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LIVRE PREMIER
CHAPITRE I
II

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La tendance au suicide étant, par nature, spéciale et définie, si elle constitue une variété de la folie, ce ne peut être qu'une folie partielle et limitée à un seul acte. Pour qu'elle puisse caractériser un délire, il faut qu'il porte uniquement sur ce seul objet; car s'il en avait de multiples, il n'y aurait pas de raison pour le définir par l'un d'eux plutôt que par les autres. Dans la terminologie traditionnelle de la pathologie mentale, on appelle monomanies ces délires restreints. Le monomane est un malade dont la conscience est parfaitement saine, sauf en un point; il ne présente qu'une tare et nettement localisée. Par exemple, il a par moments une envie irraisonnée et absurde de boire ou de voler ou d'injurier; mais tous ses autres actes comme toutes ses autres pensées sont d'une rigoureuse correction. Si donc il y a une folie-suicide, elle ne peut être qu'une monomanie et c'est bien ainsi qu'on l'a le plus souvent qualifiée[18].

Inversement, on s'explique que, si l'on admet ce genre particulier de maladies appelées monomanies, on ait été facilement induit à y faire rentrer le suicide. Ce qui caractérise, en effet, ces sortes d'affections, d'après la définition même que nous venons de rappeler, c'est qu'elles n'impliquent pas de troubles essentiels dans le fonctionnement intellectuel. Le fond de la vie mentale est le même chez le monomane et chez l'homme sain d'esprit; seulement, chez le premier, un état psychique déterminé se détache de ce fond commun par un relief exceptionnel. La monomanie, en effet, c'est simplement, dans l'ordre des tendances, une passion exagérée et, dans l'ordre des représentations, une idée fausse, mais d'une telle intensité qu'elle obsède l'esprit et lui enlève toute liberté. Par exemple, de normale, l'ambition devient maladive et se change en monomanie des grandeurs quand elle prend des proportions telles que toutes les autres fonctions cérébrales en sont comme paralysées. Il suffit donc qu'un mouvement un peu violent de la sensibilité vienne troubler l'équilibre mental pour que la monomanie apparaisse. Or, il semble bien que les suicides sont généralement placés sous l'influence de quelque passion anormale, que celle-ci épuise son énergie d'un seul coup ou ne la développe qu'à la longue; on peut même croire avec une apparence de raison qu'il faut toujours quelque force de ce genre pour neutraliser l'instinct, si fondamental, de conservation. D'autre part, beaucoup de suicidés, en dehors de l'acte spécial par lequel ils mettent fin à leurs jours, ne se singularisent aucunement des autres hommes; il n'y a, par conséquent, pas de raison pour leur imputer un délire général. Voilà comment, sous le couvert de la monomanie, le suicide a été mis au rang des vésanies.

Seulement, y a-t-il des monomanies? Pendant longtemps, leur existence n'a pas été mise en doute; l'unanimité des aliénistes admettait, sans discussion, la théorie des délires partiels. Non seulement on la croyait démontrée par l'observation clinique, mais on la présentait comme un corollaire des enseignements de la psychologie. On professait alors que l'esprit humain est formé de facultés distinctes et de forces séparées qui coopèrent d'ordinaire, mais sont susceptibles d'agir isolément; il semblait donc naturel qu'elles pussent être séparément touchées par la maladie. Puisque l'homme peut manifester de l'intelligence sans volonté et de la sensibilité sans intelligence, pourquoi ne pourrait-il pas y avoir des maladies de l'intelligence ou de la volonté sans troubles de la sensibilité et vice versa? En appliquant le même principe aux formes plus spéciales de ces facultés, on en arrivait à admettre que la lésion pouvait porter exclusivement sur une tendance, sur une action ou sur une idée isolée.

Mais, aujourd'hui, cette opinion est universellement abandonnée. Assurément, on ne peut pas directement démontrer par l'observation qu'il n'y a pas de monomanies; mais il est établi qu'on n'en peut pas citer un seul exemple incontesté. Jamais l'expérience clinique n'a pu atteindre une tendance maladive de l'esprit dans un état de véritable isolement; toutes les fois qu'une faculté est lésée, les autres le sont en même temps et, si les partisans de la monomanie n'ont pas aperçu ces lésions concomitantes, c'est qu'ils ont mal dirigé leurs observations. «Prenons pour exemple, dit Falret, un aliéné préoccupé d'idées religieuses et que l'on classerait parmi les monomanes religieux. Il se dit inspiré de Dieu; chargé d'une mission divine, il apporte au monde une nouvelle religion… Cette idée, direz-vous, est tout à fait folle, mais, en dehors de cette série d'idées religieuses, il raisonne comme les autres hommes. Eh bien! interrogez-le avec plus de soin et vous ne tarderez pas à découvrir chez lui d'autres idées maladives; vous trouverez, par exemple, parallèlement aux idées religieuses, une tendance orgueilleuse. Il ne se croira pas seulement appelé à réformer la religion, mais à réformer la société; peut-être aussi s'imaginera-t-il être réservé à la plus haute destinée… Admettons qu'après avoir recherché chez ce malade des tendances orgueilleuses, vous ne les ayez pas découvertes, alors vous constaterez des idées d'humilité ou des tendances craintives. Le malade, préoccupé d'idées religieuses, se croira perdu, destiné à périr, etc.[19]». Sans doute, tous ces délires ne se rencontrent pas habituellement réunis chez un même sujet, mais ce sont ceux que l'on trouve le plus souvent ensemble; ou bien, s'ils ne coexistent pas à un seul et même moment de la maladie, on les voit se succéder à des phases plus ou moins rapprochées.

Enfin, indépendamment de ces manifestations particulières, il y a toujours chez les prétendus monomanes un état général de toute la vie mentale qui est le fond même de la maladie et dont ces idées délirantes ne sont que l'expression superficielle et temporaire. Ce qui le constitue, c'est une exaltation excessive ou une dépression extrême, ou une perversion générale. Il y a surtout absence d'équilibre et de coordination dans la pensée comme dans l'action. Le malade raisonne, et cependant ses idées ne s'enchaînent pas sans lacunes; il ne se conduit pas d'une manière absurde, mais sa conduite manque de suite. Il n'est donc pas exact de dire que la folie puisse se faire sa part, et une part restreinte; dès qu'elle pénètre l'entendement, elle l'envahit tout entier.

D'ailleurs, le principe sur lequel on appuyait l'hypothèse des monomanies est en contradiction avec les données actuelles de la science. L'ancienne théorie des facultés ne compte plus guère de défenseurs. On ne voit plus dans les différents modes de l'activité consciente des forces séparées qui ne se rejoignent et ne retrouvent leur unité qu'au sein d'une substance métaphysique, mais des fonctions solidaires; il est donc impossible que l'une soit lésée sans que cette lésion retentisse sur les autres. Cette pénétration est même plus intime dans la vie cérébrale que dans le reste de l'organisme: car les fonctions psychiques n'ont pas des organes assez distincts les uns des autres pour que l'un puisse être atteint sans que les autres le soient. Leur répartition entre les différentes régions de l'encéphale n'a rien de bien défini, comme le prouve la facilité avec laquelle les différentes parties du cerveau se remplacent mutuellement, si l'une d'elles se trouve empêchée de remplir sa tâche. Leur enchevêtrement est donc trop complet pour que la folie puisse frapper les unes en laissant les autres intactes. À plus forte raison, est-il tout à fait impossible qu'elle puisse altérer une idée ou un sentiment particulier sans que la vie psychique soit altérée dans sa racine. Car les représentations et les tendances n'ont pas d'existence propre; elles ne sont pas autant de petites substances, d'atomes spirituels qui, en s'agrégeant, forment l'esprit. Mais elles ne font que manifester extérieurement l'état général des centres conscients; elles en dérivent et elles l'expriment. Par conséquent, elles ne peuvent avoir de caractère morbide sans que cet état soit lui-même vicié.

Mais si les tares mentales ne sont pas susceptibles de se localiser, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de monomanies proprement dites. Les troubles, en apparence locaux, que l'on a appelés de ce nom résultent toujours d'une perturbation plus étendue; ils sont, non des maladies, mais des accidents particuliers et secondaires de maladies plus générales. Si donc il n'y a pas de monomanies, il ne saurait y avoir une monomanie-suicide et, par conséquent, le suicide n'est pas une folie distincte.

Le Suicide: Etude de Sociologie

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