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Le Déclin du Mensonge

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Personnages: Cyrille et Vivian.

Décor: La bibliothèque d'une maison de campagne dans le comté de Nottingham.

DIALOGUE

Cyrille, entrant par la porte ouverte sur la terrasse. – Mon cher Vivian, ne vous cloîtrez donc pas tout le jour dans la bibliothèque. Voici un après-midi d'un charme parfait. L'air est exquis. Une brume est sur les bois comme la fleur pourprée sur les prunes. Allons nous coucher sur l'herbe, fumer des cigarettes et jouir de la Nature.

Vivian. – Jouir de la Nature! Ce m'est une joie de vous dire que j'ai complètement perdu cette faculté. On nous enseigne que l'Art nous fait aimer la Nature plus que nous ne l'aimions auparavant; qu'il nous révèle ses secrets et qu'après une patiente étude de Corot et de Constable nous découvrons en elle ce qui avait échappé à notre observation. Mon expérience personnelle est que plus nous étudions l'Art, moins nous nous soucions de la Nature. Ce que l'Art nous révèle en réalité c'est le manque de plan de la Nature, ses crudités curieuses, son extraordinaire monotonie, son état d'inachèvement absolu. La Nature a de bonnes intentions, sans doute, mais Aristote l'a dit autrefois, elle ne peut les réaliser. Quand je regarde un paysage, je ne puis me défendre d'en voir tous les défauts. Il est heureux pour nous, toutefois, que la Nature soit si imparfaite, car, autrement, nous n'aurions pas d'art. L'art est notre protestation ardente, notre vaillant effort pour enseigner à la Nature sa vraie place. Quant à l'infinie variété de la Nature, c'est un simple mythe. On ne saurait la trouver dans la Nature elle-même, mais dans l'imagination, la fantaisie ou la cécité cultivée de l'homme qui la regarde.

Cyrille. – Eh bien! vous ne regarderez pas le paysage. Vous vous étendrez sur l'herbe pour fumer et causer.

Vivian. – Mais la Nature est si dépourvue de confort. L'herbe est dure, humide, elle est pleine d'aspérités et d'affreux insectes noirs. Voyons! le plus humble ouvrier de Morris peut vous faire un siège plus confortable que ne le saurait faire toute la Nature. Elle pâlit devant les meubles de «la rue qui prit son nom à Oxford» ainsi que le phrasa de façon si laide le poète que vous aimez tant. Je ne me plains pas. Si la Nature eût été confortable, l'humanité n'aurait jamais inventé l'architecture et je préfère les maisons au plein air. Dans une maison, nous avons tous la sensation des proportions exactes. Tout nous est subordonné, tout est façonné pour notre usage et notre plaisir. L'égotisme même, si nécessaire au sens exact de la dignité humaine, est entièrement le résultat de la vie d'intérieur. Au dehors on devient abstrait et impersonnel. Notre individualité nous abandonne absolument. Et puis la Nature est si indifférente, si dédaigneuse.

Chaque fois que je me promène ici dans le parc, je sens toujours que je ne lui suis rien de plus que le bétail qui broute sur le talus ou la bardane qui fleurit dans le fossé. La Nature hait l'Esprit, rien n'est plus évident. Penser est la chose la plus malsaine qui soit au monde et l'on en meurt tout autant que d'une autre maladie. Heureusement, en Angleterre du moins, la pensée n'est pas contagieuse. Notre physique splendide en tant que peuple est entièrement dû à notre stupidité nationale. J'espère que nous serons capables de conserver ce grand rempart historique pendant de longues années à venir, mais j'ai peur que nous ne commencions à trop nous raffiner; même celui qui est incapable de s'instruire s'est mis à enseigner. Voilà le point où en est venu notre enthousiasme pour l'éducation. En attendant, vous feriez mieux de retourner à votre fastidieuse et confortable Nature et me laisser corriger mes épreuves.

Cyrille. – Vous avez écrit un article! Cela ne semble pas très logique après ce que vous venez de dire.

Vivian. – Qui a besoin d'être logique? Le lourdaud et le doctrinaire, ces gens ennuyeux qui mènent leurs principes jusqu'à la fin amère de l'action, jusqu'à la reductio ad absurdum de la pratique. Pas moi. Comme Emerson, j'inscris le mot «caprice» sur la porte de ma bibliothèque. Au reste, mon article est réellement un avertissement salutaire et de valeur. Si l'on y prend garde, il pourra se produire une nouvelle Renaissance de l'Art.

Cyrille. – Quel en est le sujet?

Vivian. – Je pense l'intituler: Le Déclin du Mensonge; protestation.

Cyrille. – Le mensonge! J'aurais cru que nos politiciens en entretenaient l'habitude.

Vivian. – Je vous assure que non. Ils ne s'élèvent jamais au-dessus du niveau du fait dénaturé, et condescendent jusqu'à prouver, discuter, argumenter. Comme cela diffère du caractère du vrai menteur avec ses dires francs et sans peur, sa superbe irresponsabilité, son dédain naturel et sain de preuve d'aucune sorte! Après tout, qu'est-ce qu'un beau mensonge? Simplement celui qui porte sa preuve en lui-même. Si un homme est assez pauvre d'imagination pour apporter des preuves à l'appui d'un mensonge, il ferait aussi bien de dire sans biaiser la vérité. Non, les politiciens ne mentent pas. Peut-être pourrait-on dire quelque chose en faveur du barreau. Ses membres ont ramassé le manteau du Sophiste. Leurs ardeurs feintes et leur rhétorique irréelle sont délicieuses. Ils peuvent de la pire des causes faire la meilleure comme s'ils étaient frais émoulus des écoles Léontines et connus pour avoir arraché à des jurés hargneux un acquittement triomphal de leurs clients, même quand ceux-ci, ce qui souvent arrive, étaient d'une claire et indiscutable innocence. Mais le prosaïque les fait tourner court et ils n'ont pas honte d'en appeler à des précédents. En dépit de leurs efforts, la vérité doit jaillir. Les journaux eux-mêmes ont dégénéré. On peut leur accorder une absolue confiance. Cela se sent quand on parcourt leurs colonnes. C'est toujours ce qu'on ne peut lire qui arrive. J'ai peur que l'on ne puisse dire grand chose en faveur de l'homme de loi ou du journaliste. D'ailleurs, ce pour quoi je plaide c'est le Mensonge en art. Vous lirai-je ce que j'ai écrit? Cela vous ferait beaucoup de bien.

Cyrille. – Oui, certainement, si vous me donnez une cigarette. Merci. Dites-moi? A quel magazine destinez-vous ces pages?

Vivian. – A la «Revue rétrospective». Je crois vous avoir dit que les élus l'avaient ressuscitée.

Cyrille. – Qu'entendez-vous par «les élus»?

Vivian. – Oh! les Hédonistes Fatigués, naturellement. C'est un club auquel j'appartiens. Nous sommes censés avoir, dans nos réunions, des roses fanées à la boutonnière et professer pour Domitien une sorte de culte. J'ai peur que vous ne soyez pas éligible. Vous êtes trop amoureux des plaisirs simples.

Cyrille. – Je serais blackboulé pour ma vitalité bruyante, je suppose!

Vivian. – Probablement. En outre, vous êtes un peu trop âgé. Nous n'admettons aucune personne de l'âge ordinaire.

Cyrille. – J'imagine alors que vous devez vous ennuyer mutuellement de façon peu commune.

Vivian. – Evidemment. C'est une des raisons d'être du club. Maintenant, si vous me promettez de ne pas m'interrompre trop souvent, je vous lirai mon article.

Cyrille. – Me voici tout oreilles.

Vivian, lisant d'une voix claire et musicale. – «Le Déclin du Mensonge. Protestation. – Une des principales causes du caractère curieusement banal de presque toute la littérature de notre époque est de toute évidence le déclin du Mensonge considéré comme art, comme science et comme plaisir social. Les anciens historiens nous donnaient des fictions délicieuses sous la forme de faits; le romancier moderne nous présente des faits stupides sous couleur de fiction. Le Livre-Bleu devient rapidement son idéal, aussi bien pour la méthode que pour la manière. Il a son fastidieux document humain, son misérable petit coin de la création qu'il fouille avec son microscope. On le trouve à la Bibliothèque Nationale ou au British Museum, piochant son sujet avec impudence. Il n'a pas même le courage des idées des autres, mais insiste pour aller, en toute chose, directement à la vie et, finalement, entre les encyclopédies et son expérience personnelle, il échoue misérablement, ayant dessiné des types d'après le cercle familial ou la blanchisseuse hebdomadaire, et acquis un lot important d'informations utiles dont il ne peut jamais se libérer parfaitement, même en ses moments les plus méditatifs.

On peut difficilement évaluer l'étendue des dommages causés à la littérature par ce faux idéal de notre époque. Les gens parlent sur un ton détaché d'un «menteur né», comme ils parlent d'un «poète né». Mais, dans les deux cas, ils ont tort. Le mensonge et la poésie sont des arts – des arts, Platon l'a vu, qui ne sont pas sans rapports mutuels – et ils réclament l'étude la plus attentive, la dévotion la plus désintéressée. Ils possèdent en effet leur technique, tout comme les arts, plus matériels, de la peinture et de la sculpture ont leurs secrets subtils de forme et de couleur, leurs tours de main, leurs méthodes réfléchies. Comme on connaît le poète à sa belle musique, ainsi l'on reconnaît le menteur à ses riches articulations rythmiques, et dans aucun cas l'inspiration fortuite du moment ne saurait suffire. La pratique ici comme ailleurs doit précéder la perfection. Mais, de nos jours, tandis que la mode d'écrire des vers est devenue beaucoup trop commune et devrait si possible être découragée, la mode de mentir est presque tombée en discrédit. Plus d'un jeune homme débute dans la vie avec un don naturel d'imagination qui, nourri par un entourage sympathique et de même esprit, pourrait devenir quelque chose de vraiment grand et de vraiment merveilleux. Mais en général, ce jeune homme n'arrive à rien. Ou bien il tombe en des habitudes nonchalantes d'exactitude…

Cyrille. – Cher ami!

Vivian. – Ne me coupez pas mes phrases. «…ou bien il tombe en des habitudes nonchalantes d'exactitude, ou se met à fréquenter les gens âgés et bien informés. Deux choses qui sont également fatales à son imagination, – elles le seraient à celle de n'importe qui – et, en très peu de temps, il manifeste une faculté morbide et malsaine de dire la vérité, commence à vérifier toutes les assertions faites en sa présence, n'hésite pas à contredire les gens qui sont beaucoup plus jeunes que lui et souvent finit par écrire des romans si pareils à la vie que personne ne peut croire à leur probabilité. Ceci n'est pas un cas isolé, mais simplement un exemple pris parmi beaucoup d'autres, et si l'on ne peut faire quelque chose pour réfréner ou au moins modifier notre culte monstrueux du fait, l'Art deviendra stérile et la Beauté disparaîtra de la terre.

Ce vice moderne – je ne lui connais réellement pas d'autre nom – a gâté M. Robert Louis Stevenson lui-même, ce maître délicieux de la prose fantastique et délicate. C'est en vérité, dépouiller une histoire de sa réalité que d'essayer de la faire trop vraie et la Flèche Noire est sans art au point de ne contenir aucun anachronisme dont put se vanter son auteur, tandis que la transformation du Dr Jekyll ressemble dangereusement à un cas tiré de The Lancet. Quant à M. Rider Haggard, qui possède réellement ou posséda jadis les façons d'un menteur parfaitement magnifique, il a maintenant une telle peur d'être soupçonné de génie que lorsqu'il nous conte quelque chose de merveilleux, il se croit obligé d'inventer une réminiscence personnelle, et de la mettre en note comme une sorte de confirmation poltronne. Et nos autres romanciers ne valent guère mieux. M. Henry James écrit la fiction comme s'il remplissait un devoir pénible et gaspille sur des sujets médiocres et d'imperceptibles «points de vue» son style soigné et littéraire, ses phrases heureuses, sa preste et caustique satire. M. Hall Caine, il est vrai, vise au grandiose, mais il écrit dans le ton le plus aigu de sa voix. Et cela est si perçant qu'on n'entend rien de ce qu'il dit.

M. James Payn est un adepte de l'art de cacher ce qui ne vaut pas d'être découvert. Il pourchasse l'évidence avec l'enthousiasme d'un détective à la vue courte. A mesure qu'on tourne les pages, sa façon de tenir en haleine devient presque insupportable. Les chevaux du phaéton de M. William Black ne s'élèvent pas vers le soleil. Ils se contentent d'épouvanter le ciel du soir, avec de violents effets de chromos. En les voyant s'approcher, les paysans se réfugient dans le patois. Mrs. Oliphant babille plaisamment sur les vicaires, les parties de lawn-tennis, les domestiques et autres sujets fastidieux. M. Marion Crawford s'est immolé sur l'autel de la couleur locale. Il ressemble à cette dame qui, dans une comédie de langue française, parle sans répit du «beau ciel d'Italie». En outre, il est tombé dans la mauvaise habitude de formuler de plates moralités. Il nous apprend sans relâche qu'être bon c'est être bon et qu'être méchant c'est être mauvais. Parfois il est presque édifiant. Robert Elsmere est, bien entendu, un chef-d'œuvre, un chef-d'œuvre du genre ennuyeux, la seule forme de littérature que les Anglais paraissent goûter pleinement. Un jeune rêveur de nos amis nous disait que cela lui rappelait cette sorte de conversation qui s'engage au thé d'une sérieuse famille Non-conformiste et nous pouvons l'en croire. En vérité, ce n'est qu'en Angleterre qu'un tel livre pouvait voir le jour. L'Angleterre est le refuge des idées perdues. Quant à cette grande école de romanciers et qui s'accroît chaque jour, pour lesquels le soleil se lève toujours dans l'East End, la seule chose que l'on en peut dire est qu'ils trouvent la vie crue et la laissent non cuite.

«En France, bien que rien d'aussi délibérément ennuyeux que Robert Elsmere n'ait paru, les choses n'en vont guère mieux. M. Guy de Maupassant, avec sa pénétrante et mordante ironie et son style éclatant et solide, dépouille la vie des pauvres haillons qui la couvrent encore et nous montre des plaies hideuses et des sanies. Il écrit de sombres petites tragédies où tout le monde est ridicule, des comédies amères qui glacent le rire et font pleurer. M. Zola, fidèle au principe hautain qu'il formula dans un de ses pronunciamentos littéraires: «L'homme de génie n'a jamais d'esprit» est résolu à montrer que s'il n'a pas de génie, il peut au moins être stupide. Et comme il y réussit! Il ne manque pas de puissance. Parfois, dans son œuvre, comme dans Germinal, il y a quelque chose d'épique. Mais cette œuvre est d'un bout à l'autre mauvaise, et cela non pas au point de vue moral mais au point de vue de l'art. Considérée par rapport à une intrigue quelconque, elle est bien ce qu'elle doit être. L'auteur est d'une véracité parfaite et décrit les choses telles qu'elles arrivent. Que peut désirer de plus un moraliste? Nous n'avons aucune sympathie pour l'indignation morale de notre temps contre M. Zola. C'est tout simplement l'indignation de Tartuffe démasqué. Mais, au point de vue de l'art, que dire en faveur de l'auteur de l'Assommoir, de Nana et de Pot-Bouille! Rien. M. Ruskin décrivit un jour les personnages des romans de George Eliot comme pareils aux minables clients d'un omnibus de Pentonville, mais les personnages de M. Zola sont pires. Ils ont de tristes vices et des vertus encore plus tristes. L'histoire de leur vie est absolument sans intérêt. Qui se souvient de ce qui leur arrive? Nous demandons à la littérature la distinction, le charme, la beauté et le pouvoir imaginatif. Nous n'avons nul besoin d'être horripilés et écœurés par le récit des faits et gestes des basses classes.

M. Daudet est mieux. Il a de l'esprit, une touche légère et un style amusant. Mais il vient de se suicider littérairement. Personne ne peut plus s'intéresser à Delobelle et à son «Il faut lutter pour l'art», à Valmajour et à son éternel refrain sur le rossignol, au poète de Jack et à ses «mots cruels», depuis que Vingt ans de ma vie littéraire nous ont appris que ces personnages furent pris directement dans la vie. Ils nous semblent avoir subitement perdu toute leur vitalité, les quelques qualités qu'ils ont pu posséder. Les seules personnes réelles sont celles qui n'existèrent jamais et si un romancier est assez méprisable pour demander à la vie ses personnages, il doit au moins prétendre qu'ils furent créés par lui et non s'en glorifier comme de copies. La justification d'un personnage de roman n'est pas que les autres personnes sont ce qu'elles sont, mais que l'auteur est ce qu'il est. Autrement, le roman n'est plus une œuvre d'art.

Quant à M. Paul Bourget, le maître du roman psychologique, il commet cette erreur de s'imaginer que les hommes et les femmes de la vie moderne peuvent être analysés sans fin en d'innombrables séries de chapitres. En somme, ce qui intéresse chez les gens de bonne compagnie – et M. Bourget s'échappe rarement du faubourg Saint-Germain, si ce n'est pour venir à Londres – c'est le masque que porte chacun d'eux, non la réalité qui s'abrite sous ce masque. C'est une confession humiliante, mais nous sommes tous pétris de même. Il y a dans Falstaff quelque chose d'Hamlet, dans Hamlet beaucoup de Falstaff. Le gros chevalier a ses heures de mélancolie et le jeune prince ses moments de grossier humour. Ce n'est que par des accessoires que nous différons les uns des autres: les vêtements, le genre, le ton de la voix, les opinions religieuses, la physionomie, les tics familiers et le reste. Plus on analyse les gens, plus les raisons de les analyser disparaissent. Tôt ou tard on en vient à cette terrible chose universelle qu'on nomme l'humaine nature.

Vraiment, quiconque a jamais travaillé parmi les pauvres le sait trop bien, la fraternité humaine n'est pas un simple rêve de poète, c'est la réalité la plus déprimante qui soit et la plus humiliante; et si un écrivain veut à toute force analyser les classes supérieures, il peut tout aussi bien écrire sur les vendeuses d'allumettes et les marchands des quatre-saisons.

Cependant, mon cher Cyrille, je ne vous retiendrai pas plus longtemps sur ce sujet. J'admets volontiers que les romans modernes sont bons en bien des points. Tout ce que j'entends affirmer, c'est qu'en masse, ils sont tout à fait illisibles.

Cyrille. – Certes, voilà une restriction très grave, mais je dois vous avouer qu'à mon sens quelques-unes de vos critiques sont plutôt injustes. J'aime The Deemster, et The Daughter of Heth et Le Disciple et Mr. Isaac; quant à Robert Elsmere, j'en suis tout à fait épris. Non que je le tienne pour une œuvre sérieuse. Comme exposé des problèmes qui s'imposent aux chrétiens sincères le livre est ridicule et suranné. C'est le Literature and Dogma d'Arnold moins la littérature. Cela date plus encore que les Evidences de Paley ou la méthode d'exégèse biblique de Colenso. Peut-il exister quelque chose de moins impressionnant que ce héros malheureux annonçant gravement une aurore depuis longtemps levée et se méprenant, de façon si complète, sur sa véritable importance qu'il se propose de continuer sous un nouveau nom la vieille affaire. D'un autre côté, le livre contient plusieurs caricatures habiles et un tas de citations délicieuses, et la philosophie de Green sucre très plaisamment la pilule plutôt amère qu'est la fiction de l'auteur. Je ne puis m'empêcher également d'exprimer la surprise que me cause votre silence sur deux romanciers que vous lisez sans cesse: Balzac et George Meredith. Ce sont tous deux des réalistes, n'est-ce pas?

Vivian. – Ah! Meredith! Qui peut le définir? Son style est un chaos illuminé d'éclairs. Comme écrivain il a tout maîtrisé, sauf la langue: comme romancier il peut tout, sauf conter une histoire: comme artiste il est tout, mais inarticulé.

Quelqu'un, dans Shakespeare, – Touchstone, je crois – parle d'un homme qui se rompt la tête à faire de l'esprit et cela pourrait, il me semble, servir de base à une critique de la méthode de Meredith. Mais quel qu'il soit, ce n'est pas un réaliste. Ou plutôt je dirai que c'est un enfant du réalisme brouillé avec son père. Il s'est, de propos délibéré, fait romantique. Il a refusé de plier le genou devant Baal, et si même le délicat esprit de cet homme ne se révoltait pas contre les assertions tapageuses du réalisme, son style suffirait à lui seul pour tenir la vie à une distance respectueuse. Il a planté lui-même autour de son jardin une haie hérissée d'épines et rouge de merveilleuses roses. Quant à Balzac, il offre un très remarquable mélange du tempérament artistique et de l'esprit scientifique. Ses disciples ont hérité de ce dernier don, le premier n'appartint qu'à lui. La différence entre un livre comme l'Assommoir, de M. Zola, et les Illusions perdues, de Balzac, est celle qui existe entre le réalisme sans imagination et la réalité imaginative. «Tous les personnages de Balzac, dit Baudelaire, possèdent la même vie ardente qui l'animait lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que des rêves. Chaque intelligence est une arme chargée de volonté jusqu'à la gueule. Même les marmitons ont du génie.» Une étude assidue de Balzac fait pour nous de nos amis vivants des ombres et de nos connaissances des ombres d'ombres. Ses personnages ont une sorte d'existence d'une vigueur et d'une couleur ardentes. Ils nous dominent et défient le scepticisme. Une des plus grandes tragédies de ma vie, ç'a été la mort de Lucien de Rubempré. C'est un chagrin dont je n'ai jamais pu me délivrer complètement. Elle me hante dans mes moments de loisir. Je m'en souviens quand je ris. Mais Balzac n'est pas plus un réaliste que ne le fut Holbein. Il a créé de la vie, il ne la copiait pas. J'admets cependant qu'il prisait trop haut la modernité de la forme et cela fait que pas un de ses livres ne peut, comme chef-d'œuvre d'art, s'égaler à Salammbô ou à Esmond, au The Cloister and the Hearth ou au Vicomte de Bragelonne.

Cyrille. – Êtes-vous donc opposé à la modernité de la forme?

Vivian. – Oui. C'est payer d'un énorme prix un très pauvre résultat. La pure modernité de forme donne toujours une impression de vulgarité. Et cela ne peut être autrement. Le public s'imagine, parce qu'il s'intéresse aux choses qui le touchent de près, que l'Art doit y trouver un intérêt égal et les prendre pour sujet. Mais le fait seul que lui, public, s'y intéresse, en fait des sujets dont l'Art ne saurait s'occuper. Quelqu'un l'a dit: les seules choses qui soient belles sont celles qui ne nous concernent pas. Dès qu'une chose nous est utile ou nécessaire ou nous affecte en quelque façon, douleur ou plaisir, ou fait un pressant appel à notre sympathie, ou est une partie vitale de l'ambiance où nous vivons, elle est en dehors de la sphère propre de l'Art. Nous devrions être plus ou moins indifférents aux sujets traités par l'Art. Nous devrions, en tout cas, n'avoir ni préférences, ni préjugés, ni partialité d'aucune sorte. C'est précisément parce qu'Hécube ne nous est rien que ses douleurs sont un motif si admirable de tragédie. Je ne connais rien de plus triste dans toute l'histoire de la littérature que la carrière artistique de Charles Reade. Il écrivit un beau livre: The Cloister and the Hearth, un livre qui dépasse Romola autant que Romola dépasse Daniel Deronda, et gâcha le reste de sa vie dans un effort insensé pour être moderne, pour attirer l'attention publique sur l'état de nos prisons et sur l'administration de nos asiles d'aliénés. Charles Dickens nous a réellement rebutés quand il essaya d'éveiller notre sympathie en faveur des pauvres victimes de la tutelle administrative, mais Charles Reade, un artiste, un érudit, un homme doué d'un sens vrai de la beauté, grondant et rageant au sujet des abus de la vie contemporaine, tout comme un vulgaire pamphlétaire ou un journaliste à sensation, c'est vraiment un spectacle à faire pleurer les anges. Croyez-moi, mon cher Cyrille, la modernité de la forme et celle du sujet sont entièrement et absolument fausses. Nous avons pris la livrée commune de l'époque pour le vêtement des Muses et nous passons nos jours dans les rues sordides et les hideuses banlieues de nos cités viles alors que nous devions être sur le flanc du Mont Sacré, avec Apollon. Nous sommes, chose certaine, une race dégradée et nous avons vendu notre droit d'aînesse pour un plat de faits.

Cyrille. – Il y a quelque chose de vrai dans vos paroles et, certes, quelque amusement que nous ayions à la lecture d'un roman purement moderne, nous goûtons rarement un plaisir artistique à le relire. Et ceci peut-être est le critérium élémentaire le meilleur de ce qui est ou n'est pas de la littérature. Si l'on ne peut trouver de jouissance à lire et à relire un livre, il n'est d'aucune utilité de le lire même une fois. Mais que dites-vous du retour à la Vie et à la Nature, panacée qu'on ne cesse de nous recommander?

Vivian. – Je vous lirai ce que je dis sur ce sujet. Le passage vient plus loin dans mon article mais je puis aussi bien vous le donner dès maintenant.

«Le cri le plus en vogue de notre temps est: «Retournons à la Vie et à la Nature»; elles recréeront pour nous un Art et feront couler dans ses veines un sang rouge; elles lui feront des pieds agiles, une main forte. Mais, hélas! nous sommes déçus dans nos efforts aimables et bien intentionnés. La Nature est toujours en retard sur l'époque. Et quant à la Vie, elle est le dissolvant qui détruit l'Art, l'ennemi qui dévaste sa demeure.

Cyrille. – Qu'entendez-vous par ces paroles: la Nature toujours en retard sur l'époque?

Vivian. – Peut-être est-ce un peu mystérieux. Voici le sens. Si nous voulons, par la Nature, désigner l'instinct simple et naturel en opposition à la culture consciente, l'œuvre produite sous son influence sera toujours démodée, surannée et périmée. Une touche de Nature peut rendre solidaire l'univers entier, mais deux touches détruiront toute œuvre d'Art. Si, d'un autre côté, nous regardons la Nature comme l'ensemble des phénomènes extérieurs à l'homme, les gens ne découvriront en elle que ce qu'ils lui apportent. Elle n'a pas d'idées propres. Wordsworth alla vers les lacs, mais ne fut jamais leur poète. Il ne trouva parmi les pierres que les sermons qu'il y avait déjà cachés. Il alla, moralisant, dans tous les districts, mais ce qu'il y a de bon dans son œuvre fut produit quand il revint, non pas à la Nature, mais à la poésie. Celle-ci lui donna «Laodamia» et ses beaux sonnets et la Grande ode. La Nature lui donna «Martha Ray» et «Peter Bell» et l'adresse à la bêche de M. Wilkinson.

Cyrille. – Je crois que cette opinion demande à être discutée. Je suis plutôt porté à croire en «l'inspiration d'un bois printanier», bien que sa valeur artistique dépende toute entière du genre de tempérament qui la reçoit, si bien que le retour à la Nature signifierait tout simplement la marche vers une grande personnalité. Vous m'accorderez cela, je pense. Continuez, toutefois, votre article.

Vivian, lisant. – «L'Art commence par un embellissement abstrait, un travail purement imaginatif et agréable appliqué à ce qui est irréel et non existant. C'est la première étape. La Vie est fascinée par cette neuve merveille, demande à entrer dans le cercle enchanté. L'Art prend la vie parmi les éléments bruts de son œuvre, la recrée et la refaçonne en des formes nouvelles; il se montre pour les faits d'une indifférence absolue, invente, imagine, rêve et garde entre lui et la réalité, l'impénétrable barrière du beau style, de la méthode décorative ou idéale. La troisième étape est celle où la Vie a l'avantage et chasse l'Art dans le désert. C'est alors la véritable décadence et c'est là ce dont nous souffrons aujourd'hui.

Prenez le drame anglais. D'abord, aux mains des moines, l'Art dramatique fut abstrait, décoratif, mythologique. Puis il enrôla la Vie et, se servant de quelques-unes de ses formes extérieures, il créa une race d'êtres entièrement nouvelle, dont les douleurs furent plus terribles que ne le fut jamais aucune douleur humaine, dont les joies furent plus ardentes que les joies d'un amant, qui eurent la rage des Titans et le calme des dieux, de monstrueux et merveilleux péchés, des vertus monstrueuses et merveilleuses. Il leur donna un langage différent du langage ordinaire, plein d'une musique sonore et d'un rythme mélodieux, magnifique par sa cadence solennelle, affiné par le caprice des rimes, orné des pierreries des mots rares, enrichi par une noble diction. Il vêtit ses enfants de vêtements étranges et leur donna des masques, et le monde antique, à son ordre, sortit de sa tombe de marbre. Un nouveau César s'avança fièrement par les rues de Rome ressuscitée et, avec des voiles de pourpre et des avirons battant les flots au rythme des flûtes, une autre Cléopâtre remonta le fleuve vers Antioche. Les vieux mythes et la légende et le rêve reprirent forme et substance. L'Histoire fut récrite toute entière et il n'y eut pas un dramaturge qui ne reconnut que le but de l'Art est non pas la vérité simple mais la beauté complexe. Et cela était d'une parfaite exactitude. L'Art lui-même est en réalité une forme d'exagération; et le choix, l'esprit même de l'Art, n'est rien de plus qu'un mode intensifié d'emphase.

Mais la Vie détruisit bientôt la perfection de la forme. Même dans Shakespeare, nous pouvons voir le commencement de la fin. Cela se révèle à la dislocation du vers blanc dans les dernières pièces, à la prédominance accordée à la prose et l'importance excessive accordée à la personnification. Les passages dans Shakespeare – et ils sont nombreux – où la langue est baroque, vulgaire, exagérée, fantastique, obscène même, sont dus tout entiers à la Vie réclamant un écho de sa propre voix et repoussant l'intervention du beau style que seul on devrait lui permettre comme moyen d'expression. Shakespeare est loin d'être un artiste parfait. Il aime trop s'adresser directement à la vie et lui emprunter son langage. Il oublie que l'Art renonce à tout quand il renonce au procédé d'imagination. Gœthe dit quelque part:

In der Beschrankung zeigt sich erst der Meister, «C'est en travaillant dans les limites que le maître se révèle», et la limitation, la condition même de tout art, c'est le style. Ne nous attardons cependant pas davantage sur le réalisme de Shakespeare. La Tempête est la plus parfaite des palinodies. Tout ce que nous désirons faire voir, c'est que l'œuvre magnifique des artistes des temps d'Elizabeth et des Jacobites contenait en elle le germe de sa propre dissolution et que si elle tira quelque force en se servant de la vie comme matière brute, toute sa faiblesse lui vint de la prendre pour méthode artistique. Comme résultat inévitable de cette substitution d'un moyen imitatif à un moyen créateur, de cet abandon d'une forme imaginative, nous avons le mélodrame anglais moderne. Les personnages de ces pièces parlent sur la scène exactement comme ils parleraient au dehors; ils n'ont pas d'aspirations et pas de lettres aspirées; ils sont pris directement à la vie et en reproduisent la vulgarité jusque dans le plus mince détail; ils ont la démarche, le genre, le costume et l'accent des gens réels; ils passeraient inaperçus dans un wagon de troisième classe. Et comme ses pièces sont fastidieuses. Elles ne réussissent même pas à donner cette impression de réalité à laquelle elles visent et qui est leur seule raison d'exister. Comme méthode, le réalisme est une faillite complète.

Ce qui est vrai du drame et du roman ne l'est pas moins de ces arts que nous nommons décoratifs. L'histoire entière de ces arts en Europe est le mémorial de la lutte entre l'Orientalisme, avec son franc rejet de l'imitation, son amour de la convention artistique, son aversion pour la représentation positive de tout objet dans la Nature et notre esprit d'imitation. Partout où le premier domina comme à Byzance, en Sicile et en Espagne, par réel contact, ou dans le reste de l'Europe par l'influence des Croisades, nous avons eu de belles œuvres d'imagination où les choses visibles de la vie sont transmuées en conventions artistiques, et celles que ne possède pas la Vie, inventées et façonnées pour son plaisir. Mais partout où nous sommes retournés à la Vie et la Nature, notre œuvre est toujours devenue vulgaire, commune et sans intérêt. La tapisserie moderne, avec ses effets aériens, sa perspective soignée, ses larges étendues de ciel inutile, son fidèle et laborieux réalisme, n'a pas la moindre beauté. Les vitraux peints d'Allemagne sont absolument détestables. Nous commençons en Angleterre à tisser des tapis possibles mais uniquement parce que nous sommes revenus à la méthode et à l'esprit de l'Orient. Nos tapis et nos carpettes d'il y a vingt ans avec leurs solennelles et déprimantes vérités, leur culte vain de la Nature, leurs sordides reproductions d'objets visibles, sont devenus, même pour le Philistin, une source de rire. Un Mahométan cultivé nous fit un jour cette remarque: «Vous autres chrétiens, vous êtes si occupés à dénaturer le sens du quatrième commandement que vous n'avez jamais pensé à faire une application artistique du second.» Il avait pleinement raison et la vérité totale sur ce sujet est: «La véritable école d'art n'est pas la Vie mais l'Art lui-même.»

Et laissez-moi vous lire un passage qui me semble résoudre la question d'une façon définitive:

«Il n'en fut pas toujours ainsi. Nous n'avons rien à dire des poètes; sauf la malheureuse exception de M. Wordsworth, ils ont été, eux, réellement fidèles à leur haute mission et leur universelle réputation est que l'on ne peut absolument pas compter sur eux. Mais dans les œuvres d'Hérodote, qu'en dépit des tentatives superficielles et mesquines des modernes scoliastes pour vérifier son histoire, on peut avec justice nommer le «Père des Mensonges»; dans les discours publics de Cicéron et les biographies de Suétone; dans Tacite, en ses meilleures pages; dans l'Histoire naturelle de Pline, le Périple de Hannon, toutes les anciennes chroniques, les vies des saints, dans Froissart et Sir Thomas Mallory; dans les voyages de Marco Polo, dans Olaus Magnus, Aldrovandus et Conrad Lycosthenes, avec son livre magnifique: Prodigiorum et Ostentorum Chronicon; dans l'autobiographie de Benvenuto Cellini, les mémoires de Casanova, l'Histoire de la Peste par de Foe; la Vie de Johnson de Boswell, les dépêches de Napoléon et dans les œuvres de notre Carlyle dont la Révolution française est l'un des romans historiques les plus fascinants qui aient jamais été écrits, les faits sont ou maintenus à la place qui leur est propre, c'est-à-dire subordonnés, ou bien entièrement exclus.

Maintenant, tout est changé. Non seulement les faits prennent pied dans l'Histoire, mais ils usurpent le domaine de la Fantaisie et ont envahi le royaume de la Fiction. Tout subit leur glacial attouchement. Ils rendent l'humanité vulgaire. Le brutal mercantilisme de l'Amérique, son esprit matérialisant, son indifférence pour la poésie des choses et son manque d'imagination et de hauts idéals inattingibles proviennent de ce que ce pays adopta pour héros national un homme qui, de son propre aveu, fut incapable de dire un mensonge et ce n'est pas trop de dire que l'histoire de George Washington et du cerisier a fait plus de mal et dans un délai plus court que n'importe quel autre conte moral.

Cyrille. – Cher ami!..

Vivian.– Je vous l'affirme, et le côté amusant de l'affaire est que l'histoire est un mythe absolu. Ne croyez pas toutefois que je désespère de l'avenir artistique de l'Amérique aussi bien que de celui de notre pays. Ecoutez:

«Qu'un changement doive se produire avant que ce siècle touche à sa fin, nous n'en doutons nullement. Lassée du bavardage fastidieux et moralisant de ceux qui n'ont ni l'esprit d'hyperbole ni le génie de l'affabulation, fatiguée des personnes intelligentes dont les souvenirs sont toujours basés sur la mémoire, dont les appréciations ont la probabilité pour limite invariable et qui, à tout moment, peuvent voir leurs dires confirmés par le plus pur Philistin présent, la société tôt ou tard reviendra vers son chef perdu: le raffiné, le fascinant menteur. Quel fut donc celui qui, le premier, sans avoir jamais été à la chasse brutale, conta aux troglodytes émerveillés dans le crépuscule, comment il avait arraché le Megatherium aux ténèbres pourpres de sa caverne de jaspe, ou comment il tua le Mammouth en combat singulier et rapporta ses défenses dorées, quel fut cet homme? Nous ne saurions le dire et pas un de nos modernes anthropologistes, avec toute leur science trop vantée, n'a eu le simple courage de nous l'apprendre. Quels qu'aient été son nom et sa race, il fut certainement le vrai fondateur des relations sociales. Car le but du menteur est simplement de charmer, d'enchanter, de donner du plaisir.» Il est la base même de la société civilisée et, sans lui, un dîner, même en la demeure des grands, est aussi morose qu'une conférence à la Royal Society, un début chez les «Incorporated Authors» ou une des comédies burlesques de M. Burnand.

Et la société ne sera pas seule à le bien accueillir. L'Art, s'évadant de la geôle du réalisme, accourra pour le saluer et baisera ses belles lèvres menteuses, sachant que lui seul possède le grand secret de toutes ses manifestations: c'est-à-dire que la vérité est entièrement, absolument, affaire de style, tandis que la Vie, – la pauvre, la probable, l'inintéressante vie humaine – lasse de se répéter au bénéfice de M. Herbert Spencer, des historiens scientifiques et des compilateurs de statistiques en général, humblement le suivra et tâchera de reproduire, avec son procédé simple et fruste, quelques-unes des merveilles dont il parle.

Sans doute il y aura toujours des critiques, comme un certain écrivain de la Saturday Review, qui reprocheront d'un air grave au diseur de contes féériques, son insuffisante connaissance de l'histoire naturelle, qui mesureront l'œuvre d'imagination avec leur absence de toute faculté imaginative et lèveront d'horreur leurs mains tachées d'encre si quelque honnête gentleman, n'ayant jamais dépassé les ifs de son jardin, écrit un livre fascinant de voyages comme Sir John Mandeville ou, comme le grand Raleigh, une histoire universelle, sans rien connaître du passé. Pour s'excuser, ils s'abriteront sous l'égide de celui qui fit Prospero le magicien et lui donna pour le servir Caliban et Ariel, qui entendit les Tritons souffler dans leurs conques autour des récifs de corail de l'Ile Enchantée et les fées se chanter l'une à l'autre dans un bois près d'Athènes, qui mena les rois fantômes en une procession indistincte parmi les bruyères de la brumeuse Ecosse et cacha dans une caverne Hécate et ses sauvages sœurs. Ils en appelleront à Shakespeare – ils le font toujours – et citeront ce passage tant ressassé sur l'Art qui présente le miroir à la Nature, oubliant que ce malheureux aphorisme est à dessein proféré par Hamlet pour convaincre les spectateurs de son absolue démence en tout ce qui concerne l'art».

Cyrille. – Hum! Une autre cigarette s'il vous plaît.

Vivian. – Mon cher camarade, quoi que vous puissiez dire, ce n'est purement qu'une expression dramatique et ne représente pas plus la réelle opinion de Shakespeare sur l'art que les discours de Iago ne représentent ses opinions sur la morale. Mais laissez-moi terminer ce passage:

«L'Art trouve sa perfection en lui-même et non au dehors. On ne saurait le juger d'après aucun modèle intérieur. C'est un voile plutôt qu'un miroir. Il a des fleurs que ne connaît aucune forêt, des oiseaux que nul bois ne possède. Il crée et détruit bien des mondes et peut tirer du ciel la lune avec un fil écarlate. A lui les «formes plus réelles qu'un vivant», à lui les grands archétypes dont les choses existantes ne sont que d'imparfaites copies. A ses yeux la Nature n'a pas de loi, pas d'uniformité. Il peut faire à volonté des miracles, et les monstres sortent de l'abîme à son appel. Il peut dire à l'amandier de fleurir en hiver et faire tomber la neige sur le champ de blé mûr. A sa voix, la gelée pose son doigt d'argent sur la bouche brûlante de juin, et les lions ailés sortent de leurs repaires au flanc des collines Lydiennes. Les dryades, dans les fourrés, l'épient quand ils passent et les faunes bruns sourient d'un sourire étrange à son approche. Il a des dieux à tête de faucon qui l'adorent et les centaures galopent à ses côtés.»

Cyrille. – J'aime cela. Je puis le voir. Est-ce la fin?

Vivian. – Non. Il y a un autre passage, mais purement pratique et qui simplement suggère quelques méthodes pour ressusciter cet art perdu du Mensonge.

Cyrille. – Eh bien, avant que vous me le lisiez, j'aimerais à vous poser une question. Vous dites que cette vie, «la pauvre, la probable, l'inintéressante vie humaine» essaiera de reproduire les merveilles de l'Art. Qu'entendez-vous par là? Je puis bien comprendre que vous vous opposiez à ce que l'Art soit traité comme un miroir. Vous pensez que le génie serait ainsi réduit à l'état d'une glace fêlée. Mais vous ne voulez pas dire que vous croyez sérieusement à l'imitation de l'Art par la Vie, et que la Vie en fait est le miroir et l'Art la réalité?

Vivian. – Je le crois, soyez-en sûr. Si paradoxal que cela semble – et les paradoxes sont toujours choses dangereuses – il n'en est pas moins vrai que la Vie imite l'Art bien plus que l'Art n'imite la Vie. Nous avons tous vu ces temps-ci, en Angleterre, comment un certain type de beauté, curieux et fascinant, inventé et accentué par deux peintres imaginatifs, a si bien influencé la Vie que partout où l'on va, soit à une exposition privée, soit dans un salon artistique on voit, ici, les yeux mystiques du rêve de Rossetti, la longue gorge d'ivoire, l'étrange mâchoire carrée, la flottante chevelure d'ombre qu'il aimait d'une telle ardeur, là la douce pureté de «l'Escalier d'Or», la bouche de fleur et le charme languide du «Laus Amoris», le visage pâle de passion d'Andromède, les mains fines et la souple beauté de la Viviane dans le «Songe de Merlin». Et toujours il en fut ainsi. Un grand artiste invente un type et la Vie essaie de le copier, de le reproduire sous une forme populaire, comme un éditeur entreprenant. Ni Holbein, ni Van Dyck n'ont trouvé en Angleterre ce qu'ils nous ont donné. Ils apportèrent avec eux leurs types et la Vie, avec sa faculté aiguë d'imitation, se mit à fournir au maître des modèles. Les Grecs, avec leur vif instinct de l'art, l'avaient compris; ils plaçaient dans la chambre de l'épouse la statue d'Hermès ou celle d'Apollon, pour qu'elle enfantât des créatures égales en beauté aux œuvres d'art qu'elle fixait dans son extase ou dans sa douleur. Ils savaient que la Vie reçoit de l'Art non seulement la spiritualité, la profondeur de pensée et de sentiment, le tourment ou la paix de l'âme, mais qu'elle peut se façonner sur les lignes mêmes et les couleurs de l'Art et qu'elle peut reproduire la dignité de Phidias aussi bien que la grâce de Praxitèle. De là leur aversion pour le réalisme. Ils le méprisaient pour des raisons purement sociales. Ils sentaient qu'il produit dans les êtres une inévitable laideur et c'était d'une raison parfaite. Nous essayons d'améliorer les conditions de la race au moyen de l'air pur, de la libre clarté solaire, de l'eau saine et de bâtisses hideusement nues pour mieux loger le bas peuple. Mais tout cela produit de la santé, non de la beauté. Il y faut l'Art, et les vrais disciples du grand artiste ne sont pas ses imitateurs d'atelier, mais ceux qui deviennent pareils à ses œuvres, qu'elles soient plastiques comme au temps des Grecs ou pictoriales comme de nos jours; en un mot, la Vie est le meilleur élève, le seul élève de l'Art.

Il en est ainsi en littérature comme en les arts visibles. La forme la plus frappante et la plus vulgaire sous laquelle cette loi se montre, existe dans ce cas de gamins stupides qui, pour avoir lu les aventures de Jack Sheppard ou de Dick Turpin, pillent les étalages de pauvres marchandes de pommes, s'introduisent nuitamment dans les boutiques de confiseurs, et terrorisent les vieux messieurs rentrant de la cité en se jetant sur eux dans les ruelles faubouriennes, avec des masques noirs et des revolvers non chargés. Ce phénomène intéressant, qui se produit toujours après l'apparition d'une édition nouvelle de l'un ou l'autre des livres que je viens de citer, est attribué d'ordinaire à l'influence de la littérature sur l'imagination. Mais c'est là une erreur. L'imagination est essentiellement créatrice et recherche toujours une nouvelle forme. Le petit brigand est simplement l'inévitable résultat de l'instinct imitateur de la Vie. Il est un Fait, occupé, comme l'est toujours un fait, à essayer de reproduire une Fiction et ce que nous voyons en lui se répète sur une plus grande échelle dans toute la vie. Schopenhauer a analysé le pessimisme qui caractérise la pensée moderne, mais c'est Hamlet qui l'inventa. Le monde est devenu triste parce que, jadis, une marionnette fut mélancolique. Le Nihiliste, cet étrange martyr sans foi, qui marche à l'échafaud sans enthousiasme et meurt pour ce qui le laisse incrédule, est un produit purement littéraire. Il fut inventé par Tourgueneff et mis au point par Dostoïewsky. Robespierre sortit des pages de Rousseau aussi certainement que le Palais du Peuple se dressa sur les débris d'un roman. La littérature devance toujours la vie. Elle ne la copie pas mais la modèle à son gré. Le dix-neuvième siècle, tel que nous le connaissons, est, pour une grande part, une invention de Balzac. Nos Lucien de Rubempré, nos Rastignac et de Marsay firent leurs débuts sur la scène de la Comédie Humaine. Nous ne faisons que développer avec des notes en bas de page et d'inutiles additions, le caprice ou la fantaisie ou la vision créatrice d'un grand romancier. J'ai demandé un jour à une dame qui connut intimement Thackeray s'il avait eu quelque modèle pour Becky Sharp. Elle me dit que le personnage était inventé, mais que l'idée en avait été suggérée en partie à l'auteur par une gouvernante habitant dans le voisinage de Kensington Square, en compagnie d'une vieille dame riche et très égoïste. Je demandai ce qu'était devenue la gouvernante et l'on me répondit que, chose assez bizarre, quelques années après l'apparition de Vanity Fair, elle s'était sauvée avec le neveu de la vieille dame, et, pendant quelque temps, fit un grand scandale dans la société, tout à fait dans le style et d'après les méthodes de Mrs Rawdon Crawley. Pour finir, elle eut des revers, disparut sur le continent et fut aperçue de temps à autre à Monte Carlo et autres villes de jeux. Le noble gentleman qui donna l'esquisse du Colonel Newcome au même grand sentimentaliste, mourut quelques mois après que The Newcomes eurent atteint leur quatrième édition, ayant sur les lèvres le mot «Adsum». Peu après la publication par M. Stevenson de sa curieuse histoire psychologique de transformation, un de mes amis, nommé M. Hyde, se trouvait dans le nord de Londres, et, impatient de se rendre à une gare, prit un chemin qu'il crut être le plus court, perdit la bonne route, et se trouva dans un lacis de rues sordides et de fâcheux aspect. Les nerfs agités, il se mit à marcher d'un pas extrêmement rapide, quand, tout à coup, d'un passage voûté, un enfant sortit qui vint se jeter dans ses jambes. L'enfant tomba sur le pavé; M. Hyde trébucha et lui marcha dessus. Pris, bien entendu, d'une grande frayeur et un peu contusionné, le petit se mit à hurler et, en quelques secondes, la rue fut pleine de voyous qui sortirent des maisons, en fourmillière. On l'entoura, on lui demanda son nom. Il allait le donner, quand le souvenir lui vint, subit, de l'incident par lequel débute l'histoire de M. Stevenson. Rempli d'horreur à la pensée d'avoir réalisé en sa personne cette scène terrible et bien écrite, et d'avoir, accidentellement mais réellement, répété l'acte que le M. Hyde de la fiction avait commis de propos délibéré, il s'enfuit à toutes jambes. Poursuivi de très près, il finit par se réfugier dans un laboratoire fortuitement ouvert, où il expliqua à un jeune aide qui se trouvait là ce qui venait de lui arriver. Une petite somme d'argent servit à dissiper la foule humanitaire et, dès que le calme fut revenu, il partit. Comme il sortait, le nom gravé sur la plaque de cuivre frappa ses yeux. C'était «Jekyll». Du moins, ce devait l'être.

Ici l'imitation, si loin qu'elle fut poussée, était naturellement accidentelle. Dans le cas qui va suivre, elle fut consciente. En 1879, alors que je venais de quitter Oxford, je rencontrai à une réception, dans une ambassade, une femme d'une beauté exotique, très curieuse. Nous devînmes de grands amis; nous étions toujours ensemble. Et cependant, ce qui m'intéressait le plus en elle, ce n'était pas tant sa beauté que son caractère, son absolue indécision de caractère. Elle semblait n'avoir aucune personnalité, mais possédait simplement la faculté d'en représenter de nombreuses. Parfois, elle se vouait tout entière à l'Art, transformait son salon en atelier et passait deux ou trois jours par semaine dans les galeries de peintures ou les musées. Puis elle se mettait à suivre les courses, portait les vêtements les plus sportifs, et ne parlait plus que de paris. Elle délaissait la religion pour le mesmérisme, le mesmérisme pour la politique et la politique pour les émotions de mélodrame de la philanthropie. Elle était, en somme, une façon de Protée, et connut le même échec en toutes ses métamorphoses que cet étonnant dieu marin quand Odysseus s'empara de lui. Un jour, un roman commença dans une revue française. A cette époque je lisais ce genre de récits, et je me souviens de mon intense surprise en arrivant à la description de l'héroïne. Elle ressemblait si parfaitement à mon amie que je portai la revue à celle-ci qui se reconnut immédiatement et en parut fascinée. Je dois vous dire, en passant, que l'histoire était traduite d'un écrivain russe décédé, si bien que l'auteur n'avait pu prendre mon amie comme type. J'abrège: quelques mois plus tard, étant à Venise, je trouvai la revue dans le salon de l'hôtel et la pris au hasard, voulant connaître le sort de l'héroïne. C'était une bien pitoyable histoire. La jeune fille avait fini par fuir avec un homme inférieur à elle en tous points, non seulement par sa position sociale, mais par son caractère et son intelligence. J'écrivis ce même soir à mon amie une lettre donnant mon opinion sur Jean Bellini, les glaces admirables de Florio et la valeur artistique des gondoles, mais j'ajoutai un post-scriptum pour lui dire que son double de l'histoire s'était conduite de façon bien sotte. Je ne sais pourquoi j'écrivis ces lignes mais je me souviens d'avoir été hanté par la crainte de la voir imiter l'héroïne. Avant que ma lettre lui parvînt, elle s'était enfuie avec un homme qui l'abandonna six mois après. Je la revis en 1884, à Paris, où elle demeurait avec sa mère et je lui demandai si le récit était pour quelque chose dans son action. Elle m'avoua s'être sentie poussée par une force irrésistible à suivre pas à pas l'héroïne dans sa marche étrange et fatale et qu'elle avait été la proie d'une terreur réelle en attendant impatiemment les quelques chapitres de la fin. Quand ils parurent, il lui sembla qu'elle était contrainte de les reproduire dans la vie et elle céda à cette contrainte. C'est là un exemple très clair de cet instinct d'imitation dont je parle, et un exemple tragique à l'extrême.

Je ne veux pas toutefois m'appesantir davantage sur des exemples individuels. L'expérience personnelle est un cercle vicieux et très limité. Tout ce que je désire montrer, c'est ce principe général que la Vie imite l'Art beaucoup plus que l'Art n'imite la Vie et j'ai cette conviction que, si vous y réfléchissez sérieusement, vous trouverez que cela est vrai. La Vie tend le miroir à l'Art et reproduit quelque type étrange imaginé par le peintre ou le sculpteur ou réalise en fait ce qui a été rêvé en fiction. Scientifiquement parlant, la base de la vie – l'énergie de la vie, dirait Aristote – est simplement le désir de l'expression et l'Art présente toujours des formes variées par lesquelles cette expression peut se réaliser. La Vie s'en empare et les met en œuvre, même si elles devaient la blesser. Des jeunes hommes se sont suicidés parce que Rolla et Werther se sont suicidés. Songez à ce que nous devons à l'imitation du Christ, à l'imitation de César.

Cyrille. – La théorie est certainement très curieuse, mais pour la compléter, il vous faut me montrer que la Nature n'est pas moins que la Vie une imitation de l'Art. Êtes-vous prêt à m'en donner la preuve?

Vivian. – Cher ami, je suis prêt à tout prouver.

Cyrille. – Alors, la Nature suit le paysagiste et lui emprunte ses effets?

Vivian. – Certainement. De qui nous vient, si ce n'est des impressionnistes, les merveilleux brouillards bruns qui viennent se traîner dans nos rues, estompant les becs de gaz et changeant les maisons en ombres monstrueuses? A qui, si ce n'est à eux et à leur maître, devons-nous les délicates nuées d'argent qui flottent sur notre fleuve, et font de frêles formes d'une grâce moribonde avec le pont courbé et la barque penchante?

L'extraordinaire changement survenu dans le climat de Londres pendant ces dix dernières années est dû entièrement à cette école particulière d'Art. Vous souriez? Considérez la question à un point de vue scientifique ou métaphysique et vous trouverez que j'ai raison. Qu'est-ce donc que la Nature? Elle n'est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C'est dans notre cerveau qu'elle s'éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l'on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l'existence. A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu'il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J'ose même dire qu'il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d'eux. Ils n'existèrent qu'au jour où l'art les inventa. Maintenant, il faut l'avouer, nous en avons à l'excès. Ils sont devenus le pur maniérisme d'une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides. Là où l'homme cultivé saisit un effet, l'homme d'esprit inculte attrape un rhume.

Intentions

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