Читать книгу Les misérables. Tome IV: L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis - Victor Hugo, Clara Inés Bravo Villarreal - Страница 17
Livre troisième – La maison de la rue Plumet
Chapitre VII
À tristesse, tristesse et demie
ОглавлениеToutes les situations ont leurs instincts. La vieille et éternelle mère nature avertissait sourdement Jean Valjean de la présence de Marius. Jean Valjean tressaillait dans le plus obscur de sa pensée. Jean Valjean ne voyait rien, ne savait rien, et considérait pourtant avec une attention opiniâtre les ténèbres où il était, comme s'il sentait d'un côté quelque chose qui se construisait, et de l'autre quelque chose qui s'écroulait. Marius, averti aussi, et, ce qui est la profonde loi du bon Dieu, par cette même mère nature, faisait tout ce qu'il pouvait pour se dérober au «père». Il arrivait cependant que Jean Valjean l'apercevait quelquefois. Les allures de Marius n'étaient plus du tout naturelles. Il avait des prudences louches et des témérités gauches. Il ne venait plus tout près comme autrefois; il s'asseyait loin et restait en extase; il avait un livre et faisait semblant de lire; pourquoi faisait-il semblant? Autrefois il venait avec son vieux habit, maintenant il avait tous les jours son habit neuf; il n'était pas bien sûr qu'il ne se fît point friser, il avait des yeux tout drôles, il mettait des gants; bref, Jean Valjean détestait cordialement ce jeune homme.
Cosette ne laissait rien deviner. Sans savoir au juste ce qu'elle avait, elle avait bien le sentiment que c'était quelque chose et qu'il fallait le cacher.
Il y avait entre le goût de toilette qui était venu à Cosette et l'habitude d'habits neufs qui était poussée à cet inconnu un parallélisme importun à Jean Valjean. C'était un hasard peut-être, sans doute, à coup sûr, mais un hasard menaçant.
Jamais il n'ouvrait la bouche à Cosette de cet inconnu.
Un jour cependant, il ne put s'en tenir, et avec ce vague désespoir qui jette brusquement la sonde dans son malheur, il lui dit: – Que voilà un jeune homme qui a l'air pédant!
Cosette, l'année d'auparavant, petite fille indifférente, eût répondu: – Mais non, il est charmant. Dix ans plus tard, avec l'amour de Marius au cœur, elle eût répondu: – Pédant et insupportable à voir! vous avez bien raison! – Au moment de la vie et du cœur où elle était, elle se borna à répondre avec un calme suprême:
– Ce jeune homme-là!
Comme si elle le regardait pour la première fois de sa vie.
– Que je suis stupide! pensa Jean Valjean. Elle ne l'avait pas encore remarqué. C'est moi qui le lui montre.
Ô simplicité des vieux! profondeur des enfants!
C'est encore une loi de ces fraîches années de souffrance et de souci, de ces vives luttes du premier amour contre les premiers obstacles, la jeune fille ne se laisse prendre à aucun piège, le jeune homme tombe dans tous. Jean Valjean avait commencé contre Marius une sourde guerre que Marius, avec la bêtise sublime de sa passion et de son âge, ne devina point. Jean Valjean lui tendit une foule d'embûches; il changea d'heures, il changea de banc, il oublia son mouchoir, il vint seul au Luxembourg; Marius donna tête baissée dans tous les panneaux; et à tous ces points d'interrogation plantés sur sa route par Jean Valjean, il répondit ingénument oui. Cependant Cosette restait murée dans son insouciance apparente et dans sa tranquillité imperturbable, si bien que Jean Valjean arriva à cette conclusion: Ce dadais est amoureux fou de Cosette, mais Cosette ne sait seulement pas qu'il existe.
Il n'en avait pas moins dans le cœur un tremblement douloureux. La minute où Cosette aimerait pouvait sonner d'un instant à l'autre. Tout ne commence-t-il pas par l'indifférence?
Une seule fois Cosette fit une faute et l'effraya. Il se levait du banc pour partir après trois heures de station, elle dit: – Déjà!
Jean Valjean n'avait pas discontinué les promenades au Luxembourg, ne voulant rien faire de singulier et par-dessus tout redoutant de donner l'éveil à Cosette; mais pendant ces heures si douces pour les deux amoureux, tandis que Cosette envoyait son sourire à Marius enivré qui ne s'apercevait que de cela et maintenant ne voyait plus rien dans ce monde qu'un radieux visage adoré, Jean Valjean fixait sur Marius des yeux étincelants et terribles. Lui qui avait fini par ne plus se croire capable d'un sentiment malveillant, il y avait des instants où, quand Marius était là, il croyait redevenir sauvage et féroce, et il sentait se rouvrir et se soulever contre ce jeune homme ces vieilles profondeurs de son âme où il y avait eu jadis tant de colère. Il lui semblait presque qu'il se reformait en lui des cratères inconnus.