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V

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Je me trouvai rangée tout de suite au nombre des enfants sages.

C'est assez étonnant: je n'étais pas sage naturellement; il ne faudrait point du tout que l'on me crût une "momie;" l'histoire des rats, chez nous, ne figurait nullement un méfait isolé; mais j'avais tant entendu parler de "bonne éducation," tant entendu prêcher la nécessité d'être "une jeune fille bien élevée," sans avoir compris jusqu'alors, en quoi cela consistait exactement, que, tout à coup, ce couvent, avec son impérieuse rectitude, s'imposait à moi comme un moule pour lequel eussent été préparées, pétries, assouplies depuis dix ans, la matière et la substance mêmes dont j'étais faite.

Je voulais aussi faire plaisir à mon malheureux papa, qui ne cessait de me répéter, chaque fois qu'il me voyait: "Sois sage, fillette!"

Mon Dieu, que je fus donc sage!

Tout ce qui devait être fait, je le fis, scrupuleusement, ponctuellement et, bientôt aussi, machinalement. De tout ce qui ne devait pas être fait, je m'abstenais comme de crimes odieux.

Les premières notes adressées à ma famille furent enthousiastes, bien que je fusse une des dernières de ma classe en composition. Mais la conduite, ici, je le vis aussitôt, dominait le savoir. Mon nom, pour la conduite, fut au tableau d'honneur, dans le Salon dès le premier trimestre. Et pour le congé du jour de l'an, quand mes parents vinrent me prendre au couvent, un "ruban vert" ornait ma poitrine.

Je ne causais point pendant la classe, ni à la chapelle, ni dans les rangs, ni au dortoir, ni pendant les repas, où l'on nous faisait une lecture, ni même pendant les récréations, où il est recommandé de jouer. Aux récréations, je jouais à perdre haleine. Je ne me tenais pas trop penchée sur mon pupitre en écrivant, ni les deux coudes appuyés et les paumes bouchant les oreilles, en apprenant mes leçons; je pris vite l'habitude d'avoir le corps droit comme chez le photographe, en classe, à l'étude, au réfectoire; aux offices, je ne tournais la tête sous aucun prétexte. Je m'habillais et me lavais, le matin, très rapidement, très décemment; le soir j'étais la première au lit. Mon pupitre était ordonné comme un plan de ville américaine; la maîtresse en l'ouvrant, souriait avec béatitude, et elle me disait:

– Dieu vous aimera; aimez-le.

On m'avait aussi conseillé d'aimer Dieu, à la maison, cela va sans dire; mais bien que ma grand'mère et maman fussent fort pieuses, bien que personne ne manquât la messe du dimanche, cette recommandation, je ne sais pourquoi, ne m'avait jamais touchée profondément. "Aimer Dieu," à Chinon, cela se confondait pour moi avec une multitude d'autres préceptes que les parents rabâchent aux enfants, tels que: "Tiens-toi bien… N'appuie pas les coudes sur la table… Allons! réponds, s'il te plaît, quand madame te parle!.. Mouche-toi, mon enfant…" ou: "Ne marche pas les pieds en dedans!" On entend cela tous les jours; on s'y accoutume; on finit par s'y soumettre en effet. Aimer Dieu, d'ailleurs, est encore plus facile que tout le reste, et je m'imaginais que j'aimais Dieu très suffisamment. Entre nous, c'était avec froideur. Dieu ne me disait rien de rien. Dieu, c'était la prière du matin et du soir à genoux sur le "renard dévorant une poule" de ma descente de lit, les yeux fixés sur les compartiments du couvre-pied, – le carré où il y a un petit trou percé par les mites, le carré où une araignée a déposé quelques taches de rousseur, etc., – figures saugrenues où, durant des années, mon imagination puérile se reposait tandis qu'on la croyait au ciel. Dieu, c'était la messe, les vêpres, le salut, pendant le mois de Marie, la procession de la Fête-Dieu, et la grande préoccupation des menus de table, les vendredis, les Quatre-Temps, le Carême; cela se confondait avec la vie, avec les visites obligatoires, les dîners, les concerts profanes chez M. Vaufrenard: les devoirs religieux s'accomplissaient aussi régulièrement, plus simplement même, avec moins de frais, certes, et moins d'embarras que les obligations mondaines; rien, dans nos relations avec notre église de petite ville, n'était propre à nous donner quelque idée de majesté ou de grandeur; il y avait même, dans la façon dont on traitait le curé, si brave homme, et toutes les choses de l'église, – sermons, musique, pain bénit, baptêmes, – un je ne sais quel laisser aller, un peu familier, une certaine manière "de haut en bas," qui était plus proche de notre attitude vis-à-vis des fermiers, ou des vieux serviteurs, que de celle dont nous honorions les gens "de notre monde." Je n'avais point, étant enfant, conscience de démêler cette nuance un peu subtile, et cependant, je vois, à présent, que je la démêlais très bien. J'aimais Dieu, c'était entendu, comme devait faire un enfant qui a un peu de savoir vivre; mais, – je demande bien pardon de l'irrévérence, – je n'aimais pas Dieu d'une façon très différente de ma façon d'aimer ma vieille bonne!

A Marmoutier, la figure de Dieu m'apparut d'une autre couleur! D'abord, nous eûmes, presque aussitôt après la rentrée, une retraite de cinq jours, avec conférences d'un Révérend Père de la Compagnie de Jésus, brandissant un crucifix à bout de bras, et qui m'ébranla comme une canonnade. Les premiers jours, Dieu me parut immense, impitoyable, foudroyant, – impression nouvelle, terrible, ineffaçable; – je me vis écrasée, mes pauvres petits os broyés et jetés dans un abîme enflammé; je me crus une grande pécheresse pour n'avoir point jusqu'à présent eu connaissance de ces vérités et n'avoir pas plus tôt commencé de faire pénitence et de pratiquer la vertu. Puis, comme la retraite touchait à sa fin, tout cet appareil terrifiant s'abattit et se résolut en douceur et en suavité; le Dieu courroucé sembla se retirer dans le lointain, comme le tonnerre, quand son grand fracas est produit; et, à sa place, ce fut Notre-Seigneur Jésus-Christ, tout indulgence, tout douceur, tout amour. Ah! ce Jésus, comme on nous le peignit charmant! Je n'avais pas eu jusque-là la moindre idée d'un être si beau, si pur et si aimant. Auprès de lui, que tout semblait vulgaire, disgracieux, pitoyable! C'était lui qui régnait ici, dont l'image était partout, dont le cœur débordant d'amour, uni à celui de sa Sainte Mère, était collé ici sur les murailles, sur les portes, les fenêtres, les sièges, les pupitres. Il avait une prédilection pour les enfants sages: j'avais, me disait-on, tout ce qu'il fallait pour lui plaire.

Je n'y tenais pas absolument, tout d'abord, cela même me gênait un peu; je me trouvais bien, toute seule, accomplissant mes devoirs correctement, méritant les éloges et les récompenses et me conformant surtout à cette belle rectitude qui était le caractère de la maison. Jésus n'eût pas fait attention à moi, que je n'en eusse pas moins été sage, appliquée, tendant à me rendre irréprochable. Mais peu à peu je me soumis à cette tendre figure montrant son cœur avec insistance; ce fut, de ma part, presque de la bonté pour elle: je ne voulais pas lui faire de la peine. "Puisque vous le voulez, Seigneur Jésus, eh bien! je vous aimerai comme je pourrai." Et je faisais de très sincères efforts pour atteindre ce but. Je m'exerçais à dire: "Je vous aime! Je vous aime!" Ensuite le remords me prit, parce que je disais à Jésus sans cesse: "Je vous aime," alors que je n'étais pas sûre du tout de dire vrai. Aimer Dieu? Je pensais: "J'aime ma grand'mère, j'aime mon grand-père, j'aime mon frère Paul, malgré ses vilains tours, j'aime celui-ci, j'aime celui-là… Mais ça n'est pas cela; aimer Dieu doit être autre chose! Avec quoi aime-t-on Dieu? Et il faut que je me dépêche, car maintenant que j'ai commencé de lui dire: "Je vous aime," cesser serait l'outrager, et en lui mentant, tout de même, je l'outrage!" J'étais très malheureuse.

Et la plupart de mes petites camarades qui étaient si tranquilles! qui avaient si peu l'air de se tourmenter de cela!..

Il y en avait une, nommée Jacqueline-Jeanne de Charpeigne, qui avait eu dans sa famille une sainte, une authentique sainte, honorée dans une église de Tours. Elle était très pieuse et je m'imaginais qu'à cause de la sainte, à qui dans ses prières elle eût pu dire: "Ma chère grand'tante," elle possédait des lumières spéciales sur les choses de la religion, ou tout au moins, qu'elle pouvait intercéder pour moi. Elle fut seulement très étonnée de ce que je lui osai dire; elle s'en indigna presque. Comment! Je n'étais pas sûre d'aimer Dieu! mais cela était inouï! Elle me crut possédée du démon, me demanda si je n'avais pas d'attaques. Je lui dis que, de ce côté-là, j'étais très calme. "Ouvrez-vous, me dit-elle, à Mme du Cange, – qui était la Maîtresse générale, – ou à M. l'aumônier, en confession.

M. l'aumônier me faisait moins peur que Mme du Cange, et c'est à lui que je confiai mon tourment. On ne distinguait presque pas sa figure, à travers le grillage du confessionnal, mais je sentis qu'il souriait; c'est en souriant que, de sa voix chuchotante et douce, il me dit:

– Mon enfant, vous êtes une toute pure colombe, et votre angoisse délicate est agréable à Dieu; il vous a choisie pour vous éprouver… Lui, il vous aime, n'en doutez pas.

Pourquoi l'aumônier avait-il souri? C'était donc naïf ce que j'avais été lui raconter là? Je ne voulais cependant pas être prise pour une sotte! Je sortis du confessionnal très mécontente, très irritée. Qu'était-ce que tout cela? Jacqueline-Jeanne, parce que je n'étais pas certaine d'aimer Dieu, me croyait perdue; M. l'aumônier se moquait de moi! Car on ne m'ôtera jamais de l'idée qu'il s'est moqué de moi. Je n'avais pas onze ans; mais on se fait de tels raisonnements à cet âge. Dans le feu de mon tourment, je vainquis ma timidité et courus m'ouvrir à Mme du Cange à qui je racontai tout, mon tourment, les paroles de Jacqueline, celles de M. l'aumônier, son sourire.

Oh! quelle femme que Mme du Cange! Elle était de la plus pure beauté. Même aujourd'hui, après avoir vu bien des femmes jolies, quand je me souviens de son visage, je crois qu'aucune figure ne me parut jamais contenir tant de grâce. Elle n'avait pas du tout ce qu'on est convenu d'appeler la beauté angélique, mais la beauté qui séduit les hommes et qui surmonte la jalousie naturelle des femmes. Et elle possédait ce charme, dans le cercle étroit de la cornette tuyautée et ingrate des Dames du Sacré-Cœur! Qu'eût-elle été, la tête libre et parée du cou et de la chevelure! Elle avait des yeux d'un noir de jais, allongés et profonds, avec des cils d'une longueur qui en doublait l'ombre, et une bouche, Seigneur Dieu! Quand je dis que Mme du Cange me faisait peur, c'est parce qu'elle était trop belle; mais c'était elle qui détenait la direction morale du pensionnat et qui connaissait toutes les élèves, une par une, et jusqu'en les replis les plus secrets de leur jeune âme, Mme de Contebault, la Supérieure, ayant un peu, ici, le rôle de Dieu le Père, qui consiste à gronder dans les fortes circonstances, à se montrer rarement, pour en tirer plus de grandeur, enfin à administrer toutes choses, mais de haut.

Mme du Cange ne rit pas, elle, quand je lui fis ma confidence; elle ne s'indigna pas non plus; elle ne me crut pas possédée du démon. Elle m'affirma que celle de mes compagnes qui m'avait dit cela était une ignorante et que, quant au sourire de M. l'aumônier, il n'appartenait ni à aucune de ces dames, ni à moi-même de l'interpréter, que j'avais pu me tromper d'ailleurs. D'accord avec l'aumônier, elle tenait mon scrupule pour infiniment agréable à Dieu, qui m'accorderait la grâce de l'aimer quand il lui plairait et probablement à l'époque de ma première communion. Mais elle me conseilla de chercher sans cesse le Dieu qui se dérobe…

– Peut-être, – me dit-elle, de sa bouche charmante, – parce qu'il vous a choisie entre toutes!..

A partir de ce jour-là, Mme du Cange parut bien, en tout cas, m'avoir choisie, elle, entre toutes, du moins entre toutes les petites filles de mon âge, et je me demandais pourquoi. Je sentais son attention attirée particulièrement vers moi, et une attention affectueuse; il ne se passait pas de semaine sans qu'elle me parlât au moins une fois, tout à coup, en passant dans un corridor, ou bien quand elle paraissait dans les jardins, aux récréations; alors elle me faisait, du pouce, un petit signe de croix sur le front, elle me disait: «C'est dommage d'interrompre une enfant qui joue si bien!» et elle me confiait une commission, marque d'estime, qui me signala à mes différentes maîtresses que je n'aurais sans doute guère captivées par ma médiocrité en toutes matières. Et Mme du Cange me dit à plusieurs reprises:

– J'ai promis, mon enfant, à madame votre grand'mère, que nous ferions de vous une jeune fille tout à fait accomplie…

Naturellement, bon nombre de mes compagnes m'avaient prise en grippe à cause de ma faveur près des maîtresses et de la Maîtresse générale. Celles qui me tournèrent le dos n'étaient pas des élèves les mieux notées, mais c'était parmi elles que se trouvaient les deux ou trois «premières» en composition, et j'étais vexée de n'être pas de leurs amies. Elles m'eussent méprisée à cause de mon ignorance! Et j'avais des envies de travailler et de leur montrer, à celles-là surtout, si je n'étais qu'une bête.

Comme on le pense, j'étais adoptée et choyée par toutes celles qui faisaient la cour aux autorités, je voyais autour de moi tout un troupeau de péronnelles qui espéraient par moi obtenir les faveurs de Mme du Cange ou de telle maîtresse près de qui j'avais du crédit, et d'autres aussi qui étaient de fort gentilles fillettes et qui se groupaient autour de moi sans arrière-pensée, mais avec cette docilité qui fait que tant de bonnes gens se mettent à la remorque du premier venu qui semble prendre la tête. Je m'étonne et m'amuse à penser que j'aie éprouvé un premier sentiment de responsabilité devant ces enfants qui me prenaient pour guide. Lorsque les mouvements de ma nature un peu prime-sautière et indépendante m'agitaient à la sourdine, c'est l'idée que j'étais un chef et qu'une quinzaine d'enfants me suivaient, qui m'a retenue prisonnière; je n'osais plus, j'étais engagée dans une certaine voie; à dix ans, j'étais vouée à la sagesse!..

La jeune fille bien élevée

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