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CHAPITRE DEUXIÈME RÉCIT D'ANICET

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«Monsieur, dit Anicet, je dînerais tous les soirs chez les aubergistes pour peu que je fusse assuré d'y trouver toujours un voisinage qui valût le vôtre. Par un miracle assez inexplicable, votre récit était précisément celui que j'attendais à cette heure de ma vie, et vous avez bien vu qu'il m'a tenu sous le charme. Mais permettez-moi quelques critiques sur la façon dont vous avez usé pour le faire. Il m'y a paru un certain désordre qui porte assez la marque de l'époque où vous êtes censé avoir vécu, une certaine anarchie, conséquence de la tempête romantique dont les meilleurs esprits se ressentaient encore à la fin du siècle dernier, une certaine complexité que la raison déplore et de laquelle un homme, aussi libéré que vous l'êtes des préjugés en cours, pourrait aisément se défaire. Vous vous êtes peint dans l'enfance, l'adolescence et la maturité; vous m'avez promené par les contrées les plus diverses; vous m'avez conté au moins trois romans amoureux. Il eût été très simple et bien plus démonstratif de vous soumettre dans cet exposé à la règle des trois unités, qui présente l'avantage de réduire au minimum l'importance des concepts humains et de permettre une clarté narrative qu'on n'atteindrait pas sans elle. Ainsi vous eussiez présenté dans un seul décor, sans sacrifier à l'exotisme, vos amours avec une seule femme qui prît successivement les diverses attitudes de vos maîtresses successives dans une unité de temps à votre choix, le jour par exemple. N'objectez pas que vous auriez altéré la réalité, je sais que cela vous indiffère, et si vous y voulez réfléchir, vous conviendrez que cela n'eût rien changé à la portée de votre récit mais aurait conféré à celui-ci la composition et la pureté qui lui manquent. Ne vous froissez pas d'une observation qui prouve seulement l'intérêt que suscite en moi votre narration et qui part tout naturellement d'un jeune homme de ce temps-ci, accoutumé par tempérament et par souci du style à se soumettre toujours à une règle, non pas par conviction, mais dans la certitude que peu importe à quelle discipline on se plie pourvu qu'on en reconnaisse une. Cette époque-ci n'est point à la révolte, elle sourit facilement des incartades mais ne pense pas détenir la vérité. Voici pourquoi, en bon fils de mon siècle, je conforme mes actes et mes oeuvres à une loi, probablement sans fondement, mais qui revêt à mes yeux le prestige d'être tombée en désuétude, de sembler intolérable à autrui, et de ne me peser guère à moi qui ne crois ni au temps, ni au lieu, ni à l'action. En illustration à ce préambule, et pour répondre à votre confiance et à vos confidences, je vous ferai le récit suivant dans lequel je vais m'efforcer d'appliquer les principes qui me sont personnels comme ceux qui nous sont communs. Remarquez bien, Monsieur, que leur strict usage entraîne d'une façon constante l'emploi du présent de l'indicatif qui vient ainsi se substituer au passé défini bien pompeux pour le goût actuel, embarrassant dans l'expression des sentiments familiers et trop souvent escorté dans les propositions relatives du disgracieux imparfait du subjonctif. Excusez de si longs prolégomènes de n'introduire que le bref: Conte de la Parfumeuse et des Bonnes Mœurs.

Souffrez qu'il débute, puisque j'emprunte au théâtre la règle à laquelle je le ploie, comme ferait un texte dramatique, par la description du décor unique dans lequel il va se dérouler. Le lieu impersonnel, neutre, où tout peut advenir, où à toute heure du jour les divers acteurs ont accès, où d'anciens amis pourront se retrouver, des amoureux se réunir, la cour et la ville défiler, n'est, je vous en fais grâce, ni le vestibule à colonnes de la tragédie, ni la place publique de la comédie, mais participe de ces deux cadres comme l'action suivante fait de ces deux genres. Elle se déroule à Paris de nos jours, dans un des passages vivants qui mènent des plaisirs aux affaires, des boulevards aux quartiers commerciaux. C'est la route que prend quotidiennement Anicet, fils de famille, pour se rendre de la maison paternelle aux domaines plaisants de la galanterie, et celui que Monsieur son père, agent de change, suit également quand il va de son bureau à la Bourse, la tête bourrée de chiffres et sans prendre garde aux tentations du chemin. Mille appâts pour la curiosité d'un garçon de vingt ans arrêtent aux devantures les regards d'Anicet junior. Il y a l'étalage d'un marchand de papiers peints, celui d'un épicier qui vend des produits exotiques, mandarines du Cambodge, noix de galles, jujubes, au milieu desquels trône un œuf de verre rempli de graines de cacao; l'étalage d'un tailleur auquel moulés sur des fonds blancs obliques des pantalons rayés et des vestons cintrés frappent de stupeur les âmes sensibles à ce prodige qu un vêtement suffise à soi-même; l'étalage d'un second tailleur constitué de pièces de draps de trois ou quatre gris, du fer à la perle, de chinés beige, rouge et vert, à carreaux petits et grands, obliques ou droits et pointillés de tous acabits; l'étalage d'un orthopédiste, mains coupées, corsets barbares, chaussures chinoises avec les affreux plâtres des diverses sortes de pieds contrefaits, béquilles évocatrices des sorcières, et bandages hideux qui déshonorent des Vénus de Milo de plomb doré; l'étalage d'une fabrique de machines à coudre, bêtes féroces au milieu desquelles se hasardent des ouvrières dompteuses (si seulement j'avais la chance d'en voir dévorer une); l'étalage d'un coiffeur-parfumeur avec ses cires blousées de soie rose, ses fers à friser, ses flacons d'essences aux noms entièrement créés, le buste du Monsieur décoré dont les cheveux, la barbe sont blancs du côté droit et noirs du côté gauche. Enfin il y a là l'entrée de l'Hôtel Meublé, entre des plantes vertes, où vient aboutir directement l'escalier au tapis gris à marges rouges, aux tringles de cuivre; sous le titre bleu et blanc qu'une lampe à gaz éclaire, ce seuil s'ouvre avec une discrétion professionnelle sans que le visage d'aucun portier retienne le passant de le franchir. Sous le toit de verre qui garde ce lieu des intempéries, le promeneur sentimental se trouve assez retranché du monde pour se laisser aller à ses fantaisies, assez voisin de lui pour emprunter à son activité industrielle les éléments d'un enthousiasme singulier.

Ce promeneur, c'est Anicet fils, qui parle, mentalement et non pas frappant les parois de sa bouche avec sa langue, en soufflant l'air de ses poumons sur ses cordes vocales et en agitant ses lèvres comme font puérilement les acteurs dans les pièces de théâtre: «Décor où se complaît ma sensibilité, je te baptise Passage des Cosmoramas. J'ai parmi mes vieux jouets une boîte de prestidigitation où, sur des étagères garnies de miroirs de métal, sont rangés les gobelets, les muscades, la baguette jaune et noire, les mouchoirs de couleur, les pièces de cinq francs à l'effigie de Napoléon III multipliables à volonté, tout l'attirail d'un transfigurateur des mondes. Ce lieu en est l'image, et tout s'offre à ma guise pour y transposer la vie. Aux devantures, les inscriptions ne demandent qu'à changer de sens, et si je lis: ici on parle anglais, l'humble boutique devient pour moi un endroit mystérieux où l'on s'assemble pour se croire en Grande-Bretagne: merveilleux subterfuge dont je demeure saisi. Les majuscules sur les glaces des magasins se muent en troublants hiéroglyphes. Les noms propres des fabricants prennent des significations menaçantes. Le faux-jour qui naît du conflit des lampes aux vitrines et de la clarté blafarde du plafond, permet toutes les erreurs et toutes les interprétations. Quel étrange aspect revêtent chez l'orthopédiste ces appareils trop bien faits, sinistres imitations de la nature même, démons qui attendent un amputé pour le posséder en s'interposant entre sa volonté et la vie. Écris, main de bois, dit le manchot, mais elle continue à se déplacer suivant son grand axe, avec une précision mécanique, sans tenir compte des observations. Tout à coup le malheureux infirme s'aperçoit que ce qui bouge au bout de son bras mutilé, c'est un horrible scorpion qui tourne lentement sur soi-même. Pour qu'il m'épargne, je lui offre les fruits des îles à l'étalage de l'épicier. Du rose au rouge et au violet, ils prennent l'apparence de viandes bleues, et les figues fendues saignent comme de jolis cancers. Les racines d'ignames se multiplient, rampent, courent, montent et toute une forêt vierge éclot de l'œuf de verre où les graines de cacao gardaient les parfums des Indes et des Amériques. De la boutique du naturaliste, qui jusqu'ici me passait inaperçue, s'échappe la faune qui peuple les branches, les taillis, les lianes, en tout point semblable à celle des figures dans les livres de prix. Mais, rat musqué, casoar, loutre, eider, petit gris ou carabe doré, tous conservent en recouvrant la vie ce caractère poussiéreux des animaux empaillés. La végétation se développe tellement, les bêtes deviennent si nombreuses, que je me sens enserré, étouffé, étranglé et que des êtres vermiculaires me frôlent le visage, que des pattes d'insectes s'insinuent sous mes vêtements, que la nature m'envahit. J'ai beau me dire que l'illusion me tient, que ces ramages n'existent qu'à la devanture du marchand de papiers peints, que le crissement des ongles des chacals sur les feuilles mortes, le hurlement des loups blancs, le sifflement des boas constricteurs se réduisent au bruit des machines à coudre, que l'homme mangé par le tigre qui n'en a laissé que le buste est une réclame de teinture pour les cheveux, j'ai beau me dire que je ne cours aucun danger, l'épouvante me gagne à force d'imaginations. Comment sortir de la forêt? Je ne sais pas les mots magiques qui feraient évanouir le charme. Avec angoisse je regarde autour de moi sans rien apprendre. Tout à coup une inscription me saute aux yeux. Je la lis tout haut: VÊTEMENTS TOUT FAITS ET SUR MESURE. Le sort est rompu, merci mon Dieu, je suis sauvé. Je n'ai pas cessé de me trouver dans le Passage où se complaît ma sensibilité. Seulement il fait nuit dans le monde et les magasins ont gagné la bataille de l'électricité contre le jour. Parce que je reviens d'un long voyage, je contemple le paysage avec des yeux d'étranger, sans bien comprendre sa signification ni me faire une idée nette du point de l'espace et du moment des siècles où je vis. Sans doute, à ma droite, à ma gauche, les mannequins des deux tailleurs, les corps qui animent ces habits visibles, n'en ont pas non plus notion. Leurs têtes, leurs jambes, leurs mains sont vraisemblablement restées dans une autre époque. Je m'y transporte, et par un curieux renversement des valeurs je n'aperçois plus autour de moi que des mains, des jambes, des têtes, des chapeaux, des gants, des pantalons démodés. Mais quel style adoptent donc ces êtres fragmentaires? Aux gibus, aux escarpins, je reconnais le Second Empire. Je suis entre deux haies de boursiers et gandins: l'un en habit de nankin bleu barbeau revient de conduire en tilbury dans l'Allée de l'Impératrice; l'autre, les favoris à l'autrichienne, cravaté jusqu'au menton, la serviette de chagrin sous le bras, siffle un quadrille que ses pieds scandent déjà; celui-ci est un milord; ce quatrième porte un pantalon collant cuisse de nymphe émue, un gilet de velours et des bagues à tous les doigts; on reconnaît à la presse qui l'entoure que ce beau merle-ci est un couturier; ce cavalier un peu trop brun appartient à la suite de l'Empereur du Brésil; ce joli cœur, ce cocodès... mais place aux dames! Voilà les partageuses, qui se mettent de la partie. On ne les distingue pas au visage: elles sont uniformément coiffées en bandeaux comme la divine Eugénie. On les classe d'après leurs robes dont les noms sont au goût du jour: Lady Rowena, Stéphanie, Rendez-vous bourgeois, Desdémone, L'Absence, Camille, Les Repentirs, Sans-Souci, Pensez-y toujours, Le Torrent. Qu'arrive-t-il donc? Toutes les femmes se précipitent vers un nouvel arrivant. Qui me dira son nom? La rumeur le murmure: Palikao, Palikao, c'est le futur ministre de la guerre, le plus charmant homme de l'État. Il semble qu'on n'attendait que lui pour tirer les ficelles. Voici toute la foule qui se met à danser. Les couples se font vis-à-vis, sautent, saluent, chahutent. On saisit subitement pourquoi le bas des pantalons épouse les mollets des hommes à voir ceux-ci passer le pied par-dessus la tête de leur danseuse. Quelle musique joue-t-on là, elle a le diable au corps. Les entrechats s'accélèrent. Le bal devient général. Il n'y a que moi qui fais cavalier seul. Bousculé par tout le monde, je ne sais plus où me garer; cet air de bastringue me trotte par la tête, il faut bien que je danse aussi. Vite, une femme. Toutes sont prises, je reste désemparé. Justement de la Parfumerie sort celle que j'attendais: elle a seize ans et un costume à la Moresque. Tout de suite, je l'engage pour la mazourke à cause de son ingénuité. Mais nous dansons le cancan. Quelle fougue elle y apporte. Je ne m'imaginais pas qu'on pût lever si haut la jambe. La Parfumeuse naïve replie la cuisse et la détend d'un seul coup comme un ressort, le pied pointé en avant, qui vient donner contre ma poitrine et m'envoie de surprise à quelques pas. Dès que je suis remis de mon émotion, nous renouons le motif et nous rapprochons corps à corps. Par exemple, je me demande un peu ce que ce petit démon me fait danser là. Il n'y a pas de nom pour ces cabrioles, ces tours de force, ces voltiges. Comment puis-je suivre ces pas que j'ignore? Toute la société fait cercle autour de nous. Je ne sais quelle force me pousse, on jurerait que j'ai dansé ce charivari-là toute ma vie. Exaltante gymnastique, chaque passage me permet de mieux connaître une des merveilles de ma partenaire. La fermeté de ses seins ne peut plus m'échapper, maintenant que je soulève ce corps par la taille et qu'ensuite je le ramène contre moi. Comment ne pas apprécier ses bras, noués autour de mon cou pour la figure suivante? Je ne parle pas des intimes contacts. L'assemblée applaudit, et, fort de son approbation, ivre de la beauté qui s'abandonne à moi, je continue cet exercice. Cependant ma danseuse demeure mon guide, et quand les mouvements nous rapprochent, elle m'enseigne en ces termes l'art et la volupté:

«Le sentiment qui t'anime, qui te porte, qui te possède, sans que tu le puisses définir, s'appelle désir en français, mot dont la traduction latine est précisément le nom même de l'amour. Par ce trait ingénieux, les anciens marquaient que ce mouvement-là fait tout le prix de cette passion-ci. Le désir se réduit à l'attente de la volupté, accompagnée de la représentation anticipée de l'objet de notre transport. Sa puissance est seule infinie, et non celle de l'amour; elle transforme à son gré les imperfections en beautés, interprète les données des sens suivant l'idéal que nous nous proposons, de telle sorte que nous le réalisons toujours à coup sûr, anéantit en nous les préoccupations étrangères à l'idée qui nous domine et simplifie cette psychologie trop complexe, obstacle à la grandeur de nos actions. Ainsi, par un double travail dont l'effet paraît immanquablement, le désir modifie l'univers et nous-mêmes, qu'il embellit d'un même élan. Sans que je m'étende autrement sur des détails difficiles à pousser à la lumière dans la situation où nous sommes, tu sauras apercevoir ici quelle méthode d'exaltation je viens de mettre à ta portée en te dotant de quelques principes généraux. Le désir seul, n'en doute pas, me fait si belle et te transfigure à ce point que tu devines une danse dont tu ignorais tout, et que les hommes font cercle pour t'admirer, encore que le plus souvent tu passasses pour peu plaisant à voir. Ne te sens-tu pas confondu par l'élégance concertée de nos mouvements. Les figures que nous dessinons ici gardent ce caractère hautain des conceptions les plus pures de l'homme, bien que l'unique sensualité nous guide vers un point final, facile à prévoir[1]. Le souci de la composition ne saurait mieux balancer nos attitudes respectives, car tout naturellement le désir nous conduit à la beauté. L'accord qui paraît entre nous mène graduellement chacun à ne plus contempler que l'autre. Ainsi sur ces peintures de la comédie italienne, deux danseurs très grands et tenant la toile presque entière compensent leurs gestes respectifs, tandis que tout au bas du tableau on aperçoit minuscule et lointaine, la place de la ville avec ses maisons à colonnades et les passants perdus dans cette petitesse. Remarque encore, ô bel amant, qu'au cours de ce morceau d'éloquence, ce qui nous entoure a pris l'aspect que lui prêtaient nos paroles. Le décor où se meut notre sensibilité commune se croit dans l'obligation de se plier à notre vision du monde. Voici que nous nous trouvons, comme des partenaires, perdus dans l'île de Robinson. Les autres hommes et les villes et les palais sont à de telles distances qu'il ne vient pas à l'esprit d'y songer. Il ne reste plus à nos pieds qu'une palmeraie géante que la perspective atténue à n'en faire qu'un bouquet d'herbe. Pour simplifier le paysage, il suffit de nous rapprocher. Mais à ce moment de la danse, un nouveau sens intervient dans l'imagination que nous nous faisons de l'autre. Le divin toucher bouleverse nos représentations. Laissons durer ce point extrême du désir. Nous commençons à nous connaître, avec lenteur, immobiles, craignant de perdre le pouvoir d'éterniser nos jeux, d'analyser nos corps et de damner nos âmes. Tremblant émoi de cet arrêt mutuellement consenti qui nous épuise sans nous vaincre. Un instant semble nous suspendre. Mais dans la courbe de mon bras, au pli du coude, à peine bleue, tu aperçois une étoile tatouée, signe mystérieux qui t'attire vers moi. Tu as bougé, le charme est rompu, je ne peux plus attendre, ni toi-même. Appuie tes lèvres sur le signe, rouges sur bleu, et serre-moi. Murmure encore avant de me saisir le nom que j'aime dans l'amour: Lulu. Mais qu'attends-tu maintenant que ma tête est renversée, et mes cheveux. Ah prends tes aises.»

Docilement je me conforme aux enseignements de cette tendre beauté, si semblables à ceux de la nature qu'elle la personnifie à mes yeux. Je sens des points de moi-même naître à une vie de laquelle je ne les eusse pas cru capables. Le plaisir s'étire doucement, se propage, se précise, se prolonge avec toute la fantaisie géographique d'un fleuve sinueux. Je puis dire tout à coup que la volupté débute, et plein de la leçon que je viens d'écouter j'annonce en ces termes la nouvelle à ma camarade: «Lulu». Elle n'hésite pas à frissonner, je cours après son souffle et tandis qu'elle s'échappe des dimensions coutumières, je me perds sans m'en rendre compte au centre des sensations.»

Anicet junior se tait au moment même qu'il passe du désir à sa satisfaction. Tout d'abord sa pensée trop faible l'abandonne au sein de la matière. Puis il parvient à un paroxysme fugitif, auquel il demeure comme une machine au point mort, comme un navire au sommet de la vague. Et brusquement tout s'écroule sous lui. Il sent ce petit trouble qu'on éprouve en ascenseur à la descente. Il pense avec à-propos qu'il a faim, que les petits pains au beurre sont des objets de délectation, et qu'il se trouve dans une situation ridicule dont il ne se croit pas l'énergie de sortir. Un certain agacement lui vient de sacrifier banalement à une tristesse proverbiale, et pour racheter la vulgarité dans laquelle il est tombé, notre héros se tourne vers le monde extérieur et le regarde. Justement voici Monsieur son père, dont l'entrée était dès longtemps préparée, qui lève les bras au ciel et ne peut plus ignorer la polissonnerie de sa progéniture. Voici le rassemblement classique, avec ses figurants habituels. Voici les vieilles filles qui contemplent l'inconduite du jeune homme, qu'elles décorent, à l'instar des journaux du lendemain, de noms sylvestres et mythologiques. Voici dans l'indignation la plus vive tous les autres personnages de Guignol: le Commissaire ceint de son écharpe et qui représente ici l'ordre, la loi, la Société; le gendarme qui se fait une haute idée de sa mission; le propriétaire qui s'en prend à Tolstoï de l'immoralité de ses contemporains; le brigand calabrais lui-même qui ponctue d'un Diavolo traditionnel l'affirmation qu'on ne devrait offenser la pudeur qu'à huis-clos ou dans la campagne. Il n'est pas jusqu'au crocodile qui ne verse un pleur sur la perversion de la jeunesse. Au milieu de la réprobation générale, Anicet fils ne perd pas le sentiment de sa dignité. Il se rajuste d'un geste plein de noblesse qui ramène un instant son attention sur la parfumeuse endormie. À vrai dire, il manifeste quelque étonnement, sans néanmoins se laisser aller à une mimique de mauvais goût, lorsqu'il constate qu'en retournant à l'époque actuelle sa séductrice a repris cinquante années d'âge quelle avait omis d'accuser. Ses cheveux sont teints au henné, le fard ne masque pas ses rides, il ne faut pas être grand clerc pour juger ses dents trop parfaites, ni ses charmes trop avantageux. Anicet trouve ce spectacle écœurant, d'autant plus qu'il ne peut douter qu'on l'ait trompé à bon escient. Il s'en veut d'avoir prêté une attention quelque peu soutenue à des ruines, belles encore, mais qu'on se vexe d'avoir pris pour un palais confortable. Ainsi elle lui ment effrontément, profite du désarroi dans lequel le met le décor, et, sous prétexte de lui enseigner à considérer l'univers, surprend sournoisement son innocence. Une perfidie si noire mérite un châtiment immédiat: Anicet soulève la tête de la vieille impudique, et sans autre procès lui tord proprement le cou. Ce dernier point n'émeut pas tant la population présente que ne l'a fait l'attentat scandaleux à la morale sociale. Certains fantoches soulignent avec horreur le raffinement particulier qu'il existe à outrager les bonnes mœurs sur la voie publique, précisément devant la porte d'un Hôtel Meublé où pour la somme infime de deux francs l'on eût trouvé les moyens de dissimuler à l'honnête peuple de Paris des intempérances tolérables seulement à moins de trois spectateurs. Poussés aussi bien par les exigences de la conscience publique que par celles de leurs fonctions, le Commissaire et le gendarme s'avancent et procèdent à l'arrestation du jeune libertin. Celui-ci, avec toute la réserve qu'une telle éventualité comporte, les assure de sa parfaite soumission. À ce moment, la scène est envahie par les machinistes qui la transforment en tribunal à l'aide de quelques bancs, de quelques greffiers et de quelques municipaux. Les juges font leur apparition, avec la toge, la toque et l'hermine, mais sans se porter à d'autres excentricités. La foule prend place dans les devantures des boutiques tandis qu'Anicet se félicite d'un jugement rendu au lieu même du crime, et, si l'on peut dire, au milieu de ses circonstances atténuantes. Le cérémonial de la procédure l'enchante: il ne sait comment remercier les juges du spectacle gratuit qu'ils lui donnent. Il goûte comme un morceau du plus délicieux humour le discours en trois points de son avocat qui plaide la folie. Il apprécie h sa juste valeur l'énergie du procureur qui requiert contre lui avec une fougue cicéronienne. Enfin quand on lui demande sacramentellement son avis personnel, Anicet se lève, et sur le ton d'urbanité que nous lui connaissons, expose à la cour la véritable version d'un incident déplorable, où lui-même fut le premier lésé, le premier leurré, le premier désabusé. Il prend à témoins les divers étalages qui l'entourent, et qui sont tous légèrement fautifs dans cette aventure, pour expliquer au tribunal d'une façon primesautière et pittoresque la marche des événements. Il ne dédaigne dans son brillant exposé ni quelques redondances rhétoriques, ni cet esprit un peu mordant qui lui vaut le plus souvent des succès d'estime. Mais l'auditoire ne semble pas se laisser convaincre, et sur l'assurance du Docteur qu'Anicet est fou, mais inoffensif, on rend notre jeune orateur à sa famille avec des conseils hydrothérapiques que celle-ci met à profit en lui intimant l'ordre de voyager. Au finale, tandis que la foule massée à gauche entonne un chant injurieux pour le voyageur et que ses parents au premier plan à droite baissent tristement la tête de honte, on voit Anicet s'éloigner dans le fond d'un air allègre, un bâton sur l'épaule et toute sa fortune dans un mouchoir noué au bout de ce bâton: une montre en or, cadeau maternel, un centimètre en ivoire, don de son père, le mépris général et quelques principes de philosophie. Et comme il n'y a pas de rideau pour clore le spectacle, on se contente d'un manque opportun d'électricité qui vient rappeler bien à propos à l'honorable société qu'il n'est comédie si légère ni badinage si superficiel qui ne nous doive faire souvenir de ce que la lumière n'appartient que passagèrement aux hommes et de ce que les plaisirs dont nous nous croyons le mieux assurés sont précisément les plus illusoires et les plus éphémères.»

«Je n'ai point goûté comme vous faites, dit Arthur, l'ordonnance un peu trop théorique de votre récit. Mais si j'ai quelques fois bâillé durant sa préface et son exposition, vous conviendrez que j'ai marqué l'attention la plus vive à toute la dernière partie, qui m'a particulièrement touché pour une raison que vous ignorez et dont il faut que je vous éclaircisse. À l'étoile bleue de son bras, au diminutif intime qu'elle aimait, et surtout à la nature de ses propos, je n'ai pu méconnaître en la personne de votre parfumeuse cette même Gertrud dont je vous ai tout à l'heure entretenu. Elle ne possédait plus, d'après la fin de votre histoire, cet éclat incomparable et cette fraîcheur qui la mettaient au-dessus de toutes les femmes et de toutes les louanges au temps déjà lointain de nos amours. Je ne pourrais, m'étant toujours tenu au courant de ses aventures, m'étonner qu'une fille aussi galante ait pu vous faire illusion avec si peu d'atouts dans son jeu. Mais je vous sais gré de l'avoir fait disparaître: elle commençait à encanailler ma mémoire et à rouler avec le premier venu dans les lieux les moins propices au respect que j'eusse aimé qu'on lui portât. Elle enseignait, vous l'expérimentâtes, Monsieur, à tort et à travers à tous les croquants les méthodes quelle tenait de moi et qu'elle galvaudait sans scrupule pour se tailler auprès des jeunes gens une façon de popularité. Aussi ne me reste-t-il plus qu'à vous remercier de ce service involontaire et du compte rendu que vous m'en avez fait avec tout l'art désirable, malgré ce petit ton pédant dont vous ne savez pas assez vous défendre, qui ne vous passera qu'avec l'âge et qui n'est au demeurant qu'un travers bien minime que vous pardonnerez sans peine à un barbon de relever.»

«Je n'aurais garde de m'en formaliser, répondit en souriant Anicet, mais ce qui me tient assez désagréablement à cœur pour la minute, c'est d'apercevoir à notre rencontre et aux propos que nous avons échangés un sens caché, prétentieux, ambitieux, qui dépasse sans le moindre souci des proportions le cadre, somme toute un peu mesquin, des conversations de tables d'hôte, en un mot, pour parler grec et clairement m'exprimer: un symbole. Je le dégagerai, si vous y consentez, dans le désir d'en faire prompte justice. Nous représentons ici l'un et l'autre aussi bien que nous le pouvons deux générations différentes. Si la vôtre avait besoin pour se développer de passer tout d'abord par les bras d'une Hortense, qui figurera selon votre fantaisie la conception commune de l'univers ou la poésie romantique, la mienne qui dès le collège fut initiée à ces Hortenses-là, débuta dans la vie par l'amour de Gertrud. Cette dame, la plus belle de votre époque et l'idéal de vos contemporains, quand vous l'avez abandonnée pour réaliser votre destinée personnelle, s'est graduellement mise à la portée de tous au fur et à mesure que ses charmes se flétrissaient. Un moment elle a pu me retenir comme Hortense fit de vous-même, et me berner de quelques fantasmagories d'un autre âge. Cela ne sut que m'attirer la haine des épiciers de ce temps et un sort assez semblable à celui qui vous échut après l'aventure de l'enterrement. Mais, quand je m'aperçus de quels philtres démodés je faisais usage, je ne persistai pas dans mon erreur et partis à la recherche de l'idée moderne de la vie, de la ligne même qui marquait l'horizon de vos contemporains. Après avoir comparé le cycle révolu de vos jours à celui commençant des miens, il ne nous reste plus, Monsieur, à ce que je crois, qu'à nous séparer, emportant de cette rencontre, moi la leçon de votre exemple et le désir de trouver dans l'avenir ma Gertrud et ma Viagère (c'est là tout le sujet de cette histoire), vous le souvenir de vos seules amours et l'incompréhension totale d'une jeunesse qui n'est plus la vôtre.»

Anicet; ou, le panorama

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