Читать книгу Miss Rovel - Victor Cherbuliez - Страница 5
II
ОглавлениеUn matin que Raymond arpentait son verger avec sa soeur, il redoubla de plaintes sur le fâcheux voisinage dont l'affligeaient les destinées. La veille au soir, la lune étant dans son plein, lady Rovel avait imaginé de dresser sa table au bord du ruisseau qui formait la limite des deux propriétés. Après le souper, les violons, les hautbois et le cor de chasse avaient tenu Raymond éveillé jusqu'à l'aube. Pour l'achever, son jardinier venait de l'informer qu'une nouvelle insulte avait été faite à ses fruits; cinq ou six de ses plus belles pêches avaient disparu avec la branche qui les portait. Raymond avait donc sujet de pester contre les hautbois de lady Rovel et contre les hauts faits de miss Meg. Il déclara que sa patience était à bout, qu'il aviserait aux moyens de protéger son sommeil et ses espaliers.
Mlle Ferray vénérait trop son frère pour le contredire ouvertement. Elle était toujours de son avis, quitte à reprendre en détail tout ce qu'elle lui avait concédé en gros; c'est encore un art où les femmes excellent. Elle abonda dans son sens, épousa tous ses griefs; puis elle lui représenta timidement que la nuit, quand la lune éclaire, un air de hautbois n'est pas désagréable, qu'à l'égard des pêches il n'était point démontré que ce fût miss Rovel qui les eût mangées. Elle ajouta que cette pauvre petite, comme elle l'appelait, ayant été surprise en flagrant délit, il n'y avait pas d'apparence qu'elle se permît de récidiver, que la leçon lui avait sans doute profité, que l'Ermitage n'avait plus rien à craindre de ses entreprises.
Elle en était là de sa démonstration quand elle avisa au bout du verger comme une grosse boule noire qui passait d'un bond par-dessus la haie. Son frère, qui avait la vue très-longue et très-nette, lui certifia que cette boule se composait d'un poney et d'une amazone, l'un portant l'autre, et que cette amazone était Meg, qui se livrait à des exercices de haute école. Le saut périlleux qu'elle venait de faire exécuter à sa monture ne fut pas des plus heureux. Le poney tomba d'un côté, Meg de l'autre; mais elle n'était pas à la merci d'une chute. Elle se ramassa bien vite, se remit en selle, sangla au poney un grand coup de cravache, et le lança au travers du verger. Le regain était magnifique cette année; l'herbe montait jusqu'aux branches basses des pommiers, et les poiriers en avaient jusqu'aux genoux. Raymond poussa un cri d'indignation et se précipita au-devant de l'ennemi; mais l'ennemi le vit venir, se rabattit brusquement sur le bois, gagna de toute la vitesse de ses quatre jambes un endroit où le lit du ruisseau se resserrait assez pour qu'à la rigueur il fût possible de l'enjamber. En un clin d'oeil, l'enjambée fut faite, et, se sentant hors d'atteinte, Meg gagna du pays en entonnant un hurrah victorieux.
"Pour le coup, c'en est trop!" s'écria Raymond dès qu'il eut repris haleine, et il courut incontinent chez lady Rovel pour lui signifier que charbonnier entendait être maître chez lui.
Il remit sa carte à un valet de chambre, qui l'introduisit dans un petit salon où il attendit quelque temps. Enfin une porte s'ouvrit, et lady Rovel parut, vêtue d'un riche peignoir à dentelle; ses cheveux, négligemment coiffés, se jouaient sur des épaules que Junon lui aurait enviées. Elle sortait du bain, fraîche, reposée, le teint éblouissant, belle comme un soleil d'été qui surgit du sein des eaux. Malgré son parti-pris, l'ennemi des femmes ne put se défendre d'une sorte de saisissement. Il composa aussitôt son visage et lui interdit de trahir son indigne faiblesse. Il examinait lady Rovel, et lady Rovel l'examinait. D'entrée de jeu, elle fut frappée de sa figure énergique, expressive, du feu de son regard. Il lui parut à vue de pays que ce petit homme maigre pouvait bien être quelqu'un. Au demeurant, elle ne doutait pas qu'il ne fût venu lui présenter ses devoirs ou ses hommages, peut-être la remercier de ce qu'elle avait daigné admirer ses roses; sûrement il avait l'intention de déposer à ses pieds ses plates-bandes, son verger, sa maison, son boeuf, son âne et sa propre personne. Elle était accoutumée à de tels empressements.
Elle s'avança vers Raymond en attachant sur lui un regard qui n'était ni dur, ni méprisant, et lui fit signe de s'asseoir.
"Si je ne me trompe, monsieur, nous sommes voisins de campagne, lui dit-elle.
—Oui, madame, pour mon malheur," répondit-il sèchement.
Cette réponse et le geste qui l'accompagnait firent reculer d'un pas lady Rovel; elle ne souffrait guère qu'on lui parlât sur ce ton. Elle observa de nouveau Raymond, le toisa de la tête aux pieds, comme pour prendre la mesure du faquin. Elle se disait: "Quel est cet insecte? d'où sort-il? à qui en a-t-il? Serait-il assez court d'esprit pour ignorer à qui il parle?"
Cependant plus elle le regardait, moins elle réussissait, en dépit de ses efforts, à se convaincre que Raymond fût un insecte. Elle se tira d'affaire en se remontrant à elle-même qu'elle s'était trompée, qu'elle avait pris pour de l'insolence une déclaration bourrue, l'emportement d'un désespoir amoureux, que sans doute Raymond avait voulu dire: "Je suis bien malheureux d'être votre voisin, madame, car, si la Prairie ne confinait pas à l'Ermitage, je n'aurais pas l'occasion de vous voir passer devant ma grille, et la tranquillité de mon coeur comme le repos de mes nuits courraient moins de dangers."
Satisfaite de cette interprétation, qui sauvait tout: "Expliquez-vous, monsieur, reprit-elle en s'asseyant. Pourquoi êtes-vous si désolé de m'avoir pour voisine?
—Excusez-moi, madame, lui répondit-il. Je suis un original, j'ai l'humeur solitaire, et tous mes voisins me déplaisent, quels qu'ils soient, à plus forte raison quand ils ont un goût qui me paraît exagéré pour le cor de chasse. Je conviens toutefois que j'aurais tort de vous reprocher votre petite sérénade de la nuit dernière et l'insomnie qu'elle m'a procurée. Convenez de votre côté que, s'il vous est permis de faire chez vous tout ce qui vous plaît, mes droits de propriétaire sont aussi sacrés que les vôtres. Or vous avez une fille qui, permettez-moi de vous le dire, est une enfant fort mal élevée et qui n'a pas une idée très-claire du tien et du mien. A plusieurs reprises, elle est venue me voler mes pêches, et tantôt elle a pris la liberté de franchir ma haie et de faire caracoler son cheval au beau milieu de mon pré. Veuillez, je vous prie, la tenir de plus court ou la chambrer quelquefois pour lui donner certains éclaircissements sur ses droits et ses devoirs, dont elle me paraît avoir besoin."
Lady Rovel avait éprouvé pendant ce discours un accès d'étonnement et d'indignation dont elle fut presque suffoquée. Qu'un homme eût l'insigne fortune de se trouver tête-à-tête avec elle à l'heure où elle venait de sortir du bain, et que cet homme fût assez dénué de raison, assez destitué de tout jugement, assez abandonné de tous les dieux, pour employer ces courts, ces précieux instants à lui parler de ses pêches et de son foin, une telle sottise avait quelque chose de si insolite, de si étrange, de si baroque, qu'elle ne pouvait y croire, et qu'elle se demandait si c'était bien arrivé. Dès qu'elle fut revenue de sa stupeur, se levant brusquement:
"Monsieur, dit-elle, soyez assez bon pour calculer au plus juste ce que peuvent valoir votre foin et vos pêches; envoyez-moi votre note, on la paiera rubis sur l'ongle.
—Je ne vous enverrai point de note, madame, répliqua-t-il. Je désire seulement que vous adressiez à votre fille quelques avertissements salutaires, afin que je sois dispensé à l'avenir de vous importuner de mes plaintes.
—Eh! monsieur, reprit-elle en élevant la voix, sachez qu'un homme qui a un peu d'esprit ou un peu de caractère,—l'un ne va guère sans l'autre,—ne se plaint de rien à personne, qu'il règle toutes ses petites affaires lui-même, et se fait lui-même justice. Si vous surprenez Meg maraudant chez vous, tâchez de la prendre et mettez-la en fourrière. Je verrai ensuite à débattre avec vous le prix de sa rançon. Cela me procurera l'infini plaisir de revoir un homme qui, je vous l'avoue, a réussi à m'étonner, et Dieu sait combien aujourd'hui mes étonnements sont rares."
Là-dessus, l'ayant salué avec une politesse ironique, elle se dirigea rapidement vers la porte. Au moment où elle mettait la main sur le loquet, elle retourna la tête, regarda une fois encore cet homme prodigieux d'un air d'étonnement mêlé de profond dédain, comme elle eût contemplé dans quelque baraque de foire un albinos, un veau à trois têtes, ou tout autre phénomène du même genre. Puis elle murmura entre ses dents: "What a bear!
—Je sais l'anglais, madame, lui dit gracieusement Raymond en s'inclinant.
—Was fur ein Bär! reprit-elle.
—Et l'allemand, ajouta-t-il.
—En ce cas, qué oso!
—Et un peu d'espagnol," fit-il.
Elle se mit à rire à gorge déployée, et s'écria: "Fort bien, monsieur. J'aurais dû commencer par vous dire en bon français que vous êtes un des ours les plus mal léchés que j'aie jamais rencontrés dans la grande foire de ce monde." Et à ces mots, elle disparut.
Raymond rentra chez lui assez mal édifié de l'accueil qui avait été fait à ses doléances, et très-résolu d'administrer à miss Rovel la plus verte des leçons, si jamais elle lui tombait sous la main; mais le destin, qui se rit de nos colères aussi bien que de nos amours, avait décidé que ce jour même, loin de prendre vengeance de son jardin fourragé et de son herbe outrageusement foulée, il rendrait à Meg le plus essentiel des services en la tirant d'un mauvais pas où l'avait engagée une de ses innombrables étourderies.
Dans l'après-midi, il avait fait une promenade avec sa soeur. Au retour, comme ils allaient passer devant la Prairie, leur attention fut subitement attirée par des cris stridents de fureur et de désespoir, qui n'avaient rien d'humain. On eût dit tantôt l'effroyable gémissement poussé par un voyageur qui en escaladant un précipice sent se rompre la corde qui l'attache à ses compagnons, tantôt les piailleries aiguës d'un poulailler envahi par une fouine, ou le rauque rugissement d'une bête fauve tombée dans quelque embûche et qui proteste avec rage contre sa captivité.
Mlle Ferray tressaillit, pâlit, s'arrêta: "Que se passe-t-il donc chez nos voisins? dit-elle à Raymond. Je crois en vérité qu'on y égorge quelqu'un.
—La belle affaire! lui répondit-il en haussant les épaules. Je crois reconnaître la voix de miss Meg. Cette charmante enfant aime la musique comme sa mère."
Il se disposait à continuer son chemin. Elle le retint par le pan de son habit, l'assurant qu'il était arrivé quelque grand malheur, et qu'on appelait au secours. Les cris ayant redoublé d'intensité, elle se suspendit à son bras et l'entraîna le long de l'avenue d'acacias qui conduisait chez lady Rovel. Lorsque l'homme de la montagne,—Fielding nous en est garant,—entendit du haut d'une colline les appels désespérés d'une malheureuse qu'un malandrin s'apprêtait à juguler, il laissa Tom Jones voler seul à sa défense; impassible, il s'assit sur le gazon et se mit à contempler le ciel. Raymond n'était point un misanthrope aussi consommé que l'homme de la montagne; il n'est pas donné à tout le monde d'être parfait dans son métier.
Ayant traversé le vestibule sans rencontrer personne, il pénétra dans une antichambre qui contenait une grande armoire en vieux chêne fermée à double tour. C'est de cette armoire que partaient les cris. A deux pas de là, une négresse effarée marmottait des patenôtres, poussait de fréquents hélas! levait les bras au ciel, ne sachant à quel saint se vouer. Les gens perplexes sont toujours heureux de trouver à qui parler. La négresse courut à Raymond, et, s'efforçant de dominer le vacarme, elle lui expliqua en anglais que, Meg ayant eu l'indiscrétion d'essayer une robe de sa mère et la maladresse d'y faire un accroc, lady Rovel, fort irritée, l'avait enfermée dans l'armoire en vieux chêne, que sur ces entrefaites trois messieurs étaient venus la voir, qu'elle était sortie avec eux à cheval, qu'avant de sortir elle avait oublié de mettre l'enfant en liberté, qu'on ne savait quand elle rentrerait, ses promenades étant quelquefois fort longues, et qu'il était à craindre qu'avant son retour Meg ne mourût dans les convulsions. C'est ce qui faisait de Paméla la plus embarrassée de toutes les caméristes. Pendant la première demi-heure, Meg avait affecté par bravade de rire, de chanter, de dire que c'est une fort belle chose qu'une armoire et qu'elle se trouvait à merveille dans la sienne, après quoi, sentant l'air lui manquer, la crainte d'étouffer l'avait prise, et elle avait tenté d'enfoncer la porte, qui lui avait résisté. Alors, appelant Paméla, elle l'avait conjurée de lui donner la clé des champs, et, Paméla l'ayant suppliée à son tour d'avoir un peu de patience, elle l'avait injuriée, puis menacée, et enfin elle s'était mise à crier, et elle criait encore. Il était difficile de comprendre que ses jeunes poumons pussent suffire à de si prodigieux efforts.
Raymond demanda à la négresse si elle savait où était la clé de l'armoire. Paméla répondit que oui; mais elle lui représenta en se signant combien il était dangereux de se jouer à lady Rovel, d'ouvrir une porte que lady Rovel avait fermée, enfin de contrecarrer lady Rovel dans la moindre de ses volontés, qui étaient aussi sacrées que la loi et les prophètes. Raymond coupa court à ses remontrances en lui intimant l'ordre d'aller chercher la clé. Elle la lui remit en tremblant; il ouvrit aussitôt l'armoire. Pâle, échevelée, Meg sortit d'un bond de son cachot et s'élança au milieu de la chambre, attachant son oeil en feu sur son libérateur, prête à lui sauter au visage comme une jeune chatte qui, la griffe allongée, confond amis et ennemis, et cherche à qui s'en prendre de son malheur.
Son mouvement avait été si brusque, son attitude était si menaçante, que la bonne Mlle Ferray ne put réprimer un geste d'effroi; elle recula précipitamment vers la porte en couvrant ses yeux de sa main, comme pour les mettre hors d'insulte. Sa frayeur parut plaisante à Meg, dont la colère s'évanouit aussitôt et fit place à un accès d'hilarité bruyante, presque convulsive, à laquelle succéda une demi-pâmoison. Elle serait tombée toute raide sur le plancher, si Mlle Ferray ne l'eût reçue dans ses bras, et, l'asseyant sur une chaise, ne lui eût fait respirer un flacon de sels. Meg ne tarda pas à reprendre ses sens. Le premier usage qu'elle en fit fut de considérer attentivement Raymond, qui la regardait le sourcil froncé. Il commençait à se reprocher le sot mouvement de commisération qui lui avait fait rendre service à son ennemie. Sa figure était si parlante que Meg devina sans peine ce qui se passait en lui.
"Quel drôle d'air vous avez! lui dit-elle en partant d'un nouvel éclat de rire. Vous vous repentez de votre bonne action! Ce qui m'ennuie, moi, c'est que bienfait oblige, et que me voilà condamnée à ne plus vous voler vos pêches.
—Vous nous en demanderez, lui dit Mlle Ferray.
—Demander! demander! dit-elle en faisant la moue; c'est bien plus commode de prendre."
Sur ces entrefaites, la négresse, qui jusqu'alors s'était tenue prudemment à distance, voyant sa jeune maîtresse revenue à des dispositions plus pacifiques, s'approcha d'elle, et avec force circonlocutions lui insinua qu'elle venait de faire une petite provision d'air, que partant il ne lui restait plus qu'à rentrer bien gentiment dans son armoire, afin que sa terrible mère la retrouvât où elle l'avait laissée. Meg jugea la proposition fort incongrue. "Sais-tu quoi, Paméla? lui dit-elle; maman a tant d'idées en tête qu'elle s'embrouille quelquefois dans ses comptes. Je gagerais qu'en ce moment elle se ressouvient vaguement qu'elle a mis quelqu'un dans une armoire, et pourvu qu'elle y retrouve quelqu'un, elle sera contente. Fais-moi l'amitié de t'y mettre à ma place, et tout sera pour le mieux."
Paméla, qui goûtait peu cette substitution, soutint que lady Rovel, en dépit de l'abondance de ses idées, avait une redoutable exactitude de mémoire, et que son dévoûment serait en pure perte.—Seigneur Jésus! que va dire milady? s'écriait-elle d'un ton tragique, tout en se regardant à la dérobée dans son petit miroir de poche, doux exercice qu'elle pratiquait au milieu même de ses plus graves préoccupations. Mlle Ferray mit fin à ce débat en déclarant qu'elle prenait tout sur elle, qu'elle assumait toutes les responsabilités, qu'elle se chargeait de toutes les explications, bref qu'elle se faisait fort d'obtenir le pardon de Meg. "Accompagnez-nous à l'Ermitage, ma chère enfant, lui dit-elle. Je vous ramènerai ici tout à l'heure, et si votre mère veut absolument punir quelqu'un, c'est moi qui passerai la nuit dans l'armoire.
—Tôpe! cela me va, s'écria Meg en lui jetant familièrement le bras autour de la taille; mais jurez-moi que, quand je serai chez vous, monsieur votre frère ne me mangera pas."
Mlle Ferray la menaça du doigt; elle n'admettait pas qu'on parlât jamais légèrement ni du bon Dieu, ni de M. Raymond Ferray. Puis se penchant à son oreille: "Rassurez-vous, lui dit-elle, ses yeux sont plus grands que sa bouche."—Et aussitôt que Meg eut mis son chapeau, elle l'emmena à l'Ermitage. Chemin faisant, elle lui fit beaucoup de questions, accompagnées de beaucoup de caresses, que Meg recevait d'un air dégagé, en princesse qui connaît sa naissance et son mérite, et se flatte d'avoir droit à toutes les prévenances.
Mlle Ferray avait ceci de rare chez les personnes disgraciées par la nature, qu'elle adorait la beauté partout où elle la trouvait, dans une jolie femme comme dans une jolie plante. La beauté est une harmonie, et Mlle Ferray avait une belle et bonne âme qui éprouvait le besoin de croire que tout est harmonieux dans ce monde, qu'il a été créé par un grand musicien, lequel fait cheminer les astres et tourner la terre au son de son violon, et ne se permet les dissonances que pour préparer et faire valoir l'accord final. Si Mlle Ferray avait eu la tête métaphysique, elle se serait fait à elle-même de longs raisonnements pour se convaincre que les désordres apparents de la nature et de la vie contribuent à l'ordre universel. Une rose dans sa fraîcheur et les grâces d'un jeune sourire la dispensaient de raisonner; en les contemplant, elle tenait pour prouvé que le musicien existe; elle croyait entendre son violon, et se sentait heureuse de vivre. Tel était le catéchisme de Mlle Ferray, qui paraîtra peut-être insuffisant aux consciences rigoristes et aux esprits dogmatiques; mais en matière de dogme chacun prend ce qui lui convient,—chacun, comme le disait la princesse Palatine, se fait son petit religion à part soi, et la première des impertinences est de prétendre imposer la sienne aux autres. Il parut à Mlle Ferray que, de toutes les preuves de l'existence de Dieu, la plus frappante était Meg. Elle admirait les contours de son visage, que Lawrence aurait voulu peindre, ses grands yeux rayonnants, le frémissement de ses narines qui humaient la vie, ses cheveux blonds flottant librement sur ses épaules, la clarté et la franchise de son regard, sa voix pleine, étoffée, semblable au chant du merle dans les bois. Elle ne se lassait pas de l'examiner, et se disait: "Si on me chargeait d'élever cette petite, son âme serait un jour aussi belle que son visage."
De son côté, Meg se sentait portée à prendre en amitié Mlle Ferray. Rien n'est plus égoïste que l'amitié des enfants, et rien n'est plus clairvoyant que leur égoïsme. Ils ont bientôt fait de tâter le pouls aux personnes qui les entourent, de savoir ce qu'ils en peuvent attendre. Leur jeune et ardente volonté ne voit en nous, tant que nous sommes, que des obstacles ou des jouets. Meg n'avait pas fait cinquante pas à côté de Mlle Ferray, qu'elle se dit: "Cette chère demoiselle est une vraie bête du bon Dieu à qui je ferai faire tout ce que je voudrai; c'est une de ces bontés qui permettent qu'on abuse d'elles." Or le seul plaisir des enfants est d'abuser.
Tout à coup elle s'écria: "Voilà l'ennemi!" Elle venait d'apercevoir, s'avançant à sa rencontre, lady Rovel, montée sur une haquenée blanche, et qu'escortait à son ordinaire un brillant état-major international. Lady Rovel avait la vue perçante; du plus loin, elle reconnut Meg, et fut frappée d'étonnement. Il lui ressouvint aussitôt qu'elle possédait une armoire et une fille, et qu'en partant pour la promenade elle avait enfermé sa fille dans son armoire. Comment s'y était-elle prise pour en sortir? Cette question l'intéressait. Meg se dissimulait de son mieux derrière sa nouvelle amie, laquelle continuait d'avancer avec l'intrépidité des myopes, qui ne s'avisent du danger que lorsqu'ils ont mis le nez dessus. L'instant d'après, elle faillit donner de la tête contre le museau d'une cavale blanche qui lui barrait le passage. Une voix lui cria: "Si je ne suis pas trop indiscrète, mademoiselle, où donc emmenez-vous ma fille?"
L'aigreur de cette voix fit tressaillir Mlle Ferray; mais la charité ne se déconcerte pas facilement. Elle braqua ses petits yeux clignotants sur lady Rovel, et lui expliqua que les cris de Meg avaient touché ses entrailles, la priant d'excuser son audacieuse intervention: "Je ne vous rendrai cette belle enfant, madame, ajouta-t-elle de sa voix la plus caressante, qu'après que vous m'aurez promis de nous pardonner à toutes les deux."
Lady Rovel l'avait d'abord écoutée d'un air sévère; mais une idée lui vint,—elle en avait beaucoup, comme le disait Meg. Elle découvrit soudain que Mlle Ferray était la solution providentielle d'un petit problème qui la tracassait depuis une heure, et ce fut avec un sourire de bienveillance qu'elle lui dit: "Vous avez l'âme tendre, mademoiselle?
—C'est un reproche qu'on m'a souvent fait, madame.
—Et vous aimez les enfants?
—Passionnément.
—Autant que vos roses?
—Bien davantage, s'il est possible.
—J'en suis charmée," s'écria lady Rovel; puis rendant la bride à sa monture, elle fut se planter en face de Raymond, qui demeurait immobile à cent pas en arrière. Depuis le matin, il roulait dans sa tête la traduction d'un passage épineux du De rerum natura. Il venait d'en trouver deux vers, et, de peur de les laisser échapper, il s'était arrêté pour les écrire sur son calepin.
"Ai-je rêvé, monsieur, lui dit lady Rovel, que vous êtes venu ce matin chez moi, ému d'une noble fureur, me déclarer que ma fille, miss Rovel, était un monstre?
—Si ce ne sont les termes, c'était bien le sens, répondit-il froidement, le nez collé sur ses tablettes.
—Je croyais aussi que vous m'aviez priée de lui infliger un châtiment digne de tous ses forfaits.
—C'est vrai, madame.
—Qui a mis l'oiseau en liberté?
—C'est moi, madame; mais ce n'est pas que je lui veuille le moindre bien. Mademoiselle votre fille a une façon insupportable de crier, et je vous conjure à l'avenir de ne plus l'oublier au fond d'un buffet.
—Oui ou non, monsieur, reprit-elle, m'avez-vous déclaré ce matin du ton le plus décisif que charbonnier est maître chez lui?
—Je crois m'en souvenir, madame.
—Ma fille et mes armoires sont-elles à moi?
—Assurément, madame.
—Monsieur, le premier devoir d'un homme qui se respecte n'est-il pas d'avoir un peu de suite dans les idées?
—J'y ai renoncé depuis longtemps, madame. Dans un monde de fous, malheur à qui se pique d'être toujours raisonnable." Et il se remit à écrire.
—This man, s'écria lady Rovel, is the most insupportable of all the cold-blooded animals!
—Ce qui signifie, madame, que je suis le plus insupportable de tous les animaux à sang froid. Vous oubliez toujours que je sais les langues étrangères.
—Meg! cria du haut de sa bête lady Rovel, je vous permets d'accompagner M. Ferray chez lui. Tâchez de profiter de sa conversation, qui est aussi instructive qu'agréable."
A ces mots, elle partit au galop; son état-major la suivit et disparut bientôt dans un tourbillon de poussière. Meg, qui pendant cet entretien s'était tenue blottie dans les jupes de Mlle Ferray, la prit par la main et se mit à courir avec elle du côté de l'Ermitage, en lui disant: "Ma bonne demoiselle, vous me donnerez l'hospitalité pendant deux heures; c'est juste le temps qu'il faut à maman pour oublier ses colères."
Les enfants proposent, et Dieu dispose. Meg, une heure plus tard, s'occupait à aider Mlle Ferray dans l'arrosage de ses plates-bandes, et prenait goût à cette occupation, qui lui était nouvelle, quand un haquet chargé de deux ou trois malles fit son entrée dans la cour. Il était précédé de la négresse. Elle tenait à la main une lettre qu'elle remit à Mlle Ferray. Cette lettre, écrite à la diable, et dont les pattes de mouche montaient de la cave au grenier, était ainsi conçue:
"Mademoiselle, on m'a proposé tantôt de partir dès ce soir pour l'Engadine, le temps étant propice, et d'aller faire l'ascension du Bernina et de quelques autres cimes où l'on assure qu'aucune femme n'est jamais montée et ne montera jamais, surtout dans cette saison. Meg est un grand empêchement à ce beau projet. Les enfants sont comme les bagages dans les armées; le jour de la bataille, il est bon qu'un soldat n'ait que son havre-sac sur le dos. Vous m'avouerez que je ne puis mener Meg au sommet du Bernina. Si je tombe dans un précipice, j'y veux tomber seule. Il m'a paru que vous aviez quelque amitié pour elle, et je ne fais aucun doute que vous ne consentiez à la garder chez vous jusqu'à mon retour. Je suis vraiment heureuse de la confier à vos bons soins. Il m'a paru aussi que monsieur votre frère s'intéressait beaucoup à l'éducation des enfants. Il s'est plaint que j'élevais mal ma fille. Je lui serai fort reconnaissante de vouloir bien retoucher mon ouvrage, et je suis sûre que Meg profitera beaucoup dans la société d'un homme si distingué,—quoique, à mon avis, il manque un peu de suite dans les idées, mais on n'est pas tenu d'être parfait. Il est bien entendu que vous avez le droit de me faire vos conditions; j'y souscris d'avance, et nous réglerons tout à mon retour comme il vous plaira. Mon absence durera probablement quinze jours ou plus longtemps, car je ne veux tromper personne, et je dois vous confesser qu'il y a quelques années, étant partie de Paris à huit heures précises du matin pour aller passer l'après-midi à Fontainebleau, j'ai poussé jusqu'à Madrid, d'où je ne suis revenue qu'au bout d'un an. Comme il faut tout prévoir, les précipices et les avalanches, s'il m'arrivait malheur sur le Bernina, veuillez écrire à l'honorable sir John Rovel, gouverneur-général de la Barbade et autres petites Antilles. Il vous indiquerait ce que vous devez faire de Meg. Votre très-reconnaissante lady Aurora Rovel. "
Il y avait beaucoup de parenthèses dans les lettres de lady Rovel; il y en avait beaucoup aussi dans son esprit et dans sa conduite, et, à vrai dire, ce qui lui plaisait le plus en ce monde, c'étaient les parenthèses. On les ouvre, on les ferme, et on reprend sa phrase ou son projet, comme si rien ne s'était passé. Aussi faisait-elle bien de compter avec les futurs contingents, non qu'on pût craindre qu'il lui arrivât malheur dans ses ascensions. Elle avait le pied sûr, une tête à l'abri de tous les vertiges; mais il pouvait se faire qu'elle rencontrât au sommet du Bernina l'homme idéal, et qu'en redescendant elle partît avec lui pour Saint-Pétersbourg ou Constantinople.
En lisant sa prose, Mlle Ferray devint rouge de plaisir; jamais elle n'avait cru plus dévotement à sa chère Providence, qu'elle aimait à voir partout, avec qui elle causait sans cesse, qui lui faisait quelquefois attendre ses réponses, mais finissait toujours par parler. Depuis une heure qu'elle connaissait Meg, elle avait dit cent fois in petto:—O Providence, si vous ne vous en mêlez, que deviendra cette blonde aux yeux noirs? O Providence, que je vous saurais gré de me la donner! J'aurais le plaisir de la regarder, le plaisir plus grand encore de l'élever; ce serait pour moi une douce occupation, et pour elle le salut et le bonheur.—A tes souhaits! je te la donne, venait de lui dire la Providence, qui cette fois avait répondu courrier par courrier.
Mlle Ferray embrassa Meg sur les deux joues. Elle lui tendit la lettre, la pria de lire à son tour. Meg lut deux fois; elle pâlit, fut prise d'un tremblement nerveux, et ramassant son chapeau de paille, dont elle avait coiffé un échalas, elle se mit à courir à toutes jambes pour aller retrouver sa mère, qu'elle aimait, qu'elle admirait beaucoup plus encore qu'elle ne la craignait. Paméla eut grand'peine à la rattraper. Elle lui expliqua que c'en était fait, que trois quarts d'heure avaient suffi à lady Rovel pour faire ses paquets, payer les gages de ses gens, les mettre à la porte, fermer la maison, et s'en aller prendre le train. Meg s'arracha les cheveux; elle était inconsolable. Tout à coup il lui vint une idée de traverse. "Si je reste avec vous, dit-elle à Mlle Ferray, me permettrez-vous de porter des robes longues?"
Mlle Ferray lui en donna sa parole la plus sacrée, l'assurant qu'une de ces robes serait à queue. Meg demeura un instant pensive, le nez en l'air, contemplant les nuages; elle y aperçut sans doute une grande jupe à traîne qu'elle avait cent fois enviée à sa mère. Le ciel, qu'elle interrogeait, lui déclara qu'effectivement la plus grande félicité de ce monde est de porter des robes longues. Elle s'écria: "En ce cas, c'est une autre affaire!" Et aussitôt, elle essuya ses pleurs, reprit sa gaîté et son arrosoir, et, le tenant à la main, fit deux fois à cloche-pied le tour d'une plate-bande.
Ce n'était pas tout pour Mlle Ferray d'avoir convaincu Meg, il s'agissait d'aller trouver son maître et seigneur et de lui conter l'incident. Certaine d'essuyer une bourrasque, elle cargua toutes ses voiles, et ce fut l'air penaud, le visage long d'une aune, qu'elle pénétra dans le cabinet de travail de Raymond, l'avertissant par manière de préambule qu'elle venait lui annoncer la plus fâcheuse, la plus déplorable, la plus sinistre des nouvelles. Il ne tenait qu'à lui de croire que son banquier était en fuite, ou que l'Ermitage allait être englouti par un tremblement de terre. Après lui avoir laissé le temps de passer en revue tous les désastres possibles, elle lui présenta la lettre de lady Rovel. Malgré cette habile préparation, Raymond fit un formidable haut-le-corps: "Ah! par exemple, s'écria-t-il, l'invention est admirable, et voilà une facétie assez bouffonne! Prend-on ma maison pour un hospice d'enfants trouvés? Qu'on renvoie sur-le-champ cette demoiselle à sa mère!"
Mlle Ferray lui répondit que telle avait été sa première pensée, mais que lady Rovel était partie, qu'on ne savait quel chemin elle avait pris.
"Il y a une chose encore plus certaine, reprit-il en frappant du poing sur la table, c'est que cette péronnelle ne restera pas ici une heure de plus. Qu'on les remmène brouter dans leur Prairie, elle et sa négresse!"
Mlle Ferray allégua que telle avait été sa seconde pensée, mais que lady Rovel avait eu soin de fermer sa maison et d'en emporter les clés.
"Que le diable l'emporte elle-même! Ma chère, mets bien vite ton chapeau, et, puisque Meg il y a, conduis Meg dans le premier pensionnat venu.
—Voilà qui est bien trouvé!" s'écria Mlle Ferray.
Elle s'achemina vers la porte; puis, revenant sur ses pas: "Mon bon frère, dit-elle, il faut tout prévoir. Si c'est nous qui mettons cette maudite fillette dans un pensionnat, nous en demeurons responsables, et si, comme je n'en doute pas, elle s'évadait un beau matin, ce serait à nous de courir après elle. Ne penses-tu pas que mieux vaut encore la garder ici? Dans quinze jours, sa mère viendra la reprendre.
—Dans quinze jours, ou dans quinze mois, ou dans quinze ans, répliqua-t-il avec colère. Sur quoi peut-on compter avec un hurluberlu de cette espèce? Et qui sait si cette triple folle n'a pas jugé à propos de nous faire cadeau de sa fille pour la vie? Qu'on aille sans plus tarder me chercher une voiture, je saurai bien retrouver cette tendre mère, fût-ce au sommet du Bernina, et lui restituer son bien.
—Reste à savoir si c'est au Bernina qu'elle compte aller, répondit doucement Mlle Ferray; sûrement elle a voulu nous dérouter. Tu l'as bien jugée, Raymond, c'est une triple folle, et il est possible qu'avant quelques heures elle se soit embarquée pour la Chine. Je craindrais vraiment que tu ne te dérangeasses inutilement, que tu ne perdisses tes peines et tes pas.
—Fort bien, je renonce à me mettre à sa poursuite; mais sa fille passera la nuit à la belle étoile. Aurais-tu par hasard, Agathe, la prétention de me faire adopter cette adorable enfant?
—Quelle énormité! répondit-elle. Comment peux-tu croire… Mais j'y pense, elle a un père, cette pauvre petite, et c'est à lui de disposer d'elle. Écrivons-lui. Le mal est qu'il demeure un peu loin; mais enfin dans quelques semaines nous aurons sa réponse, et quelques semaines sont bientôt passées."
Après s'être récrié contre cette proposition, après avoir tempêté de plus belle, ne trouvant rien de mieux et sur les assurances formelles qui lui furent données par sa soeur que durant son court séjour à l'Ermitage Meg serait exclusivement sous sa garde, qu'elle la cacherait sous sa jupe, qu'il n'en entendrait jamais parler, il finit par se rendre en maugréant à ses raisons. Pour ne pas perdre de temps, prenant une plume, il écrivit séance tenante au gouverneur des Petites-Antilles qu'il avait eu l'heur de trouver sa fille dans une armoire, et qu'il le priait de vouloir bien lui expliquer au plus tôt s'il devait l'y remettre ou l'expédier par une occasion à la Barbade. Pendant qu'il écrivait, Mlle Ferray s'écriait d'un air dolent: "Quel ennui! quel embarras! Qui aurait pu prévoir cette tuile? que je me repens d'avoir amené cette enfant ici!"
La lettre écrite, elle l'emporta pour la jeter dans la boîte. Dès qu'elle eut refermé la porte, son visage s'épanouit. Quelque chose lui disait que les gouverneurs des Antilles anglaises ont trop d'affaires sur les bras pour se presser de répondre aux lettres où il n'est question que de leur fille. Elle envoya par le trou de la serrure un long baiser de reconnaissance à son frère. Mlle Ferray possédait au suprême degré le don des espérances vagues, qui consistent à espérer quelque chose, sans savoir quoi. Il lui semblait que cette enfant qui venait de leur tomber du ciel jouerait un rôle heureux dans leur vie, que peut-être elle serait cause que son frère renoncerait à haïr les femmes, qu'elle le réconcilierait avec le bonheur, avec la vie, avec la gloire et avec l'arabe. Comment cela se ferait-il? Elle n'en savait rien et ne s'en inquiétait guère. C'est à la Providence de trouver le comment; elle a été mise au monde pour cela.