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LIVRE PREMIER
CHAPITRE III
III

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En premier lieu, elle implique une conception très contestable du suicide. Elle suppose, en effet, qu'il a toujours pour antécédent psychologique un état de surexcitation, qu'il consiste en un acte violent et n'est possible que par un grand déploiement de force. Or, au contraire, il résulte très souvent d'une extrême dépression. Si le suicide exalté ou exaspéré se rencontre, le suicide morne n'est pas moins fréquent; nous aurons l'occasion de l'établir. Mais il est impossible que la chaleur agisse de la même manière sur l'un et sur l'autre; si elle stimule le premier, elle doit rendre le second plus rare. L'influence aggravante qu'elle pourrait avoir sur certains sujets serait neutralisée et comme annulée par l'action modératrice qu'elle exercerait sur les autres; par conséquent, elle ne pourrait pas se manifester, surtout d'une façon aussi sensible, à travers les données de la statistique. Les variations qu'elles présentent selon les saisons doivent donc avoir une autre cause. Quant à y voir un simple contre-coup des variations similaires que subirait, au même moment, l'aliénation mentale, il faudrait, pour pouvoir accepter cette explication, admettre entre le suicide et la folie une relation plus immédiate et plus étroite que celle qui existe. D'ailleurs, il n'est même pas prouvé que les saisons agissent de la même manière sur ces deux phénomènes[87], et, quand même ce parallélisme serait incontestable, il resterait encore à savoir si ce sont les changements de la température saisonnière qui font monter et descendre la courbe de l'aliénation mentale. Il n'est pas sûr que des causes d'une tout autre nature ne puissent produire ou contribuer à produire ce résultat.

Mais, de quelque manière qu'on explique cette influence attribuée à la chaleur, voyons si elle est réelle.

Il semble bien résulter de quelques observations que les chaleurs trop violentes excitent l'homme à se tuer. Pendant l'expédition d'Égypte, le nombre des suicides augmenta, paraît-il, dans l'armée française et on imputa cet accroissement à l'élévation de la température. Sous les tropiques, il n'est pas rare de voir des hommes se précipiter brusquement à la mer quand le soleil darde verticalement ses rayons. Le docteur Dietrich raconte que, dans un voyage autour du monde accompli de 1844 à 1847 par le comte Charles de Gortz, il remarqua une impulsion irrésistible, qu'il nomme the horrors, chez les marins de l'équipage et qu'il décrit ainsi: «Le mal, dit-il, se manifeste généralement dans la saison d'hiver lorsque, après une longue traversée, les marins ayant mis pied à terre, se placent sans précautions autour d'un poële ardent et se livrent, suivant l'usage, aux excès de tout genre. C'est en rentrant à bord que se déclarent les symptômes du terrible horrors. Ceux que l'affection atteint sont poussés par une puissance irrésistible à se jeter dans la mer, soit que le vertige les saisisse au milieu de leurs travaux, au sommet des mâts, soit qu'il survienne durant le sommeil dont les malades sortent violemment en poussant des hurlements affreux». On a également observé que le sirocco, qui ne peut souffler sans rendre la chaleur étouffante, a sur le suicide une influence analogue[88].

Mais elle n'est pas spéciale à la chaleur; le froid violent agit de même. C'est ainsi que, pendant la retraite de Moscou, notre armée, dit-on, fut éprouvée par de nombreux suicides. On ne saurait donc invoquer ces faits pour expliquer comment il se fait que, régulièrement, les morts volontaires sont plus nombreuses en été qu'en automne, et en automne qu'en hiver; car tout ce qu'on en peut conclure, c'est que les températures extrêmes, quelles qu'elles soient, favorisent le développement du suicide. On comprend, du reste, que les excès de tout genre, les changements brusques et violents survenus dans le milieu physique, troublent l'organisme, déconcertent le jeu normal des fonctions et déterminent ainsi des sortes de délires au cours desquels l'idée du suicide peut surgir et se réaliser, si rien ne la contient. Mais il n'y a aucune analogie entre ces perturbations exceptionnelles et anormales et les variations graduées par lesquelles passe la température dans le cours de chaque année. La question reste donc entière. C'est à l'analyse des données statistiques qu'il faut en demander la solution.

Si la température était la cause fondamentale des oscillations que nous avons constatées, le suicide devrait régulièrement varier comme elle. Or il n'en est rien. On se tue beaucoup plus au printemps qu'en automne, quoiqu'il fasse alors un peu plus froid:


Ainsi, tandis que le thermomètre monte de 0°,9 en France, et de 0°,2 en Italie, le chiffre des suicides diminue de 21 % dans le premier de ces pays et de 35 % dans l'autre. De même, la température de l'hiver est, en Italie, beaucoup plus basse que celle de l'automne (2°,3 au lieu de 13°, 1), et pourtant, la mortalité-suicide est à peu près la même dans les deux saisons (196 cas d'un côté, 194 de l'autre). Partout, la différence entre le printemps et l'été est très faible pour les suicides, tandis qu'elle est très élevée pour la température. En France, l'écart est de 78 % pour l'une et seulement de 8 % pour l'autre; en Prusse, il est respectivement de 121 % et de 4 %.

Cette indépendance par rapport à la température est encore plus sensible si l'on observe le mouvement des suicides, non plus par saisons, mais par mois. Ces variations mensuelles sont, en effet, soumises à la loi suivante qui s'applique à tous les pays d'Europe: À partir du mois de janvier inclus la marche du suicide est régulièrement ascendante de mois en mois jusque vers juin et régulièrement régressive à partir de ce moment jusqu'à la fin de l'année. Le plus généralement, 62 fois sur cent, le maximum tombe en juin, 25 fois en mai et 12 fois en juillet. Le minimum a eu lieu 60 fois sur cent en décembre, 22 fois en janvier, 15 fois en novembre et 3 fois en octobre. D'ailleurs, les irrégularités les plus marquées sont données, pour la plupart, par des séries trop petites pour avoir une grande signification. Là où l'on peut suivre le développement du suicide sur un long espace de temps, comme en France, on le voit croître jusqu'en juin, décroître ensuite jusqu'en janvier et la distance entre les extrêmes n'est pas inférieure à 90 ou 100 % en moyenne. Le suicide n'arrive donc pas à son apogée aux mois les plus chauds qui sont août ou juillet; au contraire, à partir d'août, il commence à baisser et très sensiblement. De même dans la majeure partie des cas, il ne descend pas à son point le plus bas en janvier qui est le mois le plus froid, mais en décembre. Le tableau XII (V. ci-dessous) montre pour chaque mois que la correspondance entre les mouvements du thermomètre et ceux du suicide n'a rien de régulier ni de constant.


Tableau XII[89]


Dans un même pays, des mois dont la température est sensiblement la même produisent un nombre proportionnel de suicides très différent (par exemple, mai et septembre, avril et octobre en France, juin et septembre, en Italie, etc.). L'inverse n'est pas moins fréquent; janvier et octobre, février et août, en France, comptent autant de suicides malgré des différences énormes de température, et il en est de même d'avril et de juillet en Italie et en Prusse. De plus, les chiffres proportionnels sont presque rigoureusement les mêmes pour chaque mois dans ces différents pays, quoique la température mensuelle soit très inégale d'un pays à l'autre. Ainsi, mai dont la température est de 10°,47 en Prusse, de 14°,2 en France et de 18° en Italie, donne dans la première 104 suicides, 105 dans la seconde et 103 dans la troisième[90]. On peut faire la même remarque pour presque tous les autres mois. Le cas de décembre est particulièrement significatif. Sa part dans le total annuel des suicides est rigoureusement la même pour les trois sociétés comparées (61 suicides pour mille); et pourtant le thermomètre à cette époque de l'année, marque en moyenne 7°,9 à Rome, 9°,5 à Naples, tandis qu'en Prusse il ne s'élève pas au-dessus de 0°,67. Non seulement les températures mensuelles ne sont pas les mêmes, mais elles évoluent suivant des lois différentes dans les différentes contrées; ainsi, en France, le thermomètre monte plus de janvier à avril que d'avril à juin, tandis que c'est l'inverse en Italie. Les variations thermométriques et celles du suicide sont donc sans aucun rapport.

Si, d'ailleurs, la température avait l'influence qu'on suppose, celle-ci devrait se faire sentir également dans la distribution géographique des suicides. Les pays les plus chauds devraient être les plus éprouvés. La déduction s'impose avec une telle évidence que l'école italienne y recourt elle-même, quand elle entreprend de démontrer que la tendance homicide, elle aussi, s'accroît avec la chaleur. Lombroso, Ferri, se sont attachés à établir que, comme les meurtres sont plus fréquents en été qu'en hiver, ils sont aussi plus nombreux au Sud qu'au Nord. Malheureusement, quand il s'agit du suicide, la preuve se retourne contre les criminologistes italiens: car c'est dans les pays méridionaux de l'Europe qu'il est le moins développé. L'Italie en compte cinq fois moins que la France; l'Espagne et le Portugal sont presque indemnes. Sur la carte française des suicides, la seule tache blanche qui ait quelque étendue est formée par les départements situés au sud de la Loire. Sans doute, nous n'entendons pas dire que cette situation soit réellement un effet de la température; mais, quelle qu'en soit la raison, elle constitue un fait inconciliable avec la théorie qui fait de la chaleur un stimulant du suicide[91].

Le sentiment de ces difficultés et de ces contradictions a amené Lombroso et Ferri à modifier légèrement la doctrine de l'école, mais sans en abandonner le principe. Suivant Lombroso, dont Morselli reproduit l'opinion, ce ne serait pas tant l'intensité de la chaleur qui provoquerait au suicide que l'arrivée des premières chaleurs, que le contraste entre le froid qui s'en va et la saison chaude qui commence. Celle-ci surprendrait l'organisme au moment où il n'est pas encore habitué à cette température nouvelle. Mais il suffit de jeter un coup d'œil sur le tableau XII pour s'assurer que cette explication est dénuée de tout fondement. Si elle était exacte, on devrait voir la courbe qui figure les mouvements mensuels du suicide rester horizontale pendant l'automne et l'hiver, puis monter tout à coup à l'instant précis où arrivent ces premières chaleurs, source de tout le mal, pour redescendre non moins brusquement une fois que l'organisme a eu le temps de s'y acclimater. Or, tout au contraire, la marche en est parfaitement régulière: la montée, tant qu'elle dure, est à peu près la même d'un mois à l'autre. Elle s'élève de décembre à janvier, de janvier à février, de février à mars, c'est-à-dire pendant les mois où les premières chaleurs sont encore loin et elle redescend progressivement de septembre à décembre, alors qu'elles sont depuis si longtemps terminées qu'on ne saurait attribuer cette décroissance à leur disparition. D'ailleurs à quel moment se montrent-elles? On s'entend généralement pour les faire commencer en avril. En effet, de mars à avril, le thermomètre monte de 6°,4 à 10°,1; l'augmentation est donc de 57 %, tandis qu'elle n'est plus que de 40 % d'avril à mai, de 21 % de mai à juin. On devrait donc constater en avril une poussée exceptionnelle de suicides. En réalité, l'accroissement qui se produit alors n'est pas supérieur à celui qu'on observe de janvier à février (18 %). Enfin, comme cet accroissement non seulement se maintient, mais encore se poursuit, quoiqu'avec plus de lenteur, jusqu'en juin et même jusqu'en juillet, il paraît bien difficile de l'imputer à l'action du printemps, à moins de prolonger cette saison jusqu'à la fin de l'été et de n'en exclure que le seul mois d'août.

D'ailleurs, si les premières chaleurs étaient à ce point funestes, les premiers froids devraient avoir la même action. Eux aussi surprennent l'organisme qui en a perdu l'habitude et troublent les fonctions vitales jusqu'à ce que la réadaptation soit un fait accompli. Cependant, il ne se produit en automne aucune ascension qui ressemble même de loin à celle que l'on observe au printemps. Aussi ne comprenons-nous pas comment Morselli, après avoir reconnu que, d'après sa théorie, le passage du chaud au froid doit avoir les mêmes effets que la transition inverse, a pu ajouter: «Cette action des premiers froids peut se vérifier soit dans nos tableaux statistiques, soit, mieux encore, dans la seconde élévation que présentent toutes nos courbes en automne, aux mois d'octobre et de novembre, c'est-à-dire quand le passage de la saison chaude à la saison froide est le plus vivement ressenti par l'organisme humain et spécialement par le système nerveux[92]». On n'a qu'à se reporter au tableau XII pour voir que cette assertion est absolument contraire aux faits. Des chiffres mêmes donnés par Morselli, il résulte que, d'octobre à novembre, le nombre des suicides n'augmente presque dans aucun pays, mais, au contraire, diminue. Il n'y a d'exceptions que pour le Danemark, l'Irlande, une période de l'Autriche (1851-54) et l'augmentation est minime dans les trois cas[93]. En Danemark, ils passent de 68 pour mille à 71, en Irlande de 62 à 66, en Autriche de 65 à 68. De même, en octobre, il ne se produit d'accroissement que dans huit cas sur trente et une observations, à savoir pendant une période de la Norwège, une de la Suède, une de la Saxe, une de la Bavière, de l'Autriche, du duché de Bade et deux du Wurtemberg. Toutes les autres fois il y a baisse ou état stationnaire. En résumé, vingt et une fois sur trente et une, ou 67 fois sur cent, il y a diminution régulière de septembre à décembre.

La continuité parfaite de la courbe, tant dans sa phase progressive que dans la phase inverse, prouve donc que les variations mensuelles du suicide ne peuvent résulter d'une crise passagère de l'organisme, se produisant une fois ou deux dans l'année, à la suite d'une rupture d'équilibre brusque et temporaire. Mais elles ne peuvent dépendre que de causes qui varient, elles aussi, avec la même continuité.

IV

Il n'est pas impossible d'apercevoir dès maintenant de quelle nature sont ces causes.

Si l'on compare la part proportionnelle de chaque mois dans le total des suicides annuels à la longueur moyenne de la journée au même moment de l'année, les deux séries de nombres que l'on obtient ainsi varient exactement de la même manière (V. Tableau XIII).


Tableau XIII

Comparaison des variations mensuelles des suicides avec la longueur moyenne des journées en France.


Le parallélisme est parfait. Le maximum est, de part et d'autre, atteint au même moment et le minimum de même; dans l'intervalle, les deux ordres de faits marchent pari passu. Quand les jours s'allongent vite, les suicides augmentent beaucoup (janvier à avril); quand l'accroissement des uns se ralentit, celui des autres fait de même (avril à juin). La même correspondance se retrouve dans la période de décroissance. Même les mois différents où le jour est à peu près de même durée ont à peu près le même nombre de suicides (juillet et mai, août et avril).

Une correspondance aussi régulière et aussi précise ne peut être fortuite. Il doit donc y avoir une relation entre la marche du jour et celle du suicide. Outre que cette hypothèse résulte immédiatement du tableau XIII, elle permet d'expliquer un fait que nous avons signalé précédemment. Nous avons vu que, dans les principales sociétés européennes, les suicides se répartissent rigoureusement de la même manière entre les différentes parties de l'année, saisons ou mois[95]. Les théories de Ferri et de Lombroso ne pouvaient rendre aucunement compte de cette curieuse uniformité, car la température est très différente dans les différentes contrées de l'Europe et elle y évolue diversement. Au contraire, la longueur de la journée est sensiblement la même pour tous les pays européens que nous avons comparés.

Mais ce qui achève de démontrer la réalité de ce rapport, c'est ce fait que, en toute saison, la majeure partie des suicides a lieu de jour. Brierre de Boismont a pu dépouiller les dossiers de 4.595 suicides accomplis à Paris de 1834 à 1843. Sur 3.518 cas dont le moment a pu être déterminé, 2.094 avaient été commis le jour, 766 le soir et 658 la nuit. Les suicides du jour et du soir représentent donc les quatre cinquièmes de la somme totale et les premiers, à eux seuls, en sont déjà les trois cinquièmes.

La statistique prussienne a recueilli sur ce point des documents plus nombreux. Ils se rapportent à 11.822 cas qui se sont produits pendant les années 1869-72. Ils ne font que confirmer les conclusions de Brierre de Boismont. Comme les rapports sont sensiblement les mêmes chaque année, nous ne donnons pour abréger que ceux de 1871 et 1872:


Tableau XIV


La prépondérance des suicides diurnes est évidente. Si donc le jour est plus fécond en suicides que la nuit, il est naturel que ceux-ci deviennent plus nombreux à mesure qu'il devient plus long.

Mais d'où vient cette influence du jour?

Certainement, on ne saurait invoquer, pour en rendre compte, l'action du soleil et de la température. En effet, les suicides commis au milieu de la journée, c'est-à-dire au moment de la plus grande chaleur, sont beaucoup moins nombreux que ceux du soir ou de la seconde matinée. On verra même plus bas qu'en plein midi il se produit un abaissement sensible. Cette explication écartée, il n'en reste plus qu'une de possible, c'est que le jour favorise le suicide parce que c'est le moment où les affaires sont le plus actives, où les relations humaines se croisent et s'entrecroisent, où la vie sociale est le plus intense.

Les quelques renseignements que nous avons sur la manière dont le suicide se répartit entre les différentes heures de la journée ou entre les différents jours de la semaine confirment cette interprétation. Voici d'après 1.993 cas observés par Brierre de Boismont à Paris et 548 cas, relatifs à l'ensemble de la France et réunis par Guerry, quelles seraient les principales oscillations du suicide dans les 24 heures:


On voit qu'il y a deux moments où le suicide bat son plein; ce sont ceux où le mouvement des affaires est le plus rapide, le matin et l'après-midi. Entre ces deux périodes, il en est une de repos où l'activité générale est momentanément suspendue; le suicide s'arrête un instant. C'est vers onze heures à Paris et vers midi en province que se produit cette accalmie. Elle est plus prononcée et plus prolongée dans les départements que dans la capitale, par cela seul que c'est l'heure où les provinciaux prennent leur principal repas; aussi le stationnement du suicide y est-il plus marqué et de plus de durée. Les données de la statistique prussienne, que nous avons rapportées un peu plus haut, pourraient fournir l'occasion de remarques analogues[97].

D'autre part, Guerry, ayant déterminé pour 6.587 cas le jour de la semaine où ils avaient été commis, a obtenu l'échelle que nous reproduisons au Tableau XV (V. ci-dessous). Il en ressort que le suicide diminue à la fin de la semaine à partir du vendredi. Or, on sait que les préjugés relatifs au vendredi ont pour effet de ralentir la vie publique. La circulation sur les chemins


TABLEAU XV


de fer est, ce jour, beaucoup moins active que les autres. On hésite à nouer des relations et à entreprendre des affaires en cette journée de mauvais augure. Le samedi, dès l'après-midi, un commencement de détente commence à se produire; dans certains pays, le chômage est assez étendu; peut-être aussi la perspective du lendemain exerce-t-elle par avance une influence calmante sur les esprits. Enfin, le dimanche, l'activité économique cesse complètement. Si des manifestations d'un autre genre ne remplaçaient alors celles qui disparaissent, si les lieux de plaisir ne se remplissaient au moment où les ateliers, les bureaux et les magasins se vident, on peut penser que l'abaissement du suicide, le dimanche, serait encore plus accentué. On remarquera que ce même jour est celui où la part relative de la femme est le plus élevée; or c'est aussi en ce jour qu'elle sort le plus de cet intérieur où elle est comme retirée le reste de la semaine et qu'elle vient se mêler un peu à la vie commune[98].

Tout concourt donc à prouver que si le jour est le moment de la journée qui favorise le plus le suicide, c'est que c'est aussi celui où la vie sociale est dans toute son effervescence. Mais alors nous tenons une raison qui nous explique comment le nombre des suicides s'élève à mesure que le soleil reste plus longtemps au-dessus de l'horizon. C'est que le seul allongement des jours ouvre, en quelque sorte, une carrière plus vaste à la vie collective. Le temps du repos commence pour elle plus tard et finit plus tôt. Elle a plus d'espace pour se développer. Il est donc nécessaire que les effets qu'elle implique se développent au même moment et, puisque le suicide est l'un d'eux, qu'il s'accroisse.

Mais cette première cause n'est pas la seule. Si l'activité publique est plus intense en été qu'au printemps et au printemps qu'en automne et qu'en hiver, ce n'est pas seulement parce que le cadre extérieur, dans lequel elle se déroule, s'élargit à mesure qu'on avance dans l'année; c'est qu'elle est directement excitée pour d'autres raisons.

L'hiver est pour la campagne une époque de repos qui va jusqu'à la stagnation. Toute la vie est comme arrêtée; les relations sont rares et à cause de l'état de l'atmosphère et parce que le ralentissement des affaires leur enlève leur raison d'être. Les habitants sont plongés dans un véritable sommeil. Mais, dès le printemps, tout commence à se réveiller: les occupations reprennent, les rapports se nouent, les échanges se multiplient, il se produit de véritables mouvements de population pour satisfaire aux besoins du travail agricole. Or, ces conditions particulières de la vie rurale ne peuvent manquer d'avoir une grande influence sur la distribution mensuelle des suicides, puisque la campagne fournit plus de la moitié du chiffre total des morts volontaires; en France, de 1873 à 1878, elle avait à son compte 18.470 cas sur un ensemble de 36.365. Il est donc naturel qu'ils deviennent plus nombreux à mesure qu'on s'éloigne de la mauvaise saison. Ils atteignent leur maximum en juin ou en juillet, c'est-à-dire à l'époque où la campagne est en pleine activité. En août, tout commence à s'apaiser, les suicides diminuent. La diminution n'est rapide qu'à partir d'octobre et surtout de novembre; c'est peut-être parce que plusieurs récoltes n'ont lieu qu'en automne.

Les mêmes causes agissent, d'ailleurs, quoiqu'à un moindre degré, sur l'ensemble du territoire. La vie urbaine est, elle aussi, plus active pendant la belle saison. Parce-que les communications sont alors plus faciles, on se déplace plus volontiers et les rapports intersociaux deviennent plus nombreux. Voici, en effet, comment se répartissent par saisons les recettes de nos grandes lignes, pour la grande vitesse seulement (année 1887)[99]:


Le mouvement intérieur de chaque ville passe par les mêmes phases. Pendant cette même année 1887, le nombre des voyageurs transportés d'un point de Paris à l'autre a crû régulièrement de janvier (655.791 voyageurs) à juin (848.831) pour décroître à partir de cette époque jusqu'en décembre (659.960) avec la même continuité[100].

Une dernière expérience va confirmer cette interprétation des faits. Si, pour les raisons qui viennent d'être indiquées, la vie urbaine doit être plus intense en été et au printemps que dans le reste de l'année, cependant, l'écart entre les différentes saisons y doit être moins marqué que dans les campagnes. Car les affaires commerciales et industrielles, les travaux artistiques et scientifiques, les rapports mondains ne sont pas suspendus en hiver au même degré que l'exploitation agricole. Les occupations des citadins peuvent se poursuivre à peu près également toute l'année. La plus ou moins longue durée des jours doit avoir surtout peu d'influence dans les grands centres, parce que l'éclairage artificiel y restreint plus qu'ailleurs la période d'obscurité. Si donc les variations mensuelles ou saisonnières du suicide dépendent de l'inégale intensité de la vie collective, elles doivent être moins prononcées dans les grandes villes que dans l'ensemble du pays. Or les faits sont rigoureusement conformes à notre déduction. Le tableau XVI (V. ci-dessous) montre, en effet, que si en France, en Prusse, en Autriche, en Danemark il y a entre le minimum et le maximum un accroissement de 52, 45, et même 68 %, à Paris, à Berlin, à Hambourg, etc., cet écart est en moyenne de 20 à 25 % et descend même jusqu'à 12 % (Francfort).

On voit de plus que, dans les grandes villes, contrairement à ce qui se passe dans le reste de la société, c'est généralement au printemps qu'a lieu le maximum. Alors même que le printemps est dépassé par l'été (Paris et Francfort), l'avance de cette dernière saison est légère. C'est que, dans les centres importants, il se produit pendant la belle saison un véritable exode des principaux agents de la vie publique qui, par suite, manifeste une légère tendance au ralentissement[101].


Tableau XVI

Variations saisonnières du suicide dans quelques grandes villes comparées à celles du pays tout entier.


En résumé, nous avons commencé par établir que l'action directe des facteurs cosmiques ne pouvait expliquer les variations mensuelles ou saisonnières du suicide. Nous voyons maintenant de quelle nature en sont les causes véritables, dans quelle direction elles doivent être cherchées et ce résultat positif confirme les conclusions de notre examen critique. Si les morts volontaires deviennent plus nombreuses de janvier à juillet, ce n'est pas parce que la chaleur exerce une influence perturbatrice sur les organismes, c'est parce que la vie sociale est plus intense. Sans doute, si elle acquiert cette intensité, c'est que la position du soleil sur l'écliptique, l'état de l'atmosphère, etc., lui permettent de se développer plus à l'aise que pendant l'hiver. Mais ce n'est pas le milieu physique qui la stimule directement; surtout ce n'est pas lui qui affecte la marche des suicides. Celle-ci dépend de conditions sociales.

Il est vrai que nous ignorons encore comment la vie collective peut avoir cette action. Mais on comprend dès à présent que, si elle renferme les causes qui font varier le taux des suicides, celui-ci doit croître ou décroître selon qu'elle est plus ou moins active. Quant à déterminer plus précisément quelles sont ces causes, ce sera l'objet du livre prochain.

Le Suicide: Etude de Sociologie

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