Читать книгу Entre ombres et obscurités - Willem Ngouane - Страница 2
Chapitre 1
ОглавлениеCaroline faisait encore des siennes et c’en était devenu très agaçant même pour l’habitué que j’étais. Cela devait faire plus d’une trentaine de minutes que je subissais les effets de son ultra exigence vestimentaire. L’impatience née de tous ces essayages et le temps qui s’amenuisait m’avaient imposé le choix de la première cravate qui m’était tombée sous la main, et avec cela la dame n’était pas du tout d’accord. Elle insistait sur ses préférences avec toute la véhémence de critique de mode qu’elle se passionnait à être. « Tu dois assurer, tu es quand même le chef du protocole!”, répétait-elle de manière aussi engagée que persuadée. Ma femme était une fashion victim comme on dit ces jours-ci, et naturellement ma présentation se devait d’être en accord avec ses gouts de dame élégante. J’avoue que sa justesse vestimentaire, fût-elle souvent excessive, avait été le détail déterminant dans plusieurs cas lors de mes sollicitations professionnelles. Le look compte, j’avais réussi à obtenir des contrats et à convaincre des clients dans mon ancien emploi en partie parce que je présentais mieux que mes concurrents. Mais là l’attention ne devait pas être particulièrement portée sur ma personne, donc je pouvais faire fi de tous ses conseils. Si au moins elle tâtonnait moins, je me serais volontiers adonné à ses essayages.
C’est ainsi que les minutes s’égrainaient en donnant lieu à une opposition d’arguments parmi lesquels les miens étaient les plus pertinents, sans toutefois parvenir à faire flancher la dame.
– Chéri!!! Je t’assure, cette cravate ira mieux avec ta veste, insistait-elle malgré mon exaspération de plus en plus manifeste.
Elle se mettait ensuite à tendrement caresser la cravate en question et à me la présenter sous les yeux comme une commerciale affutée dans un grand magasin. Mais je ne pus me laisser séduire pour autant malgré les yeux de petit chat qu’elle m’afficha par la suite, le temps qui passait augmentait mon angoisse et focalisait ma personne tout entière vers l’échéance qui se rapprochait. Il me restait à peine une heure et demie; en imaginant la densité du trafic routier à ces heures de la journée, il y avait de quoi commencer à s’inquiéter.
Mais malgré cela, quelque temps plus tard nous n’étions pas plus avancés, madame persistait et finissait par m’entrainer de nouveau dans ses tâtonnements d’habilleuse de star. En effet, il m’était généralement difficile de lui tenir tête bien longtemps, sa personnalité en était la principale cause, et si on y rajoute l’amour et l’idiotie qui en provient, on comprend mieux comment j’ai pu accepter de telles choses dans des circonstances pourtant pesantes.
Je me sapais et me déshabillais, une veste bleue puis une veste noire, une cravate rouge puis une cravate pourpre, toute une souffrance. Mon alarme psychologique, elle, n’avait pas cessé de fonctionner, et sans consulter l’heure je la sentais régulièrement me brutaliser l’intérieur et me rappeler la nécessité d’écourter ce manège.
– Désolé chérie, pas le temps de tergiverser, je dois arriver avant le ministre, je dois vite y aller…
– Mais tes obligations ne doivent pas te faire perdre le sens de l’élégance, me répondit-elle avec conviction. Tu dois toujours être fringant, le monde te regarde. On est habitué à te voir chic et distingué, tu ne dois pas décevoir tous ces gens qui apprécient beaucoup ce côté-là de toi.
– Tu me fais bien rire Caro. Tu sais… ce n’est pas moi qui passe à la télé, lui rappelai-je.
– Ce n’est pas toi mais…
Subitement le bruit aigu de la sonnerie de mon téléphone coupa notre discussion pareillement au marteau d’un juge venu confirmer la décision du jury. Après avoir regardé l’heure, un affolement sans pareil m’agrippa l’esprit. J’avais pourtant tout fait pour éviter cette sentence, je me mettais désormais à maudire Eve d’avoir entraîné la chute d’Adam, et à supplier Dieu de m’épargner de cette condamnation.
– Où est-il? Où est-il? criai-je tout troublé à ma femme qui s’interrogeait aussi en étant complètement paniquée.
Tout m’amenait à croire que cet appel ne pouvait être qu’un rappel à l’ordre compte tenu de mon retard. A cause du précédent qui avait eu lieu au début du mois, mes plus grandes frayeurs venaient de l’éventualité qu’il provienne du ministre en personne. En effet un de mes collègues m’avait rapporté combien il avait souffert pendant cinq minutes sous la rage de monsieur mécontent de lui après qu’il eut été retardataire à une réunion.
Depuis lors, même ses coups de fil ordinaires me conduisaient dans une obscure incertitude où le stress devenait le seul maitre, usant de ses pouvoirs tel Bokassa 1er, disposant de ma vie comme s’il me l’avait empruntée depuis trente ans. Tout commençait dès la simple vue de son nom sur l’afficheur, instantanément mon cerveau se mettait à affreusement souffrir et enflait sous une rafale d’inquiétudes laissant place à toutes sortes de conclusions: un renvoi, un remaniement? Le supplice s’accentuait tout le long des échanges et la délivrance prenait place seulement après qu’il eut raccroché, parce que la civilité imposait que lui seul puisse terminer l’appel! Si on y rajoute le contexte particulier de cette journée, il y avait de quoi s’affoler comme un homme sans issue dans un immeuble sous la menace d’un écroulement imminent.
La cause de toute cette excitation matinale était une interview que monsieur le ministre avait programmée à la première chaine de télévision privée de notre pays. C’était la période qui suivait la divulgation par la presse d’un supposé système de détournement de fonds dans notre ministère. Les esprits étaient un peu tendus en effet et de ce fait, monsieur pestait d’une nervosité inhabituelle; mais au vu de la situation il y avait franchement matière à être grincheux. À peine après avoir majestueusement survécu à une campagne diffamatoire de la part de la presse à scandale qui l’accusait de pratiques spirituellement obscures, et supporté tous les ragots partis de son propre bureau qui faisaient de lui un homme aux multiples aventures extraconjugales, il se retrouvait devant cet autre épineux problème qui semblait ne pas être né d’affabulations infamantes comme les précédents. Les responsables de ce tonnerre travaillaient pour un journal spécialisé dans l’investigation, le Herald. Dans un numéro spécial, ils avaient apporté des preuves difficilement discutables mais jusque-là pas assez fortes pour étayer ce qu’ils appelaient la mafia: ils affirmaient que depuis plus de cinq ans de nombreux dons de l’UNESCO avaient été utilisés à des fins personnelles et reversés dans des circuits commerciaux par plusieurs hauts cadres de notre administration. Ce n’était pas une affaire à négliger, la comptabilisation qu’ils avaient faite de ces malversations avoisinait des milliards de notre monnaie. Dans un pays pauvre comme le nôtre, c’est triste à dire, les scandales pareils étaient légion. Monsieur le ministre, aimé et respecté de la majorité de mes concitoyens comme il était, ne pouvait supporter d’être mis dans le même sac que les voleurs de la République et de laisser libre cours au doute qui commençait à gagner les cœurs de ses partisans. Il avait donc décidé de mettre un terme aux agitations en optant pour une communication média à travers l’émission de télévision la plus suivie de tout le pays. C’est ce qui faisait de ce jour une journée si spéciale. Il était exigé de nous une ponctualité extraordinaire, nous devions arriver sur les lieux une heure avant le chef, mais voilà que je m’illustrais à l’opposé des ordres!
C“était la panique totale, ma femme et moi nous activions à chercher mon téléphone dans toute la chambre en augmentant le désordre qui témoignait déjà suffisamment mal de notre habituelle discipline. Heureusement, après une recherche assidue, elle le trouva enfin!
– Chéri le voici… cria-t-elle en le brandissant comme de l’or trouvé dans les profondeurs d’une mine au Katanga.
– PASSE LE MOI! lui hurlai-je dessus, oubliant la douceur attendrissante qui accompagne ordinairement les paroles de ma bouche qui lui sont destinées.
En consultant l’afficheur je plongeai dans la frayeur la plus traumatisante. Mes craintes se voyaient réalisées, il était bel et bien l’auteur de l’appel! Comme agonisant d’angoisse, mon pouce tremblant appuya la touche « décrocher” du combiné et mes oreilles s’apprêtaient à entendre la pire des sanctions.
– Allo, Monsieur le ministre…
Pendant que je me battais contre la torture du stress durant l’appel, ma femme y rajoutait de la nervosité en marmonnant derrière moi à cause de la frustration ressentie après les rudes paroles de tantôt, mais le soulagement qui résultait ensuite de ma conversation téléphonique me fit oublier ses gesticulations de poulette dégoûtée. Elle revint à de meilleurs sentiments lorsque je lui rapportai le propos de ma discussion. Monsieur m’avait appelé pour me communiquer un réaménagement du programme, l’interview était finalement annulée pour une toute autre activité aux environs de douze heures.
– Bah au moins tu vas pouvoir déjeuner, me dit-elle en commençant à faire du rangement dans ce semi-dépotoir que nous avions organisé.
Tout redevint calme par la suite, mes esprits retrouvés me firent regretter ma rudesse, regret que je transmis à la belle dame en lui arrachant au passage son formidable sourire.
Une vingtaine de minutes passées, une bonne odeur d’œufs au feu vint chatouiller mes narines pendant que je dressais la table. Caroline a aussi cet autre talent, c’est un véritable cordon-bleu. Cette qualité a été la première qui m’avait séduit chez elle lorsque nous commencions à nous fréquenter. Elle ferait tomber amoureux n’importe quel homme par ses petits plats.
Alors que j’étais maintenant assis sur la table en salivant, elle se ramena avec deux plats tellement remplis que des pains en tombaient presque.
– WOW!! C’est bien garni Caro, c’est pour nous deux, j’espère, lui dis-je alors qu’elle me regardait en m’affichant un sourire moqueur pour finir par bouger la tête d’un geste traduisant une réponse négative.
Elle m’avait servi quatre pains, de la salade d’avocat et des œufs bouillis. La vue de toute cette nourriture réduisit mon appétit. Finir ce plat entrainerait un étouffement! Discernant à travers ma réaction la barrière que je m’étais mise en rendant impossible la consommation totale de ce plat, elle réagit tout de suite en m’encourageant à la tâche.
– Mange mon amour. Je ne veux surtout pas que ta mère m’appelle encore pour me dire: mon fils a maigri. Mange chéri, me répétait-elle d’un air réellement ennuyé.
Mon poids était une obsession familiale. Ma mère me trouvait désespérément maigre par rapport à tout l’argent que je gagnais. Il était inconcevable pour elle que je continue à rester ce gringalet dont la corpulence reflétait l’état de misère auquel il avait été convié dans la majeure partie de son enfance. Elle n’hésitait pas à le faire savoir à Caroline chaque fois qu’elle en avait l’occasion, et lui tenait implicitement responsable de cette contrastante maigreur. Cela mettait une pression énorme à la pauvre qui naturellement me la transférait. C’est ainsi que toutes les fois où l’opportunité de me servir à manger se présentait à elle, j’avais droit à de copieux repas avec obligation de consommation intégrale. C’était très compliqué. Même rassasié, il ne fallait rien laisser dans l’assiette au risque de s’attirer ses foudres. Manger en sa présence devenait un véritable acte de bravoure. Personne n’était épargné à la maison.
Comme à son habitude lorsqu’une sourde contrariété dans mon comportement lui parvenait, elle bondit vers un sujet plus conciliateur, cette fois-ci son dévolu était porté sur l’inutilité du stress dans lequel nous avions été plongés depuis le matin.
– Ton travail me dépasse!!! Avec toute la peine de ce matin, subitement tout est annulé!! me dit-elle alors que je me faisais violence en avalant un pain de plus.
– Je t’assure… répondis-je après avoir bu un peu de jus de fruit.
Elle avait quand même raison, nous étions sous une pression considérable depuis les premières heures de la journée… Mon corps avait été frustré par une douche froide en plein cinq heures du matin, je crois qu’il m’en veut encore de l’avoir autant maltraité, mais la panne d’eau chaude ne m’avait guère laissé le choix. Que dire de ces essayages de vestes, ce fut un début de journée très éprouvant! Hélas, toute cette contrariété résumait à elle seule ma vie de fonctionnaire pendant cette période, beaucoup trop de feu et de panique. Nous voir nous agiter de la sorte pourrait laisser plus d’un extrapoler sur un caractère tyrannique chez le ministre, il n’en était pourtant rien, de mémoire, je ne me rappelle pas avoir réellement été un jour verbalement brutalisé par monsieur, mais l’ambiance tendue de ces derniers temps au ministère me conseillait d’éviter tout ce qui pourrait m’amener à découvrir son côté obscur.
À cause de toute cette tension et des sollicitations de mon patron, j’avais ajourné mes vacances. Ce fut très difficile à accepter pour Caroline qui me souhaitait plus souvent à la maison. Elle ne s’était point plainte, mais son mal-être se lisait dans certaines de ses réactions. Mais que pouvais-je faire à part me soumettre à mon travail? Il fallait bien que les factures soient payées, que l’éducation de nos enfants soit financée et que j’épargne pour qu’on puisse terminer la construction de notre maison. Malgré cela j’avais conscience de combien il pouvait être exaspérant d’être la femme d’un fonctionnaire aussi sollicité que je l’étais. Pour moi aussi ce fut difficile, j’adore passer du temps en famille et encore plus avec elle. Mes journées libres ont toujours été d’un immense plaisir, encore plus à cause du bonheur dans lequel elles plongeaient mon épouse. Caroline mettait de la musique, faisait ses travaux ménagers avec beaucoup plus de gaieté que d’habitude, me racontait ses histoires de familles, ses histoires de femmes. Elle se revêtait de sa plus belle robe, rajeunissait de dix ans son visage en se maquillant d’une manière dont elle seule a le secret. Nous allions faire des balades, souvent nous nous retrouvions au restaurant de notre premier rendez-vous galant. Nous revivions des moments intimes semblables à ceux de notre plus grande jeunesse, à cette époque où nous n’avions pas d’argent, pas d’enfants, pas de sollicitations contraignantes. Je l’accompagnais faire du shopping, je supportais de passer des heures à la recherche du nouveau produit révolutionnaire. Nous regardions un film ensemble, elle aimait beaucoup les films de romance, comme toute femme finalement. Elle me rappelait alors de manière moqueuse combien j’ai souffert avant qu’elle n’accepte de devenir ma petite amie. On se remémorait ensuite nos débuts… Elle riait, elle souriait, elle s’amusait, son teint clair en devenait presque rouge tellement elle pétillait de gaieté. J’étais toujours émerveillé devant ce spectacle, c’est tellement beau de la voir si enjouée.
Hélas, il fallait accepter d’attendre longtemps avant de la revoir ainsi, l’heure était grave au ministère et je ne pouvais abandonner mon parrain pendant toute cette période. A la place de l’interview, sous le conseil de son équipe de communication, monsieur le ministre avait décidé de jouer sur l’image en optant plutôt pour une remise de don à l’école publique d’un village à l’ouest du pays. L’idée en elle-même me semblait bonne, mais la destination choisie était loin de me ravir. La très mauvaise qualité de la route pour s’y rendre risquait de me causer un accident. En plus de cela, l’éventualité d’y croiser un de ces groupes de brigands spécialisés dans l’agression de voyageurs en abaissant des troncs d’arbres en pleine chaussée m’effrayait abondamment. Mais la plus grande raison à mes craintes restait le fait que cette région avait servi de base à la rébellion pendant la grande guerre: il y demeurait encore beaucoup d’animosité, de refus de l’ordre étatique. La preuve la plus récente était la grande émeute qui avait eu lieu il y a quelques mois de cela lorsque les habitants de cette localité s’étaient révoltés contre une énième taxe foncière. La contestation avait paralysé cette partie du pays pendant des mois et ce n’était qu’après maintes tractations avec le gouvernement que les choses s’étaient un tout petit peu calmées. Mais la haine était toujours présente. Tout ce qui représentait l’État dans quelque forme que ce soit n’y était pas le bienvenu. Et bizarrement… c’est dans cet endroit que le ministre avait décidé d’aller faire des dons. Je trouvais cela vraiment fou!!
Malgré mes réticences, je violentai mes peurs et me résolus à suivre mes imposantes obligations… Après une courte sieste, et une longue prière animée par ma femme, je pris ma voiture en direction de Waloua. Je me fis accompagner par deux gendarmes, cela aurait été une folie de s’y rendre tout seul, et surtout non-armé.
À ma grande surprise le début du trajet était fort agréable. La beauté de la nature m’emportait en combattant le scepticisme qui m’avait convaincu d’un florilège d’images navrantes dès les premiers kilomètres de route. L’émerveillement me supplantait à la vue des plantations de café, elles dégageaient une esthétique provoquant en moi l’idée selon laquelle des intentions artistiques délibérées animaient forcement les agriculteurs lors de leur semence. C’était si beau!!
La structure des habitations contrastait énormément avec l’urbanité à laquelle je m’efforçais de m’habituer dans la capitale. L’humidité régnait dans l’air avec une pureté qui me rapprochait de ce que l’imaginaire commun nous renvoie comme tentative de définition du paradis. De temps à autre aux postes de péage routier, nous avions droit à de réelles scènes d’agressivité commerciale, une véritable démonstration de la débrouillardise rurale: de jeunes commerçants prenaient d’assaut les véhicules en proposant à leurs occupants divers produits alimentaires: du bâton de manioc, du mets de pistache, etc. L’amabilité apparente et fortement séductrice des vendeurs compliquait la domination sans partage de ma chicheté habituelle, et finissait par m’obtenir de trahir mes penchants radins pour me soustraire d’une culpabilité naissante face à tant d’affabilité.
Malheureusement la suite du voyage vint confirmer toutes mes plus folles appréhensions en me désolant à foison. Plus on avançait, plus ce décor paradisiaque laissait place à un tableau sombre et pathétique. Arrivés à la bordure de Waloua, nous découvrîmes la rouille dominante sur la plaque indiquant le nom de la ville, elle nous annonçait l’état de délabrement total qui y régnait. Les cicatrices de la guerre restées encore visibles depuis toutes ces années créaient une ambiance de maison hantée où l’esprit du malin s’accapare les plus grandes peurs en asservissant les âmes pour laisser les mentalités dans ce qu’elles ont de plus primitif. J’avais l’impression d’être un de ces grands reporters de chaines de télévision occidentales suffisamment fou pour se rendre en territoire hostile et poussé par un enthousiasme professionnel qui le castre de tout sens de la responsabilité envers soi-même et sa vie.
Comment faisaient-ils pour y vivre? La pauvreté criait sur tous les toits. Pourquoi toute cette misère? Même si cette région avait une histoire qui pouvait l’incriminer aux yeux de certains, la logique de la solidarité ne saurait pardonner cette absence de compassion de la part des élites de la nation.
Alors que je me perdais progressivement dans mes questionnements émotionnels, subitement je vis une bande de jeunes se diriger tout droit vers notre véhicule avec de lisibles et hostiles intentions. Après les avoir aussi vus, la nervosité brulait dans les yeux des gendarmes qui m’accompagnaient. J’apercevais la vapeur de la rage sortir de leurs peaux, aérant leurs grosses veines encastrées dans des biceps d’une énormité respectant la norme professionnelle d’homme en tenue. À peine je me plaçais pour mieux distinguer la tête des jeunes qu’un des gendarmes, lui, avait déjà brusquement ouvert la portière de la voiture et pointait désormais son calibre sur eux!
– Vous vous croyez où ici? Tirez! Vous allez voir! C’est tout le village que vous allez tuer, cria un des villageois, ce devait être lui le leader.
Sans doute je me suis laissé influencer par la négativité de la situation, mais j’ai trouvé que ce personnage était taché d’une laideur macabre! En même temps, il fallut qu’il soit laid pour asseoir son autorité sur ses naïfs sbires, sinon je ne vois pas quel autre argument il pouvait avoir parce qu’il était d’une corpulence qui n’effraierait même pas un bambin.
Un silence inquiétant s’imposa ensuite. Tous les protagonistes se regardaient avec de la défiance pleine dans les yeux, on se serait cru dans un western américain: avec d’un côté le bon que je représentais à côté des brutes qu’étaient les gendarmes, et de l’autre côté les truands villageois. L’électricité montante me conseilla d’agir avant de voir les balles fuser des armes de ces excités hommes en tenue et atteindre d’idiots adversaires simplement munis de machettes. Je ne voulais en aucun cas voir mon nom mêlé aux grands titres de journaux d’opposition et de la communauté internationale qui à son habitude condamnera promptement une énième dérive d’un gouvernement africain.
Fort de ce risque, j’ouvris ma portière et m’adressai aux hommes en tenue d’un ton solennel :
– Ça va les gars, baissez vos armes.
Les gendarmes s’exécutèrent tout en exprimant un mécontentement dans leurs gestes, après avoir été stoppés dans leurs envies de punition.
– Je me présente: je suis Paul Endenne, je travaille au ministère de l’éducation nationale. Nous accompagnons le ministre pour les dons qu’il doit faire au profit de l’école publique, dis-je aux jeunes délinquants d’un ton conciliateur. Mais ils se mirent plutôt à me brutaliser du regard en affichant leur rage devant l’assurance et la détente avec laquelle je m’étais adressé à eux.
Les seuls comportements que ce type de personnes était habitué à voir de la part des étrangers se résumaient en de la soumission. J’imaginais le cataclysme mental qu’ils avaient dû subir en voyant un maigre civil s’adresser à eux avec tant de maitrise émotionnelle. S’ils avaient seulement fait un tour dans mes cavités nerveuses, ils auraient su que la peur régnait à l’unanimité dans le royaume de mes sentiments.
– Les dons? demanda soudainement l’un d’eux.
– Oui les dons, idiot, répondit un autre, comme pour signifier au premier la stupidité de sa question.
Puis ils se mirent à discuter entre eux en dialecte. Il me paraissait difficile de saisir le moindre mot de leur conversation malgré mes bases solides de maîtrise de plusieurs langues de mon pays. Les gendarmes quant à eux étaient toujours prêts à en découdre, ils continuaient à fixer du regard les jeunes gens en serrant leurs armes.
– Ça va, vous pouvez passer, conclut leur leader deux minutes après le début de leur conclave. Vous êtes les gens du ministre Agbwala, c’est un bon gars.
Après la conclusion du chef de file, tout le groupe s’était écarté du chemin d’un mouvement harmonisé semblable à un ballet aquatique. Le regret se faisait encore lire sur les visages de mes gardes du corps quand ils reprenaient place dans la voiture. Ils avaient dû considérer tout ce qui venait de se passer comme un acte de défiance, un affront qu’un homme en tenue digne de ce nom ne saurait tolérer. De grâce, nous continuâmes ensuite notre chemin avec plus de tranquillité, c’en était moins une!
Arrivé au centre du village, je pris la décision de rencontrer la directrice de l’école en premier lieu, mais constatai qu’elle ne se trouvait pas à son bureau lorsque je m’y rendis. Heureusement, quelques secondes plus tard, en repassant par la cour de l’école, un habitant la pointa du doigt à l’autre bout du terrain de football où elle discutait avec quelques enfants. Alors que je m’attendais une fois rapproché à voir une dame sèche aux grosses lunettes et à l’autorité frappante, c’est avec plaisir que je découvris qu’il s’agissait d’une femme charmante, tenue sur de hauts talons, charnue, et dont la beauté au premier regard entrainerait plus d’un dans une tentative d’appropriation corporelle. Elle faisait dans les un mètre soixante, un teint foncé, et un visage rond rempli de sensualité ponctué d’un rouge à lèvres marron. Sublime dans son endimanchement fait d’une robe ample en tissu africain, sa personne laissait échapper une fraicheur exceptionnelle et finissait par me rendre captif comme sous l’effet de la splendeur d’un tableau de Michel-Ange. Il fut difficile de me concentrer dans la conversation tant l’intensité de son doux regard me subjuguait jusqu’à m’obstruer l’ouïe de telle sorte que je ne pus même pas entendre son nom. L’engagement brutal contenu dans son discours vint alors me violenter et me remettre sur le droit chemin, celui d’une écoute plus attentive. Les traits froncés de son visage accompagnaient son propos mélancolique, les complaintes s’enchainaient de sa bouche avec une conviction qui me désolait de ne pas être en mesure d’apporter solutions à elles toutes.
Notre conversation prit fin lorsqu’elle me laissa devant la porte du chef du village en me soustrayant à sa grâce que je regrettai très rapidement une fois mon entretien commencé avec l’autorité traditionnelle, un homme dont la sénescence de la peau fit de lui un sexagénaire de l’avis de mes yeux, sec et très solide, trahissant par sa gestuelle son passé d’ancien combattant.
Ce dernier réussit cependant à plus rapidement attirer mon attention grâce au charisme qui accompagna sa prise de parole.
– D’après-vous monsieur Paul, pourquoi le ministre fait-il tout ceci? me demanda-t-il en me fixant droit dans les yeux.
– Monsieur Agbwala est un homme très charitable vous savez…
– Exactement!!! me coupa-t-il sèchement. Beaucoup de mes frères ici voient en sa visite un calcul politique et un moyen de redorer son blason. Moi je vois juste en monsieur le ministre un homme qui a de la compassion, un homme qui a du cœur. Depuis la guerre nous sommes devenus des parias dans cette République. Nous payons le prix des décisions des autres… Actuellement même les miettes nous n’avons pas. Vous avez vu par vous même l’état du village, dites-moi, pourquoi les jeunes ne se rebelleraient-ils pas!!!?
Il était presque devenu nerveux à cause de ce qu’il racontait, ce qui me poussa à prendre un air attristé pour lui montrer toute ma commisération. En général je m’abstiens de prononcer le moindre mot face aux interlocuteurs qui prennent le chemin d’un monologue guidé par des motivations passionnées, le calme est la meilleure des réponses dans ce genre de situation. Il resta ensuite silencieux un moment puis prit son téléphone. Je l’entendis converser en dialecte avec son interlocuteur avant de le voir se retourner brusquement vers moi et me dire :
– Repartez à l’école! Des jeunes vous y attendent. Ils vont vous donner un coup de main.
– Merci beaucoup, lui répondis-je un peu surpris par cette aide qui m’embarrassait du fait qu’elle ne coïncidait pas avec les vraies raisons de ma venue que je qualifierais de courtoise.
Ma sournoise ingratitude fut sanctionnée quand deux heures de travail plus tard, j’en étais rendu à remercier ciel et terre pour l’assistance dont m’avait fait bénéficier le vieil homme. On ne s’en serait jamais sorti sans la débauche d’énergie de ces jeunes qui avaient suivi les ordres de leur chef. Ils avaient travaillé avec tellement de gaieté et d’enthousiasme en m’aidant à installer les bâches et les chaises en plastique nécessaires à l’accueil des personnalités conviées à la cérémonie. Je préférais retenir ce visage de la jeunesse, loin des clichés sur l’inhospitalité de la région tout entière et surtout à des kilomètres du comportement animal qu’avaient eu les agresseurs à l’entrée du village. Une fois le travail fini, il ne restait plus qu’à attendre l’arrivée du ministre. Malgré son indéniable popularité, la peur de constater plus tard une mobilisation peu significative de la population m’angoissait. Franchement cela allait faire mauvaise presse de ne voir que quelques personnes assister à cet évènement. J’imaginais combien les opposants s’en seraient donné à cœur joie pour utiliser cet éventuel échec comme preuve de l’impopularité du gouvernement et du ministre en personne. Malheureusement pour eux petit à petit les gens commençaient à s’amasser autour de l’endroit.
Trente minutes plus tard le petit nombre s’était transformé en une grande foule dans la cour de l’école, tout le village était désormais présent, même les autorités administratives de la région étaient au complet. Il y avait une forte ambiance, au rythme des tam-tams et des balafons des jeunes se déhanchaient, de petits enfants nous offraient le spectacle d’une chorégraphie certainement travaillée depuis des semaines, l’excitation était à son comble. La chaine de télévision nationale capturait cette liesse, toute une équipe avait été missionnée pour immortaliser l’évènement. Soudainement, comme dans un mirage, nous aperçûmes un quatre-quatre noir aux vitres fumées s’amener à l’avant d’un convoi de véhicules de ce même calibre. Deux minutes après, la garde rapprochée du ministre, constituée d’hommes habillés en noir, lunettes aux yeux et chuchotant dans leurs oreillettes, ouvrait les portières de la Volkswagen située au milieu du groupe de véhicules.
Monsieur le ministre sortit tout magnanimement de la caisse, dans un costume gris, des lunettes noires, tout bien accoutré comme à son habitude, sa prestance n’avait d’égal que son charisme. À sa vue, la liesse grimpa en tonalité et envoya une gifle à tous ceux qui imaginaient que la popularité de cet homme avait considérablement diminué depuis les révélations de la presse et toutes les campagnes de dénigrement dont il avait été l’objet. L’amour que cette population témoigna à mon patron me fit comprendre pourquoi ce village avait été choisi parmi tant d’autres pour cette campagne d’image. Effectivement le message qui en résultait était celui de la communion du peuple avec ce héros qui lui avait tant donné et qui continuait à le faire sans distinction d’appartenance ethnique ou politique.
Une mignonne petite fille vint ensuite lui offrir un bouquet de fleurs en guise d’accueil, puis il fit sous des applaudissements intermittents un discours à la fois fort en paroles d’encouragement et de solidarité, mais aussi avec une pointe de démagogie politicienne. Par la suite il remit à la directrice de l’école du matériel informatique constitué de vingt ordinateurs et quatre imprimantes. Cela me permit de découvrir avec émerveillement le sourire de cette femme. Elle semblait comblée et accompagnait son état de jouissance absolue par une petite danse saccadée qui provoqua l’hilarité générale. Les jeunes à côté de moi me confieront d’ailleurs leur surprise de voir cette dame habituellement droite dans ses bottes entrain de se laisser aller à une telle expression corporelle en public.
Cette cérémonie riche en émotions prit son terme lorsque nous partagions un repas avec les principales autorités du village et de la région. Il ne nous restait plus qu’à rentrer en ville, et malgré toute l’allégresse ressentie au cours de cet évènement, je préférais me savoir chez moi le plus tôt possible.
Un peu plus tard, mon impatience se faisait de plus en plus croissante en attendant le ministre toujours assis dans la salle du banquet et occupé depuis longtemps par une longue discussion avec le gouverneur. Mais alors que l’ennui en moi était presqu’à son paroxysme, j’entendis loin derrière moi:
– Paul, Paul viens…
Après avoir constaté qu’il s’agissait de lui, et donc que son entrevue avec le chef de terre venait certainement de se terminer, je courus à grandes enjambées le rejoindre. Une fois à sa taille, il chatouilla mon égo avec des paroles plaisantes.
– Bon travail mon petit, continue comme ça, un jour tu deviendras ministre, me dit-il avec un ton assuré.
– Merci, merci monsieur le ministre, lui répondis-je tout flatté. Ce n’était pas la première fois qu’il me promettait un si bel avenir, mais j’avoue que cela m’a toujours fait du bien d’entendre de telles éloges de la bouche d’un homme aussi accompli que lui.
Il mit ensuite la main dans sa poche droite puis sortit une liasse de billets. Malgré ma bonne condition sociale, je fus très impressionné de voir tout ce cash. Sans compter, il me les tendit et dit :
– Tiens ceci! Partage à tous ceux qui t’ont donné un coup de main.
– Mais monsieur, mais le budget… objectai-je avec beaucoup de gêne et de respect.
Mais ce fut sans compter sur sa grande générosité.
– Fais ce que je te dis, me coupa-t-il avant de conclure: tu comprendras plus tard.
C“était à cause de toutes ces choses qu’on l’aimait, il a toujours eu le bon mot, le bon geste. Il était un mélange subtil de charisme et de charité. Je l’admirais et priais fort de lui ressembler, moi qui étais tout son contraire: toujours discret, agoraphobe, timide et surtout dénué de tout charisme. Si on rajoute à cela ma chicheté, le compte de mes défauts les plus criards est bon.
Trente minutes plus tard nous prenions finalement le chemin retour vers la capitale. Anticipant une probable réorganisation du planning de la journée fort des expériences passées, je décidai d’être à une meilleure proximité physique du ministre en choisissant de rentrer par le biais de sa voiture, la mienne étant désormais conduite par un de mes subalternes. Mais en seulement quelques minutes passées dans ce véhicule, l’insécurité commença à me gagner en me renvoyant aux regrets de mon choix lorsque la vitesse de plus en plus grandissante du chauffeur devenait anormale et dangereuse. Mon rythme cardiaque montait en flèche à chacun de nos passages à côté de ces gros camions transporteurs de billes de bois habituellement croisés dans les routes liaisons entre la côte et l’intérieur du pays. Le ministre lui n’avait visiblement aucun problème. Il était au téléphone, concentré dans une discussion. Je l’entendais dire « mon amour, oui mon amour”, ce qui m’amena à la conclusion que ce devait être sa femme. Monsieur le ministre était marié, père de trois enfants en bas âge.
Alors que nous continuions à mon plus grand désarroi de rouler à tombeau ouvert, le ministre chuchota une instruction au garde du corps occupant le siège passager à l’avant du véhicule. Ce dernier se dépêcha de la transmettre au chauffeur sous mon regard interrogé. Il m’était inhabituel d’être ainsi éloigné de la confidence. Sachant en plus que c’était justement pour être proche de toute information que je me suis risqué à faire chemin dans ce train à grande vitesse, mes interrogations se mêlaient à une amère frustration. J’étais rendu à devoir deviner notre prochaine destination qui devenait de plus en plus claire au fil des minutes à travers les chemins choisis par le chauffeur. Mes intuitions, tournant autour d’une escale dans un établissement hôtelier certainement pour y tenir une réunion improvisée, augmentées ensuite dans leur intensité une fois que nous entrions dans le quartier d’affaires de la ville, se confirmèrent lorsque je découvris se rapprocher le grand portail du palace le plus chic de toute la capitale, le seul cinq étoiles du pays: l’hôtel Atlantique. Un merveilleux endroit, autant renommé par sa qualité de service que par sa beauté et son design, mais sélectif en tout bord pour ceux qui ne se sentiraient pas suffisamment dissuadés par les prix exorbitants des chambres. Malgré la splendeur de l’établissement, le sentiment intrigué qui m’avait gagné depuis la marginalisation informationnelle dont j’avais fait l’objet se trouvait étrangement grandi lorsque nous pénétrions le cinq étoiles. Il m’était difficile de chasser de mon esprit les autres faits, moins glorieux, qui faisaient aussi la réputation de cet endroit. De nombreuses légendes circulaient autour de pratiques mystiques au sein de cet hôtel et, plus grave encore, il était avéré que ce lieu constituait un véritable bordel de luxe. Alors quand j’ajoutais à mes questionnements le fait que notre visite reste exceptionnelle et surprenante puisque l’hôtel en question ne constituait pas les habituelles destinations du ministre, je voyais les anciennes rumeurs faisant de mon patron un homme aux lourds secrets et aux pratiques sombres me prendre de nouveau en otage alors même que je les croyais mortes depuis qu’il avait été démontré qu’elles étaient infondées. Troublé par ces obscurités, je me laissais aller dans des imaginations en tout genre durant toute la période au cours de laquelle nous l’attendions assis au rez-de-chaussée depuis qu’il était monté sans une fois de plus rien me dire. Le doute adore l’inconnu, et dans l’inconnu j’étais bien noyé, pas seulement du fait de cet établissement de haut standing dont l’intérieur m’émerveillait et m’intriguait en même temps, mais surtout à cause des minutes qui se transformaient en heures sans que nous ne revoyions le ministre redescendu avec le seul garde du corps qui l’avait accompagné vers l’ascenseur plus tôt.
L’attente finit par prendre fin et le ministre finit par mettre un terme à mes doutes en sanctionnant la malice qui avait profité de l’inconnu dans lequel il m’avait laissé, il s’excusa de ne m’avoir pas informé et me confia que l’urgence familiale était la cause de ses curieux agissements. Je ne pus guère insister d’avoir plus amples explications que celle-là puisque obnubilé par tant d’humilité de la part de ce grand homme!
A peine sortis de l’immeuble en prenant la direction du garage, nous fûmes brusqués par un groupe d’enfants de la rue qui vint à notre rencontre en mendiant. Il s’agissait de quatre garnements caractérisés d’une pestilence accentuée et visiblement affamés. Leur paraître justifiait la pauvreté dans notre pays. Les cheveux crépus sur leurs têtes augmentaient l’aspect de chien errant qu’ils partageaient tous. La saleté qui les caractérisait contrastait parfaitement du luxe qui les environnait et rendait presque brutale leur présence dans ce lieu en questionnant la qualité du travail des agents de sécurité de l’hôtel. Les nerveux gardes du corps du ministre quant à eux ne laissèrent pas bien longtemps l’occasion de douter de leur efficacité, ils sautèrent sur ces gamins et les saisirent rudement.
– Laissez! Laissez! se mit à crier le ministre en nous rendant tous abasourdis par sa réaction. Malgré la notoriété de sa bonté, l’énergie contenue dans sa réplique paraissait quand même démesurée.
Il prit ensuite un des enfants à l’écart, ce devait être le plus âgé d’entre eux.
– Que faites-vous là? lui demanda-t-il.
– Mes parents sont morts monsieur. Je suis avec mes frères, nous essayons de trouver quelque chose à manger. Nous vendions des arachides et cirions les chaussures des passants quand on nous a tout volés l’autre jour.
– Humm, s’exclama-t-il avant d’appeler un de ses gardes pour lui donner quelques consignes.
Aussitôt nous entendions les enfants manifester leur allégresse avec des expressions de reconnaissance envers leur inattendu bienfaiteur. Il m’a été impossible de connaitre l’objet de leur joie soudainement retrouvée, mais la beauté du geste de mon patron me stupéfia durant tout le reste du trajet retour vers nos bureaux. Il y avait à cette époque-là une recrudescence du nombre d’enfants dans les rues. Beaucoup quittaient leurs villages pour tenter une aventure dans les villes, d’autres étaient issus de familles pauvres résidant dans la cité, mais restaient comme ultimes secours de leurs parents pour la plupart en situation de chômage et de misère. J’avais une opinion contrastée sur le sujet, autant j’éprouvais de la compassion pour ces enfants qu’on livrait à l’incertitude de la rue, autant je ressentais du dégout envers ceux qui les y envoyaient, mais aussi envers ceux qui pouvaient changer les choses mais dont les actions restaient soit absentes soit insignifiantes. Tout ce qui venait de se passer m’avait définitivement fait oublier cette inattendue escapade à l’hôtel Atlantique, même de retour au bureau je n’eus de cesse d’y repenser, j’étais dépassé par tant de bonté.
La soirée venue, je n’hésitai pas à raconter ma journée à Caroline en insistant surtout sur les derniers évènements à l’hôtel Atlantique. Mais comme d’habitude, surtout quand le nom du ministre était engagé, mon épouse ne retint que les points négatifs. Elle se plaignit d’abord du danger auquel nous avions été confrontés entre les mains des brigands au village Waloua, puis suivit ensuite le chemin des rumeurs dans ses insinuations lorsque nous rediscutions de l’inopinée escale de la délégation au cinq étoiles. Elle n’hésita pas à dire sa méfiance devant cette inaccoutumée destination du ministre, et me conseilla la prudence au cas où ce dernier envisagerait de se rendre à nouveau dans ce genre d’endroit.
Fort heureusement, pour une fois, nous ne nous étions pas trop étalés sur ce sujet, et n’avions pas donné le spectacle navrant d’une argumentation agitée portant généralement sur la personne de mon patron.
Il faut dire que la vie au travail et la personne du ministre s’invitaient dans presque toutes nos conversations à la maison. Ce travail était comme une seconde famille, et plus encore, une sérieuse concubine pour Caroline, c’est ce qui justifiait son comportement de rivale possessive et aigrie cherchant inlassablement à mieux connaître son ennemi pour mieux le railler. La majeure partie de ses opinions sur le ministère et surtout sur le ministre était négative. Mon patron qui pour moi était un homme admirable, un modèle pour la société, avait une tout autre image chez mon épouse. Elle trouvait qu’il était une mauvaise influence, qu’il avait un mauvais côté bien caché et qu’il essaierait de m’y entrainer tôt ou tard, tout cela sans justifier ses dires. N’empêche qu’elle avait fort bien raison de laisser parler sa frustration, je ne peux compter le nombre de fois où elle a dû dormir seule, couper des repas après un coup de fil reçu de ma part. Le plus dur pour elle restait la passion avec laquelle je parlais de mon activité et la puissance de ma motivation professionnelle.
Elle n’arrivait jamais à influencer mon regard sur monsieur malgré ses insistances. Bien au contraire je ressentais envers lui en plus de l’admiration, une commisération grandissante en le sachant attaqué de toutes parts avec de plus en plus de virulence malgré sa bonté. Les récentes révélations de la place faisant état de malversations au sein de son ministère ne paraissaient pas trop le mettre en difficulté au tout début lorsque l’affaire venait d’éclater. Lui qui était habitué aux fausses informations autour de sa personne et ses collaborateurs avait certainement dû vite caser celle-là dans ce même panier de « fake news” alors qu’elle était bien véridique. Depuis quelques semaines, je le sentais atteint, et cela coïncidait avec les preuves de plus en plus accablantes apportées par ses accusateurs. Il avait perdu de son sourire habituel et paraissait plus nerveux que jamais. Il m’arrivait très souvent de le surprendre plongé dans de longues réflexions dans son bureau, tellement mentalement absorbé qu’il en venait à oublier ma présence. Le pis était qu’il avait une pile de journaux évoquant le sujet sur sa table tout le temps. Moi à sa place je ne me serais pas préoccupé des on-dit mais me serais concentré sur mon travail en laissant la justice s’en charger. Peut-être avait-il des choses à se reprocher, ou alors avait-il des informations que nous ignorions? N’empêche que nous, ses proches, continuions inlassablement à lui apporter notre soutien et notre support.
Le lendemain arrivé, malgré ma ponctualité inhabituelle et la tranquillité du début de journée qu’elle semblait me garantir, grande fut ma surprise de me voir accueilli par une file de visiteurs très matinaux, sollicitant des rendez-vous pour la plupart d’entre eux. Sans hésitation, mes ordres à Jasmine, ma secrétaire, furent très stricts: aucun entretien jusqu’à nouvel ordre! Une grosse séance de travail m’attendait et m’imposait mon emploi du temps, même mon penchant socialiste ne pouvait me faire accorder une seconde à quelques choses d’autres qu’à mes dossiers. Trois heures plus tard, une plus grande contrainte vint pourtant sanctionner ma dévotion au travail en me rappelant qu’il n’y avait rien au-dessus d’elle au cours de mes journées actives: un coup de fil du ministre venait de m’obliger à un réaménagement de mon programme après qu’il m’intimât l’ordre de le rencontrer dans son bureau illico. Comme c’était devenu le cas à chacune de ses sollicitations, cette dernière entraina elle aussi sa vague d’inquiétude et de prières jusqu’à rendre la distance pourtant courte entre nos deux bureaux aussi ardue que le chemin d’un condamné à mort vers la salle d’exécution.
Lorsque j’y arrivai, je découvris une jeune demoiselle à la silhouette plaisante debout en lui faisant face. Les spéculations en tout genre sur son visage, nourries de la position de dos qu’elle me donnait, m’occupèrent l’esprit pendant de longues secondes. Puis, elle se retourna finalement en me dévoilant son doux visage et ses lèvres pulpeuses accentuant un portrait réjouissant à voir. Elle avait l’air timide et baissa les yeux en me saluant ensuite. Le ministre nous fit promptement les présentations et m’instruisit de lui trouver un bureau où elle pourrait travailler. Elle devait commencer comme stagiaire, « on verra pour la suite” m’avait-il précisé. Puis ils s’échangèrent un regard amical. Leur complicité presque familiale me fit extrapoler de l’évidence d’un rapport filial entre eux nonobstant le doute qui me perturbait jusqu’à m’amener à en faire une fixation de longues minutes avant que mon naturel ne me réimpose ma retenue ordinaire devant les histoires des autres. Depuis tous ces racontars sur les mauvaises habitudes sexuelles et amoureuses de mon patron, il était devenu difficile d’empêcher les réflexions bizarres de pénétrer mon esprit à la vue d’une femme dans ses environs.
Elle s’appelait Caroline… Cette coïncidence de prénom d’avec ma bien-aimée épouse fit naitre en moi une attraction décomplexée pour cette belle inconnue. En marchant avec elle je ne pus m’empêcher de constater sa cambrure et son derrière… Elle était tout simplement jolie. Quelques minutes plus tard, un climat amical s’était définitivement installé entre nous et nous faisions désormais la conversation comme de vieux collègues. J’avais réussi à briser la glace, et sa timidité constatée il y a un instant s’était éteinte telle une légère brise dans une zone aride. Elle me détailla ensuite son cursus académique: c’est ainsi que je fus fort impressionné en apprenant qu’elle était titulaire d’un master en traduction linguistique, un tel niveau d’étude à ce jeune âge… Quelques instants après, je l’installai dans ce qui allait lui servir de lieu de travail après avoir laissé quelques instructions au chef du département des opérations. Ce dernier, ébloui par tant de beauté s’empressa de s’entretenir avec elle. Il n’était pas difficile à voir qu’elle lui faisait de l’effet, ce cher Christian avait du mal à cacher ses sentiments derrière sa timidité. Je ne pense même pas qu’elle se soit rendue compte de l’effet qu’elle avait sur lui, concentrée qu’elle était de paraître sympathique dans ce nouvel environnement de travail à première vue intrigant. Nous nous séparâmes sur son beau sourire et je me promis de veiller sur elle, avec tout ce qu’il y avait comme requins dans ce bureau.
Dans l’après midi, comme il était de coutume à chaque troisième mercredi du mois, le ministre invita ses plus proches collaborateurs à souper. Mais contrairement aux autres fois où il était considéré comme une perte de temps et d’argent, ce traditionnel diner paraissait plus que nécessaire et attendu de tous à cause de la tension régnante; en effet, c’était un bon moyen de s’évader momentanément de l’ambiance électrique qui nous torturait au bureau. Le lieu choisi fut le restaurant montée-Carle, le meilleur restaurant de la ville, connu pour la valeur de sa cuisine et la renommée de son chef mais beaucoup trop cher pour un homme aux revenus modestes (le plat le moins couteux là-bas est équivalent à plusieurs jours de ration pour la majeure partie des familles dans le pays). Mais monsieur aimait bien ce genre d’endroit, luxueux et chic, devrait-on l’en blâmer pour autant sachant toutes ses bonnes œuvres… Chacun a bien droit à de bonnes détentes de temps à autre.
A notre arrivée nous fûmes accueillis comme des rois dans le restaurant. Les employés étaient excités de recevoir de telles personnalités et surtout d’accueillir la sommité qu’était mon patron. Ce dernier était à son aise et les appelait tous par leurs prénoms jusqu’à arriver à les tutoyer, quelle classe!!
Les jeunes serveuses étaient encore plus agitées que leurs collègues masculins: la vue des hommes de pouvoir, des hommes riches les mettait dans un état de transe totale. Elles souriaient pour un rien et affichaient une amabilité hors du commun. Il fallut être naïf pour ne pas lire leurs intentions: l’argent, encore l’argent et toujours l’argent. Beaucoup d’entre elles ne verraient aucun mal à se donner aux hommes riches, ce même s’ils étaient mariés. Ce n’est pas pour les dédouaner en quoi que ce soit, mais la misère ambiante, la maigreur de leurs salaires, et les rudes conditions de la vie dans la capitale pouvaient expliquer leurs comportements.
Le ministre passa ensuite la commande du champagne le plus cher et de quelques grandes bouteilles de vin, il souriait à nouveau et enchainait des plaisanteries. Ce fut un moment très agréable, un répit dans cette période guerrière que nous traversions…