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LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE

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I

C'était la dernière réception de lady Windermere, avant le printemps.

Bentinck House était, plus que d'habitude, encombré d'une foule de visiteurs.

Six membres du cabinet étaient venus directement après l'audience du speaker, avec tous leurs crachats et leurs grands cordons.

Toutes les jolies femmes portaient leurs costumes les plus élégants et, au bout de la galerie de tableaux, se tenait la princesse Sophie de Carlsrühe, une grosse dame au type tartare, avec de petits yeux noirs et de merveilleuses émeraudes, parlant d'une voix suraiguë un mauvais français et riant sans nulle retenue de tout ce qu'on lui disait.

Certes, il y avait là un singulier mélange de société: de superbes Pairesses bavardaient courtoisement avec de violents radicaux. Des prédicateurs populaires se frottaient les coudes avec de célèbres sceptiques. Toute une volée d'évêques suivait, comme à la piste, une forte prima-donna, de salon en salon. Sur l'escalier se groupaient quelques membres de l'Académie royale, déguisés en artistes, et l'on a dit que la salle à manger était un moment absolument bourrée de génies.

Bref, c'était une des meilleures soirées de lady Windermere et la princesse y resta jusqu'à près de onze heures et demie passées.

Sitôt après son départ, lady Windermere retourna dans la galerie de tableaux où un fameux économiste exposait, d'un air solennel, la théorie scientifique de la musique à un virtuose hongrois écumant de rage.

Elle se mit à causer avec la duchesse de Paisley.

Elle paraissait merveilleusement belle, avec son opulente gorge d'un blanc ivoirin, ses grands yeux bleus de myosotis et les lourdes boucles de ses cheveux d'or. Des cheveux d'or pur2, pas des cheveux de cette nuance paille pâle qui usurpe aujourd'hui le beau nom de l'or, des cheveux d'un or comme tissé de rayons de soleil ou caché dans un ambre étrange, des cheveux qui encadraient son visage comme d'un nimbe de sainte, avec quelque chose de la fascination d'une pécheresse.

C'était une curieuse étude psychologique que la sienne.

De bonne heure dans la vie, elle avait découvert cette importante vérité que rien ne ressemble plus à l'innocence qu'une imprudence, et, par une série d'escapades insouciantes, – la moitié d'entre elles tout à fait innocentes, – elle avait acquis tous les privilèges d'une personnalité.

Elle avait plusieurs fois changé de mari. En effet, le Debrett portait trois mariages à son crédit, mais comme elle n'avait jamais changé d'amant, le monde avait depuis longtemps cessé de jaser scandaleusement sur son compte.

Maintenant, elle avait quarante ans, pas d'enfants, et cette passion désordonnée du plaisir qui est le secret de ceux qui sont restés jeunes.

Soudain, elle regarda curieusement tout autour du salon et dit de sa claire voix de contralto:

– Où est mon chiromancien?

– Votre quoi, Gladys? s'exclama la duchesse avec un tressaillement involontaire.

– Mon chiromancien, duchesse. Je ne puis vivre sans lui maintenant.

– Chère Gladys, vous êtes toujours si originale, murmura la duchesse, essayant de se rappeler ce que c'est en réalité qu'un chiromancien et espérant que ce n'était pas tout à fait la même chose qu'un chiropodist.

– Il vient voir ma main régulièrement deux fois chaque semaine, poursuivit lady Windermere, et il y prend beaucoup d'intérêt.

– Dieu du ciel! se dit la duchesse. Ce doit être là quelque espèce de manucure. Voilà qui est vraiment terrible! Enfin, j'espère qu'au moins c'est un étranger. De la sorte ce sera un peu moins désagréable.

– Certes, il faut que je vous le présente.

– Me le présenter! s'écria la duchesse. Vous voulez donc dire qu'il est ici.

Elle chercha autour d'elle son petit éventail en écaille de tortue et son très vieux châle de dentelle, comme pour être prête à fuir à la première alerte.

– Naturellement il est ici. Je ne puis songer à donner une réunion sans lui. Il me dit que j'ai une main purement psychique et que si mon pouce avait été un tant soit peu plus court, j'aurais été une pessimiste convaincue et me serais enfermée dans un couvent.

– Oh! je vois! fit la duchesse qui se sentait très soulagée. Il dit la bonne aventure, je suppose?

– Et la mauvaise aussi, répondit lady Windermere, un tas de choses de ce genre. L'année prochaine, par exemple, je courrais grand danger, à la fois sur terre et sur mer. Ainsi il faut que je vive en ballon et que, chaque soir, je fasse hisser mon dîner dans une corbeille. Tout cela est écrit là, sur mon petit doigt ou sur la paume de ma main, je ne sais plus au juste.

– Mais sûrement, c'est là tenter la Providence, Gladys.

– Ma chère duchesse, à coup sûr la Providence peut résister aux tentations par le temps qui court. Je pense que chacun devrait faire lire dans sa main, une fois par mois, afin de savoir ce qu'il ne doit pas faire. Si personne n'a l'obligeance d'aller chercher M. Podgers, je vais y aller moi-même.

– Laissez-moi ce soin, lady Windermere, dit un jeune homme tout petit, tout joli, qui se trouvait là et suivait la conversation avec un sourire amusé.

– Merci beaucoup, lord Arthur; mais je crains que vous ne le reconnaissiez pas.

– S'il est aussi singulier que vous le dites, lady Windermere, je ne pourrais guère le manquer. Dites seulement comment il est et, sur l'heure, je vous l'amène.

– Soit! Il n'a rien d'un chiromancien. Je veux dire qu'il n'a rien de mystérieux, d'ésotérique, qu'il n'a pas une apparence romantique. C'est un petit homme, gros, avec une tête comiquement chauve et de grandes lunettes d'or, quelqu'un qui tient le milieu entre le médecin de la famille et l'attorney de village. J'en suis aux regrets, mais ce n'est pas ma faute. Les gens sont si ennuyeux. Tous mes pianistes ont exactement l'air de pianistes et tous mes poètes exactement l'air de poètes. Je m'en souviens, la saison dernière, j'avais invité à dîner un épouvantable conspirateur, un homme qui avait versé le sang d'une foule de gens, qui portait toujours une cotte de mailles et avait un poignard caché dans la manche de sa chemise. Eh bien! sachez que quand il est arrivé, il avait simplement la mine d'un bon vieux clergyman. Toute la soirée, il fit pétiller ses bons mots. Certes, il fut très amusant et bien de tous points, mais j'étais cruellement déçue. Quand je l'interrogeai au sujet de sa cotte de mailles, il se contenta de rire et me dit qu'elle était trop froide pour la porter en Angleterre… Ah! voici M. Podgers. Eh bien! monsieur Podgers, je voudrais que vous lisiez dans la main de la duchesse de Paisley… Duchesse, voulez vous enlever votre gant… non pas celui de la main gauche… l'autre…

– Ma chère Gladys, vraiment je ne crois pas que ceci soit tout à fait convenable, dit la duchesse en déboutonnant comme à regret un gant de peau assez sale.

– Jamais rien de ce qui intéresse ne l'est, dit lady Windermere: on a fait le monde ainsi3. Mais il faut que je vous présente, duchesse. Voici M. Podgers, mon chiromancien favori; monsieur Podgers, la duchesse de Paisley… et si vous dites qu'elle a un mont de la lune plus développé que le mien, je ne croirais plus en vous désormais.

– Je suis sûre, Gladys, qu'il n'y a rien de ce genre dans ma main, dit la duchesse d'un ton grave.

– Votre Grâce est tout à fait dans le vrai, répliqua M. Podgers en jetant un coup d'oeil sur la petite main grassouillette aux doigts courts et carrés. La montagne de la lune n'est pas développée. Cependant la ligne de la vie est excellente. Veuillez avoir l'obligeance de laisser fléchir le poignet… je vous remercie… trois lignes distinctes sur la rascette4… vous vivrez jusqu'à un âge avancé, duchesse, et vous serez extrêmement heureuse… Ambition très modérée, ligne de l'intelligence sans exagération, ligne du coeur…

– Là-dessus soyez discret, monsieur Podgers, cria lady Windermere.

– Rien ne me serait plus agréable, répondit M. Podgers en s'inclinant, si la duchesse y avait donné lieu, mais j'ai le regret de dire que je vois une grande constance d'affection combinée avec un sentiment très fort du devoir.

– Veuillez continuer, monsieur Podgers, dit la duchesse dont le regard marquait la satisfaction.

– L'économie n'est pas la moindre des vertus de votre Grâce, poursuivit M. Podgers.

Lady Windermere éclata en rires convulsifs.

– L'économie est une excellente chose, remarqua la duchesse avec complaisance. Quand j'ai épousé Paisley, il avait onze châteaux et pas une maison convenable où l'on pût habiter.

– Et maintenant il a douze maisons et pas un seul château, s'écria lady Windermere.

– Eh t ma chère, dit la duchesse, j'aime…

– Le confort, reprit M. Podgers, et les perfectionnements modernes, et l'eau chaude amenée dans toutes les chambres. Votre Grâce a tout à fait raison. Le confort est la seule chose que notre civilisation puisse nous donner.

– Vous avez admirablement décrit le caractère de la duchesse, monsieur Podgers. Maintenant veuillez nous dire celui de lady Flora.

Et pour répondre à un signe de tête de l'hôtesse souriante, une petite jeune fille, aux cheveux roux d'Écossaise et aux omoplates très hauts, se leva gauchement de dessus le canapé et exhiba une longue main osseuse avec des doigts aplatis en spatule.

– Ah! une pianiste, je vois! dit M. Podgers, une excellente pianiste et peut-être une musicienne hors ligne. Très réservée, très honnête et douée d'un vif amour pour les bêtes.

– Voilà qui est tout à fait exact! s'écria la duchesse se tournant vers lady Windermere. Absolument exact. Flora élève deux douzaines de collies à Macloskie et elle remplirait notre maison de ville d'une véritable ménagerie si son père le lui permettait.

– Bon! mais c'est justement là ce que je fais chez moi chaque jeudi soir, riposta en riant lady Windermere. Seulement je préfère les lions aux collies.

– C'est là votre seule erreur, lady Windermere, dit M. Podgers avec un salut pompeux.

– Si une femme ne peut rendre charmantes ses erreurs, ce n'est qu'une femelle, répondit-elle… Mais il faut encore que vous nous lisiez dans quelques mains… Venez, sir Thomas, montrez les vôtres à M. Podgers.

Et un vieux monsieur d'allure fine, qui portait un veston blanc, s'avança et tendit au chiromancien une main épaisse et rude avec un très long doigt du milieu.

– Nature aventureuse; dans le passé quatre longs voyages et un dans l'avenir… Naufragé trois fois… Non deux fois seulement, mais en danger de naufrage lors de votre prochain voyage. Conservateur acharné, très ponctuel, ayant la passion des collections de curiosités. Une maladie dangereuse entre la seizième et la dix-huitième année. A hérité d'une fortune vers la trentième. Grande aversion pour les chats et les radicaux.

– Extraordinaire! s'exclama sir Thomas. Vous devriez lire aussi dans la main de ma femme.

– De votre seconde femme, dit tranquillement M. Podgers qui conservait toujours la main de sir Thomas dans la sienne.

Mais lady Marvel, femme d'aspect mélancolique, aux cheveux noirs et aux cils de sentimentale, refusa nettement de laisser révéler son passé ou son avenir.

Aucun des efforts de lady Windermere ne put non plus amener M. de Koloff, l'ambassadeur de Russie, à consentir même à retirer ses gants.

En réalité, bien des gens redoutaient d'affronter cet étrange petit homme au sourire stéréotypé, aux lunettes d'or et aux yeux d'un brillant de perle, et quand il dit à la pauvre lady Fermor, tout haut et devant tout le monde, qu'elle se souciait fort peu de la musique, mais qu'elle raffolait des musiciens, on estima, en général, que la chiromancie est une science qu'il ne faut encourager qu'en tête-à-tête5.

Lord Arthur Savile, cependant, qui ne savait, rien de la malheureuse histoire de lady Fermor, et qui avait suivi M. Podgers avec un très grand intérêt, avait une vive curiosité de le voir lire dans sa main.

Comme il éprouvait quelque pudeur à se mettre en avant, il traversa la pièce et s'approcha de l'endroit où lady Windermere était assise et, avec une rougeur, qui était un charme, lui demanda si elle pensait que M. Podgers voudrait bien s'occuper de lui.

– Certes oui, il s'occupera de vous, fit lady Windermere. C'est pour cela qu'il est ici. Tous mes lions, lord Arthur, sont des lions en représentation. Ils sautent dans des cerceaux, quand je le leur demande. Mais il faut auparavant que je vous prévienne que je dirai tout à Sybil. Elle vient luncher avec moi demain pour causer chapeaux, et si M. Podgers trouve que vous avez un mauvais caractère ou une tendance à la goutte, ou une femme qui vit à Bayswater6, certainement je ne le lui laisserai pas ignorer.

Lord Arthur sourit et hocha la tête.

– Je ne suis pas effrayé, répondit-il. Sybil me connaît aussi bien que je la connais.

– Ah! je suis un peu contrariée de vous entendre dire cela. La meilleure assise du mariage, c'est un malentendu mutuel… non, je ne suis pas du tout cynique. J'ai seulement de l'expérience, ce qui, cependant, est très souvent la même chose… M. Podgers, lord Arthur Savile meurt d'envie que vous lisiez dans sa main. Ne lui dites pas qu'il est fiancé à l'une des plus jolies filles de Londres: il y a un mois que le Morning Post en a publié la nouvelle.

– Chère lady Windermere, s'écria la marquise de Jedburgh, ayez l'obligeance de laisser M. Podgers s'arrêter ici une minute de plus. Il est en train de me dire que je monterai sur les planches et cela m'intéresse au plus au point.

– S'il vous a dit cela, lady Jedburgh, je ne vais pas hésiter à vous l'enlever. Venez immédiatement, M. Podgers, et lisez dans la main de lord Arthur.

– Bon! dit lady Jedburgh faisant une petite moue, comme elle se levait du canapé, s'il ne m'est pas permis de monter sur les planches, il me sera au moins permis d'assister au spectacle, j'espère.

– Naturellement. Nous allons tous assister à la séance, répliqua lady Windermere. Et maintenant, M. Podgers, reprenez-nous et dites-nous quelque chose de joli, lord Arthur est un de mes plus chers favoris.

Mais quand M. Podgers vit la main de lord Arthur, il devint étrangement pâle et ne souffla mot.

Un frisson sembla passer sur lui. Ses grands sourcils broussailleux furent saisis d'un tremblement convulsif du tic bizarre, irritant, qui le dominait, quand il était embarrassé.

Alors, quelques grosses gouttes de sueur perlèrent sur son front jaune, comme une rosée empoisonnée et ses doigts gras devinrent froids et visqueux.

Lord Arthur ne manqua pas de remarquer ces étranges signes d'agitation et, pour la première fois de sa vie, il éprouva de la peur. Son mouvement naturel fut de se sauver du salon, mais il se contint.

Il valait mieux connaître le pire, quel qu'il fût, que de demeurer dans cette affreuse incertitude.

– J'attends, M. Podgers, dit-il.

– Nous attendons tous, cria lady Windermere de son ton vif, impatient.

Mais le chiromancien ne répondit pas.

– Je crois qu'Arthur va monter sur les planches, dit lady Jedburgh, et qu'après votre sortie M. Podgers a peur de le lui dire.

Soudain M. Podgers laissa tomber la main droite de lord Arthur et empoigna fortement la gauche, se courbant si bas pour l'examiner que la monture d'or de ses lunettes sembla presque effleurer la paume.

Un moment, son visage devint un masque blanc d'horreur, mais il recouvra bientôt son sang-froid7 et, regardant lady Windermere, lui dit avec un sourire forcé:

– C'est la main d'un charmant jeune Homme.

– Certes oui, répondit lady Windermere, mais sera-t-il un mari charmant? Voilà ce que j'ai besoin de savoir.

– Tous les jeunes gens charmants sont des maris charmants, reprit M. Podgers.

– Je ne crois pas qu'un mari doive être trop séduisant, murmura lady Jedburgh, d'un air pensif. C'est si dangereux.

– Ma chère enfant, ils ne sont jamais trop séduisants; s'écria lady Windermere. Mais ce qu'il me faut ce sont des détails. Il n'y a que les détails qui intéressent. Que doit-il arriver à lord Arthur?

– Eh bien! Dans quelques jours lord Arthur doit faire un voyage.

– Oui, sa lune de miel naturellement.

– Et il perdra un parent.

– Pas sa soeur, j'espère, dit lady Jedburgh d'un ton apitoyé.

– Certes non, pas sa soeur, répondit M. Podgers avec un geste de dépréciation de la main, un simple parent éloigné.

– Bon! je suis cruellement désappointée, fit lady Windermere. Je n'ai absolument rien à dire à Sybil demain. Qui se préoccupe aujourd'hui de parents éloignés? Voilà des années que ce n'est plus la mode. Cependant, je suppose qu'elle fera bien d'acheter une robe de soie noire: cela sert toujours pour l'église, voyez-vous. Et, maintenant, allons souper. On a sûrement tout mangé là-bas, mais nous pourrons encore trouver du bouillon chaud. François faisait autrefois du bouillon excellent, mais maintenant il est si agité par la politique que je ne suis jamais certaine de rien avec lui. Je voudrais bien que le général Boulanger se tînt tranquille… Duchesse, je suis sûre que vous êtes fatiguée!

– Pas du tout, ma chère Gladys, répondit la duchesse en marchant vers la porte, je me suis beaucoup amusée et le chiropodist; je veux dire le chiromancien, est très amusant. Flora, où peut être mon éventail d'écaille de tortue?.. Oh! merci, sir Thomas, merci beaucoup!.. Et mon châle de dentelle?.. Oh merci, sir Thomas, trop aimable vraiment!

Et la digne créature finit par descendre les escaliers sans avoir laissé plus de deux fois tomber son flacon d'odeur.

Tout ce temps-là, lord Arthur Savile était demeuré debout près de la cheminée avec le même sentiment de frayeur qui pesait sur lui, la même maladive préoccupation d'un avenir mauvais.

Il sourit tristement à sa soeur comme elle glissa près de lui au bras de lord Plymdale, fort jolie dans son brocard rose garni de perles, et il entendit à peine lady Windermere, quand elle l'invita à la suivre. Il pensa à Sybil Merton et l'idée que quelque chose pourrait se placer entre eux remplit ses yeux de larmes.

Quelqu'un qui l'aurait regardé eût dit que Némésis avait dérobé le bouclier de Pallas et lui avait montré la tête de la Gorgone. Il paraissait pétrifié et son visage avait l'aspect d'un marbre dans sa mélancolie.

Il avait vécu la vie délicate et luxueuse d'un jeune homme bien né et riche, une vie exquise affranchie de tous soucis avilissants, une vie d'une belle insouciance8 d'enfant, et maintenant, pour la première fois, il eut conscience du terrible mystère de la destinée, de l'effrayante idée du sort.

Que tout cela lui semblait fou et monstrueux!

Se pouvait-il que ce qui était écrit dans sa main, en caractères qu'il ne pouvait lire mais qu'un autre pouvait déchiffrer, fût quelque terrible secret de faute, quelque sanglant signe de crime!

N'y avait-il nulle échappatoire?

Ne sommes-nous que des pions d'échiquier que met en jeu une puissance invisible, que des vases que le potier modèle à sa guise pour l'honneur ou la honte?

Sa raison se révolta contre cette pensée et pourtant il sentait que quelque tragédie était suspendue sur sa tête et qu'il avait été tout d'un coup appelé à porter un fardeau intolérable.

Les acteurs sont vraiment des gens heureux; ils peuvent choisir de jouer soit la tragédie soit la comédie, de souffrir ou d'égayer, de faire rire ou de faire pleurer. Mais, dans la vie réelle, c'est bien différent.

Bien des hommes et bien des femmes sont contraints de jouer des rôles auxquels rien ne les destinait. Nos Guildensterns nous jouent Hamlet et notre Hamlet doit plaisanter comme un Prince Hal.

Le monde est un théâtre, mais la pièce est déplorablement distribuée.

Soudain M. Podgers entra dans le salon.

A la vue de lord Arthur, il s'arrêta et sa grasse figure sans distinction devint d'une couleur jaune verdâtre. Les yeux des deux hommes se rencontrèrent et il y eut un moment de silence.

– La duchesse a laissé ici un de ses gants, lord Arthur, et elle m'a demandé de le lui rapporter, dit enfin M. Podgers. Ah! je le vois sur le canapé!.. Bonsoir!

– Monsieur Podgers, il faut que j'insiste pour que vous me donniez une réponse immédiate à une question que je vais vous poser.

– A un autre moment, lord Arthur. La duchesse m'attend. Il faut que je la rejoigne.

– Vous n'irez pas. La duchesse n'est pas si pressée.

– Les dames n'ont pas l'habitude d'attendre, dit M. Podgers avec un sourire maladif. Le beau sexe est toujours impatient.

Les lèvres fines, et comme ciselées de lord Arthur se plissèrent d'un dédain hautain.

La pauvre duchesse lui semblait de si maigre importance en ce moment.

Il traversa le salon et vint à l'endroit où M. Podgers était arrêté.

Il lui tendit sa main.

– Dites-moi ce que vous voyez là. Dites-moi la vérité. Je veux la connaître. Je ne suis pas un enfant.

Les yeux de M. Podgers clignotèrent sous ses lunettes d'or. Il se porta d'un air gêné d'un pied sur l'autre, tandis que ses doigts jouaient nerveusement avec une chaîne de montre étincelante.

– Qu'est-ce qui vous fait penser que j'ai vu dans votre main, lord Arthur, quelque chose de plus que ce que je vous ai dit?

– Je sais que vous avez vu quelque chose de plus et j'insiste pour que vous me disiez ce que c'est. Je vous donnerai un chèque de cent livres.

Les yeux verts étincelèrent une minute, puis redevinrent sombres.

– Cent guinées! fit enfin M. Podgers à voix basse.

– Oui, cent guinées. Je vous enverrai un chèque demain. Quel est votre club?

– Je n'ai pas de club. C'est-à-dire je n'en ai pas en ce moment, mais mon adresse est… Permettez-moi de vous donner ma carte.

Et tirant de la poche de son veston un morceau de carton doré sur tranche, M. Podgers le tendit avec un salut profond à lord Arthur qui lut:

MR SEPTIMUS R PODGERS.

CHIROMANCIEN

103a West Moon street

– Je reçois de 10 à 4, murmura M. Podgers d'un ton mécanique, et je fais une réduction pour les familles.

– Dépêchez-vous! cria lord Arthur devenant très pâle et lui tendant la main.

M. Podgers regarda autour de lui d'un coup d'oeil nerveux et fit retomber la lourde portière9 sur la porte.

– Ceci prendra un peu de temps, lord Arthur. Vous feriez mieux de vous asseoir.

– Dépêchez, monsieur, cria de nouveau lord Arthur frappant du pied avec colère sur le parquet ciré.

M. Podgers sourit, sortit de sa poche une petite loupe à verre grossissant et l'essuya soigneusement avec son mouchoir.

– Je suis tout à fait prêt, dit-il.

II

Dix minutes plus tard, le visage blanc de terreur, les yeux affolés de chagrin, lord Arthur Savile se précipitait hors de Bentinck House.

Il se fit un chemin à travers la cohue des valets de pied, couverts de fourrures, qui stationnaient autour du grand pavillon à colonnades.

Il semblait ne voir ni n'entendre quoi que ce fût.

La nuit était très froide et les becs de gaz, autour du square, scintillaient et vacillaient sous les coups de fouet du vent, mais ses mains avaient une chaleur de fièvre et ses tempes brûlaient comme du feu.

Il allait et venait, presque avec la démarche d'un homme ivre.

Un agent de police le regarda avec curiosité, comme il passait, et un mendiant, qui se détacha d'un pas de porte pour lui demander l'aumône, recula d'effroi en voyant un malheur plus grand que le sien.

Une fois, lord Arthur Savile s'arrêta sous un réverbère et regarda ses mains. Il crut voir la tache de sang qui les souillait et un faible cri jaillit de ses lèvres tremblantes.

Assassin! voilà ce que le chiromancien y avait vu. Assassin! La nuit même semblait le savoir et le vent désolé le cornait à ses oreilles. Les coins sombres des rues étaient pleins de cette accusation. Elle grimaçait à ses yeux aux toits des maisons.

Tout d'abord, il alla au Park, dont le bois sombre semblait le fasciner. Il s'appuya aux grilles d'un air las, refroidissant ses tempes à l'humidité du fer et écoutant le silence chuchoteur des arbres.

– Assassin! Assassin! répéta-t-il comme si la réitération de l'accusation pouvait obscurcir le sens du mot.

Le son de sa propre voix le fit frissonner et, pourtant, il souhaitait presque que l'écho l'entendit et réveillât de ses rêves la cité endormie. Il sentait un désir d'arrêter le passant de hasard et de tout lui dire.

Puis, il erra autour d'Oxford-street dans des ruelles étroites et honteuses.

Deux femmes aux faces peintes le raillèrent, comme il passait.

D'une cour sombre arriva à lui un bruit de jurons et de gifles, suivi de cris perçants et, pressés pêle-mêle sous une porte humide et glaciale, il vit les dos voûtés et les corps usés de la pauvreté et de la vieillesse.

Une étrange pitié s'empara de lui.

Ces enfants du péché et de la misère étaient-ils prédestinés à leur sort, comme lui au sien? N'étaient-ils comme lui que les marionnettes d'un guignol monstrueux?

Et, pourtant, ce ne fut pas le mystère, mais la comédie de la souffrance qui le frappa, son inutilité absolue, son grotesque manque de sens. Que tout lui parut incohérent, dépourvu d'harmonie! Il était stupéfait de la discordance qu'il y avait entre l'optimisme superficiel de notre temps et les faits réels de l'existence.

Il était encore très jeune.

Quelque temps après, il se trouva en face de Marylebone Church.

La chaussée silencieuse semblait un long ruban d'argent pâli, moucheté ici et là par les arabesques sombres d'ombres mouvantes.

Tout là-bas s'arrondissait en cercle la ligne des becs de gaz vacillants et devant une petite maison entourée de murs stationnait un fiacre solitaire dont le cocher dormait sur le siège.

Lord Arthur marcha à pas rapide dans la direction de Portland Place, regardant à chaque instant autour de lui comme s'il craignait d'être suivi.

Au coin de Rich-Street, deux hommes étaient arrêtés et lisaient une petite affiche sur une palissade.

Un étrange sentiment de curiosité agit sur lui et il traversa la rue dans cette direction.

Comme il approchait, le mot assassin en lettres noires lui heurta l'oeil.

Il s'arrêta et un flux de rougeur lui monta aux joues.

C'était un avis officiel offrant une récompense à qui fournirait des renseignements propres à faciliter l'arrestation d'un homme, de taille moyenne, entre trente et quarante ans, portant un chapeau mou à rebords relevés, une veste noire et des pantalons de toile de coton rayée. Cet homme avait une cicatrice sur la joue droite.

Lord Arthur lut l'affiche, puis il la relut encore.

Il se demanda si l'homme serait arrêté et comment il avait reçu cette écorchure.

Peut-être un jour son nom serait-il placardé de la sorte sur les murailles de Londres? Un jour peut-être, on mettrait aussi sa tête à prix.

Cette pensée le rendit malade d'horreur.

Il tourna sur ses talons et s'enfuit dans la nuit.

Il savait à peine où il se trouvait.

Il avait un souvenir vague d'avoir erré à travers un labyrinthe de maisons sordides, de s'être perdu dans un gigantesque fouillis de rues sombres et l'aurore commençait à poindre quand enfin il reconnut qu'il était dans Picadilly-Circus.

Comme il suivait Belgrave-Square, il rencontra les grandes voitures de roulage qui se rendaient à Covent-Garden.

Les charretiers en blouse blanche, aux agréables figures bronzées par le soleil, aux incultes cheveux bouclés, allongeaient vigoureusement le pas, faisant claquer leur fouet et s'interpellant tantôt les uns tantôt les autres.

Sur le dos d'un énorme cheval gris, le chef de file d'un attelage, était huché un garçon joufflu, un bouquet de primevères à son chapeau rabattu, s'accrochant d'une poigne ferme à la crinière et riant aux éclats.

Dans la clarté matinale, les grands tas de légumes se détachaient comme des blocs de jade verts sur les pétales roses de quelque rose merveilleuse.

Lord Arthur éprouva un sentiment de curiosité vive, sans qu'il pût dire pourquoi.

Il y avait quelque chose dans la délicate joliesse de l'aube qui lui semblait d'une inexprimable émotion et il pensa à tous les jours qui naissent en beauté et se couchent en tempête.

Ces lourdauds, avec leurs voix rudes, leur grossière belle humeur, leur allure nonchalante, quel étrange Londres ils voyaient! un Londres libéré des crimes de la nuit et de la fumée du jour, une cité pâle, fantômale, une ville désolée de tombes.

Il se demanda ce qu'ils en pensaient et s'ils savaient quelque chose de ses splendeurs et de ses hontes, de ses joies fières et si belles de couleur, de son horrible faim, et de tout ce qui s'y brasse et s'y ruine du matin au soir.

Probablement, c'était seulement pour eux un débouché, un marché où ils portaient leurs produits pour les vendre et où ils ne séjournaient au plus que quelques heures, laissant à leur départ les rues toujours silencieuses, les maisons toujours endormies.

Il eut du plaisir à les voir passer.

Si rustres qu'ils fussent, avec leurs gros souliers à clous, leur démarche de lourdauds, ils portaient en eux quelque chose de l'Arcadie.

Lord Arthur sentit qu'ils avaient vécu avec la Nature et qu'elle leur avait enseigné la Paix. Il leur envia tout ce qu'ils avaient d'ignorance.

Quand il atteignit Belgrave-Square, le ciel était d'un bleu évanescent et les oiseaux commençaient à gazouiller dans les jardins.

III

Quand lord Arthur s'éveilla, il était midi et le soleil de la méridienne se tamisait à travers les rideaux de soie ivoirine de sa chambre.

Il se leva et regarda par la fenêtre.

Un vague brouillard de chaleur était suspendu sur la grande ville et les toits des maisons ressemblaient à de l'argent terni.

Dans les verts tremblotants du square au-dessous, quelques enfants se poursuivaient comme des papillons blancs, et les trottoirs étaient encombrés de gens qui se rendaient au Park.

Jamais la vie ne lui avait semblé si belle. Jamais le mal et son domaine ne lui avaient semblé si loin de loi.

Alors son valet de chambre lui apporta une tasse de chocolat sur un plateau.

Quand il l'eut bue, il écarta une lourde portière10 de peluche couleur pêche, et passa dans la salle de bains.

La lumière glissait doucement d'en haut à travers de minces plaques d'onyx transparent et l'eau, dans la cuvette de marbre, avait le faible éclat de la pierre de lune.

Lord Arthur s'y plongea à la hâte jusqu'à ce que les froids bouillons touchèrent sa gorge et ses cheveux. Alors il enfonça brusquement sa tête sous l'eau, comme s'il voulait se purifier de la souillure de quelque honteux souvenir.

Quand il sortit de l'eau, il se sentit presque apaisé. Le bien-être physique, qu'il avait ressenti, l'avait dominé, comme il arrive souvent pour les natures supérieurement façonnées, car les sens, comme le feu, peuvent purifier aussi bien que détruire.

Après déjeuner, il s'allongea sur un divan et alluma une cigarette.

Sur le dessus de cheminée, garni d'un vieux brocard très fin, il y avait une grande photographie de Sybil Merton, telle qu'il l'avait vue, la première fois, au bal de lady Noël.

La tête petite, d'un délicieux modèle, s'inclinait légèrement de côté, comme si la gorge mince et frêle, le col de roseau avaient peine à supporter le poids de tant de beauté. Les lèvres étaient légèrement entr'ouvertes et semblaient faites pour une douce musique et, dans ses yeux rêveurs, on lisait les étonnements de la plus tendre pureté virginale.

Moulée dans son costume de crêpe de chine11 moelleux, un grand éventail de feuillage à la main, on eût dit d'une de ces délicates petites figurines qu'on a trouvées dans les bois d'oliviers qui avoisinent Tanagra et il y avait dans sa pose et dans son attitude quelques traits de la grâce grecque.

Pourtant, elle n'était pas petite12.

Elle était simplement parfaitement proportionnée, chose rare à un âge où tant de femmes sont ou plus grandes que nature ou insignifiantes.

En la contemplant en ce moment, lord Arthur fut rempli de celle terrible pitié qui naît de l'amour. Il sentit que l'épouser avec le fatum du meurtre suspendu sur sa tête serait une trahison pareille à celle de Judas, un crime pire que tous ceux qu'ont jamais rêvé les Borgia.

Quel bonheur y aurait-il pour eux, quand à tout moment il pourrait être appelé à accomplir l'épouvantable prophétie écrite dans sa main? Quelle vie mènerait-il aussi longtemps que le destin tiendrait cette terrible fortune dans ses balances?

A tout prix, il fallait retarder le mariage. Il y était tout à fait résolu.

Bien qu'il aimât ardemment cette jeune fille, bien que le seul contact de ses doigts quand ils étaient assis l'un près de l'autre, fit tressaillir tous les nerfs de son corps d'une joie exquise, il n'en reconnut pas moins clairement où était son devoir et eut pleine conscience de ce fait qu'il n'avait pas le droit de l'épouser jusqu'à ce qu'il eût commis le meurtre.

Cela fait, il pourrait se présenter devant les autels avec Sybil Merton et remettre sa vie aux mains de la femme qu'il aimait, sans crainte de mal agir.

Cela fait, il pourrait la prendre dans ses bras, sachant qu'elle n'aurait jamais à courber sa tête sous la honte.

Mais avant, il fallait faire cela et le plus tôt serait le meilleur pour tous deux.

Bien des gens dans sa situation auraient préféré le sentier fleuri du plaisir aux montées escarpées du devoir; mais lord Arthur était trop consciencieux pour placer le plaisir au-dessus des principes.

Dans son amour, il n'y avait plus qu'une simple passion et Sybil était pour lui le symbole de tout ce qu'il y a de bon et de noble.

Un moment, il éprouva une répugnance naturelle contre l'oeuvre qu'il était appelé à accomplir, mais bientôt cette impression s'effaça. Son coeur lui dit que ce n'était pas là un crime, mais un sacrifice: sa raison lui rappela que nulle autre issue ne lui était ouverte. Il fallait qu'il choisisse entre vivre pour lui et vivre pour les autres et, si terrible, sans nul doute, que fût la tâche qui s'imposait à lui, pourtant il savait qu'il ne devait pas laisser l'égoïsme triompher de l'amour, tôt ou tard, chacun de nous est appelé à résoudre ce même problème: la même question est posée à chacun de nous.

Pour lord Arthur, elle se posa de bonne heure dans la vie, avant que son caractère ait été entamé par le cynisme, qui calcule, de l'âge mûr, ou que son coeur fût corrodé par l'égoïsme superficiel et élégant de notre époque, et il n'hésita pas à faire son devoir.

Heureusement pour lui aussi, il n'était pas un simple rêveur, un dilettante oisif. S'il eût été tel, il eût hésité comme Hamlet et permis que l'irrésolution ruinât son dessein. Mais il était essentiellement pratique. Pour lui, la vie c'était l'action, plutôt que la pensée.

Il possédait ce don rare entre tous, le sens commun.

Les sensations cruelles et violentes de la soirée de la veille s'étaient maintenant tout à fait effacées et c'était presque avec un sentiment de honte qu'il songeait à sa marche folle, de rue en rue, à sa terrible agonie émotionnelle.

La sincérité même de ses souffrances les faisait maintenant passer à ses yeux pour inexistantes.

Il se demandait comment il avait pu être assez fou pour déclamer et extravaguer contre l'inévitable.

La seule question, qui paraissait le troubler, était comment il viendrait à bout de sa tâche, car il n'avait pas les yeux fermés à ce fait que le meurtre, comme les religions du monde païen, exige une victime, aussi bien qu'un prêtre.

N'étant pas un génie, il n'avait pas d'ennemis, et, d'ailleurs, il sentait que ce n'était pas le lieu de satisfaire quelque rancune ou quelque haine personnelles; la mission dont il était chargé était d'une grande et grave solennité.

En conséquence, il dressa une liste de ses amis et de ses parents sur un feuillet de block-notes et, après un soigneux examen, se décida en faveur de lady Clementina Beauchamp, une chère vieille dame qui habitait Curzon-Street et était sa propre cousine au second degré du côté de sa mère.

Il avait toujours aimé lady Clem, comme tout le monde l'appelait, et comme il était riche lui-même, ayant pris possession de toute la fortune de lord Rugby, lors de sa majorité, il n'était pas possible qu'il résultât pour lui de sa mort quelque méprisable avantage d'argent.

En réalité, plus il pensait à la question, plus lady Clem lui paraissait la personne qu'il convenait de choisir et songeant que tout délai était une mauvaise action à l'égard de Sybil, il se résolut à s'occuper tout de suite de ses préparatifs.

La première chose à faire, certes, c'était de régler avec le chiromancien.

Il s'assit donc devant un petit bureau de Sheraton, qui était devant la fenêtre, et remplit un chèque de 100 livres payable à l'ordre de M. Septimus Podgers. Puis, le mettant dans une enveloppe, il dit à son domestique de le porter à West-Moon-street.

Il téléphona ensuite à ses écuries d'atteler son coupé et s'habilla pour sortir.

Comme il quittait sa chambre, il jeta un regard à la photographie de Sybil Merton et jura que, quoi qu'il arrivât, il lui laisserait toujours ignorer ce qu'il faisait pour l'amour d'elle et qu'il garderait le secret de son sacrifice à jamais enseveli dans son coeur.

Dans sa route pour Buckingham club, il s'arrêta chez une fleuriste et envoya à Sybil une belle corbeille de narcisses aux jolies pétales blancs et aux pistils ressemblant à des yeux de faisan.

En arrivant au club, il se rendit tout droit à la bibliothèque, sonna la clochette et demanda au garçon de lui apporter un soda citron et un livre de toxicologie.

Il avait définitivement arrêté que le poison était le meilleur instrument à adopter pour son ennuyeuse besogne.

Rien ne lui déplaisait autant qu'un acte de violence personnelle et, en outre, il était très soucieux de ne tuer lady Clementina par aucun moyen qui pût attirer l'attention publique, car il avait en horreur l'idée de devenir lion du jour chez lady Windermere ou de voir son nom figurer dans les entrefilets des journaux que lisent les gens du commun.

Il avait aussi à tenir compte du père et de la mère de Sybil qui appartenaient à un monde un peu démodé et pourraient s'opposer au mariage s'il se produisait quelque chose d'analogue à un scandale, bien qu'il fût assuré que s'il leur faisait connaître tous les faits de la cause, ils seraient les premiers à apprécier les motifs qui lui dictaient sa conduite.

Il avait donc toute raison pour se décider en faveur du poison. Il était sans danger, sûr, sans bruit. Il agissait sans nul besoin de scènes pénibles pour lesquelles, comme beaucoup d'Anglais, il avait une aversion enracinée.

Cependant, il ne connaissait absolument rien de la science des poisons et, comme le valet de pied semblait tout à fait incapable de trouver dans la bibliothèque autre chose que le Ruff's Guide et le Baily's Magasine, il examina lui-même les rayons chargés de livres et finit par mettre la main sur une édition très bien reliée de la Pharmacopée et un exemplaire de la Toxicologie d'Erskine, édité par Mathew Reid, président du collège royal des médecins et l'un des plus anciens membres du Buckingham-club, où il fut jadis élu par confusion avec un autre candidat, contre-temps qui avait si fort mécontenté le comité que lorsque le personnage réel se présenta, il le blackboula à l'unanimité.

Lord Arthur fut très fort déconcerté par les termes techniques employés par les deux livres.

Il se prenait à regretter de n'avoir pas accordé plus d'attention à ses études à Oxford, quand dans le second volume d'Erskine, il trouva un exposé très intéressant et très complet des propriétés de l'aconit, écrit dans l'anglais le plus clair.

Il lui parut que c'était tout à fait là le poison qu'il lui fallait.

Il était prompt, c'est-à-dire presque immédiat dans ses effets.

Il ne causait pas de douleurs et pris sous la forme d'une capsule de gélatine, mode d'emploi recommandé par sir Mathew, il n'avait rien de désagréable au goût.

En conséquence, il prit note sur son poignet de chemise de la dose nécessaire pour amener la mort, remit les livres en place et remonta Saint-James street jusque chez Pestle et Humbey, les grands pharmaciens.

M. Pestle, qui servait toujours en personne ses clients de l'aristocratie, fut fort surpris de la commande et d'un ton très déférent, murmura quelque chose sur la nécessité d'une ordonnance du médecin. Cependant, aussitôt que lord Arthur lui eut expliqué que c'était pour l'administrer à un grand chien de Norvège dont il était obligé de se défaire parce qu'il montrait des symptômes de rage et qu'il avait deux fois tenté de mordre son cocher au gras de la jambe, il parut pleinement satisfait, félicita lord Arthur de son étonnante connaissance de la toxicologie et exécuta immédiatement la prescription.

Lord Arthur mit la capsule dans une jolie bonbonnière13 d'argent qu'il vit à une vitrine de boutique de Bond street, jeta la vilaine boîte de Pestle et Humbey et alla droit chez lady Clementina.

– Eh bien! monsieur le mauvais sujet14, lui cria la vieille dame comme il entrait dans son salon, pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir tous ces temps-ci?

– Ma chère lady Clem, je n'ai jamais un moment à moi, répliqua lord Arthur avec un sourire.

– Je suppose que vous voulez dire que vous passez toutes vos journées avec miss Sybil Merton à acheter des chiffons15 et à dire des bêtises. Je ne puis comprendre pourquoi les gens font tant d'embarras pour se marier. De mon temps, nous n'aurions jamais rêvé de tant nous afficher et de tant parader, en public et en particulier, pour une chose de ce Genre.

– Je vous assure que je n'ai pas vu Sybil depuis vingt-quatre heures, lady Clem. Autant que je sache, elle appartient entièrement à ses couturières.

– Parbleu! Et c'est là la seule raison qui vous amène chez une vieille femme laide comme moi. Je m'étonne que vous autres hommes vous ne sachiez pas prendre congé. On a fait des folies pour moi16 et me voici pauvre créature rhumatisante avec un faux chignon et une mauvaise santé! Eh bien! si ce n'était cette chère lady Jansen qui m'envoie les pires romans français qu'elle peut trouver, je ne sais plus ce que je pourrais faire de mes journées. Les médecins ne servent guère qu'à tirer des honoraires de leurs clients. Ils ne peuvent même pas guérir ma maladie d'estomac.

– Je vous ai apporté un remède pour elle, lady Clem, fit gravement lord Arthur. C'est une chose merveilleuse inventée par un Américain.

– Je ne crois pas que j'aime les inventions américaines. Je suis même certaine de ne pas les aimer. J'ai lu dernièrement quelques romans américains et c'étaient de vraies insanités.

– Oh! ici il n'y a pas du tout d'insanité, lady Clem. Je vous assure que c'est un remède radical. Il faut me promettre d'en essayer.

Et lord Arthur tira de sa poche la petite bonbonnière et la tendit à lady Clementina.

– Mais cette bonbonnière est délicieuse, Arthur. C'est un vrai cadeau. Voilà qui est vraiment gentil de votre part… Et voici le remède merveilleux… Cela a tout l'air d'un bonbon. Je vais le prendre immédiatement.

– Dieu du ciel, lady Clem! se récria lord Arthur s'emparant de sa main, il ne faut rien faire de semblable. C'est de la médecine homéopathique. Si vous la prenez sans avoir mal à l'estomac, cela ne vous fera aucun bien. Attendez d'avoir une crise et alors ayez-y recours. Vous serez surprise du résultat.

– J'aurais aimé de prendre cela tout de suite, dit lady Clementina en regardant à la lumière la petite capsule transparente avec sa bulle flottante d'aconitine liquide. Je suis sûre que c'est délicieux. Je vous l'avoue, tout en détestant les docteurs, j'adore les médecines. Cependant, je la garderai jusqu'à ma prochaine crise.

– Et quand surviendra cette crise? demanda lord Arthur avec empressement, sera-ce bientôt?

– Pas avant une semaine, j'espère. J'ai passé hier une fort mauvaise journée, mais on ne sait jamais.

– Vous êtes sûre alors d'avoir une crise avant la fin du mois, lady Clem?

– Je le crains. Mais comme vous me montrez de la sympathie aujourd'hui, Arthur! Vraiment l'influence de Sybil sur vous vous fait beaucoup de bien. Et maintenant il faut vous sauver. Je dîne avec des gens ternes, des gens qui n'ont pas des conversations folichonnes et je sens que si je ne fais pas une sieste tout à l'heure, je ne serais jamais capable de me tenir éveillée pendant le dîner. Adieu, Arthur. Dites à Sybil mon affection et grand merci à vous pour votre remède américain.

– Vous n'oublierez pas de le prendre, lady Clem, n'est-ce pas? dit lord Arthur en se dressant de sa chaise.

– Bien sûr, je n'oublierai pas, petit nigaud. Je trouve que c'est fort gentil à vous de songer à moi. Je vous écrirai et je vous dirai s'il me faut d'autres globules.

Lord Arthur quitta la maison de Lady Clementina, plein d'entrain, et avec un sentiment de grand réconfort.

Le soir, il eut un entretien avec Sybil Merton. Il lui dit qu'il se trouvait soudainement dans une position horriblement difficile où ni l'honneur ni le devoir ne lui permettaient de reculer. Il lui dit qu'il fallait reculer le mariage, car jusqu'à ce qu'il fût sorti de ses embarras, il n'avait pas sa liberté.

Il la supplia d'avoir confiance en lui et de ne pas douter de l'avenir. Tout irait bien, mais la patience était nécessaire.

La scène avait lieu dans la serre de la maison de M. Merton à Park Lane où lord Arthur avait dîné comme d'habitude.

Sybil n'avait jamais paru plus heureuse, et, un moment, lord Arthur avait été tenté de se conduire comme un lâche, d'écrire à lady Clémentina au sujet du globule et de laisser le mariage s'accomplir, comme s'il n'y avait pas dans le monde un M. Podgers.

Cependant, son bon naturel s'affirma bien vite, et, même quand Sybil se renversa en pleurant dans ses bras, il ne faiblit pas.

La beauté, qui faisait vibrer ses nerfs, avait aussi touché sa conscience. Il sentit que faire naufrager une si belle vie pour quelques mois de plaisir serait vraiment une vilaine chose.

Il demeura avec Sybil jusque vers minuit, la réconfortant et en étant à son tour réconforté et, le lendemain de bonne heure, il partit pour Venise après avoir écrit à M. Merton une lettre virile et ferme au sujet de l'ajournement nécessaire du mariage.

IV

A Venise, il rencontra son frère lord Surbiton qui venait d'arriver de Corfou dans son yacht.

Les deux jeunes gens passèrent ensemble une charmante quinzaine.

Le matin, ils erraient sur le Lido, ou glissaient ça et là par les canaux verts dans leur longue gondole noire. L'après-midi, ils recevaient d'habitude des visites sur le yacht et, le soir, ils dînaient chez Florian et fumaient d'innombrables cigarettes sur la Piazza.

2

En français dans le texte.

3

En français dans le texte.

4

En français dans le texte.

5

En français dans le texte.

6

Quartier avoisinant au nord Kensington Park, habité par les femmes entretenues par l'aristocratie de Londres (Note du traducteur.)

7

En français dans le texte.

8

En français dans le texte.

9

En français dans le texte.

10

En français dans le texte.

11

En français dans le texte.

12

En français dans le texte.

13

En français dans le texte.

14

En français dans le texte.

15

En français dans le texte.

16

En français dans le texte.

Le crime de Lord Arthur Savile

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