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Henri Émile Chevalier
L'île de Sable
PREMIÈRE PARTIE. EN MER
III. LE CASTOR

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Encore aujourd'hui malgré les perfectionnements prodigieux dont on a enrichi l'art de la navigation, ce n'est pas sans une sorte de crainte indéfinissable que nous entreprenons un voyage par delà les mers. Et cependant les énormes et magnifiques navires à voiles on à vapeur qui sillonnent en tous sens l'Océan offrent presque autant de sûreté et de commodité que nos maisons et nos châteaux. Quels gigantesques progrès la marine a faits depuis quatre siècles! quelle différence entre ces immenses vaisseaux que l'on construit à présent et ceux qui naguère s'aventuraient intrépidement à la recherche de terres inconnues! Quand on songe que ce fut avec trois embarcations, dont deux étaient sans pont et dont la troisième ne jaugeait pas deux cents tonneaux, que Colomb partit de Palos, le 8 août 1492 pour, découvrir l'Amérique le 12 octobre de la même année; quand on songe que ce fut avec deux misérables goélettes de soixante tonneaux que Cartier traversa l'Atlantique pour venir le premier explorer le golfe Saint-Laurent, le Labrador, Terre-Neuve, etc.; quand on songe que ce fut avec deux bateaux à peu près semblables que les successeurs de ces grands hommes ont achevé la reconnaissance et la découverte du Nouveau-Monde, combien on sent croître et s'exalter l'admiration qu'on a toujours éprouvée pour les immortels régénérateurs de l'Amérique!

Le Castor, qui emportait Guillaume de la Roche et la plupart de nos héros vers l'Acadie était si petit, qu'un contemporain d'alors affirme que, de la lisse de plat-bord, on pouvait tremper la main dans la mer[2].

La capacité du Castor était évaluée à cent tonneaux.

Joli navire, d'ailleurs, solide à la vague, fin voilier, et portant fièrement ses mâts, fermes comme l'acier, flexibles comme la baleine.

Il contenait une cale, un entrepont et deux ponts-coupés.

La cale renfermait les provisions et les munitions de guerre.

Dans l'entrepont étaient parqués les proscrits envoyés à la colonie.

Le pont-coupé de la poupe avait pour hôte le marquis Guillaume de la Roche, le vicomte Jean de Ganay, le pilote locman, Alexis Chedotel et quelques autres.

Le pont-coupé de la proue était affecté au logement des matelots.

Lorsqu'on quitta la rade de Saint-Malo, il y avait à bord du Castor quatre-vingt-douze hommes en y comprenant le gouverneur général du Canada et son état-major composé de quelques cadets de familles nobles.

Plusieurs des transportés avaient obtenu du marquis de la Roche la permission de rester sur le pont afin de contempler, aussi longtemps que possible, les rives de cette belle France qu'ils quittaient pour toujours peut-être!– On avait descendu les autres dans l'entrepont, de peur qu'ils ne gênassent la manoeuvre.

Tous cependant auraient bien voulu jouir de la faveur accordée à quelques privilégiés; car si âpres que fussent leurs natures, si grossiers que fussent leurs appétits, si brisés qu'ils fussent aux fluctuations de la fortune, ils étaient profondément remués par la pensée de ce long voyage si loin, si loin de la patrie.

On dit que l'amour du lieu qui nous vit naître est un préjugé, mais crions-le, oh! crions-le de toutes nos forces, c'est un magnifique préjugé, supérieur, à notre sens, aux plus nobles affections.

Et la preuve, c'est que l'homme délaissera parfois ses parents, sans regret; c'est qu'il abandonnera son épouse et ses enfants, sans remords; c'est qu'il résistera aux rafales de l'adversité comme le roc aux tourbillonnements de la tempête; que la perte de ses biens, des êtres qui lui sont chers ne l'affligera point, mais qu'il gémira et sanglotera comme une femme, s'il est forcé de dire un éternel adieu à sa patrie.

La patrie, mon Dieu! comme nous l'aimons, comme nous l'idolâtrons quand fuit rapidement le navire qui nous emporte loin d'elle! comme alors nous voudrions pouvoir l'étreindre! comme nos yeux se rivent passionnément à la dernière pointe de rocher qui s'efface dans les vapeurs flottantes à l'horizon! comme le coeur se serre, à mesure que cette pointe chérie disparaît! et puis, quand elle s'est perdue tout à fait, quand pour reposer notre regard, il n'y a plus rien, rien devant, derrière, autour de nous, rien que l'immensité de l'air, l'immensité de l'eau… les mains du banni s'élèvent vers le ciel, se croisent désespérément, ses genoux s'affaissent ses paupières s'humectent de larmes,– le malheureux prie!…

Laissez-le prier, car sa prière est sainte; elle est pure; c'est la prière de l'infortuné, la seule qui élève l'âme, la seule qui monte à l'Éternel!

Et la première nuit que l'on passe à bord du vaisseau qui nous arrache à la patrie, et cette première nuit, si vous saviez comme elle est affreuse!…

Ah! vous qui jamais n'avez quitté le sol où reposent les ossements de vos aïeux, vous qui méconnaissez vos trésors de tendresse pour ce sol dont parfois vous parlez dédaigneusement, vous tous qui vivez dans votre patrie, faites des voeux afin que la destinée ne vous ravisse point cette bonne mère, si belle, si riche, si généreuse, si indulgente pour ses enfants!

Le souvenir de la patrie nourrit l'exilé, l'espérance de la revoir rafraîchit son front courbé par le malheur et la misère; mais tout homme, vicieux ou vertueux, n'importe, souffre et pleure en son âme, au moment où la patrie lui échappe.

– Pourvu que je ne meure pas à l'étranger! murmure-t-il bas.

Guyonne, inscrite sous le nom d'Yvon, numéro 40, jouissait de l'avantage octroyé à un petit nombre de ses compagnons.

Debout au pied du grand mât, elle voyait se dissiper insensiblement, comme une brume, les côtes adorées de sa Bretagne, tandis que le soleil épanchait ses flots d'or sur la rade de Saint-Malo et qu'un vent propice enflait les voiles du Castor.

Qui pourrait dire quelles étaient les pensées de Guyonne? car, de temps en temps, une larme silencieuse roulait le long de sa joue, et sa tête se penchait, douloureusement sur sa poitrine.

Noble et digne jeune fille, avait-elle trop compté sur son courage et se reprochait-elle déjà son héroïque sacrifice?

Non; Guyonne avait l'âme aussi fortement trempée que le corps; les périls de sa situation ne l'effrayaient pas, le sort qui lui était réservé l'inquiétait peu, mais elle rêvait à la tombe de sa pauvre mère, à cette tombe qu'elle entretenait avec sollicitude, qu'elle ornait chaque jour de fleurs nouvelles, et sur laquelle croîtraient bientôt les ronces et les épines; elle songeait à son vieux père qui allait être privé de ses soins attentifs; à son jeune frère, sans guide pour se diriger à travers les écueils de la vie!

Elle songeait, la pauvre Guyonne, à ses amis, à la chanson du soir, à la clochette de sa génisse qu'elle n'entendrait plus, à la chapelle du hameau, à sa chambrette qu'elle ne reverrait peut-être jamais… puis, elle songeait à ce je ne sais quoi, qui n'est rien, qui est tout— murmure, bruissement, sentier, corbeille, voix, ustensile de ménage, colifichet de fête, intérieur de famille, patrie!

Devant elle, adossé au mât d'artimon, Jean de Ganay semblait aussi enfoncé dans une profonde méditation.

Ses réflexions étaient pleines d'amertumes. N'avait-il pas brisé le lien qui l'attachait au bonheur? et chaque noeud filé par le Castor ne l'éloignait-il pas de celle qu'il aimait?

D'ailleurs, un pressentiment étrange torturait l'esprit du vicomte. Nonobstant les gages de tendresse qu'il avait reçus de Laure, il doutait qu'elle le payât d'un égal retour.

Toutes ses tentatives pour chasser cet atroce soupçon étaient infructueuses: il revenait sans cesse et l'obsédait comme un cauchemar.

Jean demeura six heures consécutives dans cette situation, immobile, insensible à ce qui l'environnait. Mais, quand la terre eut complètement voilé ses formes blanchâtres, l'écuyer tourna les regards vers l'avant du navire.

Il aperçut le faux Yvon qui n'avait point bougé de place et tâchait de percer l'étendue pour distinguer encore une ligne qui indiquât la patrie.

La sévère beauté du jeune homme, sa physionomie intelligente, la douceur de ses traits, la chasteté de son maintien, surprirent l'écuyer au point de l'arracher à sa préoccupation.

Il se demandait déjà par quel hasard ce bel adolescent se trouvait compris parmi les condamnés, lorsque Chedotel, qui commandait un changement d'amures, se précipita brusquement du gaillard d'arrière sur le pont, et, de son porte-voix, asséna un coup violent sur la tête du faux Yvon.

– Veux-tu bien décamper, avorton du diable!

Étourdie par la violence du choc, la jeune fille obéit lentement. Le pilote furieux la repoussa avec tant de rudesse qu'elle alla tomber sur une grosse chaîne d'amarrage et se meurtrit la face.

– Attrape! dit Chedotel, en continuant de donner ses ordres.

Cet acte de brutalité révolta Jean de Ganay. Il se disposait à réprimander sévèrement le pilote, lorsqu'il se rappela que le marquis avait investi Chedotel de ses pleins pouvoirs durant le cours de la traversée. Réprimant sa colère, il descendit pour secourir le blessé, qui se relevait le visage inondé de sang.

– Veux-tu que je mande le chirurgien? dit-il à Guyonne avec compassion.

– Oh! non merci, monseigneur, répondit-elle. Un peu d'eau de mer suffira pour sécher ces écorchures.

La douceur de cette voix augmenta l'intérêt que l'écuyer éprouvait pour le proscrit.

Tirant de son pourpoint un foulard de soie, il le lui présenta en disant:

Essuie-toi avec ceci. Je vais envoyer quérir ce que tu désires.

Guyonne, émue par un sentiment nouveau et inexprimable, n'osait accepter.

– Prends, reprit le vicomte, en lui mettant le mouchoir dans la main.

– Oh! monseigneur! fit la jeune fille.

– Bien; tu parleras de reconnaissance plus tard. Maintenant conforme-toi à ma volonté.

Le remède de Guyonne eut tout l'effet voulu et bientôt, sauf quelques taches bleuâtres, elle reparut plus charmante, plus fraîche qu'auparavant.

Son grossier accoutrement de laine grise rehaussait, par le contraste même, l'éclat de son teint.

Le vicomte ne put retenir un geste d'admiration.

– Comment te nommes-tu? lui demanda-t-il en s'appuyant contre le bordage.

– Yvon, pour vous servir, monseigneur, répliqua-t-elle après quelques secondes d'hésitation.

– Yvon! mais j'ai ouï prononcer ce nom-là… Yvon! De qui étais-tu vassal?

– De monseigneur de la Roche.

– Ah! ah! en effet, je me souviens. Ton père est pêcheur?

– Pêcheur, répéta affirmativement Guyonne.

– Et quel âge as-tu?

– J'aurai tantôt vingt-cinq ans à la Chandeleur.

– Vingt-cinq ans? tu en parais dix-sept à peine.

Le changement de côté était à peine opéré qu'une risée violente siffla dans les agrès du Castor.

Peu après on entendit un bruit sourd comme le roulement lointain du tonnerre, et le ciel se marbra de taches sombres.

Tous les matelots avaient suspendu leur flânerie pour courir, qui au gouvernail, qui sur les vergues, qui au cabestan.

– Ferle, ferle tout! tonnait le porte-voix du pilote.

Mais avant que la manoeuvre fût exécutée, une seconde bourrasque assaillit le Castor par le travers, et il donna une telle bande sur bâbord que les boute-hors des basses vergues plongèrent fort avant dans l'eau.

Cette bascule inattendue précipita le marquis contre le bastingage de la dunette.

Les oeuvres-vives du Castor craquèrent avec un horrible frissonnement.

– Rentrez, monsieur, dit alors Chedotel au soigneur de la Roche; rentrez dans la cabine, votre place n'est pas ici!

En disant ces mots, le pilote n'était plus cet homme au visage astucieux et rechigné que nous avons naguère présenté au lecteur; c'était le marin, dans sa sphère; le marin qui mesure ses forces à celles de la nature en furie, et ne reconnaît d'autre conseiller que son coup d'oeil, d'autre maître que son vouloir.

Sur terre, l'être humain rarement oublie son caractère: sur mer il l'abaisse ou l'exalte au gré des circonstances.

Paresseux, ivrogne, libertin, vil, le matelot est cependant susceptible d'accomplir des prodiges de travail, de continence, de noblesse.

Le commandant d'un navire, bête, stupide dans un temps calme, deviendra un génie dans une tempête. Sa voix dominera celle de l'ouragan, sa volonté domptera la rage des éléments, et sa personne s'incarnera d'une nouvelle vie pour lutter avec les trois formidables ennemis conjurés à sa perte:– l'eau, l'air, le feu!

Semblable à un artiste que l'inspiration embrase, Chedotel, son porte-voix d'une main, son astrolabe de l'autre, était grandi de dix coudées.

La mer montait, montait. Les lames d'eau, grosses comme des montagnes, furieuses comme des Ogresses déchaînées, se ruaient tumultueusement contre la carène et la préceinte du navire.

Les rafales se succédaient avec une rapidité effrayante. On eût dit que le Castor dansait une sorte de danse macabre sur l'abîme. Tantôt il s'ensevelissait dans le linceul des flots roulant autour de lui leurs plis humides; puis, ruisselant d'eau, haletant, il surgissait de son suaire aquatique et recommençait, à travers mille périls, mille naufrages, sa course échevelée.

Toutes les voiles heureusement étaient ployées; quatre hommes robustes se tenaient à la barre du gouvernail, et Chedotel, ferme à son poste, dirigeait le vaisseau avec l'aisance d'un écuyer habile qui a lancé sa, monture au milieu des ravines, des fondrières et des précipices.

Les matelots oubliaient les dangers de la situation pour admirer le sang-froid vraiment extraordinaire du pilote.

La tourmente sévissait toujours avec une opiniâtreté inquiétante. Il était à craindre que le Castor ne vînt à toucher un de ces nombreux écueils dont la Manche est si abondamment parsemée.

La nuit approchait à grands pas, et les proscrits, confinés dans l'entrepont, se livraient, sauf le petit nombre de ceux qui avaient déjà voyagé en mer, à toutes les transes de la terreur, lorsqu'un cri terrible mit le comble à leurs angoisses:

– Au feu! au feu!

Presqu'au même moment, Jean de Ganay parut en haut de l'échelle qui descendait à l'intérieur du Castor.

– Dix hommes de bonne volonté! demanda-t-il.

Plus de vingt se jetèrent sur les degrés de l'échelle.

Le vicomte fit rapidement son choix, enjoignit aux élus de monter, et reforma le panneau.

Pour exécuter tout cela, il avait dépensé moins de temps que nous pour le dire.

Le feu avait pris aux cuisines, et déjà la caisse de bois qui les contenait était complètement étreinte par le cercle destructeur des flammes, lorsque les dix condamnés arrivèrent sur le tillac.

Le vent redoublait d'impétuosité.

Le Castor volait à la cime des flots avec des inclinaisons de roulis et de tangage permettant à peine aux hommes employés aux pompes de garder l'équilibre.

– Accrochez-vous aux haubans et aux cabillots! leur criait Chedotel, qui, du haut de son banc de quart, suivait sans émoi les mouvements désordonnés de la barque, et déployait une présence d'esprit surprenante dans la multiplication de ses ordres.

2

Lescarbot dit à ce sujet:

«Et pour montrer la petitesse de sa barque (celle de la Roche) et qu'il fallait céder à la fureur du vent, j'ay, plusieurs fois, ouï dire au sieur de Poutrincourt que du bord d'icelle, il se lavait les mains dans la mer.»

L'île de sable

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