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MADAME HÉLÈNE

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Table des matières

Madame Bonnavent, née de Romell de Candeleus, méprisait son mari.

*

* *

Elle atteignait vingt ans lorsqu'on lui donna cet époux.

Orpheline et fille unique, n'ayant connu ni père ni mère, elle sortait alors du couvent, où son enfance et sa jeunesse avaient grandi dans une longue piété. Elle ne savait rien du monde, mais elle possédait sur les choses des idées catégoriques, qui étaient droites, plates et solides comme des murs.

Avec son teint mat et ses yeux noirs, sa chevelure opaque et sa taille élancée, elle pouvait paraître jolie, mais sans charme. Elle s'inclinait toute, par l'habitude de la prière et de l'humilité, tenait le dos courbé, le cou tendu, ne regardait que le sol, jamais rien autour d'elle, glissait à petits pas, et semblait toujours s'éloigner dans l'ombre d'un couloir; parfois, elle risquait vers les gens un coup d'œil rapide et en-dessous, aussitôt rabaissé vers la terre; elle parlait peu, souriait court, et s'habillait de noir.

Qu'elle fût née pour devenir la compagne d'Eugène Bonnavent, cela n'était guère probable.

Avant leurs fiançailles, elle n'eût pas daigné le saluer dans la rue; l'aristocratique demoiselle, héritière des preux, se fût tenue pour offensée par un simple regard de ce plébéien, et jamais le millionnaire sans-culotte, fils d'un industriel et petit-neveu d'un conventionnel, n'eût été accueilli dans sa maison, s'il n'y fût entré comme époux.

Mais Monseigneur l'Évêque et le Chanoine de Saint-Gérôme avaient combiné ce mariage, fort convenable à tous points de vue, puisqu'il allait réunir, sous la tutelle de l'Église, deux familles notables du département, et, du même coup, englober dans la Société Bien-Pensante, la grosse fortune industrielle des Bonnavent.

D'ailleurs, un projet de Monseigneur et de M. le Chanoine ne pouvait être que de haute sagesse, et indiscutable; une jeune fille, à peine sortie du couvent, n'avait qu'à entendre, sans le discuter, l'avis de ces graves personnages, alors qu'ils voulaient bien s'occuper d'elle. C'est pourquoi, en apprenant la décision de l'évêché, Hélène de Romell n'éprouva qu'un étonnement respectueux.

Elle ne protesta pas d'un seul mot: ses principes, joints à son excellente éducation, ne l'eussent pas permis. On daigna lui exposer les raisons d'ordre supérieur qui rendaient souhaitable cette union: elle s'honora doublement d'une confidence épiscopale qui la flattait, et d'un mariage qui prenait à ses yeux l'importance des nécessités politiques; par-delà son bon plaisir, elle entrevit l'intérêt de la Foi: c'était plus qu'il n'en fallait pour la convaincre. Elle avoua, en souriant, que le prétendu, personnellement, lui agréait peu, et que jamais elle n'eût songé à lui; mais elle s'empressa d'ajouter que ce détail était de minime importance.

Elle ne pensa point qu'on la sacrifiait, mais elle se plut à croire qu'elle se sacrifiait un peu, en faisant abstraction de ses goûts, pour le bien de la religion et de la société. Elle avait appris de longue date l'horreur qu'il convient de professer pour les tentations de Satan, surtout pour la plus honteuse et la plus avilissante, ce péché qu'on n'ose même pas nommer dans les saints lieux, et que les libertins du monde ont appelé l'Amour. Heureusement pour elle, et par faveur spéciale, elle allait se mettre à l'abri de tout danger, en épousant un homme antipathique à sa nature, dont la détournaient tous les instincts de son cœur et de son esprit. Auprès d'un être si inférieur à elle, par la naissance, par l'âme, par l'éducation, fils de roturiers enrichis, la noble et sainte fille n'aurait pas à craindre les surprises de l'amour terrestre, et jamais son intimité avec un homme tel ne la mettrait en péril de déchoir. Leur union resterait catholique, austère, sans souillure; dans cette existence côte à côte, la femme demeurerait libre, indemne de toute contagion basse, et sa supériorité même, grâce à Dieu, lui assurerait une domination sans conteste, qui serait utile à tous. Pour les cas difficiles, Monseigneur et le Chanoine ne lui refuseraient pas leurs lumières: elle en demanda l'assurance, elle en obtint la promesse: dès lors, sûre et tranquille, elle considéra que tout s'organisait au mieux.

Elle s'enquit de savoir s'il ne serait pas inconvenant de rencontrer son prétendu dans quelque réunion familiale, avant le mariage, et de causer avec lui. Tout le monde approuva ce désir, et la tante de Conflans organisa une soirée intime où l'on chanterait peut-être une romance.

Hélène y parut sans contrainte ni malaise: sa parfaite innocence en matière conjugale ne lui suggérait aucun souci qui pût alarmer la pudeur d'une novice, et la vierge se présenta sans rougir ni baisser les yeux. Elle ne voyait, dans le futur époux, qu'un parent futur, une sorte de cousin ajouté sur le tard aux membres de la famille, un associé, son collaborateur dans une affaire grave; ils auraient ensemble des devoirs à remplir, des décisions à prendre, des intérêts à gérer, toutes choses sévères. La blanche Hélène, en regardant le lustre, songeait aux jours passés, à l'heureuse insouciance du couvent, aux bonnes sœurs qui parlent bas et sourient, rondes et glabres sous leurs coiffes, et qu'il fallait quitter maintenant, pour vivre parmi les êtres sans idéal qui dansent, boivent, rient, remuent, et ne vont à la messe qu'une fois par semaine.

D'ailleurs, mademoiselle de Romell constata sans déplaisir que son fiancé, bien qu'indigne et méprisable, n'était pas repoussant. L'arrière-neveu d'un Régicide pouvait être une brute abreuvée de sang: Hélène s'étonna de le trouver simplement lourd et commun.

C'était un solide garçon masqué de barbe jusque sous les cils, casqué de cheveux jusque vers les sourcils; ses yeux, au fond de cette broussaille, étaient bleus, doux et timides; on n'y lisait qu'une santé heureuse, la sérénité canine: tout de suite, et surtout pour un regard de femme, l'ensemble de cet homme dégageait l'impression d'une faiblesse morale enfermée dans une force physique, et tout de suite Hélène sentit qu'elle régnerait.

De cela, d'ailleurs, elle avait la volonté ferme: non pas qu'elle fût despotique par nature; mais sa conviction de posséder la vérité lui créait un devoir d'inculquer cette vérité tout entière dans les créatures que Dieu confierait à son gouvernement.

L'époux, premier disciple, lui parut malléable à souhait: elle comprit la profonde sagesse qui avait inspiré les combinaisons de Monseigneur et de M. le Chanoine; elle les admira d'avoir inventé une union si bien assortie, et le rapide examen du jeune homme la confirma dans sa résolution d'obéir aux sacrés conseils.

Elle voulut donner aussitôt une marque publique de son consentement, et, pour bien prouver que d'ores et déjà elle classait M. Bonnavent dans une catégorie particulière, elle ne lui adressa aucune parole. Lorsque, par deux fois, le malheureux garçon essaya d'entamer avec elle une conversation banale, elle ne lui répondit que par une silencieuse inclinaison de tête, et se détourna de lui.

—Allons, disait la tante, ça va bien…

Et la famille entière se réjouissait et louangeait le tact d'une jeune fille bien élevée, qui se fait comprendre en évitant de se commettre.

—On a beau dire: une bonne éducation, cela se reconnaît toujours.

Lors de la deuxième rencontre, mademoiselle de Romell de Candeleus se maintint dans cette significative réserve. Mais la troisième fois, sans transition, elle parla catégoriquement à son fiancé, et, comme une matrone, elle formula ses dogmes, posa ses conditions, organisa l'avenir. On eût dit qu'elle énumérait les articles d'un pacte appris par cœur, et certainement sa monastique cervelle n'avait pas, à elle seule et sans aide, analysé ainsi les prévisions de l'existence ou l'installation d'un foyer: la prudence du clergé se manifestait dans ses propos, relatifs à la belle ordonnance d'une famille; le futur écoutait, abasourdi, ravi, balbutiait des assentiments, acquiesçait aux projets. Quand cette virginale créature lui déclara qu'elle entendait se réserver l'éducation des filles et des fils, une subite lueur gaie crépita dans les yeux du mâle. Mais Hélène, en son ignorance des choses, ne vit dans cet éclair qu'un frémissement d'enthousiasme, et fut toute fière d'avoir éclairé un esprit sur les beautés de la saine éducation. La petite flamme qui aurait dû l'inquiéter ne lui donna que la certitude de ses prochains triomphes. Mademoiselle de Romell de Candeleus tendit la main à M. Bonnavent, et neuf jours après les bans se publièrent.

La noce fut somptueuse. Monseigneur officia lui-même. Toute la ville était sur pied, et l'on vint des trois arrondissements. Pour la première fois, on vit le préfet entrer à la cathédrale, où sa dame, d'ordinaire, allait seule. La fille du général fut au nombre des quêteuses, et les robes de soie verte, puce, bleue, violette, resplendissaient sur le parvis.

Après le lunch, la mariée exigea que M. Bonnavent vînt avec elle saluer la Supérieure du couvent.

—Ma première visite doit être pour celle que j'ai toujours appelée: «Ma mère…»

La sainte femme reçut ces enfants avec bonté. Elle embrassa Hélène qui l'embrassa, et toutes deux pleuraient; le mari, correct et debout, souriait niaisement, portant le poids de son corps sur une jambe et sur l'autre, alternativement; la bonne religieuse fit à sa chère Fille des recommandations vagues sur les devoirs multiples, et se retira pour prier Dieu de bénir cette union.

Nulle autre voix n'instruisit la brune orpheline, car personne ne se souciait de scandaliser l'innocence, et c'est pourquoi, le lendemain, dès la pointe du jour, l'épousée, rasant les murs et cachée sous un voile épais, revenait sonner au couvent.

—Ma mère ayez pitié de moi! J'ai épousé un fou! Je ne peux pas vous dire la preuve, mais il est fou, ma mère! Il va falloir qu'on l'enferme, et c'est affreux, si vous saviez!

Sans savoir, la bonne Sœur soupçonnait un peu la vérité; par crainte d'en apprendre trop, elle conseilla à la douloureuse enfant de se rendre au tribunal de la pénitence, et le Chanoine entendit la confession d'une nuit de noces.

Hélène s'en revint honteuse et désolée, ne comprenant plus rien au monde.

Le digne Chanoine lui avait enseigné que l'Église ne réprouve point l'œuvre de chair, entre les époux bénis par Elle; mais cette assurance déconcertante, qui bouleversait toutes les notions de la pieuse fille, arrivait trop tard. L'atroce attentat de la nuit, outrageant ses pudeurs, révoltant sa conscience, l'avait emplie d'horreur et d'épouvante: elle avait cru se débattre sous les attaques d'une bête sauvage, et les angoisses de ce cauchemar avaient été si vives, qu'un frisson de froid la glaçait toute, à la seule pensée qu'il faudrait les subir encore.

Ah! non, certes, elle n'aurait pas accepté le mariage, si elle avait soupçonné à quelles profanations il condamne une femme! Surtout, elle n'aurait pas accepté ce mariage-ci, et du moins elle aurait choisi un homme de son monde, car l'insulte n'eût alors offensé qu'elle seule, sans déshonorer toute une race! Et très naïvement, la noble fille souffrait pour ses aïeux presque autant que pour sa pudeur.

Une chose évidente, c'est qu'on avait abusé de son ignorance: Monseigneur, en cela, n'avait pas bien agi. Il aurait dû comprendre, et l'avertir! Dans son indignation, elle osait juger un prélat, et même elle se demanda si les évêques de la République n'étaient pas, peu ou prou, entachés d'hérésie: ce qui expliquerait tout, même les trahisons.

Cette pensée lui fit du bien; non parce qu'elle s'y complut, mais au contraire parce qu'elle la réprouva bientôt, comme une irrévérence dont elle se sentit coupable: la notion de sa faute l'amena promptement à conclure qu'il y avait péril à penser toute seule, et elle résolut de s'en référer toute aux conseils de son directeur.

Elle s'en retournait vers lui, presque chaque matin; le révérend, alors, travaillait de son mieux à calmer les scrupules de sa pénitente, lui assurait que le Seigneur nous conduit dans ses voies par des épreuves auxquelles nous devons nous soumettre, et lui recommandait la patience, la douceur, l'aménité, l'obéissance: ce mot révoltait la fierté d'Hélène; le Chanoine en proposa un autre, et désormais il ne conseilla plus que la résignation.

Quant à l'époux, bien sain, quelque peu sot, content de tout, même de lui, invitant des amis et saluant les dames, allant de son automobile au Cercle et du Cercle au lit conjugal, il savourait le présent et attendait l'avenir.

*

* *

Vainement, sur ses premières cartes de visite, elle avait joint, au nom roturier des Bonnavent, l'illustre nom de ses propres ancêtres: le pauvre garçon n'y avait rien gagné, et rustre il demeurait, malgré son million et son air jovial. Tel du moins il apparaissait à son aristocratique épouse: l'héritière des preux ne voyait en lui qu'un homme de la race destinée à produire les fermiers ou les fournisseurs; on eût dit qu'elle le tolérait dans sa maison, à la manière d'un parent pauvre recueilli par condescendance, d'un majordome inamovible, chef des domestiques, intermédiaire entre la dame et les serviteurs. Elle ne parvenait pas à s'accoutumer aux familiarités de cet intrus, et ses manques de tact, son oubli des convenances, des distances, la torturaient sans cesse. Non seulement elle ne le tutoya jamais et l'idée ne lui en serait pas venue, mais elle souffrait comme d'un affront, chaque fois qu'il la tutoyait, en public ou en tête-à-tête. Pour un peu, elle eût souhaité qu'il lui parlât à la troisième personne, et quand le solide gaillard s'approchait de cette épouse pour lui témoigner sa tendresse, quand elle sentait venir vers sa poitrine presque nue une main de serf enrichi, elle souffrait pour ses aïeux presque autant que pour sa pudeur. Mais elle se répétait alors les exhortations du Chanoine, et, soumise au devoir, elle fermait les yeux, avec une répugnance visible, acceptait son martyre comme une pénitence, et disait sa prière en attendant la fin.

—Elle se formera! Les femmes, c'est comme le vin: ça ne se fait qu'avec le temps.

Hélène ne se faisait pas.

Sèche, froide, elle gardait la rancœur de la première nuit; même ce fut en elle une recrudescence d'horreur, quand un soir elle crut, pendant sa prière d'absence, percevoir au fond de son être le trouble stupéfiant d'un plaisir qui naissait.

Elle s'indigna contre elle-même, et pleura de honte.

—Suis-je donc tombée si bas, Seigneur, par ma promiscuité avec l'ordure, et suis-je donc coupable pour avoir obéi, puisque vous me châtiez, Seigneur, par cette humiliation nouvelle?

Hélène se confessa, dès le matin venu, et sans doute Dieu lui pardonna son péché, car aussitôt elle reçut avis d'une maternité prochaine.

Le soir, elle en informa gravement son époux, qui fut d'abord très satisfait, mais qui le fut moins quand Mademoiselle de Romell lui déclara que, les fins du Créateur se trouvant désormais atteintes, M. Bonnavent ne l'approcherait plus. Le gros garçon, hilare, protesta, et sa femme lui sut mauvais gré de plaisanter en de telles circonstances, sur de telles matières: cette suprême indécence d'ailleurs, ne l'étonna nullement de la part d'un rustre et d'un impie; dans la querelle qui suivit, elle rappela fort à propos le forfait du grand oncle qui avait voté la mort de Louis XVI; enfin, elle congédia son mari avec hauteur, ajoutant que toute tentative analogue, renouvelée quand Dieu venait de bénir leur union, serait considérée par elle comme une offense envers le Ciel, offense doublée d'ingratitude.

Eugène Bonnavent se résigna sous la boutade, pendant une semaine entière; au bout de huit jours, il tenta de renouveler l'offense; mais son audace n'eut d'autre résultat que d'installer, au cœur de la pieuse dame, une aversion définitive.

Donc, quatre mois après son mariage, Eugène Bonnavent prit une maîtresse, et les trois arrondissements furent d'accord pour s'apitoyer sur l'épouse trompée. La pitié publique alla même jusqu'à souffrir que Madame Bonnavent ignorât ses malheurs, pendant toute la durée de sa grossesse. Mais après les relevailles, on lui laissa connaître la vérité entière.

Hélène en fut plus émue qu'elle n'aurait pensé devoir l'être, et son déplaisir ne manqua pas de lui occasionner une surprise: quel que fût son mécontentement, elle n'imagina point de l'attribuer à la jalousie, car elle ignorait l'existence de ce sentiment, et même la signification de ce vocable. Elle pensa seulement qu'on lui infligeait une avanie de plus, avanie publique, et elle offrit sa peine au Seigneur, en expiation de ses fautes.

Pour le surplus, elle se réjouit d'avoir dorénavant un prétexte qui l'autorisait à refuser son corps aux devoirs d'incongruité.

Comme il sied à une nature droite et sans complaisance, qui aime les situations nettes et qui prétend faire porter à chacun la responsabilité de ses fautes, elle provoqua une explication entre elle et son mari. Très froidement, elle lui déclara qu'elle connaissait sa conduite, et ne daigna point la lui reprocher; mais elle l'informa que dorénavant il n'était plus qu'un étranger, et qu'elle se considérait comme veuve. Le mari, honteux, essaya, par son humilité, d'atténuer les choses, mais il parlait à une statue. Pendant qu'il s'excusait, la statue se retira avec dignité.

Le gros garçon resta en plan, sur ses phrases inachevées. Il fit une moue, hocha la tête, mit les mains dans ses poches; mais comme, au fond, tout cela lui importait peu, il en prit son parti, et vogue la galère!

—Chacun de son côté! C'est peut-être le mieux.

M. Bonnavent vécut au dehors, et Mademoiselle de Romell de Candeleus, son épouse, purifiée du mariage passé par la maternité présente, rentra, comme après un voyage au loin, dans le recueillement heureux de sa jeunesse.

Des attaches mondaines, elle ne connaissait plus que son rôle de mère; encore devait-elle s'efforcer pour donner des marques de tendresse à cet enfant du réprouvé qui ressemblait trop à son père, et qui, vivant souvenir du cauchemar, portait au front la tache originelle: il ne fallut rien moins que le baptême pour que sa mère l'agréât, à l'exemple du Rédempteur, et l'enfant de sa chair n'eut grâce devant elle que comme un chrétien dont le Ciel lui commettait la garde.

L'enfant mourut bientôt. La mère ressentit un chagrin noble et sans violence.

—Dieu l'avait donné, Dieu l'a repris.

Bonnavent pleurait. Il montra le désespoir aigu et déplacé d'un matérialiste qui ne sait pas d'où nous viennent les coups, et qui entre en rébellion contre le Ciel.

Hélène ne lui sut aucun gré de sa douleur, et ce deuil ne les rapprocha point. Au contraire, elle perçut là un décret de la Providence qui avait voulu, en brisant ce frêle lien, ratifier la séparation de deux êtres mal assortis.

Elle fut définitivement la veuve autant que l'orpheline; seule désormais sur la terre, elle fit de l'église sa véritable maison, et le confessionnal fut l'unique endroit où l'on parle.

*

* *

Des années passèrent ainsi. Repliée sur elle-même et concentrant son âme, Madame Hélène, vêtue de noir, devenait maigre avec des yeux ardents, et sa religion s'exaltait jusqu'au mysticisme.

Ses nerfs, tendus dans la solitude, se crispaient, amenant les nuits d'insomnie, et des visions la hantèrent. Trop pieuse pour concevoir et surtout pour admettre que l'âme est susceptible de se médicamenter par l'hygiène, elle garda pour la confession le secret de ses troubles, de ses rêves et de ses extases.

Cependant, le vieux Chanoine était mort.

Un prêtre béarnais, violent, âpre, d'éloquence chaude et rude, l'avait remplacé, et sa parole terrorisait les cœurs dévots. Son arrivée dans le pays ayant coïncidé avec l'ouverture du Carême, ses premiers sermons avaient émerveillé la ville, et les sceptiques eux-mêmes voulurent l'entendre: les membres de la magistrature et du barreau furent unanimes à reconnaître son talent, et ceux qui pensaient bien lui donnèrent du génie.

—Il ira loin, celui-là!

Cet homme de trente-cinq ans était large d'épaules, haut de taille; il avait le teint brun, le front blanc, le nez droit, les yeux profonds, la bouche hautaine; il marchait avec majesté; on le sentait dédaigneux, sûr de lui, et né pour le commandement.

Hélène lui présenta sa conscience.

Elle avait peur de lui, quand elle s'agenouilla pour la première fois au confessionnal, près de cette grille derrière laquelle frémissait, au fond des ténèbres, une âme trop puissante pour compatir aux misères des femmes. Mais sa surprise n'en fut que plus rassurante, lorsqu'elle entendit la grande voix du prédicateur se faire douce et fraternelle: il lui sembla que le noble esprit se baissait vers elle pour la comprendre, et la pauvre femme écoutait les mots d'apaisement qui tombaient en murmure, dans l'ombre, du haut de la bouche inspirée.

Une suave quiétude pénétra tout son être; elle sortit du confessionnal avec une sensation pareille à celle qu'on éprouve au retour de la Sainte-Table: elle marchait, allégée, toute neuve, le cœur épanoui; une lumière paisible baignait ses pensées, et le monde lui parut meilleur.

On eût dit que la nature elle-même s'éclairait de cette fête intérieure. C'était un matin de printemps, un jeudi. Hélène se promena dans son jardin, ce qu'elle faisait rarement, et cueillit des fleurs, ce qu'elle ne faisait jamais. Plusieurs fois, elle s'arrêta pour respirer largement, avec la joie inconnue jusqu'alors de sentir qu'elle respirait.

Elle regarda le ciel, où passaient de fins nuages blancs, et elle les vit.

Il lui parut que des choses s'éveillaient autour d'elle, changeant de formes ou de couleurs. Elle calcula qu'elle aurait trente ans bientôt, et, sans savoir de quoi elle se trouvait heureuse, elle remercia Dieu de l'avoir mise en ce bas monde.

On put, à partir de ce jour, constater que Madame Bonnavent devenait une autre femme. On la vit moins sévère, plus affable, presque gaie. La ville fut unanime à reconnaître qu'elle gagnait beaucoup, au moral, au physique.

Depuis qu'un prêtre jeune dirigeait sa conscience, elle rajeunissait. Son âme catholique, faite à la fois pour l'obéissance et l'exaltation, était comme un miroir où les images se grossissent: aussi longtemps qu'un vieux chanoine y avait reflété sa quiétude sénile, elle était restée morne, terne, et plus impassible encore que le vieillard; mais en s'approchant d'une flamme, elle frémit toute, et s'illumina.

L'abbé Gilbert, du premier coup d'œil, avait aperçu les ressources profondes de cette nature, encore ignorée d'elle-même, et qui n'avait vécu ni pour elle, ni pour autrui; il s'était pris de pitié pour une existence stérile, que la religion congelait, et son esprit dominateur n'hésitait point à réprouver la froide influence des nonnes et du chanoine, qui s'étaient succédé pour réduire à l'inertie l'âme ardente et riche d'une femme. La tâche d'éteindre une créature lui apparaissait comme un crime sacerdotal et comme une offense envers Dieu. Il pensait: «Le prêtre ne doit point étouffer l'œuvre du Créateur; toutes les forces sont bonnes pourvu qu'on les dirige, mais elles deviennent un péril quand on les comprime au lieu de les conduire, car on a rompu l'équilibre de la nature, et l'équilibre rompu expose à tous les dangers.»

Dans cette certitude, il résolut de réparer lentement l'homicide de ses devanciers, de ranimer l'âme engourdie qu'il venait de découvrir, de l'appeler à la vie, à la lumière, à la chaleur, de la régénérer, de la recréer, de la remettre au monde et telle que Dieu l'avait faite.

Il crut que la tâche serait délicate et ardue, à cause du bouleversement qu'il allait apporter dans les idées de sa pénitente. Mais il eut la surprise d'être compris dès qu'il parlait.

A vrai dire, il avait espéré beaucoup du crédit que la parole d'un prêtre trouve au fond des âmes chrétiennes, toujours prêtes à résonner comme un écho. Mais l'influence dépassa tout espoir. Sa pensée entrait dans cet esprit comme si rien n'y eût été mis autrefois; il s'y avançait en tâtonnant et ne rencontrait que le vide; ainsi que la clarté du soleil dans une maison close et qu'on ouvre, il pénétrait partout, et ne réveillait que de l'ombre. Cette orpheline qui, du berceau au couvent, du couvent au mariage, avait vécu trente ans de solitude sans rien apprendre de la famille, ni de l'amitié, ni de l'amour, était neuve à tous les émois intérieurs. Le prêtre constata bientôt que de Dieu même la pauvre dévote n'avait point connaissance, sinon par des formules de catéchisme, et qu'elle n'en avait point l'amour, mais seulement le culte superstitieux.

Il éclaira les mots, il vivifia les sentences. Après les textes, il fut le Verbe: les phrases apprises sortaient des limbes, au son de sa voix, pour devenir des idées qui vibraient, et les choses mortes s'animèrent; les préceptes que maintes fois la pieuse femme avait répétés dans ses prières tout à coup chantaient en elle avec un sens révélateur, par cela seul qu'il les proférait. Le Seigneur, dont elle avait adoré les statues, apparut dans son humanité divine, et elle l'entendit, et elle le vit, et elle pleura d'angoisse sur ses douleurs voulues, balbutiant des mots qui consolent, tendant les mains pour aider, marchant là, près de la Vierge et de la Madeleine, mêlée aux saintes Femmes, et Femme pour la première fois!

Le vicaire suivait avec complaisance les progrès de son œuvre, et il en était heureux sans vanité: qui ne se passionnerait pour les destinées qu'il transforme? Une tendresse d'auteur l'attachait à sa créature, et, bien que la pénitente fût tout juste de cinq ans moins âgée que le prêtre, il aimait en elle l'enfant de son esprit.

Hélène, avec avidité, s'assimilait la pensée du maître: cette esseulée, qui, pour la première fois, venait de communier avec une âme vivante, se livrait toute, dans la joie de s'ouvrir et de recevoir. Elle aspirait, elle buvait, elle absorbait. Par un instinct de femme, enfin satisfait, elle tendait son âme à la fécondation, comme d'autres tendent leurs corps…

Au sortir du confessionnal, elle rentrait chez elle avec lenteur, craignant les secousses de son pas, évitant les gestes, fuyant les rencontres, appréhendant tout ce qui pouvait exposer le trésor qu'elle emportait en elle: et le verbe, en frémissant, s'irradiait au fond de son cerveau et de ses nerfs. La voix de l'apôtre était devenue sa vie, le fleuve de vie qui réchauffait le sang de ses veines, courait en elle et l'inondait de son flot. L'abbé Gilbert, à ses yeux, était plus qu'un homme, et déjà aussi plus qu'un prêtre: émanation directe du Sauveur, l'envoyé spécial, un don du ciel, le pourvoyeur de grâce entre la Providence et la Pécheresse, et, par mission d'en haut, celui qui sait, celui qui peut, celui qui daigne, un rédempteur!

Malgré ce caractère hiératique, elle ne l'adorait pas; elle ne se permettait même pas de l'aimer: dire qu'elle le vénérait, ce serait trop peu dire puisqu'une chaleur d'enthousiasme se mêlait à sa déférence; et ce serait trop dire aussi, puisqu'elle le sentait, en dépit de sa propre indignité, tout proche d'elle et presque à elle…

N'était-elle pas devenue, pour lui, un peu, et peu à peu, l'âme qu'on distingue entre toutes, la disciple choisie? Elle se flattait de devenir plus tard une amie, une confidente, un peu la sœur cadette, rien qu'un peu… Un grand orgueil, à cette pensée, lui gonflait le cœur.

Il lui parlait, en effet, comme à nulle autre! Il avait pour elle des regards affectueux qui réconfortent les timides, et, sous la tiédeur de cette sympathie tutélaire, elle se sentait plus sûre, heureuse, meilleure, délivrée!

De quel danger la sauvait-il donc? A quelle détresse l'avait-il arrachée? Elle ne savait pas, mais elle avait la sensation d'être sauvée, et sa confiance l'épanouissait.

*

* *

Enfin, un jour, l'abbé Gilbert lui fit honneur d'une visite.

Alors, sa maison même se fit autre, plus belle, plus intime, et le seuil en fut purifié. Le petit salon, où elle l'avait reçu, désormais fut un sanctuaire, et le fauteuil dans lequel il s'était assis devint une relique. Le siège vide ne changea plus de place. Elle s'installait en face, avec son ouvrage sur les genoux, et, pendant des heures, elle travaillait en sa compagnie, levant parfois les yeux vers le visage absent, et souriant à une présence qu'elle revoyait.

Parfois, aussi, quand elle redressait la tête, ses lèvres remuaient imperceptiblement: dans ces minutes-là, elle posait des questions, demandait des avis, et pour attendre la réponse, son aiguille restait en l'air. Lorsque l'absent avait parlé et qu'elle avait compris, elle rabaissait le front vers la tapisserie, et l'aiguille à nouveau se piquait dans le canevas.

Car elle répondait pour lui: elle s'était si bien assimilé son âme qu'elle pouvait trouver d'elle-même les répliques qu'il eût faites, et donner à sa place les conseils qu'elle souhaitait. Il était proprement une conscience qu'elle avait substituée à la sienne. Elle l'interrogeait comme une voix intérieure, qui ne se trompe pas et ne trompe jamais. Quand un doute la prenait sur quelque devoir à remplir, elle ne se demandait point: «Ceci est-il bien? Cela est-il mal?» Mais: «Que penserait-il de ceci? Que dirait-il de cela?» De la sorte, elle répondait sans hésitation ni incertitude; car elle concevait ce qu'il eût pensé plus aisément qu'elle ne lisait en sa propre pensée. Cette substitution avait un charme exquis, mystérieux, et candidement Hélène connut l'ivresse d'être possédée.

L'abbé revint la voir. Ils se connurent mieux.

Aux sermons du vicaire, qui faisaient accourir tout le pays, elle écoutait, perdue dans la foule. Elle reconnaissait les idées, les accents, pour les avoir entendus déjà ou devinés, elle les prévoyait et les saluait. Au milieu d'un peuple attentif à la belle éloquence du prédicateur, elle croyait encore être seule avec lui, dans l'intimité du confessionnal ou du petit salon, et c'est elle qu'il enseignait. Des phrases de lui avaient pour elle un sens qui échappait à tous…

Un jour, bien évidemment, il lui parla du haut de la chaire: il paraphrasait une conversation antérieure, et quand il proféra: «Mais, direz-vous…» elle eut l'émotion d'entendre gronder, sous les voûtes de la cathédrale, les paroles qu'elle avait dites; elle rougit jusqu'aux oreilles, baissa la tête, et crut que la ville entière avait les yeux fixés sur elle. Mais personne ne la regardait. Alors un grand trouble lui vint, à la pensée délicieuse qu'il y avait entre elle et lui un secret ignoré du monde, un invisible lien qu'ils cachaient tous les deux, une entente inavouée, presque un mensonge, et sûrement du mystère.

Les mots de sœur et de frère hantaient son imagination.

Elle s'en faisait une gloire, à cause du génie reconnu de ce noble orateur; elle s'en faisait une délectation, à cause du désir déjà naissant d'être utile à son tour, si peu que ce fût.

—Que lui manque-t-il? De quoi aurait-il besoin?

L'instinct du dévouement maternel, imprescriptible au cœur des femmes, s'éveillait dans le clair-obscur d'une affection qui s'humanisait de plus en plus, et déjà la femme s'évertuait inconsciemment à trouver dans l'homme fort une faiblesse qu'elle pût secourir.

Hélène s'abandonnait sans crainte à un sentiment si pur: la charité chrétienne est un commandement de Dieu! C'est si bon de servir son prochain, et la gratitude envers ceux qui nous ont fait du bien, c'est un devoir!

Pendant toute une année, elle chercha le moyen d'être utile: enfin, elle le découvrit. Dans un de ces jours veules qui affadissent les âmes les mieux trempées, l'abbé Gilbert avait parlé de lui, et raconté la solitude de son enfance, celle de sa maturité, les mesquines envies qu'il rencontrait dans le clergé, les petitesses, les rancunes, les entraves…

Hélène écoutait, avec une stupeur désolée.

Pour la première fois, devant elle, quelqu'un proférait sur les gens d'Église des propos irrévérencieux. Les assertions de l'abbé Gilbert, dans toute autre bouche, l'eussent indignée, mais elle les accueillait de lui comme une vérité sans conteste. Jamais encore elle n'avait imaginé qu'il y eût, dans les saints prêtres, des hommes, et elle hocha la tête tristement.

L'abbé Gilbert, à ses yeux, ne participait pas encore de cette humanité. Cependant, Hélène eut pitié de lui: d'un geste machinal, elle posa, sur la main de l'abbé, le bout de ses doigts.

—Ne vous désolez pas, soyez digne de vous…

Elle retira presque aussitôt ses doigts minces et blancs.

Le grand homme parla encore, plus véhément et plus navré.

De nouveau, Hélène étendit le bras, et posa sa main de nouveau, mais elle ne la retira plus.

—Voyons, mon ami…

Elle avait dit cela, dans un élan de son cœur apitoyé, et sans le vouloir, car elle n'aurait pas osé un tel propos, pour peu qu'elle y eût réfléchi tout d'abord. Mais il y avait dans sa voix tant de tendresse et de chagrin que le vicaire s'arrêta, ému, et tous les deux se regardèrent en silence.

Puis, d'une voix ferme, il dit:

—Merci!

Il serra loyalement cette main amie, et reprit en souriant:

—Vous voyez, chacun a ses misères.

Ensuite, il se tut, parla de choses indifférentes, et sortit peu d'instants après.

Quand elle fut seule, Hélène, debout dans le salon, regarda longuement sa main.

Et cette nuit-là, elle ne put dormir.

*

* *

L'abbé Gilbert faisait à madame Bonnavent de Romell de fréquentes visites.

La profonde piété d'Hélène, aussi bien que l'austérité du vicaire, les mettaient tous deux à l'abri des médisances provinciales, et la raillerie eût été mal venue. On trouvait naturel que cette demi-nonne, épouse délaissée, et mère dont l'enfant était mort au berceau, eût inspiré au jeune prêtre une commisération spéciale; on approuvait chez lui cette condescendance pour une femme si digne d'intérêt, et, dans le monde bien pensant, le salon de madame Hélène gagnait une considération nouvelle, depuis qu'on y rencontrait l'orateur catholique.

Cette maison était la sienne; il y trônait, dans le prestige de sa gloire naissante et du haut avenir qu'on annonçait pour lui. Les hommes véritablement supérieurs restent simples sans qu'il leur en coûte, car la simplicité est pour eux un repos; mais le public s'étonne volontiers de les voir naturels et semblables à tous; c'est pourquoi le monde savait gré à l'abbé Gilbert de se montrer si différent de ce qu'il apparaissait dans l'église; même, on savait gré à madame Bonnavent d'avoir procuré à tout un cénacle l'occasion d'approcher le grand homme, et les dames le fêtaient à l'envi.

Hélène, fière de le voir adulé, jouissait plus que lui de la respectueuse déférence dont l'aristocratie entourait ce beau front. Elle triomphait en lui; il était son unique orgueil. Lorsqu'il parlait, attentive aux moindres mots, elle les enregistrait pieusement en elle. Pour qu'on ne jasât point de son admiration et que son culte demeurât ignoré, elle feignait alors de s'occuper de quelque menu soin, et tendait l'oreille, concentrant son attention dans l'effort de ne laisser perdre aucune des phrases précieuses; puis, dès qu'elle était seule, elle descendait dans son trésor et reprenait l'une après l'autre les perles recueillies, ainsi qu'un joaillier qui se cache au fond d'une cave. Au reste, comme un peu d'égoïsme toujours s'insinue dans les plus pures abnégations, elle s'exaltait de joie à la pensée d'occuper, elle, si humble et si indigne, une place, sa petite place, parmi les grandes idées qui peuplaient ce cerveau puissant.

M. Bonnavent n'aimait point l'abbé Gilbert, et se donnait le tort d'être injuste, tout seul. Les sots se plaisent à mépriser le génie; ils n'en ont le droit que lorsqu'ils sont en nombre. M. Bonnavent commettait la faute d'être seul quand il affectait l'indépendance d'un homme «qu'on n'épate pas pour si peu». Tous ceux qui s'inclinaient le blâmèrent de se refuser à ce qu'ils faisaient eux-mêmes. Comme il traitait d'égal à égal avec le vicaire, lui tapait familièrement l'épaule, lui jetait des objections lourdes, et, pour l'embarrasser, tirait au comique et même au graveleux, on tomba d'accord sur le manque de tact de M. Bonnavent; en constatant l'infériorité de cet homme, chacun put aisément devenir supérieur, et n'y manqua pas. On convint que le gros Eugène ne se rendait pas compte de la distinction qu'une célébrité future apportait à sa maison, et, dès lors, l'abbé Gilbert put y pénétrer à toute heure, aussi souvent qu'il lui convenait, sans que personne y trouvât rien à reprendre: au contraire.

On disait de M. Bonnavent: «C'est un parvenu!»

Il disait de l'abbé: «C'est un poseur.»

Quand Hélène entendit ce mot, elle en reçut un choc, comme si on l'eût frappée; sous l'insulte, elle sursauta et pâlit. Mais, à la réflexion, ce mépris formulé par un lourdaud qu'elle méprisait lui parut un nouvel honneur, comme la couronne d'épines au front du Christ; finalement, l'injure lui plut, parce qu'elle augmentait la distance entre ces deux hommes, et parce qu'une offense infligée chez elle à son grand ami lui créait le devoir d'en réparer l'ignominie, et de la compenser par plus de dévouement.

Elle ne songeait pas à se défier d'elle-même.

Bien que l'abbé occupât sa pensée constante, et bien que le nom de Gilbert, prononcé devant elle, lui donnât une palpitation suave, elle était loin d'imaginer que cette obsession pût être ou devenir coupable; on l'eût indignée en lui révélant que cette hantise était de l'amour, l'immonde amour. La prude femme éprouvait pour le péché la plus haineuse répugnance: comment eût-elle pu assimiler, sous un nom commun, le sentiment qui l'élevait et le vice qui avilit les humains?

Dans cette sécurité, elle vivait joyeuse: l'influence du prêtre, pensait-elle, l'avait ennoblie et grandie; grâce à lui, elle allait vers la sainteté, par un chemin de lumière, et dans sa gratitude pour l'homme, elle remerciait Dieu d'avoir mis sur sa route un élu qui la conduisait.

Aussi fut-elle grandement étonnée, le jour où l'abbé déclara qu'il lui serait désormais impossible de l'entendre au tribunal de la confession.

—Pourquoi?

—Nos rapports ne sont plus d'un pasteur et de son ouaille, mais de deux amis, je dirais volontiers: d'un frère et d'une sœur.

Le mot passa en elle avec un frisson doux. L'abbé continua:

—Nous avons perdu, l'un vis-à-vis de l'autre, le caractère impersonnel du prêtre et de la pénitente; par la confidence de mes soucis et de mes petitesses, je suis descendu du sacerdoce; je ne m'en plains pas, car cette amitié m'est douce, mais je ne confesserai plus celle à qui je me confesse.

Elle essaya de protester.

—N'insistez pas, dit-il, je connais mon devoir. Il nous est loisible d'opter: je cesserai ou bien de vous recevoir en confession, ou bien d'entrer ici en ami trop intime. Réfléchissez, et choisissez vous-même.

Il s'abstint de toute visite, pendant quinze jours entiers.

Un matin, il rencontra Hélène sous le porche de l'église. Elle baissa les yeux, rougit, et, confuse, elle murmura:

—Je sors de confesse…

Ce fut pour tous les deux une émotion poignante: elle tremblait au fond d'elle, comme une coupable; et il reçut, au fond de lui, la furtive secousse d'une colère. Il lui sembla qu'on l'avait volé ou trahi. Et, pourtant, d'autre part, dans cet acte qui les éloignait, ils aperçurent ensemble la disparition d'un obstacle ou d'une distance, et l'amertume de cette séparation voulue avait le charme vague d'un aveu qui les rapprochait.

Il demanda:

—Confessée… près de M. le curé?

—De M. le second vicaire.

Il le détesta aussitôt.

Les naufragés

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