«Quando ci rivedremo, Carlo?»

Et lui de répondre: «Forse mai.»

Dans ce jamais est toute la fatalité de la situation. Le mot sonne comme un glas. Le roi, en effet, sait bien qu'il part, non pour vaincre, mais pour mourir.

Impénétrable, impassible comme toujours, il suit la route funèbre: on le dirait déjà raidi par la mort.

La nuit qui précède la bataille, il a toutes les visions sinistres du moribond. Il en a les mouvements convulsifs, les soubresauts, les effrois. On dirait qu'il voit des spectres.

Cette fois la campagne fut courte. L'armistice était dénoncé le 14 mars 1849. Le 23, l'armée Piémontaise était vaincue à Novare. Et le soir même, Charles-Albert, entouré de ses fils et de son état-major, abdiquait.

Dans une des salles du palais Bellini, à Novare, le roi est adossé à la cheminée.

Le duc de Gênes et le duc de Savoie se tiennent à ses côtés. Les généraux font cercle devant lui. Charles-Albert demande s'il est possible de faire une trouée sur Verceil ou sur Alexandrie.

«Non.»

Alors, il se fait un grand silence dans cette pièce où se joue un des drames les plus poignants de ce siècle. Et ces soldats se sentent pénétrés pour leur maître d'une infinie compassion.

Charles-Albert seul reste impassible.

Il reprend de sa voix lente et grave:

«Rien jusqu'ici, ne m'a coûté pour le bonheur du Piémont et de l'Italie. Je me sens maintenant un obstacle à ce bonheur. Pour que cet obstacle disparût, j'ai toute la journée cherché une balle sans la rencontrer. Il me reste l'abdication.»

On se jette sur les mains du roi. On le conjure de renoncer à un projet si funeste. Mais lui reprend:

«Je ne suis plus votre roi. – Votre roi le voilà, c'est mon fils Victor.»

Et ce fut fini.

Dieu avait enlevé au roi jusqu'à la force de souffrir, et dans la petite maison d'Oporto, Charles-Albert entama avec la mort qui, cette fois, venait au devant de lui, ce dialogue dont parle Michel-Ange:

L'anima mia che con la morte parla.


La mort lui disait qu'il ne verrait plus les maux de la patrie.

Et lui répondait:

Grato m'è il sonno e più l'esser di sasso

Mentre che il danno e la vergogna dura

Non veder, non sentir m'è gran ventura.


Permettez-moi un dernier souvenir.

Le roi mourant refusait la statue que l'Italie en deuil voulait lui élever.

Le Tasse mourant refusait, lui aussi, les honneurs du Capitole.

«C'est un cercueil qu'il me faut,» disait-il, «et non un char de triomphe. Si vous me réservez une couronne, gardez-la pour orner ma tombe.»

Le Tasse mourut pendant qu'on préparait la couronne de lauriers, et la couronne fut déposée sur son cercueil.

C'est de même sur le tombeau de Superga que vous avez déposé la couronne d'Italie.

················

Messieurs, combien différente de votre souriant pays est cette rude Savoie, que j'ai traversée naguère pour venir jusqu'à vous. On dirait cette région hérissée de forêts, creusée de précipices qui, dans les visions de votre poète défendait les jardins d'Armide. Et voilà que, visionnaire à mon tour, il me semblait qu'un souffle faisait frémir les grands arbres, qu'un écho se répercutait aux rochers, que les torrents murmuraient des mots vagues. Il me semblait que des entrailles mêmes du sol, s'échappaient des voix lointaines. Tout cela parlait une langue que j'avais jadis entendue. C'était la langue des ancêtres; oui, c'était la langue qu'avaient parlée pendant huit cents ans, de l'autre côté des Alpes, les serviteurs et les soldats de la maison de Savoie. Mon cœur frissonnait à ces accents que je pourrais dire d'outre-tombe, et cependant j'admirais, en revoyant, comme un nid abandonné, ce château de Charbonnières qui fut le berceau de votre race royale, j'admirais la destinée des aigles qui s'en étaient envolés. Dieu, jadis, nous les avait donnés pour maîtres et pour amis, vous les avez choisis pour rois, ces princes, tour à tour politiques raffinés et soldats héroïques. Leur mission historique est aujourd'hui accomplie.

Qu'importent, après la victoire, les péripéties, les angoisses de la lutte? Quel est le champ de bataille qui ne soit jonché de morts?

Arrière donc les douloureux souvenirs et «Sempre avanti Savoja

La vita Italiana nel Risorgimento (1815-1831), parte II

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