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VII

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Vers cette époque, Mme du Cange vint me demander un jour en pleine classe. Je sortis, très émue, car jamais pareille chose n'était arrivée. Aussitôt dans le corridor, Mme du Cange me dit qu'il se pourrait que Notre-Seigneur m'eût choisie pour une douloureuse épreuve et qu'il s'agirait alors pour moi de montrer que je savais déjà ce qu'est la résignation chrétienne. Je pensai immédiatement à mon cher papa, et je dis:

– Papa?.. je suis sûre?..

– Votre papa, en effet, est très malade, mon enfant, et monsieur votre grand-père vous attend au salon…

Tout à coup, me voilà en pleurs; aveuglée à ne pouvoir me diriger, je n'apercevais pas Mme de Contebault au bout du corridor. Mme de Contebault me dit simplement:

– Ma chère petite enfant, vous allez monter au dortoir changer de robe, parce que monsieur votre grand-père est autorisé à vous emmener pour plusieurs jours…

Ce "ma chère petite enfant" m'apprit que mon pauvre papa n'était pas seulement très malade, mais qu'il était mort. Jamais la Supérieure n'employait des termes si tendres. Alors j'eus une crise de chagrin, folle. Je pleurais, je pleurais; Mme du Cange dut me conduire par la main, me soutenir pour me faire monter au dortoir; je ne voyais plus rien, j'étais incapable de m'habiller; je me souviens de la sœur converse, attachée à la lingerie, qui se mit à pleurer presque autant que moi. Et Mme du Cange, au pied du lit, nous parlait des souffrances de Notre-Seigneur, pour que, en comparaison, les nôtres parussent plus légères.

Grand-père était au salon. Il me dit qu'il était venu, et non pas ces dames, parce qu'elles étaient plus utiles à la maison que lui. Je sanglotais toujours, et il ne trouva rien pour me consoler, ni dans la voiture, ni dans le train qui nous conduisait à Chinon, car c'était là que mon pauvre papa en avait fini avec ses peines.

Mon pauvre papa! Et dire que, bien que je fusse si certaine qu'il était mort, tant que personne ne m'avait dit: "Il est mort," je conservais un secret espoir de m'être abandonnée au pessimisme!.. Eh bien! non, je n'avais pas vu trop noir!.. Mon pauvre papa était couché dans la chambre de maman; il avait encore sa jolie et bonne figure, presque pas plus pâle qu'elle ne l'était ces dernières années, et ses cheveux gris ébouriffés comme s'il venait d'y passer la main en parlant. On se répétait les paroles qu'il avait prononcées pendant une sorte de délire, le mot qui revenait sans cesse à ses lèvres était "la France," "la France livrée… la démagogie… la société chrétienne…" Et il avait dit encore, comme autrefois: "Vous n'êtes pas logiques… vous ne pensez qu'à votre bien-être présent…" Enfin, tout le monde rapportait que ses dernières pensées avaient été pour moi qu'il chérissait particulièrement, et qu'il avait dit: "Ma consolation est que Madeleine sera bien élevée!"

Et, au milieu de mon grand chagrin, cette pensée dernière et ce souhait essentiel de mon père mourant, me hantèrent et me communiquèrent je ne sais quel triste courage. Il me semblait qu'avec l'âme héroïque de mon père, tout ce qu'il y avait pour moi de beau et de solide en ce monde avait croulé, que Dieu seul me restait, mais que j'avais un rôle à jouer, une tâche de tout premier ordre à accomplir… Qu'était ce rôle, qu'était cette tâche? Personne ne m'en avait fourni la définition. Ce but demeurait vague pour moi, car dans ma famille, comme au couvent, on ne m'avait jamais parlé que d'une chose, et c'était celle-là même que mon père, en mourant, semblait considérer comme suffisante: "Madeleine sera bien élevée!.."

Être une jeune fille bien élevée…

Tout était donc là; c'était un modelage qu'il s'agissait de laisser exécuter sur soi plutôt que d'accomplir soi-même, car on ne vous demandait point, en somme, d'initiative; on la redoutait même; et lorsqu'on vous avait donné ainsi la figure qu'il convient d'avoir, tout devait aller comme sur des roulettes dans la vie, pour une jeune fille et pour une femme.

Je me souviens d'avoir pensé à cela, en conduisant mon pauvre papa au cimetière, car une grande douleur vous gratifie de quelques années de plus, tout à coup.

Nous suivions un chemin, entre des murs; il faisait un temps gris et froid; j'entendais, à côté de moi, maman qui sanglotait; et je me disais: "Tout est perdu, oui, tout est perdu, mais il faut que je sois une jeune fille bien élevée…"

C'est dans ces dispositions que je rentrai au couvent. Ma piété, qui était née dans l'appareil funèbre de la pauvre petite Michèle de Laraupe, fut tout naturellement favorisée par le plus grand deuil qui pût m'affliger. Pendant des mois, je ne pensai qu'à l'âme de mon père, et je m'abîmai en prières pour son salut. Et il me semblait, d'autre part, que, par une conduite tout à fait exemplaire, j'accumulais quelques mérites qui lui pouvaient profiter. Être docile et pieuse, n'était-ce pas ce qui constituait essentiellement la jeune fille bien élevée?

Ma docilité et ma piété, accrues par mon malheur, m'attirèrent plus de tendresse de la part de ces dames et d'un grand nombre d'élèves. Le visage même de Mme de Contebault, la Supérieure, si serein, si imperturbable, s'adoucissait et se fondait à mon approche. Il y avait, dans le regard de Mme du Cange, comme une entente secrète avec quelque partie de moi que j'ignorais moi-même; ce regard fin, pénétrant et charmant semblait m'avoir trouvée et me connaître, moi qui ne me connaissais pas. Je m'abandonnais à lui, en toute confiance; j'avais un grand besoin d'être aimée.

Et que n'eussé-je pas fait pour être aimée davantage de ceux qui voulaient bien m'aimer déjà! Pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui m'aimait, je redoublais de ferveur; pour toutes ces dames qui m'aimaient, je redoublais de docilité!

En classe, il est vrai, je n'étais toujours pas brillante, mais personne ne songeait à me le reprocher; mes maîtresses elles-mêmes, touchées de ma conduite, paraissaient toutes admettre que j'avais mieux à faire que de battre mes petites camarades en géographie ou en calcul. Dans notre division, c'était une chose bien connue: il y avait Gillette Canada qui était la plus intelligente, et il y avait Madeleine Doré, qui "était une perfection."

Plusieurs de mes petites amies avaient tenu à honneur de me faire connaître à leurs familles. Avec la permission de mes parents, j'avais été présentée, au salon, aux père, mère, frères et sœurs de Jacqueline-Jeanne de Charpeigne, celle qui avait eu une sainte dans sa famille. Et, comme mes parents, à moi, ne venaient qu'assez rarement de Chinon, on m'avait autorisée à "sortir" avec Jacqueline-Jeanne. Ses frères, au nombre de cinq, dont l'aîné avait quinze ans, étaient, comme le mien, chez les Pères, et telle était l'excellence de ma réputation, que les Charpeigne faisaient aussi "sortir" Paul, en toute confiance. Je tremblais que ce garnement de Paul ne commît quelque sottise énorme, selon sa coutume, et je ne sais en vérité pas comment cela n'arriva pas. Il était le plus âgé de nous tous, et il s'ennuyait beaucoup au milieu de tout ce monde-là, je crois. Jacqueline-Jeanne avait encore deux sœurs aînées, d'un autre lit, qui étaient mariées, fort laides toutes deux, et avaient chacune deux bébés. Le plaisir de ces jours de sortie consistait à aller, après déjeuner, faire un tour en ville sur le mail, tous ensemble, y compris les nourrices, et aussi les deux maris des sœurs aînées, qui étaient officiers de chasseurs à cheval, et M. de Charpeigne, le papa: dix-sept ou dix-huit personnes!.. Après quoi, on entrait généralement dans une église, s'agenouiller cinq minutes, puis on envahissait la boutique de Roche, le pâtissier de la rue Royale.

La première fois que je sortis avec Jacqueline-Jeanne, nous étions allés tous, en masse, à la chapelle de Saint-Martin où la sainte avait son portrait, à côté d'un autel. C'était une grande toile, fumeuse, à peine éclairée par la lueur de quelques cierges, où l'on discernait une femme agenouillée sur la dalle, et dont la tête, extasiée, se révélait seule, en lumière. Jacqueline me tenant la main, et Mme de Charpeigne nous poussant doucement par derrière, nous nous étions approchées du portrait, pendant que toute la famille et mon frère Paul s'agenouillaient sur les prie-Dieu.

Jacqueline-Jeanne et sa mère, en m'indiquant du doigt la vénérable parente, prononcèrent en même temps ce simple mot:

– Voilà!..

Et cela était dit sur ce ton qu'on emploie en indiquant à un saint-cyrien les effigies de Turenne ou de Bonaparte: "Voilà!.." c'est-à-dire: "Vous êtes de la partie, jeune homme: voyez par cet exemple où l'on peut aboutir!"

Et nous étions restés, agenouillés là, tous, le temps qu'eût pu durer une visite chez une grand'tante âgée, un peu cérémonieuse.

A la sortie, mon frère Paul, qui s'était tenu aussi patiemment que toute la famille, vint à côté de moi et psalmodia:

– Sainte Madeleine Doré, priez pour nous!.. Sainte Madeleine Doré, priez pour nous!..

Et les cinq gamins, frères de Jacqueline-Jeanne, qui l'environnaient, de pouffer de rire. Puis Paul dit seulement:

– Sainte Madeleine Doré!..

Et les autres répondaient en chœur:

– Priez pour nous!..

Jacqueline-Jeanne gourmanda fortement ses cinq frères, mais elle ne pouvait elle-même s'empêcher de rire. On me vénérait, oui; mais, dans le secret, toute cette jeunesse se moquait de moi.

Ma famille, à moi, appréciait diversement les résultats de ma conduite excellente. Maman, sans façons, trouvait que j'avais besoin de me "dégourdir" un peu. Grand-père, quand il était chez les Vaufrenard, souriait, je le sais, de mon zèle; une de leurs paroles m'avait frappée: "On a fichtre bien le temps d'être sage!.." Mais quand il était vis-à-vis de sa femme, il ne l'osait contredire, et grand'mère se montrait satisfaite à l'extrême de la "jeune fille modèle" que j'étais, au dire de toutes ces dames. Elle tirait surtout son plus vif orgueil des attentions dont j'étais l'objet de la part des "meilleures familles" de mes compagnes, et particulièrement des Charpeigne. Cette famille, si digne, si nombreuse, le saint rayonnement qui l'auréolait, les compliments éperdus qu'elle faisait de moi, soit au salon du couvent, soit par correspondance, tournaient positivement la tête à ma pauvre grand'mère, et quoiqu'elle eût toujours eu, dans son affection, une préférence marquée pour mon frère, elle concevait à présent pour moi une sorte d'admiration dont j'étais flattée, et qui me rapprochait d'elle.

La jeune fille bien élevée

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