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II
LA FAMILLE DESNOYERS

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Table des matières

Marcel Desnoyers, père de Jules, appartenait à une famille ouvrière établie dans un faubourg de Paris. Devenu orphelin à quatorze ans, il avait été mis en apprentissage par sa mère dans l'atelier d'un sculpteur ornemaniste. Le patron, content de son travail et de ses progrès, put bientôt l'employer, malgré son jeune âge, dans les travaux qu'il exécutait alors en province.

En 1870, Marcel avait dix-neuf ans. Les premières nouvelles de la guerre le surprirent à Marseille, où il était occupé à la décoration d'un théâtre.

Comme tous les jeunes gens de sa génération, il était hostile à l'Empire, et, chez lui, cette hostilité était encore accrue par l'influence de quelques vieux camarades qui avaient joué un rôle dans la République de 1848 et qui gardaient le vif souvenir du coup d'État du 2 décembre. Un jour, il avait assisté dans les rues de Marseille à une manifestation populaire en faveur de la paix, manifestation qui avait surtout pour objet de protester contre le gouvernement. Les républicains en lutte implacable contre l'empereur, les membres de l'Internationale qui venait de s'organiser, un grand nombre d'Espagnols et d'Italiens qui s'étaient enfuis de leur pays à la suite d'insurrections récentes, composaient le cortège. Un étudiant chevelu et phtisique portait le drapeau. «C'est la paix que nous voulons, chantaient les manifestants. Une paix qui unisse tous les hommes!» Mais sur cette terre les plus nobles intentions sont rarement comprises, et, lorsque les amis de la paix arrivèrent à la Cannebière avec leur drapeau et leur profession de foi, ce fut la guerre qui leur barra le passage. La veille, quelques bataillons de zouaves qui allaient renforcer l'armée à la frontière, avaient débarqué sur les quais de la Joliette, et ces vétérans, habitués à la vie coloniale qui rend les gens peu scrupuleux en matière de horions, crurent devoir intervenir, les uns avec leurs baïonnettes, les autres avec leurs ceinturons dégrafés. «Vive la guerre!» Et une averse de coups tomba sur les pacifistes. Marcel vit le candide étudiant rouler avec son drapeau sous les pieds des zouaves; mais il n'en vit pas davantage, parce que, ayant attrapé quelques anguillades et une légère blessure à l'épaule, il dut se sauver comme les autres.

Ce jour-là, pour la première fois, se révéla son caractère tenace et orgueilleux, qui s'irritait de la contradiction et devenait alors susceptible d'adopter des résolutions extrêmes. Le souvenir des coups reçus l'exaspéra comme un outrage qui réclamait vengeance. Il se refusa donc absolument à faire la guerre, et, puisqu'il n'avait pas d'autre moyen pour éviter d'y prendre part, il résolut d'abandonner son pays. L'empereur n'avait pas à compter sur lui pour le règlement de ses affaires: le jeune ouvrier, qui devait tirer au sort dans quelques mois, renonçait à l'honneur de le servir. D'ailleurs, rien ne retenait Marcel en France: car sa mère était morte l'année précédente. Qui sait si la richesse n'attendait pas l'émigrant dans les pays d'outre-mer! Adieu, France, adieu!

Comme il avait quelques économies, il put acheter la complaisance d'un courtier du port qui consentit à l'embarquer sans papiers. Ce courtier lui offrit même le choix entre trois navires dont l'un était en partance pour l'Égypte, l'autre pour l'Australie, le troisième pour Montevideo et Buenos-Aires. Marcel, qui n'avait aucune préférence, choisit tout simplement le bateau qui partait le premier, et ce fut ainsi qu'un beau matin il se trouva en route pour l'Amérique du Sud, sur un petit vapeur qui, au moindre coup de mer, faisait un horrible bruit de ferraille et grinçait dans toutes ses jointures.

La traversée dura quarante-trois jours, et, lorsque Marcel débarqua à Montevideo, il y apprit les revers de sa patrie et la chute de l'Empire. Il éprouva quelque honte d'avoir pris la fuite, quand il sut que la nation se gouvernait elle-même et se défendait courageusement derrière les murailles de Paris. Mais, quelques mois plus tard, les événements de la Commune le consolèrent de son escapade. S'il était demeuré là-bas, la colère que lui auraient causée les désastres publics, ses relations de compagnonnage, le milieu même où il vivait, tout l'aurait poussé à la révolte. A cette heure, il serait fusillé ou il vivrait dans un bagne colonial avec quantité de ses anciens camarades. Il se félicita donc de son émigration et cessa de penser aux choses de sa patrie. La difficulté de gagner sa vie dans un pays étranger fit qu'il ne s'inquiéta plus que de sa propre personne, et bientôt il se sentit une audace et un aplomb qu'il n'avait jamais eus dans le vieux monde.

Il travailla d'abord de son métier à Buenos-Aires. La ville commençait à s'accroître, et, pendant plusieurs années, il y décora des façades et des salons. Puis il se fatigua de ce travail, qui ne lui procurerait jamais qu'une fortune médiocre. Il voulait que le nouveau monde l'enrichît vite. A vingt-six ans, il se lança de nouveau en pleine aventure, abandonna les villes, entreprit d'arracher la richesse aux entrailles d'une nature vierge. Il tenta des cultures dans les forêts du Nord; mais les sauterelles les lui dévastèrent en quelques heures. Il fut marchand de bétail, poussant devant lui, avec deux bouviers, des troupeaux de bouvillons et de mules qu'il faisait passer au Chili ou en Bolivie, à travers les solitudes neigeuses des Andes. A vivre ainsi, dans ces pérégrinations qui duraient des mois sur des plateaux sans fin, il perdit l'exacte notion du temps et de l'espace. Puis, quand il se croyait sur le point d'arriver à la fortune, une spéculation malheureuse le dépossédait de tout ce qu'il avait si péniblement gagné. Ce fut dans une de ces crises de découragement,—il venait alors d'atteindre la trentaine,—qu'il entra au service d'un grand propriétaire nommé Julio Madariaga. Il avait fait la connaissance de ce millionnaire rustique à l'occasion de ses achats de bétail.

Madariaga était un Espagnol venu jeune en Argentine et qui, s'étant plié aux mœurs du pays et vivant comme un gaucho, avait fini par acquérir d'énormes estancias[C]. Ses terres étaient aussi vastes que telle ou telle principauté européenne, et son infatigable vigueur de centaure avait beaucoup contribué à la prospérité de ses affaires. Il galopait des journées entières sur les immenses prairies où il avait été l'un des premiers à planter l'alfalfa, et, grâce à l'abondance de ce fourrage, il pouvait, au temps de la sécheresse, acheter presque pour rien le bétail qui mourait de faim chez ses voisins et qui s'engraissait tout de suite chez lui. Il lui suffisait de regarder quelques minutes une bande d'un millier de bêtes pour en savoir au juste le nombre, et, quand il faisait le tour d'un troupeau, il distinguait au premier coup d'œil les animaux malades. Avec un acheteur comme Madariaga, les roueries et les artifices des vendeurs étaient peine perdue.

—Mon garçon, lui avait dit Madariaga, un jour qu'il était de bonne humeur, vous êtes dans la débine. L'impécuniosité se sent de loin. Pourquoi continuez-vous cette chienne de vie? Si vous m'en croyez, restez chez moi. Je me fais vieux et j'ai besoin d'un homme.

Quand l'arrangement fut conclu, les voisins de Madariaga, c'est-à-dire les propriétaires établis à quinze ou vingt lieues de distance, arrêtèrent sur le chemin le nouvel employé pour lui prédire toute sorte de déboires. Cela ne durerait pas longtemps: personne ne pouvait vivre avec Madariaga. On ne se rappelait plus le nombre des intendants qui avaient passé chez lui. Marcel ne tarda pas à constater qu'en effet le caractère de Madariaga était insupportable; mais il constata aussi que son patron, en vertu d'une sympathie spéciale et inexplicable, s'abstenait de le molester.

—Ce garçon est une perle, répétait volontiers Madariaga, comme pour excuser la considération qu'il témoignait au Français. Je l'aime parce qu'il est sérieux. Il n'y a que les gens sérieux qui me plaisent.

Ni Marcel, ni sans doute Madariaga lui-même ne savaient au juste en quoi pouvait bien consister le «sérieux» que ce dernier attribuait à son homme de confiance; mais Marcel n'en était pas moins flatté de voir que l'estanciero, agressif avec tout le monde, même avec les personnes de sa famille, abandonnait pour causer avec lui le ton rude du maître et prenait un accent quasi paternel.

La famille de Madariaga se composait de sa femme, Misiá Petrona, qu'il appelait la Chinoise, et de deux filles adultes, Luisa et Héléna, qui, revenues au domaine après avoir passé quelques années en pension, à Buenos-Aires, avaient bientôt recouvré une bonne partie de leur rusticité primitive.

Misiá Petrona se levait en pleine nuit pour surveiller le déjeuner des ouvriers, la distribution du biscuit, la préparation du café ou du maté; elle gourmandait les servantes bavardes et paresseuses, qui s'attardaient volontiers dans les bosquets voisins de la maison; elle exerçait à la cuisine une autorité souveraine. Mais, dès que la voix de son mari se faisait entendre, elle se recroquevillait sur elle-même dans un silence craintif et respectueux; à table, elle le contemplait de ses yeux ronds et fixes, et lui témoignait une soumission religieuse.

Quant aux filles, le père leur avait richement meublé un salon dont elles prenaient grand soin, mais où, malgré leurs protestations, il apportait à chaque instant le désordre de ses rudes habitudes. Les opulents tapis s'attristaient des vestiges de boue imprimés par les bottes du centaure; la cravache traînait sur une console dorée; les échantillons de maïs éparpillaient leurs grains sur la soie d'un divan où ces demoiselles osaient à peine s'asseoir. Dans le vestibule, près de la porte, il y avait une bascule; et, un jour qu'elles lui avaient demandé de la faire transporter dans les dépendances, il entra presque en fureur. Il serait donc obligé de faire un voyage toutes les fois qu'il voudrait vérifier le poids d'une peau crue?

Luisa, l'aînée, qu'on appelait Chicha, à la mode américaine, était la préférée de son père.

—C'est ma pauvre Chinoise toute crachée, disait-il. Aussi bonne et aussi travailleuse que sa mère, mais beaucoup plus dame.

Marcel n'avait pas la moindre velléité de contredire cet éloge, qu'il aurait plutôt trouvé insuffisant; mais il avait de la peine à admettre que cette belle fille pâle, modeste, aux grands yeux noirs et au sourire d'une malice enfantine, eût la moindre ressemblance physique avec l'estimable matrone qui lui avait donné le jour.

Héléna, la cadette, était d'un tout autre caractère. Elle n'avait aucun goût pour les travaux du ménage et passait au piano des journées entières à tapoter des exercices avec une conscience désespérante.

—Grand Dieu! s'écriait le père exaspéré par cette rafale de notes. Si au moins elle jouait la jota et le pericón[D]!

Et, à l'heure de la sieste, il s'en allait dormir sur son hamac, au milieu des eucalyptus, pour échapper à ces interminables séries de gammes ascendantes et descendantes. Il l'avait surnommée «la romantique», et elle était continuellement l'objet de ses algarades ou de ses moqueries. Où avait-elle pris des goûts que n'avaient jamais eus son père ni sa mère? Pourquoi encombrait-elle le coin du salon avec cette bibliothèque où il n'y avait que des romans et des poésies? Sa bibliothèque, à lui, était bien plus utile et bien plus instructive: elle se composait des registres où était consignée l'histoire de toutes les bêtes fameuses qu'il avait achetées pour la reproduction ou qui étaient nées chez lui de parents illustres. N'avait-il pas possédé Diamond III, petit-fils de Diamond I qui appartint au roi d'Angleterre, et fils de Diamond II qui fut vainqueur dans tous les concours!

Marcel était depuis cinq ans dans la maison lorsque, un beau matin, il entra brusquement au bureau de Madariaga.

—Don Julio, je m'en vais. Ayez l'obligeance de me régler mon compte.

Madariaga le regarda en dessous.

—Tu t'en vas? Et le motif?

—Oui, je m'en vais.... Il faut que je m'en aille....

—Ah! brigand! Je le sais bien, moi, pourquoi tu veux t'en aller! T'imagines-tu que le vieux Madariaga n'a pas surpris les œillades de mouche morte que tu échanges avec sa fille? Tu n'as pas mal réussi, mon garçon! Te voilà maître de la moitié de mes pesos[E], et tu peux dire que tu as «refait» l'Amérique.

Tout en parlant, Madariaga avait empoigné sa cravache et en donnait de petits coups dans la poitrine de son intendant, avec une insistance dont celui-ci ne discernait pas encore si elle était bienveillante ou hostile.

—C'est précisément pour cela que je viens prendre congé de vous, répliqua Marcel avec hauteur. Je sais que mon amour est absurde, et je pars.

—Vraiment? hurla le patron. Monsieur part? Monsieur croit qu'il est maître de faire ce qui lui plaît?... Le seul qui commande ici, c'est le vieux Madariaga, et je t'ordonne de rester.... Ah! les femmes! Elles ne servent qu'à mettre la mésintelligence entre les hommes. Quel malheur que nous ne puissions pas vivre sans elles!

Bref, Marcel Desnoyers épousa Chicha, et désormais son beau-père s'occupa beaucoup moins des affaires du domaine. Tout le poids de l'administration retomba sur le gendre.

Madariaga, plein d'attentions délicates pour le mari de sa fille préférée, lui fit un jour une surprise: il lui ramena de Buenos-Aires un jeune Allemand, Karl Hartrott, qui aiderait Marcel pour la comptabilité. Au dire de Madariaga, cet Allemand était un trésor; il savait tout, pouvait s'acquitter de toutes les besognes.

Par le fait, après une courte épreuve, Marcel fut très satisfait de son aide-comptable. Sans doute celui-ci appartenait à une nation ennemie de la France; mais peu importait, en somme: il y a partout d'honnêtes gens, et Karl était un serviteur modèle. Il se tenait à distance de ses égaux et se montrait inflexible avec ses inférieurs. Il paraissait employer toutes ses facultés à bien remplir ses fonctions et à admirer ses maîtres. Dès que Madariaga ouvrait la bouche ou prononçait quelque bon mot, Karl approuvait de la tête, éclatait de rire. Lorsque Marcel entrait au bureau, il se levait de son siège, le saluait avec une raideur militaire. Il causait peu, s'appliquait beaucoup à son travail, faisait sans observation tout ce qu'on lui commandait de faire. En outre,—et cela n'était pas ce qui plaisait le plus à Desnoyers,—il espionnait le personnel pour son propre compte et venait dénoncer toutes les négligences, tous les manquements. Madariaga ne se lassait pas de se féliciter de cette acquisition.

—Ce Karl fait merveilleusement notre affaire, disait-il. Les Allemands sont si souples, si disciplinés! Et puis, ils ont si peu d'amour-propre! A Buenos-Aires, quand ils sont commis, ils balaient le magasin, tiennent la comptabilité, s'occupent de la vente, dactylographient, font la correspondance en quatre ou cinq langues, et par-dessus le marché, le cas échéant, ils accompagnent en ville la maîtresse du patron, comme si c'était une grande dame et qu'ils fussent ses valets de pied. Tout cela, pour vingt-cinq pesos par mois. Pas possible de rivaliser contre de pareilles gens....

Mais, après ce lyrique éloge, le vieux réfléchissait une minute et ajoutait:

—Au fond, peut-être ne sont-ils pas aussi bons qu'ils le paraissent. Lorsqu'ils sourient en recevant un coup de pied au cul, peut-être se disent-ils intérieurement: «Attends que ce soit mon tour et je t'en rendrai vingt.»

Madariaga n'en introduisit pas moins Karl Hartrott, comme autrefois Marcel, dans son intérieur, mais pour une raison très différente. Marcel avait été accueilli par estime; Karl n'entra au salon que pour donner des leçons de piano à Héléna. Aussitôt que l'employé avait terminé son travail de bureau, il venait s'asseoir sur un tabouret à côté de la «romantique», lui faisait jouer des morceaux de musique allemande, puis, avant de se retirer, chantait lui-même, en s'accompagnant, un morceau de Wagner qui endormait tout de suite le patron dans son fauteuil.

Un soir, au dîner, Héléna ne put s'empêcher d'annoncer à ses parents une découverte qu'elle venait de faire.

—Papa, dit-elle en rougissant un peu, j'ai appris quelque chose. Karl est noble: il appartient à une grande famille....

—Allons donc! repartit Madariaga en haussant les épaules. Tous les Allemands qui viennent en Amérique sont des meurt-de-faim. S'il avait des parchemins, il ne serait pas à nos gages. A-t-il donc commis un crime dans son pays, pour être obligé de venir chez nous trimer comme il fait?

Ni le père ni la fille n'avaient tort. Karl Hartrott était réellement fils du général von Hartrott, l'un des héros secondaires de la guerre de 1870, que l'empereur avait récompensé en l'anoblissant; et Karl lui-même avait été officier dans l'armée allemande; mais, n'ayant d'autres ressources que sa solde, vaniteux, libertin et indélicat, il s'était laissé aller à commettre des détournements et des faux. Par considération pour la mémoire du général, il n'avait pas été l'objet de poursuites judiciaires; mais ses camarades l'avaient fait passer devant un jury d'honneur qui l'avait expulsé de l'armée. Ses frères et ses amis avaient alors conseillé à cet homme flétri de se faire sauter la cervelle; mais il aimait trop la vie et il avait préféré fuir en Amérique, avec l'espoir d'y acquérir une fortune qui effacerait les taches de son passé.

Or, un certain jour, Madariaga surprit derrière un bouquet de bois, près de la maison, «la romantique» pâmée dans les bras de son maître de piano. Il y eut une scène terrible, et le père, qui avait déjà son couteau à la main, aurait indubitablement tué Karl, si celui-ci, plus jeune et plus rapide, n'avait pris la fuite. Après cette tragique aventure, Héléna, redoutant la colère paternelle, s'enferma dans une chambre haute et y passa une semaine entière sans se montrer. Puis elle s'enfuit de la maison et alla rejoindre son beau chevalier Tristan.

Madariaga fut au désespoir; mais, contrairement aux prévisions de Marcel, ce désespoir ne se manifesta ni par des violences ni par des vociférations. La robustesse et la vivacité du vieux centaure avaient cédé sous le coup, et souvent, chose extraordinaire, ses yeux se mouillaient de larmes.

—Il me l'a enlevée! Il me l'a enlevée! répétait-il d'un ton désolé.

Grâce à cette faiblesse inattendue, Marcel finit par obtenir un accommodement. Il n'y arriva pas de prime abord, et sept ou huit mois se passèrent avant que Madariaga consentît à entendre raison. Mais, un matin, Marcel dit au vieillard:

—Héléna vient d'accoucher. Elle a un garçon qu'ils ont nommé Julio, comme vous.

—Et toi, grand propre à rien, brailla Madariaga, peut-être pour cacher un attendrissement involontaire, est-ce que tu m'as donné un petit-fils? Paresseux comme un Français! Ce bandit a déjà un enfant, et toi, après quatre ans de mariage, tu n'as rien su faire encore! Ah! les Allemands n'auront pas de peine à venir à bout de vous!

Sur ces entrefaites, la pauvre Misiá Petrona mourut. Héléna, avertie par Marcel, se présenta au domaine pour voir une dernière fois sa mère dans le cercueil; et Marcel, profitant de l'occasion, réussit enfin à vaincre l'obstination du vieux. Après une longue résistance, Madariaga se laissa fléchir.

—Eh bien, je leur pardonne. Je le fais pour la pauvre défunte et pour toi. Qu'Héléna reste à la maison, et que son vilain Allemand la rejoigne.

D'ailleurs le vieux fut intraitable sur la question des arrangements domestiques. Il se refusa absolument à considérer Hartrott comme un membre de la famille: celui-ci ne serait qu'un employé placé sous les ordres de Marcel, et il logerait avec ses enfants dans un des bâtiments de l'administration, comme un étranger. Karl accepta tout cela et beaucoup d'autres choses encore. Madariaga ne lui adressait jamais la parole, et, lorsque Héléna saisissait quelque prétexte pour amener au grand-père le petit Julio:

—Le marmot de ton chanteur! disait-il avec mépris.

Il semblait que le qualificatif de «chanteur» signifiât pour lui le comble de l'ignominie.

Le temps s'écoula sans apporter beaucoup de changement à la situation. Marcel, à qui Madariaga avait entièrement abandonné le soin du domaine, aidait sous main son beau-frère et sa belle-sœur, et Hartrott lui en montrait une humble gratitude. Mais le vieux s'obstinait à affecter vis-à-vis de «la romantique» et de son mari une dédaigneuse indifférence.

Après six ans de mariage, la femme de Marcel mit au monde un garçon qu'on appela Jules. A cette époque, sa sœur Héléna avait déjà trois enfants. Six ans plus tard, Luisa eut encore une fille, qui fut nommée Luisa comme sa mère, mais que l'on surnomma Chichi. Les Hartrott, eux, avaient alors cinq enfants.

Le vieux Madariaga, qui baissait beaucoup, avait étendu à ces deux lignées la partialité qu'il ne perdait aucune occasion de témoigner aux parents. Tandis qu'il gâtait de la façon la plus déraisonnable Jules et Chichi, les emmenait avec lui dans le domaine, leur donnait de l'argent à poignées, il était aussi revêche que possible pour les rejetons de Karl et il les chassait comme des mendiants, dès qu'il les apercevait. Marcel et Luisa prenaient la défense de leurs neveux, accusaient le grand-père d'injustice.

Les quatre cavaliers de l'apocalypse

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