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LES PETITS JEUX

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LETTRE DU VIEUX CHEVALIER DE PINPARÉ, TOMBÉ EN ENFANCE

A MA PETITE NIÈCE ANTOINETTE

Chère petite masque,—je le répète souvent avec regret: on s'ennuie à mourir dans les salons modernes. Il n'y a pas jusqu'aux jeux innocents qui ne soient mélancoliques, guindés, surveillés, enfin du dernier bourgeois, comme nous disions jadis. On en est resté au suranné Portier du couvent et à l'éternel Baiser sous le chandelier. Çà, qu'on me ramène chez le duc de Penthièvre!

Il faut, ma friponne Antoinette, que tu réformes tout cela. Et justement je viens de retrouver, au fond de mon secrétaire en bois de Sainte-Lucie, un imperceptible portefeuille de maroquin ayant appartenu à ta grand'mère. Spirituelle et gracieuse mémoire, ombre couronnée de fleurs! Ce petit livre était celui où elle inscrivait les gages déposés entre ses mains par les joueurs de ses mardis et de ses vendredis.

A la première page, je lis:

M. de Champcenetz, une tabatière;

Madame de Breteuil, une agrafe en diamants;

M. Dorat-Cubières, un pois chiche;

M. l'abbé Souchot, un médaillon, un dé à coudre, un nœud de rubans et une jarretière;

Mademoiselle de Chamorin, un éventail;

M. Mardelles, ses deux montres.

Ce petit livre m'a rajeuni de quarante ans, de cinquante ans; j'y ai revu, comme dans un miroir enchanté, tous les visages aimés de cette époque lointaine, qui comptait tant d'aimables visages; j'ai cru en entendre sortir, comme d'un coquillage où s'agitent les bruits de la mer, des paroles et des chants tels que je n'en entends plus—depuis que j'ai cessé de jouer à tous les jeux.

Ceux qu'on nomme les Petits jeux particulièrement menacent de disparaître peu à peu; je sais bien que les gens sévères ne trouveront pas grand mal à cela; moi-même je regretterai médiocrement le Corbillon et la Cassette; des questions comme celles-ci ne m'ont jamais paru fort réjouissantes: «Je vous vends ma cassette; que voulez-vous qu'on y mette?—Une noisette, une allumette, une assiette, une cuvette, une sonnette, etc.»

Je ferai également bon marché du gothique Pied de bœuf: une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, je tiens mon pied de bœuf. J'y renoncerai, malgré la jolie chanson qu'il a inspiré à Panard:

Je rêvais l'autre jour

Qu'avec vous et l'Amour

Je jouais sur l'herbette…

Mais j'allais avoir trop de mémoire.

Ce que je voudrais défendre,—en dehors, bien entendu, de certains petits jeux vieux comme le monde et qui dureront autant que lui, tels que: les Quatre coins, prétexte à tant de charmants tableaux, la Main chaude, Petit bonhomme vit encore, Tirez-lâchez;—ce que je demande du moins la permission de regretter tout haut, ce sont ces divertissements ingénieux qui étaient la joie et le sourire ravissant de nos réunions d'il y a… ne comptons plus; ce sont les jeux de l'Avocat, de la Volière, des Métamorphoses, du Secrétaire, de cent autres encore vers lesquels mon esprit s'est retourné ce matin pendant que je parcourais les tablettes de ta grand'mère.

Je te les envoie, ces tablettes, ma chère nièce; et, de ma grosse et tremblante écriture, j'y joins quelques notes qui t'intéresseront peut-être. Si elles ne t'intéressent pas, mon Dieu, je ne regretterai point le temps que j'ai mis à les rassembler, car j'aurai vécu deux ou trois heures dans le passé; j'aurai foulé une fois de plus d'un pas attendri le gazon de mon adolescence; je me serai donné une dernière fête, comme ce pauvre Brummel, qui, sur la fin de sa vie, retiré dans une modeste chambre de Calais, allumait chaque soir une trentaine de bougies et faisait—réception imaginaire!—annoncer par son domestique les plus grands noms de l'Angleterre. Moi, ce ne sont pas des lords et des pairs que j'évoque; ce sont de petites figures espiègles, de mignonnes têtes poudrées, des joues rougissantes et qui se tendent pour subir leur punition, des robes couleur du jour que l'on dirait sorties de l'armoire des fées, des éclats de rire argentins, des chuchotements qui annoncent des conspirations, et des regards, ah! des regards comme on n'en voit plus,—surtout depuis que ma vue est devenue si basse.

Le nom de mademoiselle de Saint-Graverand, inscrit à la deuxième page, me rappelle un incident qui tourna à sa confusion. C'était une personne admirablement belle que mademoiselle de Saint-Graverand, mais elle avait une dose de simplicité qui la rendait le plastron de nos amusements. Ce soir-là, au nombre de huit ou dix personnes, nous jouions à: J'aime mon amant par A.

Ta céleste grand'mère avait dit:—J'aime mon amant par A, parce qu'il est affable; je le nourris d'amandes, je l'envoie à Avignon, je lui fais présent d'un aérostat, et je lui donne un bouquet d'anémones.

Madame de Serrière:—J'aime mon amant par A, parce qu'il est agaçant, je le nourris d'alouettes, je l'envoie à Antioche, je lui fais présent d'un anthropophage, et je lui donne un bouquet d'absinthe.

Mademoiselle Gay, une brune des plus engageantes:—J'aime mon amant par A, parce qu'il est audacieux, je le nourris d'abricots, je l'envoie à Antibes, je lui fais présent d'une arbalète, et je lui donne un bouquet d'aubépine.

Quand ce fut au tour de mademoiselle de Saint-Graverand, voici les paroles qu'elle prononça:—J'aime mon amant par A, parce qu'il est ardi

Je te laisse à deviner nos éclats de rire.

Il est juste de dire que cette délicieuse niaise prenait une revanche éclatante dans la Clef du jardin du roi, où elle était servie par une merveilleuse volubilité. C'est un exercice de mémoire, qui tire son origine, je crois, d'une chanson populaire. «Je vous vends la clef du jardin du roi,» voilà le commencement;—et voici la fin, qui fera comprendre tout le mécanisme du jeu: «Je vous vends le seau qui a apporté l'eau qui a éteint le feu qui a brûlé le bâton qui a tué le chien qui a dévoré le chat qui a mangé le rat qui a rongé la corde qui tient à la clef du jardin du roi.»

Tu t'étonneras sans doute de ce qu'une tête blanche comme moi ait gardé le souvenir de ces enfantillages. J'ai vu passer bien des événements dont il ne me reste plus aujourd'hui qu'une image confuse; j'ai oublié les noms d'une grande quantité de mes amis, j'ai oublié les serments qu'on m'a faits et ceux que j'ai pu faire, j'ai oublié des joies, des désespoirs, des heures d'orgueil suprême;—mais jamais je n'ai oublié ce couplet, que je peux répéter encore, sans hésitation, comme à quinze ans:

Celui-là n'est point ivre qui trois fois dira:

Blanc, blond, bois, barbe grise, bois,

Blond, bois, blanc, barbe grise, bois,

Bois, blond, blanc, barbe grise.

Ce qui surnage pour moi au-dessus des temps philosophiques, guerriers et parlementaires que j'ai traversés, c'est le jeu de Berlurette, de Chiquette, de Berlingue, du Capucin, de la Pantoufle et du Chnif-chnof-chnorum. Le plus clair de mon expérience, c'est Vive l'amour, l'as a fait le tour!

Quelque temps avant la révolution, j'ai joué au Colin-Maillard à la silhouette avec le jeune M. de Chateaubriand, dont la destinée devait être si étonnante. Peut-être ignores-tu ce que c'est que cette sorte de Colin-Maillard; alors imagine-toi un rideau transparent devant lequel chacun passe à son tour en faisant des grimaces et des contorsions risibles. Il faut que celui qui est placé derrière le rideau devine la personne qui passe. Les hommes mettent quelquefois des bonnets de femme et des mantelets, pour n'être point reconnus. J'ai vu aussi des jeunes gens monter à califourchon l'un sur l'autre; cela formait les groupes les plus plaisants du monde.—Le dernier de tous, M. de Chateaubriand se dessina, lent et sévère, sur le rideau. Il fut immédiatement reconnu. Ce jeune Breton n'avait pas du tout l'instinct du Colin-Maillard à la silhouette, mais pas du tout.

Il n'en était pas de même de M. l'évêque d'Autun; son enjouement et son esprit faisaient merveille. Au jeu des Comparaisons, il s'entendit ainsi interpeller par la grasse madame de Chessy:

«—A quoi me comparez-vous?

—Je vous compare à une pincette, lui répondit-il.

—Oh! oh! se récria l'auditoire.

—Sans doute; la pincette attise le feu… comme madame; voilà pour la ressemblance. La pincette, en attisant le feu, s'échauffe… tandis que madame reste toujours froide; voilà la différence.»

Pour ce qui est de moi, si j'ose prendre rang après des noms si fameux, je puis dire que j'excellais particulièrement à la Sellette, aux Propos interrompus et aux Devises. Mon apprentissage fut assez long toutefois, et je me vis dans les premiers temps en butte à maintes mystifications. Au Pince sans rire entre autres, qui consiste à se présenter à tour de rôle devant une personne élue et à se laisser pincer par elle soit le menton, soit le nez, soit les joues, soit le front; au Pince sans rire, dis-je, je fus bafoué de la plus complète façon: mon pinceur, devant qui j'étais le dernier à passer, avait frotté deux de ses doigts à un bouchon brûlé, sans que je m'en fusse aperçu; il me traça de grandes virgules noires sur la figure. Je retournai à ma place: toute la compagnie riait, et je riais comme toute la compagnie, sans savoir pourquoi. Les choses furent poussées si loin qu'on me laissa sortir dans cet état; mon cocher me regarda avec stupeur, mais, croyant à une gageure, il ne m'avertit de rien et me conduisit à la Comédie-Italienne, où j'avais l'habitude de finir mes soirées. Là seulement les éclats de rire qui m'accueillirent à mon entrée me donnèrent quelque soupçon: je tirai mon petit miroir; à peine y eus-je jeté les yeux que je reculai épouvanté.

Je dois avouer que le jeu du Pince sans rire n'est souvent pas du goût de tout le monde.

Quelques-uns lui préfèrent, et je suis de ceux-là, le jeu de la Toilette, où chacun représente un objet d'ajustement; le jeu de M. le curé, qui met en scène tout le personnel d'une paroisse: carillonneur, bedeau, chantre, enfant de chœur; celui de Combien vaut l'orge? demande à laquelle les joueurs doivent répondre successivement, dans un ordre convenu, et avec la plus grande prestesse: Comment?—diable!—peste!—vingt sols;—s'il vous plaît?—c'est bien cher, etc.

Les mots à deviner et les choses à chercher ont aussi leur intérêt. Que de fois ne m'a-t-on pas fait chercher une épingle au son du violon; plus j'approchais de l'objet caché, plus le musicien jouait fort; plus je m'en éloignais, plus son jeu se ralentissait. Une fois, c'était Viotti qui tenait le violon; nous demeurâmes dans le ravissement pendant une demi-heure; j'oubliais de chercher l'épingle, et lorsque je l'eus aperçue, je détournai vite les yeux, afin de prolonger les accords du célèbre artiste.

Quand Viotti manquait, c'était un sifflet que nous nous faisions passer et dans lequel nous soufflions de temps en temps, en chantant:

Il est passé par ici,

Le furet du bois, mesdames;

Il est passé par ici,

Le furet du bois joli.

Il fallait saisir l'instrument entre les mains du siffleur, ce qui n'était pas facile;—on l'attacha un jour derrière M. Petit-Radel, et chacun vint y souffler en tapinois. Lui de se retourner brusquement, et nous de nous enfuir. Cela recommença quinze ou vingt fois, au bout desquelles il finit par se donner au diable et par nous demander merci.

Je m'arrête à mon tour. Chère enfant, tu liras d'autres noms, inconnus ou célèbres, tous à demi effacés, sur ce portefeuille qui a dormi si longtemps dans les tiroirs de mon reliquaire mondain. Avant qu'ils s'effacent tout à fait, ils auront vu du moins, ces amis de l'adorée qui fut ta grand'mère, se fixer sur eux tes yeux profonds et purs; regarde bien alors cette poussière du crayon, et si tu la vois s'animer tout à coup comme sous un souffle inconnu, ne t'étonne pas, Antoinette: c'est que l'âme du souvenir aura passé pour un instant dans ces pages.

Les amours du temps passé

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