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II
ОглавлениеDès qu’il fut hors de Palma, dans la campagne où souriait le printemps, Febrer se reprocha la vie qu’il menait. Il y avait un an qu’il n’était pas sorti de la ville. Il passait ses après-midi dans les cafés du Borne, et ses soirées dans la salle de jeu du cercle.
Dire qu’il n’avait jamais l’idée de mettre le nez hors de Palma, pour contempler ces champs d’un vert tendre, où l’on entendait bruire les canaux d’irrigation; ce ciel d’un bleu si doux où flottaient de blancs nuages; ces collines d’un vert sombre, avec leurs petits moulins à vent, gesticulant au faîte; ces abruptes sierras couleur de rose, qui fermaient l’horizon; tout ce riant paysage qui avait valu à Majorque le nom d'Ile Fortunée, que lui décerna l’admiration des anciens navigateurs! Ah! il se promettait bien, lorsque son prochain mariage l’aurait enrichi, de racheter le beau domaine de Son Febrer, et d’y passer une partie de l’année, comme le faisaient ses pères, pour y mener à son tour la vie simple d’un gentilhomme, généreux et respecté!
Au grand trot de ses deux chevaux, la voiture frôlait au passage et laissait derrière elle de nombreux paysans, revenant de la ville; de sveltes femmes brunes, avec de larges chapeaux de paille enrubannés et ornés de fleurs sauvages; des hommes, vêtus de ce coutil rayé qu’on nomme toile de Majorque, et coiffés de feutres rejetés en arrière, qui entouraient comme d’une auréole, noire ou grise, leurs faces rasées.
Febrer reconnaissait sur la route les moindres plis de terrain, bien qu’il ne fût point passé par la depuis quelques années. Bientôt il arriva à une bifurcation: un chemin conduisait à Valldemosa, l’autre à Soller.
Soller! ces deux syllabes firent soudain revivre en lui toute son enfance. Chaque année, dans une voiture semblable, la famille de Febrer allait jadis à Soller, où elle possédait un vieux manoir, «la Casa de la Luna», ainsi nommé parce que la grande porte d’entrée était surmontée d’une demi-sphère de pierre, avec des yeux et un nez, qui représentait la lune.
C'était toujours vers le mois de mai que se faisait le voyage. Quand la voiture traversait un col, le petit Febrer poussait des cris de joie en voyant à ses pieds la vallée de Soller, ce jardin des Hespérides. Les montagnes, couvertes de sombres forêts de pins, et parsemées de maisonnettes blanches, étaient couronnées d’un turban de brumes. En bas, entourant la ville et se prolongeant jusqu’au rivage, d’immenses bois d’orangers parfumaient l’air. De tous les environs accouraient à la fête de Soller, des familles de paysans. La dulzaine, cette sorte de clarinette moresque, invitait la jeunesse à la danse. De main en main circulaient les verres qu’emplissait la douce eau-de-vie de l'île ou le vin de Bañalbufar. C'étaient les réjouissances en l’honneur de la paix, après dix siècles de guerre et de piraterie.
Les pêcheurs, pour commémorer la victoire remportée par leurs ancêtres, au XVIe siècle, sur les corsaires turcs, se déguisaient en musulmans ou en guerriers chrétiens, et, tromblons ou épées en mains, simulaient dans le port un combat naval sur leurs humbles barques, ou ils se poursuivaient les uns les autres le long des chemins voisins de la côte.
Quand les fêtes de Soller avaient pris fin et que le village avait recouvré sa tranquillité coutumière, le petit Jaime passait ses journées à courir par les orangers avec Antonia, aujourd’hui la vieille Mado Antonia qui alors était une fraîche gaillarde aux dents blanches, à la poitrine rebondie, à la démarche lourde. Elle accompagnait le petit Jaime jusqu’au port, sorte de lac paisible et solitaire, dont l’entrée était rendue presque invisible par les remous des flots entre les rochers.
Hélas! maintenant la Casa de la Luna n’était plus à lui; et depuis plus de vingt ans, il n’avait pas revu ce pays qui lui rappelait de si doux souvenirs....
A l’endroit où la route bifurquait, la voiture prit le chemin qui conduisait à Valldemosa; mais ici, il ne retrouvait plus aucune trace de ses jeunes années. Il n’avait suivi cette route que deux fois, quand il avait déjà l’âge d’homme, en allant visiter avec quelques amis, les cellules de la Chartreuse. Il se rappelait seulement les oliviers qui la bordaient, les fameux oliviers séculaires aux formes tourmentées et fantastiques, qui avaient servi de modèles à tant de paysagistes, et il penchait la tête au dehors pour les mieux voir. A droite et à gauche s’étendaient les terrains pierreux et desséchés où commençaient les escarpements de la montagne. Le chemin serpentait en montant entre des massifs d’arbres. Les premiers oliviers défilaient déjà devant les fenêtres de sa voiture.
Febrer les connaissait, ces oliviers étranges; il en avait souvent parlé, et pourtant il éprouva la sensation que donne un spectacle extraordinaire, comme s’il le voyait pour la première fois. C'étaient des arbres énormes, au feuillage clairsemé, aux troncs noirs, noueux et crevassés, bossués par de grandes excroissances, si vieux que la sève ne pouvant monter jusqu’à la ramure, était absorbée par la partie inférieure, qui grossissait sans cesse. La campagne avait l’air d’un atelier de sculpture abandonné, avec des milliers d’ébauches informes et monstrueuses, éparpillées sur le sol, au milieu d’un tapis de verdure, émaillé de pâquerettes et de campanules.
Le calme régnait dans cette solitude: les oiseaux chantaient, les fleurs des champs se pressaient jusqu’au pied des troncs vermoulus, et les fourmis allaient et venaient en longs chapelets, creusant des galeries au cœur même des plus vieilles racines. On racontait que Gustave Doré avait dessiné ses plus fantastiques compositions sous ces oliviers séculaires, et Jaime, en pensant à cet artiste, se rappela bientôt d’autres personnages plus célèbres qui étaient passés par ce même chemin, qui avaient vécu et souffert à Valldemosa.
S'il était allé deux fois visiter la Chartreuse, ç'avait été seulement pour voir de près ces lieux immortalisés par l’amour. Maintes fois, son grand-père lui avait conté l’histoire de «la française» de Valldemosa et de son compagnon «le musicien».
Un jour de l’année 1838, les Majorquins et les Espagnols, qui s’étaient réfugiés dans l'île, pour fuir les horreurs de la guerre civile, avaient vu débarquer un étranger, accompagné d’une femme, d’un petit garçon et d’une fillette. Lorsqu’on déposa à terre les bagages, les insulaires admirèrent, stupéfaits, un piano monumental, un Erard, comme on en voyait peu alors. Pendant quelques jours, l’instrument dut attendre à la Douane que les inquiétudes de l’administration fussent calmées, et les voyageurs allèrent loger dans une auberge qu’ils quittèrent bientôt, pour louer, tout près de Palma, la villa de Son Vent. L'homme paraissait malade. Il était plus jeune que sa compagne, mais son visage, amaigri par la souffrance, était pâle et transparent comme une hostie; ses yeux brillaient de fièvre, et sa poitrine étroite était constamment déchirée par une toux rauque. Une barbe très fine voilait ses joues; une chevelure léonine couronnait son front et tombait sur sa nuque en boucles épaisses. La femme avait des allures masculines. Elle s’occupait activement de tout dans la maison; elle jouait avec ses enfants, comme si elle avait eu leur âge. Mais on pressentait dans cette famille errante quelque chose d’irrégulier, une sorte de protestation et de révolte contre les lois humaines. L'étrangère portait des toilettes quelque peu fantaisistes, avec un poignard d’argent dans les cheveux, ornement romantique qui scandalisait les dévotes de Majorque. En outre, elle n’allait pas à la messe et ne faisait point de visites. Elle ne quittait sa maison que pour jouer avec ses enfants ou pour mettre au soleil le pauvre phtisique, en lui donnant le bras. Les enfants étaient aussi singuliers que leur mère. La fille était habillée en garçon pour courir plus à l’aise à travers champs.
Bientôt la curiosité des insulaires découvrit les noms de ces étrangers suspects. «Elle» était française, femme de lettres, et se nommait Aurore Dupin, ex-baronne, séparée de son mari. Elle était universellement célèbre par ses romans qu’elle signait George Sand, pseudonyme formé d’un prénom masculin et du nom d’un criminel politique. «Lui», était un musicien polonais, de complexion délicate, qui semblait laisser un lambeau de sa vie dans chacune de ses œuvres, et, à vingt-neuf ans, se sentait près de la mort. Il s’appelait Frédéric Chopin. Le petit garçon et la fillette étaient les enfants de la romancière, qui était déjà dans sa trente-cinquième année.
La société majorquine, enfermée dans ses préjugés traditionnels, s’indigna d’un pareil scandale. Ces gens n’étaient pas mariés!... Et la femme écrivait des romans dont la hardiesse épouvantait les honnêtes gens! Cependant les femmes furent curieuses de les lire, mais à Majorque, nul autre que don Horacio Febrer, le grand-père de Jaime, ne recevait de livres. Il consentit a prêter «Indiana» et «Lelia», qui circulèrent de main en main sans que personne y comprît grand’chose, d’ailleurs. En tout cas, celle qui les avait écrits devint un objet d’horreur; cependant doña Elvira, la grand’mère de Jaime, une Mexicaine dont il avait tant de fois contemplé le portrait, et qu’il se représentait toujours, vêtue de blanc, les yeux au ciel, tenant une harpe dorée entre ses genoux, alla voir plusieurs fois la solitaire de Son Vent; mais ce fut un tel scandale, que don Horacio dut intervenir et défendre à sa femme de continuer ses visites.
Le vide se fit autour des étrangers. Tandis que les enfants jouaient avec leur mère dans la campagne, pareils à de petits sauvages, le malade, enfermé dans sa chambre, toussait derrière les vitres de sa fenêtre, ou se montrait à la porte, cherchant un rayon de soleil. La nuit, à une heure avancée, sa muse mélancolique et maladive venait le visiter; alors, assis au piano, tout en gémissant et en toussant, il improvisait ses compositions où respire une triste et amère volupté.
Le propriétaire de Son Vent, un bourgeois de la ville, enjoignit bientôt aux étrangers de déguerpir. Le pianiste était phtisique; n’allait-il pas contaminer sa villa?... Où aller? Retourner en France était impossible. On était en plein hiver, et Chopin tremblait comme un oiseau abandonné, en songeant au froid de Paris. L'île avait beau être inhospitalière; il l’aimait pour la douceur de son climat. Alors s’offrit aux réprouvés, comme l’unique refuge, la Chartreuse de Valldemosa, édifice du moyen âge, sans beauté architecturale, qui n’a de charme que son antiquité, mais qui, bâti au milieu de montagnes aux flancs desquelles dévalent des bois de pins, est protégé contre l’ardeur du soleil par un rideau d’amandiers et de palmiers. C'était un monument presque en ruine, une sorte de couvent de mélodrame, lugubre et mystérieux, avec des cloîtres où campaient vagabonds et mendiants. Pour y pénétrer, il fallait traverser l’ancien cimetière des moines, dont les fosses étaient envahies par des racines qui rejetaient les ossements à fleur de terre. Par les nuits de lune, disait-on, le spectre d’un moine maudit errait à travers les cloîtres, dans ces lieux où jadis il avait péché, en attendant l’heure de la rédemption.
C'est là que, par une pluvieuse journée d’hiver, les fugitifs allèrent chercher un asile. Fouettés par la bourrasque, ils suivirent la route que parcourait maintenant Febrer, mais qui n’avait de chemin que le nom. Enveloppé dans un gros manteau, le musicien grelottait et toussait sous la bâche, tressaillant douloureusement à tous les cahots. Aux endroits dangereux, la romancière suivait à pied, tenant ses enfants par la main... Un vrai voyage de vagabonds!
Ils passèrent tout l’hiver dans la Chartreuse solitaire. Elle, chaussée de babouches, avec son petit poignard dans ses cheveux en désordre, faisait courageusement la cuisine, aidée par une toute jeune fille du pays, qui, pour peu qu’on ne la surveillât point, se hâtait d’engloutir les mets destinés au cher malade. Les gamins de Valldemosa jetaient des pierres aux petits Français qu’ils prenaient pour des «Maures, ennemis de Dieu»; les femmes volaient leur mère, quand elles lui vendaient des comestibles, et l’avaient surnommée «la Sorcière». Tous évitaient, en se signant, ces «gitanos» qui osaient habiter le monastère, près des morts, en communication constante avec le fantôme du moine, qui se promenait à travers les cloîtres.
Pendant le jour, tandis que le malade reposait, la romancière préparait le potage, et, de ses mains fines et pâles d’artiste, aidait la servante à éplucher les légumes. Puis elle courait avec ses enfants, jusqu’à la côte abrupte de Miramar, couverte de bois touffus, où jadis le savant Raymond Lulle avait établi son école d'Études orientales. C'était seulement à l’entrée de la nuit qu’elle commençait vraiment à vivre. Alors les vastes et sombres cloîtres s’animaient soudain d’une harmonie mystérieuse, qui semblait venir de très loin, à travers l’épaisseur des murs. C'était Chopin qui, penché sur le piano, composait ses nocturnes. George Sand, à la lueur d’une bougie, écrivait Spiridion, l’histoire de ce religieux qui finit par rejeter toutes ses croyances. Souvent, alarmée par la fréquence des quintes de toux, elle interrompait son travail pour courir auprès du musicien, et lui faire de la tisane. La nuit, quand la lune brillait, elle était tentée par le frisson du mystère et par la volupté de la peur, et elle allait dans les cloîtres où la lumière des fenêtres se projetait en taches laiteuses au milieu des ténèbres. Personne!... Elle s’asseyait dans le cimetière des moines, attendant en vain que l’apparition du fantôme animât la monotonie de sa vie par un incident romanesque.
Pendant une nuit de Carnaval, la Chartreuse fut envahie par des «Maures». C'étaient des jeunes gens de Palma qui, après avoir parcouru la ville, déguisés en Berbères, pensèrent à «la française», honteux sans doute de l’isolement auquel on l’avait condamnée. Ils arrivèrent à minuit, troublant de leurs chansons et de leurs guitares, le calme mystérieux du couvent, et effrayant les oiseaux abrités dans les ruines. Dans l’une des cellules, ils exécutèrent des danses espagnoles, que Chopin suivait attentivement de ses regards fébriles, tandis que la romancière allait d’un groupe à l’autre, naïvement joyeuse, comme une bonne bourgeoise, de n'être point tout à fait oubliée.
Ce fut là sa seule nuit de bonheur à Majorque. Puis le printemps revint, et le «cher malade» se sentant mieux, les étrangers partirent pour retourner lentement à Paris. Oiseaux de passage, ils ne laissèrent pas d’autre trace que le souvenir.
Nombreuses étaient maintenant les familles de Palma, qui allaient en villégiature à la Chartreuse. Les cellules avaient été transformées en pièces élégantes, et chacun tenait à ce que sa chambre fût celle de George Sand. Febrer avait une fois visité le couvent avec un nonagénaire, qui avait été un des prétendus Maures, venus pour donner une sérénade à «la française». Mais le vieillard ne se souvenait de rien; il était même incapable de reconnaître les lieux.
Jaime éprouvait une sorte d’amour rétrospectif pour cette femme extraordinaire. Il la voyait telle qu’elle est dans ses portraits de jeunesse, avec un visage presque inexpressif, et de grands yeux profonds, énigmatiques, sous une chevelure flottante, sans autre ornement qu’une rose près de la tempe. George Sand! L'amour avait toujours eu pour elle la cruauté du sphinx antique; chaque fois qu’elle tentait de l’interroger, elle le sentait déchirer son cœur, impitoyablement. Toute l’abnégation, toutes les révoltes de la passion, elle les avait connues! La volage héroïne des nuits vénitiennes, l’infidèle compagne de Musset était la même femme que cette garde-malade qui préparait les repas et les tisanes de Chopin mourant dans la solitude de Valldemosa... Ah! si lui, Febrer, avait connu une femme de ce genre, une femme qui résumât en elle l’infinie variété du caractère féminin, avec tout ce qu’il comporte de douceur et de cruauté!... Être aimé par une femme supérieure sur laquelle il aurait pu exercer un viril ascendant, et qui lui eût en même temps inspiré du respect et de l’admiration!...
Jaime demeura un instant comme fasciné, regardant le paysage, sans le voir. Mais bientôt il sourit ironiquement; il songea à l’objet de son voyage, et se prit en pitié. C'était bien à lui, vraiment, de rêver à des amours désintéressées, à lui qui allait vendre son nom à une jeune fille qu’il connaissait à peine, et contracter une union qui scandaliserait l'île tout entière! Digne fin d’une vie inutile, étourdiment gaspillée!
Il en voyait nettement le vide, à cette heure, sans se laisser abuser par la vanité. L'imminence du sacrifice lui faisait jeter un regard en arrière, comme pour chercher dans son passé une justification de sa conduite présente. A quoi avait servi son passage sur cette terre?... Et cette fois encore, comme sur la route de Soller, il évoquait ses souvenirs d’enfance.
Il était fils unique. Sa mère, jeune femme au teint pâle, à la beauté mélancolique, était restée toujours maladive, après l’avoir mis au monde. Don Horacio, son grand-père, habitait au second étage, avec un vieux domestique, et vivait comme s’il eût été un hôte de passage, se mêlant à la famille ou se tenant à l’écart, suivant son caprice. Dans le vague de ses souvenirs, Jaime distinguait le puissant relief de cette physionomie originale. Jamais il n’avait vu sourire ce visage encadré de favoris blancs, qui contrastait avec le noir de jais de ses yeux impérieux. On n’avait jamais connu le vieillard autrement qu’en toilette de ville, d’une minutieuse correction. Seul, son petit-fils pouvait à toute heure monter dans sa chambre. Dès le matin, il le trouvait sanglé dans sa redingote bleue, avec son col haut et sa cravate noire, qui, plusieurs fois enroulée autour du cou, était fixée par une grosse perle. Même souffrant, il conservait son élégance irréprochable, à l’ancienne mode. Si la maladie le forçait à garder le lit, il consignait sa porte, même à son fils.
Jaime passait des heures, assis à ses pieds, écoutant ses récits, intimidé par la multitude de livres, qui, débordant des bibliothèques, envahissaient les chaises et les tables. Les éditeurs de Paris expédiaient à don Horacio d’énormes paquets de volumes, récemment publiés, et, en raison de ses commandes continuelles, ajoutaient à l’adresse cette mention qu’il aimait à montrer d’un air railleur: «Libraire». Avec une bonté de grand-papa, le vieillard s’efforçait, dans ses récits, de se faire bien comprendre, quoiqu’il fût d’ordinaire assez sobre de paroles et peu endurant. Il racontait à Jaime ses voyages à Paris et à Londres, faits les uns en bateaux à voiles jusqu’à Marseille, et de là, en chaise de poste, les autres en vapeurs ou en chemin de fer; il lui décrivait les premiers essais de ces inventions merveilleuses; il parlait de la société du temps de Louis-Philippe, des débuts éclatants du romantisme, des barricades que, de sa chambre, il avait vu élever, mais, à ce souvenir il avait un sourire énigmatique, et il ne disait pas que, ce jour-là, était avec lui à la fenêtre une jolie grisette qu’il tenait par la taille. Son petit-fils était né à la bonne époque, au meilleur moment, affirmait-il. Don Horacio se souvenait en effet de son terrible père, et de leurs divergences d’idées, qui l’avaient obligé de quitter la maison; de ce gentilhomme intransigeant qui allait à la rencontre du roi Ferdinand pour réclamer le retour aux anciens usages, et bénissait ses fils en leur disant: «Dieu fasse de vous de bons inquisiteurs!»
Parfois, don Horacio restait en contemplation devant le portrait de la charmante doña Elvira.
—Ta grand’mère, disait-il, était une âme angélique, une artiste! Moi, j’avais l’air d’un barbare, auprès d’elle... Elle était de notre famille, mais elle était venue du Mexique pour m’épouser. Son père avait été marin et était resté là-bas avec les insurgés. Ah! il n’y a jamais eu dans notre race, une femme qui la valût!
Jaime se souvenait moins de son père que de son aïeul. Il ne retrouvait dans sa mémoire qu’une figure sympathique et douce, mais un peu effacée. Il se rappelait seulement une barbe soyeuse, de nuance claire, comme la sienne, un front chauve, un sourire bienveillant. On racontait que, tout jeune, il avait courtisé sa cousine Juana, cette dame austère, «la Papesse», qui menait la vie d’une religieuse, et qui, après avoir donné des sommes énormes au prétendant don Carlos, prodiguait maintenant ses largesses aux gens d’église. Sa brouille avec le père de Jaime avait sans doute été la cause de son aversion pour cette branche de la famille et de la froideur hostile qu’elle témoignait à son neveu.
Suivant la tradition de la maison, le père de Jaime avait été officier de marine. Lieutenant de vaisseau sur une frégate pendant la guerre du Pacifique, il avait pris part au bombardement de Callao. Comme s’il n’avait attendu que l’occasion de donner cette preuve de courage, il quitta le service aussitôt après, et se maria avec une demoiselle de Palma, qui avait peu de fortune, fille du gouverneur de l'île d'Iviça.
Un jour que la Papesse causait avec Jaime, elle lui avait dit, avec sa voix glaciale et son air hautain:
—Ta mère était d’une famille de gentilshommes; mais elle n’était point butifarra[B] comme nous!
Quand Jaime, tout jeune encore, commença de se rendre compte des choses, son père, qui était progressiste, élu député lors de la Révolution, ne faisait plus à Majorque que de brefs séjours. Lorsque Amédée de Savoie fut proclamé roi, ce monarque révolutionnaire, comme disaient les nobles conservateurs, qui l’exécraient, abandonné par tous les personnages de la cour, dut faire appel, pour les remplacer, à des hommes nouveaux, pris parmi ceux qui portaient de grands noms historiques. Cédant aux exigences de son parti, le butifarra[B] Ferrer consentit à devenir un des dignitaires du palais. Sa femme, qu’il pressa de le suivre à Madrid, ne voulut pas quitter son île. Elle, à la cour? Et son fils?... Pendant le peu de temps que dura la république, l’ancien député progressiste revint parmi les siens, regardant sa carrière comme terminée.