Читать книгу Bouche en coeur - Zenaide Fleuriot - Страница 8
III
ОглавлениеQuand Simonne entra dans le salon, me portant dans ses bras, ce furent des cris et des trépignements d’enthousiasme. Je vois encore ces jolis visages riants levés vers moi, j’entends les rires perlés, les exclamations flatteuses qui accueillirent la présentation dont Simonne m’honora.
«Mesdemoiselles, je vous présente ma nouvelle poupée: Bouche-en-Cœur.»
Je passai de main en main, et les toutes petites, celles qui n’ont qu’une manière d’exprimer leur sympathie, me gratifièrent de plus d’un baiser. Toutes ces mignonnes, qui avaient plus ou moins de cervelle, me vengèrent de l’indifférence de Simonne en me proclamant la reine des poupées de l’année. Ma figure et mes attitudes les stupéfiaient, ma toilette les jetait en extase.
Simonne eut mille peines à m’arracher de leurs mains et, tout en lissant mes cheveux et en déchiffonnant mes dentelles, elle me conseilla de ne pas me laisser prendre à leurs flatteries.
«Vous attachez trop d’importance à la toilette d’une poupée, dit-elle; je trouve aussi Bouche-en-Cœur très belle, mais je ne sais pas jouer avec elle comme avec mon petit Émile, qui dort là dans son berceau. N’est-il pas bien gentil?»
Émile, c’était l’affreux poupard aux yeux bêtes, et les petites filles se récrièrent. L’une d’elles, une petite fille très nerveuse, au teint mat, aux cheveux noirs, poussa la malice jusqu’à donner dans le berceau un coup de pied qui fit rouler par terre Émile et sa literie.
Je ne pus m’empêcher de rire en voyant mon rival s’en aller le bonnet de travers et tout empaqueté dans ses draps de lit.
Simonne me passa à sa voisine et courut après le malheureux poupard qui avait une large écorchure au bout de son petit nez rond. Elle le porta à son grand-père, qui était l’ami du grand chimiste mon parrain.
Il s’engagea à écrire à ce dernier, et assura qu’il ne manquerait pas de trouver un tel remède pour cette plaie, qu’il ne resterait pas la plus légère cicatrice.
Comme il faisait cette promesse, Hugues apporta à Simonne une lettre et une boîte de carton à son adresse. La lettre, qu’elle lut tout haut, était du grand chimiste. Il lui disait qu’ayant appris qu’il y avait ce jour-là chez elle une réunion d’enfants et de poupées, il envoyait un cadeau à sa filleule.
Il fallait voir la curiosité de tous les petits visages quand Hugues fit sauter la ficelle rose du carton.
Il en tira un bracelet mignon, un joli porte-bonheur, sur lequel était gravé mon nom.
Cela acheva de me donner parmi les petites filles une vogue sans pareille. Il fallut qu’elles vinssent toutes ouvrir, puis fermer ce bracelet, qui allait parfaitement à mon bras.
Elles trouvaient Simonne très heureuse d’avoir une poupée comme moi, et plusieurs déclarèrent que ce nom de Bouche-en-Cœur était le plus réussi des noms et que je ne manquerais pas d’avoir de nombreuses filleules.
Là-dessus on revint pêle-mêle dans le salon. Le compartiment des poupées fut installé et j’eus l’honneur du grand canapé avec un charmant officier de hussards et une jeune fille timide, tout habillée de blanc, comme une communiante.
Tout cela amusait fort les petites filles, mais les garçons commençaient à s’impatienter. La mère de Simonne avait ouvert le piano, et consultant la pendule, répétait pour la troisième fois:
«Elle ne viendra pas,» quand Mlle Augustine, la maîtresse de piano, fit son entrée. Elle était très pâle et elle avait l’air triste. Elle s’excusa de ce retard et, ôtant bien vite ses gants violets, elle se mit au piano. Les danses s’organisèrent sous la direction de Simonne et de son frère Hugues, qui était d’une gaîté folle.
Il préférait les danseuses de six ans, car, à un moment donné, il les asseyait sur son épaule, et les entraînait dans une valse.
Je m’amusais beaucoup à suivre les incidents de la danse, mais bientôt mon attention fut distraite. Mlle Augustine, qui avait quitté le piano pendant qu’on passait des rafraîchissements, vint à moi et me prit dans ses bras comme pour me considérer. Les mains de la pauvre fille tremblaient et elle essuyait furtivement des larmes qui sortaient comme malgré elle de ses yeux.
Elle me tournait et me retournait dans tous les sens; mais en réalité je lui servais de prétexte pour tourner le dos à cette assemblée rieuse et je lui permettais d’essuyer ses larmes à la dérobée.
«Vous admirez Bouche-en-Cœur? dit tout à coup la voix de Simonne; tout le monde l’admire.»
La réponse fut une grosse larme, qui, n’ayant pu être essuyée à temps, tomba sur mon bracelet.
«Vous pleurez, demanda Simonne de sa voix la plus compatissante, vous avez du chagrin, mademoiselle Augustine?»
Une inclinaison de tête et un regard suppliant lui répondirent.
«Dites-moi ce que vous avez, reprit Simonne, venez dans ce coin me le dire.»
Elle la prit par la main et l’entraîna dans un angle du salon.
«Asseyez-vous sur ce pouf et mettez Bouche-en-Cœur debout. Comme cela nous aurons l’air de nous occuper d’elle. Avez-vous remarqué ce joli porte-bonheur? Oui, n’est-ce pas? Pourquoi pleurez-vous aujourd’hui?»
La pauvre Augustine s’essuya les yeux et raconta la plus navrante histoire.
Sa mère, dont elle était l’unique soutien, n’avait pu finir une tapisserie qui venait de lui être laissée par la dame qui l’avait commandée; d’un autre côté, une de ses parentes éloignées, qui lui faisait une petite pension, venait de mourir. Le prix de la tapisserie et le semestre de la pension devaient payer le loyer pour lequel on était en retard de deux termes et le matin même, le propriétaire avait fait signifier le congé. Les meubles allaient être vendus, elles allaient se trouver sur le pavé. La pauvre Augustine avait espéré jusqu’au dernier moment attendrir le propriétaire; ce jour-là même, et c’était la cause de son retard, elle était allée le supplier d’attendre.
L’homme au cœur de tigre avait refusé et ellé ne savait plus où donner de la tête.
Vous lui devez donc une bien grosse somme, à ce méchant homme? demanda Simonne.
— Trois cent dix-huit francs, mademoiselle.
— Et si maman vous avançait mes mois de piano?»
Et Mlle Augustine, se mouchant bien fort, et rougissant jusqu’aux cheveux, avoua qu’elle avait déjà reçu trois mois d’avance.
«Mon Dieu, dit Simonne, comment faire, alors? Je n’ai que trente-deux francs dans ma bourse, et encore je dois cinq francs à maman. Je vais consulter grand-père, maman et Hugues. Donnez-moi Bouche-en-Cœur et allez bien vite au piano pendant que je pense à la manière de vous procurer cette grosse somme.»
Je passai des mains de Mlle Augustine dans celles de Simonne, qui s’en alla raconter à son grand-père l’infortune de sa maîtresse de piano. Il l’écouta en souriant, lui dit qu’elle le ruinait avec ses charités, et ajouta qu’il avait encore cinquante francs à sa disposition.
Nous l’embrassâmes pour cette généreuse parole, je dis nous parce que, naturellement, je suivais tous les mouvements de ma petite maman, et nous nous mîmes à la recherche de Mme de Gardeval.
Elle causait dans un coin avec plusieurs mamans et ne fut pas médiocrement étonnée de voir sa fille hors de la danse. L’histoire recommença, accompagnée des plus tendres câlineries.
Nous ne faisions que nous jeter au cou de notre maman, qui ne s’attendrissait pas aussi vite que son père.
«Mesdames, dit-elle à ses voisines, j’ai une fille qui m’inquiète. Elle a tellement le cœur sur la main, que son argent ne reste pas un mois dans son tiroir.
— C’est pourquoi on l’aime, dit une grande dame très sympathique, coiffée d’une mantille, en nous attirant à elle pour nous embrasser.
— Maman, après ceci, je ne vous demanderai plus rien, dit Simonne; mais je ne peux pas laisser vendre les meubles de Mlle Augustine.
— Ma chère enfant, il y a toujours eu peu d’ordre chez Mlle Augustine ou plutôt chez sa mère, qui n’a pas su garder sa modeste situation. Il n’est pas de mois où je ne sois mise en demeure de lui avancer le prix de ses leçons.
— Mais ses meubles, maman. Si on lui vend ses meubles, comment fera-t-elle? Voyez, j’ai déjà une grosse somme.»
Elle tira un calepin de sa poche et dit:
«Moi, vingt-sept francs.
— Et les cinq francs que tu me dois?
— Je les soustrais, maman. Vingt-sept francs, grand-père, cinquante francs,... vous?
— Moi, rien, répondit Mme de Gardeval; je me réserve pour plus tard, quand il faudra les mettre en pension quelque part.
— Qu’est-ce que cette arithmétique? demanda tout à coup une voix derrière nous, un compte de polkas?»
C’était Hugues qui se penchait sur le calepin ouvert.
Simonne lui raconta l’histoire et ajouta:
«Hugues, combien me donneras-tu?»
Il porta la main à son gousset et répondit:
«Inscris-moi pour.... pour.... pour.... vingt-huit centimes.»
Simonne lui jeta un coup d’œil de reproche.
«Allons, j’irai jusqu’à trente,» ajouta-t-il en se pinçant les lèvres pour ne pas rire.
Mais elle, le bon petit cœur, elle regardait sa liste et répétait:
«Comment arriverai-je à trois cent dix-huit francs?
— Si encore vous aviez un lingot d’argent à mettre en loterie, s’écria Hugues, que rien ne désarmait.
— C’est une idée, dit la dame à la mantille. Simonne, voilà une plaisanterie dont vous pouvez tirer parti. La réunion est nombreuse, mettez quelque chose en loterie; si votre maman le permet, nous prendrons toutes des billets.»
L’idée nous enchanta, Simonne et moi. J’avais trouvé dans ma tête de poupée des idées toutes faites et je me rendais compte de ce que c’était qu’une loterie; j’aurais volontiers battu des mains sans prévoir, hélas! l’influence que ce projet fatal aurait sur tout mon avenir.
La question fut de savoir ce que Simonne mettrait en loterie. Avec sa générosité sans bornes, ma petite maman était prête à tous les sacrifices. Elle proposa successivement: sa montre d’or, son médaillon, un joli nécessaire de voyage tout neuf, même le bébé au berceau et sa nourrice, une belle Flamande qui était de faction auprès du berceau.
A tout ce qu’elle proposait, sa maman disait non. Elle le dit moins fermement pour le petit Émile.
«Tu vas dépasser l’âge où l’on joue à la poupée, dit-elle; mais ce berceau coquet est le cadeau de ta tante Sophie, qui est fort susceptible; cherchons autre chose.»
En fin de compte, on s’arrêta à l’ameublement du salon et de la chambre à coucher. C’était là un caprice fort cher que beaucoup de ces petites filles riches n’avaient pu se passer. Le canapé, les fauteuils, les chaises étaient en palissandre doré et damas cerise; la table était recouverte de vrai marbre, et plus d’un enfant aurait pu, à l’occasion, se servir de ces meubles élégants, où se prélassaient en ce moment les nombreuses poupées de Simonne.
La chose entendue, Hugues déclara qu’il était tout prêt à remplir le rôle de crieur public.
Suivi par Simonne, il gagna le milieu du salon et, faisant un porte-voix de ses deux mains, il dit:
«Messieurs et mesdames, vous êtes invités à prendre des billets pour la loterie que va organiser Mlle Simonne de Gardeval, qui est à la tête de toutes les bonnes œuvres de l’arrondissement.»
Tous les enfants avaient dressé l’oreille et les plus grands expliquèrent aux plus petits ce que c’était qu’une loterie.
«Le billet est à un franc, reprit Hugues, ce n’est pas ruineux, comme vous voyez. Pour un franc, écoutez bien, mesdemoiselles, vous pouvez gagner tout ce bel ameublement de salon en palissandre doré, qui est là dans l’encoignure. Qui est-ce qui veut des billets?»
Et il brandit le calepin de Simonne.
Un silence glacial accueillit son discours et Simonne, désolée, voyait sa loterie tomber dans l’eau, quand tout à coup, une sotte, comme il s’en trouve partout, la petite fille au teint mat et aux cheveux noirs, s’élança vers nous et s’écria:
«Moi, je prends vingt billets pour gagner Bouche-en-Cœur.
— Moi aussi, moi aussi, moi aussi.»
Et toutes les mains de se lever, et les propositions de se croiser.
«Hugues, je prends deux billets. Simonne, j’en prends quatre, six, dix, vingt.»
C’était un délire.
Simonne, tout hésitante, toute troublée, me pressait dans ses bras, comme pour me défendre contre ces convoitises. De toutes les parties du salon accouraient des petites filles, attirées par cette nouvelle qui était fausse: «Bouche-en-Cœur est en loterie.»
On ne parlait que de cela.
«Eh bien, dit Hugues, en a-t-elle, un succès, cette jolie Bouche-en-Cœur. On ne veut pas de ton ameublement, Simonne; si tu tiens à la loterie, il faut te décider à sacrifier Bouche-en-Coeur,
— Va consulter maman,» répondit Simonne, qui devenait toute perplexe.
Il disparut et nous restâmes en face l’une de l’autre, nous regardant comme deux êtres qui comprennent seulement, à l’heure de la séparation, la profondeur de l’affection qui les unit. Moi, je l’avais toujours aimée, et ce dernier trait m’avait touchée jusqu’au fond du cœur. Et elle, après m’avoir traitée avec une cruelle indifférence, se disait en me regardant: «Mais où avais-je les yeux de ne pas voir que jamais poupée plus sympathique ne s’est rencontrée sur mon chemin.»
Hugues revint tenant une grande feuille de papier à la main.
«Maman consent, dit-il. Eh bien, cela n’a pas l’air de t’enchanter.»
Et Simonne, me baisant les cheveux, dit tout bas:
«Hugues, je la regrette tant.
— Eh bien, garde-la!» s’écria-t-il.
Mais, en ce moment, les yeux de Simonne tombèrent sur Mlle Augustine qui, assise sur le tabouret du piano, nous regardait avec ses yeux rougis par les larmes.
«Ah! mon Dieu, mon Dieu! et les meubles de Mlle Augustine,» murmura-t-elle.
Et, détournant la tête:
«Prends Bouche-en-Cœur, Hugues, ajouta-t-elle, je ne veux plus la regarder.»
Et elle se sauva.
Alors, lui, m’élevant au-dessus de la foule, s’amusa à faire remarquer la beauté de mes cheveux, de mes yeux, la perfection de mes mains, la richesse de ma toilette.
«Remarquez bien, mesdemoiselles, que cette charmante Bouche-en-Cœur a même un porte-bonheur, s’écria-t-il en mettant le bijou en évidence. Ce bracelet seul vaut trente francs comme un liard. Qui veut des billets?
— Moi, moi, moi.»
Ils se précipitèrent tous, et la feuille blanche se remplit de numéros et de noms. Les petites filles qui n’avaient pas d’argent quêtaient intrépidement auprès de leurs mamans et de leurs frères.
Hugues, tout triomphant, alla porter à sa mère le grand papier tout noirci. Le compte fait, il y avait deux cent vingt billets de pris.
«Maintenant, il faut confectionner les numéros, dit-il. Quand se tirera cette loterie improvisée, maman, tout de suite?
Non, remettez cela à jeudi prochain, répondit la mère, ce sera un nouveau sujet d’intérêt pour votre réunion.»
Hugues revint tout triomphant.
Et elle ajouta plus bas:
«Tu sais, mon cher enfant, que la pauvre Simonne regrette sa poupée, laisse-la-lui pendant ces deux jours.»
Hugues prit le papier du haut en bas.
«Mère, si nous déchirions ceci, dit-il. Ce n’est, après tout, qu’une plaisanterie. Puisque Bouche-en-Cœur amuse Simonne, qu’elle la garde. En grattant le fond de nos bourses, nous arriverons peut-être à compléter la somme nécessaire à sa maîtresse de piano.
— Non, dit la maman. Simonne va faire sa première communion et son goût pour les poupées disparaîtra bientôt. En cette affaire, il s’agit d’un acte de vertu dont il ne faut pas lui enlever le mérite. Jusqu’ici, son grand-père et moi avons satisfait à ses désirs de charité ; aujourd’hui il est convenu qu’elle pourvoit elle-même à cette bonne œuvre. Cette poupée a atteint un prix fou; laissons à Mlle Augustine le profit de cet arrangement, et apprenons à Simonne que la véritable charité est toujours doublée de quelque sacrifice.»
Jamais je n’oublierai l’accent avec lequel elle prononça ces paroles, et bien que je fusse la victime de son système, je ne pouvais m’empêcher de reconnaître qu’elle agissait raisonnablement.
«Oh! me disais-je, voici une maman bien tendre et en même temps bien sage.»
Si ces beaux raisonnements n’avaient eu pour résultat de me séparer de gens si sympathiques, je n’y aurais trouvé rien à redire.
Sur toutes ces résolutions magnanimes, je fus déposée dans le salon des poupées, et la fête reprit son cours. Grâce à la musique, qui était assez médiocre, et aussi à la chaleur, qui était intense, j’oubliai mes inquiétudes dans le sommeil.