Читать книгу Le Rhin, Tome II - Victor Hugo, Clara Inés Bravo Villarreal - Страница 3
LETTRE XX
DE LORCH A BINGEN
ОглавлениеLa langue légale et la langue française. – Loi. Article unique: Qui parlera français payera l'amende. – Théorie du voyage à pied. – Souvenirs. – Première aventure. – Note sur Claye. – Ce qui apparaît à l'auteur entre la quatrième et la cinquième ligne. – L'auteur voit des ours en plein midi. – Peinture gracieuse d'après nature. – L'auteur laisse entrevoir l'inexprimable plaisir que lui font les tragédies classiques. – Intéressant épisode de la mouche. – Incident. – Ce que signifie l'intervalle qui sépare les mots entendre passer des mots les sérénades. – Incident. – Incident. – Incident. – Incident. – Explication. – Cela n'empêche pas que l'auteur eût fort bien pu être accepté par ces saltimbanques à quatre pattes comme le dessert de leur déjeuner. – Deuxième aventure. – G. – Histoire naturelle chimérique d'Aristote et de Pline. – En quels lieux les hommes font volontiers leurs plus monstrueuses inepties. – Incident. – Un rébus d'Horace. – D'où venait le vacarme. – Portraits de deux hommes admirés. – Tableau de beaucoup d'hommes qui admirent. – L'homme chevelu parle. – G. tressaille. – L'auteur écrit ce que dit le charlatan. – Dialogue de celui qui est en haut avec celui qui est en bas. – L'auteur éclate de rire et indigne tous ceux qui l'entourent. – Puissance de ce qui est inintelligible sur ce qui est inintelligent. – Mot amer de G. sur la troisième classe de l'institut. – Dans quelles circonstances l'auteur voyage à pied. – Fursteneck. – L'auteur grimpe assez haut pour constater une erreur des antiquaires. – Cadenet, Luynes, Branbes. – L'auteur subit sur la grande route son examen de bachelier. – Heimberg. – Sonneck. – Falkenburg. – L'auteur va devant lui. – Noms et fantômes évoqués. – Contemplation. – Un château en ruine. – L'auteur y entre. – Ce qu'il y trouve. – Tombeau mystérieux. – Apparition gracieuse. – L'auteur se met à parler anglais de la façon le plus grotesque. – Esquisse d'une théorie des femmes, des filles et des enfants. – Stella. – L'auteur, quoique découragé et humilié, s'aventure à faire quatre vers français. – Conjectures sur l'homme sans tête. – L'auteur cherche dans le Falkenburg les traces de Guntram et de Liba. – La langue de l'homme a de si singuliers caprices, que Trajani Castrum devient Trecktlingshausen. – L'auteur déjeune d'un gigot horriblement dur. – Sa grandeur d'âme à cette occasion. – Paysage. – Saint-Clément. – Le Reichenstein. – Le Rheinstein. – Le Vaugtsberg. – L'auteur raconte des choses de son enfance. – Légende du mauvais archevêque. – Au neuvième siècle on était mangé par les rats sur le Rhin comme on l'est aujourd'hui à l'Opéra. – Moralité des contes différente de la moralité de l'histoire. —Mauth et Maüse. – Comment une petite estampe encadrée de noir, accrochée au-dessus du lit d'un enfant devient pour lui quand il est homme une grande et formidable vision. – Crépuscule. – L'auteur se risque encore à faire des vers français. – Effrayante apparition entre deux montagnes de l'estampe encadrée de noir. – Le Maüsethurm. – Vertige. – L'auteur réveille un batelier qui se trouve là. – A quel trajet l'auteur se hasarde. – Le Bingerloch. – Réalités difformes et fantastiques vues au milieu de la nuit. – Ce que l'auteur trouve dans le lieu sinistre où il est allé. – Description minutieuse et détaillée de cette chose horrible et célèbre. – Salut au drapeau. – Arrivée à Bingen. – Visite au Klopp. – La Grande-Ourse.
Bingen, 27 août.
De Lorch à Bingen, il y a deux milles d'Allemagne, en d'autres termes, quatre lieues de France, ou seize kilomètres, dans l'affreuse langue que la loi veut nous faire, comme si c'était à la loi de faire la langue. Tout au contraire, mon ami, dans une foule de cas, c'est à la langue de faire la loi.
Vous savez mon goût. Toutes les fois que je puis continuer un peu ma route à pied, c'est-à-dire convertir le voyage en promenade, je n'y manque pas.
Rien n'est charmant, à mon sens, comme cette façon de voyager. – A pied! – On s'appartient, on est libre, on est joyeux; on est tout entier et sans partage aux incidents de la route, à la ferme où l'on déjeune, à l'arbre où l'on s'abrite, à l'église où l'on se recueille. On part, on s'arrête; on repart, rien ne gêne, rien ne retient. On va et on rêve devant soi. La marche berce la rêverie; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. A chaque pas qu'on fait, il vous vient une idée. Il semble qu'on sente des essaims éclore et bourdonner dans son cerveau. Bien des fois, assis à l'ombre au bord d'une grande route, à côté d'une petite source vive d'où sortaient avec l'eau la joie, la vie et la fraîcheur, sous un orme plein d'oiseaux, près d'un champ plein de faneuses, reposé, serein, heureux, doucement occupé de mille songes, j'ai regardé avec compassion passer devant moi, comme un tourbillon où roule la foudre, la chaise de poste, cette chose étincelante et rapide qui contient je ne sais quels voyageurs lents, lourds, ennuyés et assoupis; cet éclair qui emporte des tortues. – Oh! comme ces pauvres gens, qui sont souvent des gens d'esprit et de cœur, après tout, se jetteraient vite à bas de leur prison, où l'harmonie du paysage se résout en bruit, le soleil en chaleur et la route en poussière, s'ils savaient toutes les fleurs que trouve dans les broussailles, toutes les perles que ramasse dans les cailloux, toutes les houris que découvre parmi les paysannes l'imagination ailée, opulente et joyeuse d'un homme à pied! Musa pedestris.
Et puis tout vient à l'homme qui marche. Il ne lui surgit pas seulement des idées; il lui échoit des aventures, et, pour ma part, j'aime fort les aventures qui m'arrivent. S'il est amusant pour autrui d'inventer des aventures, il est amusant pour soi-même d'en avoir.
Je me rappelle qu'il y a sept ou huit ans j'étais allé à Claye, à quelques lieues de Paris. Pourquoi? Je ne m'en souviens plus. Je trouve seulement dans mon livre de notes ces quelques lignes. Je vous les transcris, parce qu'elles font, pour ainsi dire, partie de la chose quelconque que je veux vous raconter:
– «Un canal au rez-de-chaussée, un cimetière au premier étage, quelques maisons au second, voilà Claye. Le cimetière occupe une terrasse avec balcon sur le canal, d'où les mânes des paysans de Claye peuvent entendre passer les sérénades, s'il y en a, sur le bateau-poste de Paris à Meaux, qui fait quatre lieues à l'heure. Dans ce pays-là on n'est pas enterré, on est enterrassé. C'est un sort comme un autre.»
Je m'en revenais à Paris à pied; j'étais parti d'assez grand matin, et, vers midi, les beaux arbres de la forêt de Bondy m'invitant, à un endroit où le chemin tourne brusquement, je m'assis, adossé à un chêne, sur un talus d'herbe, les pieds pendants dans un fossé, et je me mis à crayonner sur mon livre vert la note que vous venez de lire.
Comme j'achevais la quatrième ligne, – que je vois aujourd'hui sur le manuscrit séparée de la cinquième par un assez large intervalle, – je lève vaguement les yeux et j'aperçois de l'autre coté du fossé, sur le bord de la route, devant moi, à quelques pas, un ours qui me regardait fixement. En plein jour on n'a pas de cauchemar; on ne peut être dupe d'une forme, d'une apparence, d'un rocher difforme ou d'un tronc d'arbre absurde. Lo que puede un sastre est formidable la nuit; mais à midi, par un soleil de mai, on n'a pas d'hallucinations. C'était bien un ours, un ours vivant, un véritable ours, parfaitement hideux du reste. Il était gravement assis sur son séant, me montrant le dessous poudreux de ses pattes de derrière, dont je distinguais toutes les griffes, ses pattes de devant mollement croisées sur son ventre. Sa gueule était entr'ouverte; une de ses oreilles, déchirée et saignante, pendait à demi; sa lèvre inférieure, à moitié arrachée, laissait voir ses crocs déchaussés; l'un de ses yeux était crevé, et avec l'autre il me regardait d'un air sérieux.
Il n'y avait pas un bûcheron dans la forêt, et le peu que je voyais du chemin à cet endroit-là était absolument désert.
Je n'étais pas sans éprouver quelque émotion. On se tire parfois d'affaire avec un chien en l'appelant Fox, Soliman ou Azor; mais que dire à un ours? D'où venait cet ours? Que signifiait cet ours dans la forêt de Bondy, sur le grand chemin de Paris à Claye? A quoi rimait ce vagabond d'un nouveau genre? – C'était fort étrange, fort ridicule, fort déraisonnable, et, après tout, fort peu gai. J'étais, je vous l'avoue, très-perplexe. Je ne bougeais pas cependant; je dois dire que l'ours, de son côté, ne bougeait pas non plus; il me paraissait même, jusqu'à un certain point, bienveillant. Il me regardait aussi tendrement que peut regarder un ours borgne. A tout prendre, il ouvrait bien la gueule, mais il l'ouvrait comme on ouvre une bouche. Ce n'était pas un rictus, c'était un bâillement; ce n'était pas féroce, c'était presque littéraire. Cet ours avait je ne sais quoi d'honnête, de béat, de résigné et d'endormi; et j'ai retrouvé depuis cette expression de physionomie à de vieux habitués de théâtre qui écoutaient des tragédies. En somme, sa contenance était si bonne que je résolus, aussi moi, de faire bonne contenance. J'acceptai l'ours pour spectateur, et je continuai ce que j'avais commencé. Je me mis donc à crayonner sur mon livre la cinquième ligne de la note ci-dessus, laquelle cinquième ligne, comme je vous le disais tout à l'heure, est sur mon manuscrit très-écartée de la quatrième; ce qui tient à ce que, en commençant à écrire, j'avais les yeux fixés sur l'œil de l'ours.
Pendant que j'écrivais, une grosse mouche vint se poser sur l'oreille ensanglantée de mon spectateur. Il leva lentement sa patte droite et la passa par-dessus son oreille avec le mouvement d'un chat. La mouche s'envola. Il la chercha du regard; puis, quand elle eut disparu, il saisit ses deux pattes de derrière avec ses deux pattes de devant, et, comme satisfait de cette attitude classique, il se remit à me contempler. Je déclare que je suivais ces mouvements variés avec intérêt.
Je commençais à me faire à ce tête-à-tête, et j'écrivais la sixième ligne de la note, lorsque survint un incident: un bruit de pas précipités se fit entendre dans la grande route, et tout à coup je vis déboucher du tournant un autre ours, un grand ours noir; le premier était fauve. Cet ours noir arriva au grand trot, et, apercevant l'ours fauve, vint se rouler gracieusement à terre auprès de lui. L'ours fauve ne daigna pas regarder l'ours noir, et l'ours noir ne daignait pas faire attention à moi.
Je confesse qu'à cette seconde apparition, qui élevait mes perplexités à la seconde puissance, ma main trembla. J'étais en train d'écrire cette ligne: «… peuvent entendre passer les sérénades.» Sur mon manuscrit, je vois aujourd'hui un assez grand intervalle entre ces mots: «entendre passer» et ces mots: «les sérénades.» Cet intervalle signifie: —Un deuxième ours!
Deux ours! pour le coup, c'était trop fort. Quel sens cela avait-il? A qui en voulait le hasard? Si j'en jugeais par le côté d'où l'ours noir avait débouché, tous deux venaient de Paris, pays où il y a pourtant peu de bêtes, – sauvages surtout.
J'étais resté comme pétrifié. L'ours fauve avait fini par prendre part aux jeux de l'autre, et, à force de se rouler dans la poussière, tous deux étaient devenus gris. Cependant j'avais réussi à me lever, et je me demandais si j'irais ramasser ma canne qui avait roulé à mes pieds dans le fossé, lorsqu'un troisième ours survint, un ours rougeâtre, petit, difforme, plus déchiqueté et plus saignant encore que le premier; puis un quatrième, puis un cinquième et un sixième, ces deux-là trottant de compagnie. Ces quatre derniers ours traversèrent la route comme des comparses traversent le fond d'un théâtre, sans rien voir et sans rien regarder, presque en courant et comme s'ils étaient poursuivis. Cela devenait trop inexplicable pour que je ne touchasse pas à l'explication. J'entendis des aboiements et des cris; dix ou douze bouledogues, sept ou huit hommes armés de bâtons ferrés et des muselières à la main, firent irruption sur la route, talonnant les ours qui s'enfuyaient. Un de ces hommes s'arrêta, et, pendant que les autres ramenaient les bêtes muselées, il me donna le mot de cette bizarre énigme. Le maître du cirque de la barrière du Combat profitait des vacances de Pâques pour envoyer ses ours et ses dogues donner quelques représentations à Meaux. Toute cette ménagerie voyageait à pied. A la dernière halte on l'avait démuselée pour la faire manger; et, pendant que leurs gardiens s'attablaient au cabaret voisin, les ours avaient profité de ce moment de liberté pour faire à leur aise, joyeux et seuls, un bout de chemin.
C'étaient des acteurs en congé.
Voilà une de mes aventures de voyageur à pied.
Dante raconte en commençant son poëme qu'il rencontra un jour dans un bois une panthère, puis après la panthère un lion, puis après le lion une louve. Si la tradition dit vrai, dans leurs voyages en Egypte, en Phénicie, en Chaldée et dans l'Inde, les sept sages de Grèce eurent tous de ces aventures-là. Ils rencontrèrent chacun une bête différente, comme il sied à des sages qui ont tous une sagesse différente. Thalès de Milet fut suivi longtemps par un griffon ailé; Bias de Priène fit route côte à côte avec un lynx; Périandre de Corinthe fit reculer un léopard en le regardant fixement; Solon d'Athènes marcha hardiment droit à un taureau furieux; Pittacus de Mitylène fit rencontre d'un souassouaron; Cléobule de Rhodes fut accosté par un lion, et Chilon de Lacédémone par une lionne. Tous ces faits merveilleux, si on les examinait d'un peu près, s'expliqueraient probablement par des ménageries en congé, par des vacances de Pâques et des barrières du Combat. En racontant convenablement mon aventure des ours, dans deux mille ans, j'aurais peut-être eu je ne sais quel air d'Orphée. Dictus ob hoc lenire tigres. Voyez-vous, mon ami, mes pauvres ours saltimbanques donnent la clef de beaucoup de prodiges. N'en déplaise aux poëtes antiques et aux philosophes grecs, je ne crois guère à la vertu d'une strophe contre un léopard ni à la puissance d'un syllogisme sur une hyène; mais je pense qu'il y a longtemps que l'homme, cette intelligence qui transforme à sa guise les instincts, a trouvé le secret de dégrader les lions et les tigres, de détériorer les animaux et d'abrutir les bêtes.
L'homme croit toujours et partout avoir fait un grand pas quand il a substitué, à force d'enseignements intelligents, la stupidité à la férocité.
A tout prendre, c'en est peut-être un. Sans ce pas-là, j'aurais été mangé, – et les sept sages de Grèce aussi.
Puisque je suis en train de souvenirs, permettez-moi encore une petite histoire.
Vous connaissez G – , ce vieux poëte-savant qui prouve qu'un poëte peut être patient, qu'un savant peut être charmant et qu'un vieillard peut être jeune. Il marche comme à vingt ans. En avril 183… nous faisions ensemble je ne sais quelle excursion dans le Gâtinais. Nous cheminions côte a côte par une fraîche matinée réchauffée d'un soleil réjouissant. Moi que la vérité charme et que le paradoxe amuse, je ne connais pas de plus agréable compagnie que G – . Il sait toutes les vérités prouvées, et il invente tous les paradoxes possibles.
Je me souviens que sa fantaisie en ce moment-là était de me soutenir que le basilic existe. Pline en parle et le décrit, me disait-il. Le basilic naît dans le pays de Cyrène, en Afrique. Il est long d'environ douze doigts; il a sur la tête une tache blanche qui lui fait un diadème; et quand il siffle, les serpents s'enfuient. La Bible dit qu'il a des ailes. Ce qui est prouvé, c'est que du temps de saint Léon il y eut à Rome, dans l'église de Sainte-Luce, un basilic qui infecta de son haleine toute la ville. Le saint pape osa s'approcher de la voûte humide et sombre sous laquelle était le monstre, et Scaliger dit en assez beau style qu'il l'éteignit par ses prières.
G – ajoutait, me voyant incrédule au basilic, que certains lieux ont une vertu particulière sur certains animaux: qu'à Sériphe, dans l'Archipel, les grenouilles ne coassent point; qu'à Reggio, en Calabre, les cigales ne chantent pas; que les sangliers sont muets en Macédoine; que les serpents de l'Euphrate ne mordent point les indigènes, même endormis, mais seulement les étrangers; tandis que les scorpions du mont Latmos, inoffensifs pour les étrangers, piquent mortellement les habitants du pays. Il me faisait, ou plutôt il se faisait à lui-même une foule de questions, et je le laissais aller. Pourquoi y a-t-il une multitude de lapins à Mayorque, et pourquoi n'y en a-t-il pas un seul à Yviza? Pourquoi les lièvres meurent-ils à Ithaque? D'où vient qu'on ne saurait trouver un loup sur le mont Olympe, ni une chouette dans l'île de Crète, ni un aigle dans l'île de Rhodes?
En me voyant sourire, il s'interrompait: «Tout beau, mon cher! mais ce sont là des opinions d'Aristote!» A quoi je me contentais de répondre: «Mon ami, c'est de la science morte; et la science morte n'est plus de la science, c'est de l'érudition.» Et G – me répliquait avec son doux regard plein de gravité et d'enthousiasme: «Vous avez raison. La science meurt. Il n'y a que l'art qui soit immortel. Un grand savant fait oublier un autre grand savant; quant aux grands poëtes du passé, les grands poëtes du présent et de l'avenir ne peuvent que les égaler. Aristote est dépassé, Homère ne l'est pas.»
Cela dit, il devenait pensif, puis il se mettait à chercher un bupreste dans l'herbe ou une rime dans les nuages.
Nous arrivâmes ainsi près de Milly, dans une plaine où l'on voit encore les vestiges d'une masure devenue fameuse dans les procès de sorciers du dix-septième siècle. Voici à quelle occasion. Un loup-cervier ravageait le pays. Des gentilshommes de la vénerie du roi le traquèrent avec grand renfort de valets et de paysans. Le loup, poursuivi dans cette plaine, gagna cette masure et s'y jeta. Les chasseurs entourèrent la masure, puis y entrèrent brusquement. Ils y trouvèrent une vieille femme. Une vieille femme hideuse, sous les pieds de laquelle était encore la peau du loup que Satan n'avait pas eu le temps de faire disparaître dans sa chausse-trape. Il va sans dire que la vieille fut brûlée sur un fagot vert; ce qui s'exécuta devant le beau portail de la cathédrale de Sens.
J'admire que les hommes, avec une sorte de coquetterie inepte, soient toujours venus chercher ces calmes et sereines merveilles de l'intelligence humaine pour faire devant elles leurs plus grosses bêtises.
Cela se passait en 1636, dans l'année où Corneille faisait jouer le Cid.
Comme je racontais cette histoire à G – : «Ecoutez, me dit-il.» Nous entendions en effet sortir d'un petit groupe de maisons caché dans les arbres, à notre gauche, la fanfare d'un charlatan. G – a toujours eu du goût pour ce genre de bruit grotesque et triomphal. «Le monde, me disait-il un jour, est plein de grands tapages sérieux dont ceci est la parodie. Pendant que les avocats déclament sur le tréteau politique, pendant que les rhéteurs pérorent sur le tréteau scolastique, moi je vais dans les prés, je catalogue des moucherons et je collationne des brins d'herbe, je me pénètre de la grandeur de Dieu, et je serai toujours charmé de rencontrer à tout bout de champ cet emblème bruyant de la petitesse des hommes, ce charlatan s'essoufflant sur sa grosse caisse, ce Bobino, ce Bobèche, cette ironie! Le charlatan se mêle à mes études et les complète; je fixe cette figure avec une épingle dans mon carton comme un scarabée ou comme un papillon, et je classe l'insecte humain parmi les autres.»
G – m'entraîna donc vers le groupe de maisons d'où venait le bruit; – un assez chétif hameau qui se nomme, je crois, Petit-Sou, ce qui m'a rappelé ce bourg d'Asculum, sur la route de Trivicum à Brindes, lequel fit faire un rébus à Horace:
Quod versu dicere non est,
Signis perfacile est.
Asculum, en effet, ne peut entrer dans un vers alexandrin.
C'était la fête du village. La place, l'église et la mairie étaient endimanchées. Le ciel lui-même, coquettement décoré d'une foule de jolis nuages blancs et roses, avait je ne sais quoi d'agreste, de joyeux et de dominical. Des rondes de petits enfants et de jeunes filles, doucement contemplées par des vieillards, occupaient un bout de la place qui était tapissé de gazon; à l'autre bout, pavé de cailloux aigus, la foule entourait une façon de tréteau adossé à une manière de baraque. Le tréteau était composé de deux planches et d'une échelle; la baraque était recouverte de cette classique toile à damier bleu et blanc qui rappelle des souvenirs de grabat et qui, se faisant au besoin souquenille, a fait donner le nom de paillasses à tous les valets de tous les charlatans. A côté du tréteau s'ouvrait la porte de la baraque, une simple fente dans la toile; et au-dessus de cette porte, sur un écriteau blanc orné de ce mot en grosses majuscules noires:
MICROSCOPE
fourmillaient, grossièrement dessinés dans mille attitudes fantastiques, plus d'animaux effrayants, plus de monstres chimériques, plus d'êtres impossibles que saint Antoine n'en a vu et que Callot n'en a rêvé.
Deux hommes faisaient figure sur ce tréteau. L'un, sale comme Job, bronzé comme Ptha, coiffé comme Osiris, gémissant comme Memnon, avait je ne sais quoi d'oriental, de fabuleux, de stupide et d'égyptien, et frappait sur un gros tambour tout en soufflant au hasard dans une flûte. L'autre le regardait faire. C'était une espèce de Sbrigani, pansu, barbu, velu et chevelu, l'air féroce, et vêtu en Hongrois de mélodrame.
Autour de cette baraque, de ce tréteau et de ces deux hommes, force paysans passionnés, force paysannes fascinées, force admirateurs les plus affreux du monde ouvraient des bouches niaises et des yeux bêtes. Derrière l'estrade, quelques enfants pratiquaient artistement des trous à la vieille toile blanche et bleue, qui faisait peu de résistance et leur laissait voir l'intérieur de la baraque.
Comme nous arrivions, l'Egyptien termina sa fanfare et le Sbrigani se mit à parler. G – se mit à écouter.
Excepté l'invitation d'usage: Entrez et vous verrez, etc., je déclare que ce que disait ce fantoche était parfaitement inintelligible pour moi, pour les paysans et pour l'Egyptien, lequel avait pris une posture de bas-relief, et prêtait l'oreille avec autant de dignité que s'il eût assisté à la dédidace des grandes colonnes de la salle hypostyle de Karnac par Menephta Ier, père de Rhamsès II.
Cependant, dès les premières paroles du charlatan, G – avait tressailli. Au bout de quelques minutes, il se pencha vers moi et me dit tout bas: «Vous qui êtes jeune, qui avez de bons yeux et un crayon, faites-moi le plaisir d'écrire ce que dit cet homme.» Je voulus demander à G – l'explication de cet étrange désir, mais déjà son attention était retournée au tréteau avec trop d'énergie pour qu'il m'entendit. Je pris le parti de satisfaire G – , et comme le charlatan parlait avec une lenteur solennelle, voici ce que j'écrivis sous sa dictée:
«La famille des scyres se divise en deux espèces: la première n'a pas d'yeux; la seconde en a six, ce qui la distingue du genre cunaxa, qui en a deux, et du genre bdella, qui en a quatre.»
Ici G – , qui écoutait avec un intérêt de plus en plus profond, ôta son chapeau, et, s'adressant au charlatan de sa voix la plus gracieuse et la plus adoucie: «Pardon, monsieur, mais vous ne nous dites rien du groupe des gamases?
– Qui parle là? dit l'homme, jetant un coup d'œil sur l'assistance, mais sans surprise et sans hésitation. Ce vieux? Eh bien, mon vieux, dans le groupe des gamases je n'ai trouvé qu'une espèce, c'est un dermanyssus, parasite de la chauve-souris pipistrelle.
– Je croyais, reprit G – timidement, que c'était un glyciphagus cursor?
– Erreur, mon brave, répliqua le Sbrigani. Il y a un abîme entre le glyciphagus et le dermanyssus. Puisque vous vous occupez de ces grandes questions, étudiez la nature. Consultez Degeer, Hering et Hermann. Observez (j'écrivais toujours) le sarcoptes ovis, qui a au moins une des deux paires de pattes postérieures complète et caronculée; le sarcoptes rupicapræ, dont les pattes postérieuses sont rudimentaires et sétigères, sans vésicule et sans tarse; le sarcoptes hippopodos, qui est peut-être un glyciphage…
– Vous n'en êtes pas sûr? interrompit G – presque avec respect.
– Je n'en suis pas sûr, répondit majestueusement le charlatan. Oui, je dois à la sainte vérité d'avouer que je n'en suis pas sûr. Ce dont je suis sûr, c'est d'avoir recueilli un glyciphage dans les plumes du grand-duc. Ce dont je suis sûr, c'est d'avoir trouvé, en visitant des galeries d'anatomie comparée, des glyciphages dans les cavités, entre les cartilages et sous les épiphyses des squelettes.
– Voilà qui est prodigieux! murmura G – .
– Mais, poursuivit l'homme, ceci m'entraîne trop loin. Je vous parlerai une autre fois, messieurs, du glyciphage et du psoropte. L'animal extraordinaire et redoutable que je vais vous montrer aujourd'hui, c'est le sarcopte. Chose effrayante et merveilleuse! l'acarien du chameau, qui ne ressemble pas à celui du cheval, ressemble à celui de l'homme. De là une confusion possible, dont les suites seraient funestes (j'écrivais toujours). Etudions-les, messieurs; étudions ces monstres. La forme de l'un et de l'autre est a peu près la même; mais le sarcopte du dromadaire est un peu plus allongé que le sarcopte humain; la paire intermédiaire des poils postérieurs, au lieu d'être la plus petite, est la plus grande. La face ventrale a aussi ses particularités. Le collier est plus nettement séparé dans le sarcoptes hominis, et il envoie inférieurement une pointe aciculiforme qui n'existe pas dans le sarcoptes dromadarii. Ce dernier est plus gros que l'autre. Il y a aussi une différence énorme aux épines de la base des pattes postérieures; elles sont simples dans la première espèce, et inégalement bifides dans la seconde…»
Ici, las d'écrire toutes ces choses ténébreuses et imposantes, je ne pus m'empêcher de pousser le coude de G – et de lui demander tout bas: «Mais de quoi diable parle cet homme?»
G – se tourna à demi vers moi et me dit avec gravité: «De la gale.»
Je partis d'un éclat de rire si violent que le livre de notes me tomba des mains. G – le ramassa, m'arracha le crayon, et sans daigner répliquer à ma gaieté, même par un geste de mépris, plus que jamais attentif aux paroles du charlatan, il continua d'écrire à ma place, dans l'attitude recueillie et raphaélesque d'un disciple de l'école d'Athènes.
Je dois dire que les paysans, de plus en plus éblouis, partageaient, au suprême degré, l'admiration et la béatitude de G – . L'extrême science et l'extrême ignorance se touchent par l'extrême naïveté. Le dialogue obscur et formidable du charlatan avait parfaitement réussi près des villageois de l'honnête pays de Petit-Sou. Le peuple est comme l'enfant: il s'émerveille de ce qu'il ne comprend pas. Il aime l'inintelligible, le hérissé, l'amphigouri déclamatoire et merveilleux. Plus l'homme est ignorant, plus l'obscur le charme; plus l'homme est barbare, plus le compliqué lui plaît. Rien n'est moins simple qu'un sauvage. Les idiomes des hurons, des botocudos et des chesapeacks sont des forêts de consonnes à travers lesquelles, à demi engloutis dans la vase des idées mal rendues, se traînent des mots immenses et hideux, comme rampaient les monstres antédiluviens sous les inextricables végétations du monde primitif. Les algonquins traduisent ce mot si court, si simple et si doux, France, par Mittigouchiouekendalakiank.
Aussi, quand la baraque s'ouvrit, la foule, impatiente de contempler les merveilles promises, s'y précipita. Les mittigouchiouekendalakiank des charlatans se résolvent toujours en une pluie de liards ou de doublons dans leur escarcelle, selon qu'ils se sont adressés au peuple d'en bas ou au peuple d'en haut.
Une heure après nous avions repris notre promenade et nous suivions la lisière d'un petit bois. G – ne m'avait pas encore adressé une parole. Je faisais mille efforts inutiles pour rentrer en grâce. Tout à coup, paraissant sortir d'une profonde rêverie et comme se répondant à lui-même, il dit: «Et il en parle fort bien!
– De la gale, n'est-ce pas? fis-je fort timidement.
– Oui, pardieu, de la gale,» me répondit G – avec fermeté.
Il ajouta après un silence: «Cet homme a fait de magnifiques observations microscopiques. De vraies découvertes.»
Je hasardai encore un mot. «Il aura étudié son sujet sur ce pharaon d'Égypte dont il a fait son laquais et son musicien.»
Mais G – ne m'entendait déjà plus. «Quelle prodigieuse chose! s'écria-t-il, et quel sujet de méditation mélancolique! La maladie suit l'homme après la mort. Les squelettes ont la gale!»
Il y eut encore un silence, puis il reprit: «Cet homme manque à la troisième classe de l'Institut. Il y a bien des académiciens qui sont charlatans; voilà un charlatan qui devrait être académicien.»
Maintenant, mon ami, je vous vois d'ici rire à votre tour et vous écrier: «Est-ce tout? oh! les aimables aventures, les engageantes histoires, et quel voyageur à pied vous êtes! Rencontrer des ours, ou entendre un avaleur de sabres, bras nus et ceinturonné de rouge, confronter en plein air l'acarus de l'homme à l'acarus du chameau et faire à des paysans un cours philosophique de gale comparée! Mais, en vérité, il faut en grande hâte se jeter en bas de sa chaise de poste, et ce sont là de merveilleux bonheurs.»
Comme il vous plaira. Quant à moi, je ne sais si c'est le matin, si c'est le printemps ou si c'est ma jeunesse qui se mêle à ces souvenirs, déjà anciens, hélas! mais ils rayonnent en moi. Je leur trouve des charmes que je ne puis dire. Riez donc tant que vous voudrez du voyageur à pied, je suis toujours tout prêt à recommencer, et s'il m'arrivait encore aujourd'hui quelque aventure pareille, «j'y prendrais un plaisir extrême.»
Mais de semblables bonnes fortunes sont rares, et quand j'entreprends une excursion à pied, pourvu que le ciel ait un air de joie, pourvu que les villages aient un air de bonheur, pourvu que la rosée tremble à la pointe des herbes, pourvu que l'homme travaille, que le soleil brille et que l'oiseau chante, je remercie le bon Dieu, et je ne lui demande pas d'autres aventures. – L'autre jour donc, à cinq heures et demie du matin, après avoir donné les ordres nécessaires pour faire transporter mon bagage à Bingen, dès l'aube, je quittais Lorch, et un bateau me transportait sur le bord opposé. Si vous suivez jamais cette route, faites de même. Les ruines romaines, romanes et gothiques de la rive gauche ont beaucoup plus d'intérêt pour le piéton que les ardoises de la rive droite. A six heures j'étais assis, après une assez rude ascension à travers les vignes et les broussailles, sur la croupe d'une colline de lave éteinte qui domine le château de Furstemberg et la vallée de Diebach, et là je constatais une erreur des antiquaires. Ils racontent, et je vous écrivais d'après eux dans ma précédente lettre, que la grosse tour de Furstemberg, ronde au dehors, est hexagone au dedans. Or, du point élevé ou je m'étais placé, je plongeais assez profondément dans la tour, et je puis vous affirmer, si la chose vous intéresse, qu'elle est ronde à l'intérieur comme à l'extérieur. Ce qui est remarquable, c'est sa hauteur qui est prodigieuse et sa forme qui est singulière. Comme elle a d'énormes créneaux sans mâchicoulis et comme elle va s'élargissant du sommet à la base, sans baies, sans fenêtres, percée à peine de quelques longues meurtrières, elle ressemble de la plus étrange manière aux mystérieux et massifs donjons de Samarcande, de Calicut ou de Granganor; et l'on s'attend à voir plutôt apparaître au faîte de cette grosse tour presque hindoue le maharadja de Lahore ou le zamorin de Malabar que Louis de Bavière ou Gustave de Suède. Pourtant cette citadelle, plutôt orientale que gothique, a joué un grand rôle dans les luttes de l'Europe. Au moment où je songeais à toutes les échelles qui ont été successivement appliquées aux flancs de cette géante de pierre, et où je me rappelais le triple siége des Bavarois en 1321, des Suédois en 1632 et des Français en 1689, un grimpereau l'escaladait gaiement.