Читать книгу Le Speronare - Alexandre Dumas - Страница 8

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—Que cela ne vous inquiète pas, rien ne presse.

—Cela presse fort, au contraire, capitaine. Voici les deux cents ducats. Quant à vous, mon ami, continua-t-il en s'adressant à Pietro, voici deux onces pour l'achat du couteau.

—Je vous demande pardon, monsieur, dit Pietro; le couteau coûte cinq carlins, et non pas deux onces. Je ne reçois pas de bonne main pour une pareille chose.

—Je crois bien! dit Pietro interrompant encore; un couteau qui pouvait tuer le capitaine!

—Maintenant, reprit Gaëtano Sferra, quand vous voudrez; je vous attends.

—Vous êtes servis, dit le vieux Matteo en rentrant de sa cuisine.

—Montons donc, dis-je à Gaëtano.

Nous montâmes. Je suivais Gaëtano par derrière; il marchait d'un pas ferme: je demeurai convaincu que cet homme était brave. C'était à n'y plus rien comprendre.

Comme l'avait dit Matteo, nous étions servis. Un bout de la table, couvert d'une nappe et de tout l'accompagnement nécessaire, supportait le dîner. L'autre bout était resté vide, et un tonneau défoncé par un bout était disposé de chaque côté pour nous recevoir quand il nous plairait de commencer.

Pietro déposa un couteau de chaque côté de la table.

—Si vous connaissez ici quelqu'un, et que vous désiriez l'avoir pour témoin, dis-je à Gaëtano, vous pouvez l'envoyer chercher, nous attendrons.

—Je ne connais personne, capitaine. D'ailleurs ces deux braves gens sont là, continua Gaëtano en montrant Pietro et le pilote; ils serviront en même temps pour vous et pour moi.

Ce sang-froid m'étonna. Depuis que j'avais vu cet homme de près, j'avais perdu une partie de mon désir de me venger. Je résolus donc de faire une espèce de tentative de conciliation.

—Écoutez, lui dis-je au moment où il venait de passer de l'autre côté de la table, il est évident qu'il y a dans tout ceci quelque mystère que je ne connais pas et que je ne puis deviner. Vous n'êtes point un assassin. Pourquoi m'avez-vous frappé? Dans quel but moi plutôt qu'un autre? Soyez franc, dites-moi tout; et si je reconnais que vous avez été poussé par une nécessité quelconque, par une de ces fatalités plus fortes que l'homme, et à laquelle il faut que l'homme obéisse, eh bien! tout sera dit et nous en resterons là.

Gaëtano réfléchit un instant; puis, d'un air sombre:

—Je ne puis rien vous dire, reprit-il, le secret n'est pas à moi seul; puis voyez-vous, ce n'est point le hasard qui nous a conduits face à face. Ce qui est écrit est écrit, et il faut que les choses s'accomplissent: battons-nous!

—Réfléchissez, repris-je, il en est encore temps. Si c'est la présence de ces hommes qui vous gêne, il s'en iront, et je resterai seul avec vous, et ce que vous m'aurez dit, je vous le jure! ce sera comme si vous l'aviez dit à un confesseur.

—J'ai été près de mourir, j'ai fait venir un prêtre, je me suis confessé à lui, croyant que cette confession serait la dernière; au risque de paraître devant Dieu chargé d'un péché mortel, je ne lui ai pas révélé le secret que vous voulez savoir.

—Cependant…, monsieur, repris-je, insistant d'autant plus qu'il se défendait davantage.

—Ah! interrompit-il insolemment, est-ce que c'est vous qui, après m'avoir fait venir ici, ne voudriez plus vous battre? Est-ce que vous auriez peur, par hasard?

—Peur! m'écriai-je; et d'un bond je fus dans le tonneau et le couteau à la main.

—N'est-ce pas, Pietro, continua le capitaine en s'interrompant, n'est-ce pas que je fis tout cela pour l'amener à me dire la cause de sa conduite envers moi?

—Oui, vous l'avez fait, répondit Pietro, et j'en étais même bien étonné, car vous le savez bien, capitaine, ce n'est pas votre habitude, et quand nous avions de ces choses-là avec les Calabrais, ça allait comme sur des roulettes.

—Enfin, reprit le capitaine, il ne voulut rien entendre. Il entra à son tour dans son tonneau. Seulement, quand on voulut lui lier le bras gauche derrière le dos comme on venait de me le faire à moi, il prétendit que cela le gênait, et demanda qu'on lui laissât le bras libre. On le lui délia aussitôt.

Alors nous commençâmes à nous escrimer; comme malgré lui et naturellement il parait les coups que je lui portais avec le bras gauche, cela retarda un peu la fin du combat. Il me déchira même un tant soit peu l'épaule avant que je l'eusse touché, car je regardais comme au-dessous de moi de le frapper dans les membres. Mais, ma foi! quand je vis mon sang couler, et Pietro qui se mangeait les poings jusqu'aux coudes, je lui allongeai une si rude botte, que, du coup de poing encore plus que du coup de couteau, il s'en alla rouler, lui et son tonneau, jusqu'auprès de la fenêtre. Quand je vis qu'il ne se relevait pas, je pensai qu'il avait son compte. En effet, en regardant la lame du couteau, je vis qu'elle était rouge jusqu'au manche. Nunzio courut à lui.

—Eh bien! eh bien! lui dit-il, qu'est-ce qu'il y a? Est-ce que nous demanderons un prêtre ou un médecin?

—Un prêtre, répondit Gaëtano d'une voix sourde, le médecin serait inutile.

—Va donc pour le prêtre, dit Nunzio. Eh! vieux, continua-t-il en appelant.

Une porte s'ouvrit et Matteo apparut.

—Une chambre et un lit pour monsieur qui se trouve mal!

—C'est prêt, dit Matteo.

—Alors, aidez-moi à le porter pendant qu'ils vont casser quelques bouteilles, eux autres, pour faire croire que ça est venu comme ça petit à petit.

—Un prêtre! un prêtre! murmura Gaëtano plus sourdement encore que la première fois; vous voyez bien que si vous tardez, je serai mort avant qu'il vienne—En effet, le sang coulait de sa poitrine comme d'une fontaine.

—Vous, mort! ah! bien oui, dit Matteo en le prenant pardessous les épaules, tandis que Nunzio le prenait par les jambes; vous avez encore pour plus de quatre ou cinq heures à vivre, allez, je vois ça dans vos yeux; je vais vous mettre là-dessus une bonne compresse, et vous aurez le temps de faire une fameuse confession.

La porte se referma, et je me retrouvai seul avec Pietro.

—Eh bien! me dit-il, que diable avez-vous donc, capitaine? est-ce que vous allez vous trouver mal pour cette écorchure que vous avez là à l'épaule?

—Ah! ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, lui répondis-je, mais j'aimerais mieux ne pas avoir rencontré cet homme, j'étais payé pour le mener sain et sauf ici.

—Eh bien! mais il me semble, répondit Pietro, que, quand nous l'avons débarqué, il se portait comme un charme.

—Cet argent me portera malheur, Pietro; et s'il meurt, je n'en veux pas garder un sou, et je l'emploierai à faire dire des messes.

—Des messes! c'est toujours bon, dit Pietro, et la preuve, c'est que celle que vous avez commandée tout à l'heure ne vous a pas mal réussi; mais l'argent n'est pas méprisable non plus.

—Et cette pauvre femme, Pietro, cette pauvre femme qui est venue me trouver à mon bâtiment, et qui l'a conduit jusque sur le rivage! Hein! quand elle va savoir cela.

—Ah! dame! il y aura des larmes, ça c'est sûr; mais, au bout du compte, il vaut mieux que ce soit elle qui pleure que la patronne. D'ailleurs, vous n'avez fait que lui rendre ce qu'il vous avait donné il y a un an, voilà tout; avec les intérêts, c'est vrai, mais écoutez donc, il n'y a que des banqueroutiers qui ne paient pas leurs dettes.

—C'est égal, repris-je, je voudrais bien savoir pourquoi il m'a donné ce coup de couteau.

En ce moment, la porte de la chambre où l'on avait porté Gaëtano Sferra s'ouvrît.

—Capitaine Arena, dit une voix, le moribond vous demande. Je me retournai, et je reconnus fra Girolamo.

—Me voilà, mon père, répondis-je en tressaillant.

—Allons, dit Pietro, vous allez probablement savoir la chose; si cela peut se dire, vous nous la raconterez.

Je lui fis signe de la tête que oui et j'entrai.

—Mon frère, dit fra Girolamo en montrant Gaëtano Sferra, pâle comme les draps dans lesquels il était couché, voici un chrétien qui va mourir, et qui désire que vous entendiez sa confession.

—Oui, venez, capitaine, dit Gaëtano d'une voix si faible qu'à peine pouvait-on l'entendre; et puisse Dieu me donner la force d'aller jusqu'au bout!

—Tenez, tenez, dit le père Matteo en entrant et en posant une fiole remplie d'une liqueur rouge comme du sang, sur la table qui était près du lit du mourant; tenez, voilà qui va vous remettre le coeur; buvez-moi deux cuillerées de cela, et vous m'en direz des nouvelles. Vous savez, capitaine, continua-t-il en s'adressant à moi, c'est le même élixir que faisait cette pauvre Julia, qu'on appelait la sorcière, et qui a fait tant de bien à votre oncle.

—Oh! alors, dis-je, en versant la liqueur dans une cuillère, et en approchant la cuillère des lèvres du blessé, buvez; Matteo a raison, cela vous fera du bien.

Gaëtano avala la cuillerée d'élixir, tandis que fra Girolamo refermait la porte derrière Matteo, qui ne pouvait rester plus longtemps, le moribond allait se confesser. A peine l'eut-il bue, que ses yeux brillèrent, et qu'une vive rougeur passa sur son visage.

—Que m'avez-vous donné là, capitaine? s'écria-t-il en me saisissant la main; encore une cuillerée, encore une, je veux avoir la force de tout vous raconter.

Je lui donnai une seconde gorgée de l'élixir; il se souleva alors sur une main et appuya l'autre sur sa poitrine.

—Ah! voilà la première fois que je respire depuis que j'ai reçu votre coup de couteau, capitaine; cela fait du bien de respirer.

—Mon fils, dit fra Girolamo, profitez de ce que Dieu vous secourt pour nous dire ce secret qui vous étouffe plus encore que votre blessure.

—Mais si j'allais ne pas mourir, mon père, s'écria Gaëtano: si j'allais ne pas mourir! il serait inutile que je me confessasse. J'ai déjà vu la mort d'aussi près qu'en ce moment-ci, et cependant j'en suis revenu.

—Mon fils, dit fra Girolamo, c'est une tentation du démon qui, à cette heure, dispute votre âme à Dieu. Ne croyez pas les conseils du maudit. Dieu seul sait si vous devez vivre ou mourir; mais agissez toujours comme si votre mort était sûre.

—Vous avez raison, mon père, dit Gaëtano en essuyant avec son mouchoir une écume rougeâtre qui humectait ses lèvres; vous avez raison: écoutez, et vous aussi, capitaine.

Je m'assis au pied du lit, fra Girolamo s'assit au chevet, prit dans ses deux mains les deux mains du moribond, qui commença:

—J'aimais une femme; c'est celle à laquelle est adressée la lettre que je vous ai donnée, mon père, pour qu'elle lui fût remise en cas de mort. Cette femme, je l'avais aimée jeune fille; mais je n'étais pas assez riche pour être agréé par ses parents: on la donna à un marchand grec, jeune encore, mais qu'elle n'aimait pas. Nous fûmes séparés. Dieu sait que je fis tout ce que je pus pour l'oublier. Pendant un an je voyageai, et peut-être ne fusse-je jamais revenu à Malte, si je n'eusse reçu la nouvelle que mon père était mourant.

Trois jours après mon retour, mon père était mort. En suivant son convoi, je passai devant la maison de Lena. Malgré moi, je levai la tête, et à travers la jalousie j'aperçus ses yeux. De ce moment, il me sembla ne l'avoir pas quittée un instant, et je sentis que je l'aimais plus que jamais.

Le soir, je revins sous cette fenêtre. J'y étais à peine, que j'entendis le petit cri que faisaient en s'écartant les planchettes des persiennes; au même moment une lettre tomba à mes pieds. Cette lettre me disait que dans deux jours son mari partait pour Candie, et qu'elle restait seule avec sa vieille nourrice. J'aurais dû partir, je le sais bien, mon père, j'aurais dû fuir aussi loin que la terre eût pu me porter, ou bien entrer dans quelque couvent, faire raser mes cheveux, et m'abriter sous quelque saint habit qui eût étouffé mon amour; mais j'étais jeune, j'étais amoureux: je restai.

Mon père, je n'ose pas vous parler de notre bonheur, c'était un crime. Pendant trois mois nous fûmes, Lena et moi, les êtres les plus heureux de la création. Ces trois mois passèrent comme un jour, comme une heure, ou plutôt ils n'existèrent pas: ce fut un rêve.

Un matin Lena reçut une lettre de son mari. J'étais près d'elle quand sa vieille nourrice l'apporta. Nous nous regardâmes en tremblant; ni l'un ni l'autre de nous ne l'osait ouvrir. Elle était là sur la table. Deux ou trois fois, et chacun à notre tour, nous avançâmes la main. Enfin, Lena la prit, et me regardant fixement:

—Gaëtano, dit-elle, m'aimes-tu?

—Plus que ma vie, répondis-je.

—Serais-tu prêt à tout quitter pour moi, comme je serais prête à tout quitter pour toi?

—Je n'ai que toi au monde: où tu iras, je te suivrai.

—Eh bien! convenons d'une chose: si cette lettre m'annonce son retour, convenons que nous partirons ensemble, à l'instant même, sans hésiter, avec ce que tu auras d'argent et moi de bijoux.

—A l'instant même, sans hésiter; Lena, je suis prêt.

Elle me tendit la main, et nous ouvrîmes la lettre en souriant. Il annonçait que ses affaires n'étant point terminées, il ne serait de retour que dans trois mois. Nous respirâmes. Quoique notre résolution fût bien prise, nous n'étions pas fâchés d'avoir encore ce délai avant de la mettre à exécution.

En sortant de chez Lena, je rencontrai un mendiant que depuis trois jours je retrouvais constamment à la même place. Cette assiduité me surprit, et tout en lui faisant l'aumône, je l'interrogeai; mais à peine s'il parlait l'italien, et tout ce que j'en pus tirer, c'est que c'était un matelot épirote dont le vaisseau avait fait naufrage, et qui attendait une occasion de s'engager sur un autre bâtiment.

Je revins le soir. Le temps nous était mesuré d'une main trop avare pour que nous en perdissions la moindre parcelle. Je trouvai Lena triste. Pendant quelques instants je l'interrogeai inutilement sur la cause de cette tristesse; enfin elle m'avoua qu'en faisant sa prière du matin devant une madone du Pérugin, qui était dans sa famille depuis trois cents ans et à laquelle elle avait une dévotion toute particulière, elle avait vu distinctement couler deux larmes des yeux de l'image sainte. Elle avait cru d'abord être le jouet de quelque illusion, et elle s'en était approchée, afin de regarder de plus près. C'étaient bien deux larmes qui roulaient sur ses joues, deux larmes réelles, deux larmes vivantes, deux larmes de femme! Elle les avait essuyées alors avec son mouchoir, et le mouchoir était resté mouillé. Il n'y avait pas de doute pour elle, la madone avait pleuré, et ces larmes, elle en était certaine, présagaient quelque grand malheur.

Je voulus la rassurer, mais l'impression était trop profonde. Je voulus lui faire oublier par un bonheur réel cette crainte imaginaire; mais pour la première fois je la trouvai froide et presque insensible, et elle finit par me supplier de me retirer, et de la laisser passer la nuit en prières. J'insistai un instant, mais Lena joignit les mains en me suppliant, et à mon tour je vis deux grosses larmes qui tremblaient à ses paupières. Je les recueillis avec mes lèvres; puis, moitié ravi, moitié boudant, je m'apprêtai à lui obéir.

Alors nous soufflâmes la lumière; nous allâmes à la fenêtre pour nous assurer si la rue était solitaire, et nous soulevâmes le volet. Un homme enveloppé dans un manteau était appuyé au mur. Au bruit que nous fîmes, il releva la tête; mais nous vîmes à temps le mouvement qu'il allait faire: nous laissâmes retomber le volet, et il ne put nous apercevoir.

Nous restâmes un instant muets et immobiles, écoutant le battement de nos coeurs qui se répondaient en bondissant et qui troublaient seuls le silence de la nuit. Cette terreur superstitieuse de Lena avait fini par me gagner, et si je ne croyais pas à un malheur, je croyais au moins à un danger. Je soulevai le volet de nouveau, l'homme avait disparu.

Je voulus profiter de son absence pour m'éloigner; j'embrassai une dernière fois Lena, et je m'approchai de la porte. En ce moment il me sembla entendre dans le corridor qui y conduisait le bruit d'un pas. Sans doute Lena crut l'entendre comme moi, car elle me serra les mains.

—As-tu une arme? me dit-elle si bas, qu'à peine je compris.

—Aucune, répondis-je.

—Attends. Elle me quitta. Quelques secondes après, je l'entendis ou plutôt je la sentais revenir. Tiens, me dit-elle, et elle me mit dans la main le manche d'un petit yatagan qui appartenait à son mari.

—Je crois que nous nous sommes trompés, lui dis-je, car on n'entend plus rien.

—N'importe! me dit-elle, garde ce poignard, et désormais ne viens jamais sans être armé. Je le veux, entends-tu? Et je rencontrai ses lèvres qui cherchaient les miennes pour faire de son commandement une prière.

—Tu exiges donc toujours que je te quitte.

—Je ne l'exige pas, je t'en prie.

—Mais à demain, au moins.

—Oui, à demain.

Je serrai Lena une dernière fois dans mes bras, puis j'ouvris la porte.

Tout était silencieux et paraissait calme.

—Folle que tu es! lui dis-je.

—Folle tant que tu voudras, mais la madone a pleuré.

—C'est de jalousie, Lena, lui dis-je en l'enlaçant une dernière fois dans mes bras et en approchant sa tête de la mienne.

—Prends garde! s'écria Lena avec un cri terrible et en faisant un mouvement pour se jeter en avant. Le voilà! le voilà!

En effet, un homme s'élançait de l'autre bout de l'appartement. Je bondis au-devant de lui, et nous nous trouvâmes face à face. C'était Morelli, le mari de Lena. Nous ne dîmes pas un mot, nous nous jetâmes l'un sur l'autre en rugissant. Il tenait d'une main un poignard et de l'autre un pistolet. Le pistolet partit dans la lutte, mais sans me toucher. Je ripostai par un coup terrible, et j'entendis mon adversaire pousser un cri. Je venais de lui enfoncer l'yatagan dans la poitrine. En ce moment le mot de halte retentit en anglais: une patrouille qui passait dans la rue, prévenue par le coup de pistolet, s'arrêtait sous les fenêtres. Je me précipitais vers la porte pour sortir; Lena me saisit par le bras, me fit traverser sa chambre, m'ouvrit une petite croisée qui donnait sur un jardin. Je sentis que ma présence ne pouvait que la perdre.

—Écoute, lui dis-je, tu ne sais rien, tu n'as rien vu, tu es accourue au bruit, et tu as trouvé ton mari mort.

—Sois tranquille.

—Où te reverrai-je?

—Partout où tu seras.

—Adieu.

—Au revoir.

Je m'élançai comme un fou à travers le jardin, j'escaladai le mur, je me trouvai dans une ruelle. Je n'y voyais plus, je ne savais plus où j'étais, je courus ainsi devant moi jusqu'à ce que je me trouvasse sur la place d'Armes; là, je m'orientai, et rappelant à mon aide un peu de sang-froid, je me consultai sur ce que j'avais de mieux à faire. C'était de fuir; mais à Malte on ne fuit pas facilement; d'ailleurs j'avais sur moi quelques sequins à peine; tout ce que je possédais était chez moi, chez moi aussi étaient des lettres de Lena qui pouvaient être saisies et dénoncer notre amour. La première chose que j'eusse à faire était donc de rentrer chez moi.

Je repris en courant le chemin de la maison. A quelques pas de la porte était un homme accroupi, la tête entre ses genoux: je crus qu'il dormait, comme cela arrive parfois aux mendiants dans les rues de Malte; je n'y fis point attention, et je rentrai.

En deux bonds je fus dans ma chambre; je courus d'abord au secrétaire dans lequel étaient les lettres de Lena, et je les brûlai jusqu'à la dernière; puis, quand je vis qu'elles n'étaient plus que cendres, j'ouvris le tiroir où était l'argent, je pris tout ce que j'avais. Mon intention était de courir au port, de me jeter dans une barque, de troquer mes habits contre ceux d'un matelot, et le lendemain de sortir de la rade avec tous les pêcheurs qui sortent chaque matin. Cela m'était d'autant plus facile que vingt fois j'avais fait des parties de pêche avec chacun d'eux, et que je les connaissais tous. L'important était donc de gagner le port.

Je redescendis vivement dans cette intention; mais au moment où je rouvrais la porte de la rue pour sortir, quatre soldats anglais se jetèrent sur moi; en même temps un homme s'approcha, et m'éclairant le visage avec une lanterne sourde:

—C'est lui, dit-il.

De mon côté, je reconnus le mendiant épirote à qui j'avais fait l'aumône le matin même. Je compris que j'étais perdu si je ne surveillais pas chacune de mes paroles. Je demandai, de la voix la plus calme que je pus prendre, ce qu'on me voulait et où l'on me conduisait; on me répondit en prenant le chemin de la prison, et arrivé à la prison, en m'enfermant dans un cachot.

A peine fus-je seul que je réfléchis à ma situation. Personne ne m'avait vu frapper Morelli, j'étais sûr de Lena comme de moi-même. Je n'avais point été pris sur le fait, je résolus de me renfermer dans la dénégation la plus absolue.

J'aurais bien pu dire qu'en sortant de chez Lena j'avais été attaqué et que je n'avais fait que me défendre. Ainsi peut-être je changeais la peine de mort en prison, mais je perdais Lena. Je n'y songeais même point.

Le lendemain, un juge et deux greffiers vinrent m'interroger dans ma prison. Morelli n'était pas mort sur le coup; c'était lui qui avait dit mon nom au chef de la patrouille survenue pendant notre lutte; il avait affirmé sur le crucifix m'avoir parfaitement reconnu, et il avait rendu le dernier soupir.

Je niai tout; j'affirmai que je ne connaissais Lena que pour l'avoir rencontrée comme on rencontre tout le monde, au spectacle, à la promenade, chez le gouverneur; j'étais resté chez moi toute la soirée, et je n'en étais sorti qu'au moment où j'avais été arrêté. Comme nos maisons ont rarement des concierges, et que chacun entre et sort avec sa clef, personne sur ce point ne put me donner de démenti.

Le juge donna l'ordre de me confronter avec le cadavre. Je sortis de mon cachot, et l'on me conduisit chez Lena. Je sentis que c'était là où j'aurais besoin de toute ma force: je me fis un front de marbre, et je résolus de ne me laisser émouvoir par rien.

En traversant le corridor, je vis la place de la lutte: une petite glace était cassée par la balle du pistolet, le tapis avait conservé une large tache de sang; elle se trouvait sur mon chemin, je ne cherchai point à l'éviter, je marchai dessus comme si j'ignorais ce que c'était.

On me fit entrer dans la chambre de Lena: le cadavre était couché sur le lit, la figure et la poitrine découvertes; une dernière convulsion de rage crispait sa figure; sa poitrine était traversée par la blessure qui l'avait tué. Je m'approchai du lit d'un pas ferme; on renouvela l'interrogatoire, je ne m'écartai en rien de mes premières réponses. On fit venir Lena.

Elle s'approcha pâle, mais calme; deux grosses larmes silencieuses roulaient sur ses joues, et pouvaient aussi bien venir de la douleur qu'elle éprouvait d'avoir perdu son mari, que de la situation où elle voyait son amant.

—Que me voulez-vous encore? dit-elle; je vous ai déjà dit que je ne sais rien, que je n'ai rien vu; j'étais couchée, j'ai entendu du bruit dans le corridor, j'ai couru; j'ai entendu mon mari crier à l'assassin. Voilà tout.

On fit monter l'Épirote, et on nous confronta avec lui. Lena dit qu'elle ne le connaissait point. Je répondis que je ne me rappelais pas l'avoir jamais vu.

Je n'avais donc réellement contre moi que la déclaration du mort. Le procès se poursuivit avec activité: le juge accomplissait son devoir en homme qui veut absolument avoir une tête. A toute heure du jour et de la nuit, il entrait dans mon cachot pour me surprendre et m'interroger. Cela lui était d'autant plus facile, que mon cachot avait une porte qui donnait dans la chambre des condamnés, et qu'il avait la clef de cette porte; mais je tins bon, je niai constamment.

On mit dans ma prison un espion qui se présenta comme un compagnon d'infortune, et qui m'avoua tout. Comme moi il avait tué un homme, et comme moi il attendait son jugement. Je plaignis le sort qui lui était réservé, mais je lui dis que, quant à moi, j'étais parfaitement tranquille, étant innocent. L'espion, un matin, passa dans un autre cachot.

Cependant, à l'accusation du mort, à la déposition de l'Épirote, s'était jointe une circonstance terrible: on avait retrouvé dans le jardin la trace de mes pas; on avait mesuré la semelle de mes bottes avec les empreintes laissées, et l'on avait reconnu que les unes s'adaptaient parfaitement aux autres. Quelques-uns de mes cheveux aussi étaient restés dans la main du moribond: ces cheveux, comparés aux miens, ne laissaient aucun doute sur l'identité.

Mon avocat prouva clairement que j'étais innocent, mais le juge prouva plus clairement que j'étais coupable, et je fus condamné à mort.

J'écoutai l'arrêt sans sourciller; quelques murmures se firent entendre dans l'auditoire. Je vis que beaucoup doutaient de la justice de la condamnation. J'étendis la main vers le Christ:

—Les hommes peuvent me condamner, m'écriai-je; mais voilà celui qui m'a déjà absous.

—Vous avez fait cela, mon fils, s'écria fra Girolamo, qui n'avait pas sourcillé à l'assassinat, mais qui frissonnait au blasphème.

—Ce n'était pas pour moi, mon père, c'était pour Lena. Je n'avais pas peur de la mort; et vous le verrez bien, puisque vous allez me voir mourir; mais ma condamnation la déshonorait, mon supplice en faisait une femme perdue. Puis, je ne sais quelle vague espérance me criait au fond du coeur que je sortirais de tout cela. D'ailleurs, en vous avouant tout comme je le fais, à vous et au capitaine, est-ce que Dieu ne me pardonnera pas, mon père? Vous m'avez dit qu'il me pardonnerait! Mentiez-vous aussi, vous?

Fra Girolamo ne répondit au moribond que par une prière mentale. Gaëtano regardait en pâlissant ce moine qui s'agenouillait sur les péchés d'autrui, et je vis la fièvre de ses yeux qui commençait à s'éteindre; il sentit lui-même qu'il faiblissait.

—Encore une cuillerée de cet élixir, capitaine, dit-il. Et vous, mon père, écoutez-moi d'abord: nous n'avons pas de temps à perdre: vous prierez après.

Je lui fis avaler une gorgée d'élixir, qui produisit le même effet que la première fois. Je vis reparaître le sang sur ses joues, et ses yeux brillèrent de nouveau.

—Où en étions-nous? demanda Gaëtano.

—Vous veniez d'être condamné, lui dis-je.

—Oui. On me conduisit dans mon cachot; trois jours me restaient: trois jours séparent, comme vous savez, la condamnation du supplice.

Le premier jour, le greffier vint me lire l'arrêt, et me pressa d'avouer mon crime, m'assurant que, comme il y avait des circonstances atténuantes, peut-être obtiendrais-je une commutation de peine. Je lui répondis que je ne pouvais avouer un crime que je n'avais pas commis, et je vis qu'il sortait du cachot, ébranlé lui-même de la fermeté de mes dénégations.

Le lendemain ce fut le tour du confesseur. C'était un crime plus grand que le premier peut-être, mais je niai tout, même au confesseur.—Fra Girolamo fit un mouvement.—Mon père, reprit Gaëtano, Lena m'avait toujours dit que, si je mourais avant elle, elle entrerait dans un couvent et prierait pour moi pendant tout le reste de sa vie. Je comptais sur ses prières.

Le confesseur sortit convaincu que je n'étais pas coupable, et sa bouche, en me donnant le baiser de paix, laissa échapper le mot martyr. Je lui demandai si je ne le reverrais pas, il promit de revenir passer avec moi la journée et la nuit du lendemain.

A quatre heures du soir, la porte de ma prison, celle qui donnait dans la chapelle des condamnés, s'ouvrit, et je vis paraître le juge.

—Eh bien! lui dis-je en l'apercevant, êtes-vous enfin convaincu que vous avez condamné un innocent?

—Non, me répondit-il; je sais que vous êtes coupable; mais je viens pour vous sauver.

Je présumai que c'était quelque nouvelle ruse pour m'arracher mon secret, et je me pris à rire dédaigneusement. Le juge s'avança vers moi, et me tendit un papier; je lus:

«Crois à tout ce que te dira le juge, et fais tout ce qu'il t'ordonnera de faire.

Le Speronare

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