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II
UN PÈRE ET UN MARI

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A l'heure à peu près où chez La Vienne, le baigneur étuviste, se passait la scène que nous venons d'esquisser, un carrosse sans armoiries, largement drapé, suivant la mode de l'époque, s'arrêtait devant la porte richement sculptée de l'hôtel de Brinvilliers, l'une des plus magnifiques demeures de la rue des Lions-Saint-Paul au Marais, le quartier souverainement aristocratique du dix-septième siècle.

Presque aussitôt, et avant que le laquais eût pu abaisser le pesant marchepied du carrosse, trois personnages en descendirent: deux jeunes hommes et un vieillard.

Le vieillard, mis à la mode d'il y a cent ans, était M. Dreux d'Aubray, lieutenant civil, ancien conseiller de la reine Anne, au temps de la Fronde, père de la marquise de Brinvilliers; les deux jeunes gens étaient ses fils.

Tous trois tinrent un instant conseil sous l'abri de la porte-cochère; puis, au bout de quelques minutes, firent un signe au cocher, qui, fouettant ses chevaux, prit au grand trot la direction de la place Royale.

Les deux jeunes gens, relevant le collet de leurs manteaux et abaissant leurs larges feutres sur leur visage, furent se poster à quelque distance dans l'embrasure d'un mur en retrait.

Pour M. d'Aubray, il souleva le lourd marteau de la porte, qui retomba bruyamment, éveillant les échos de la rue déserte.

La porte tourna sur ses gonds avec un grand bruit de ferrures.

Le suisse s'inclina profondément en reconnaissant le père de la marquise, et, sur son ordre, un laquais, armé de deux flambeaux, précéda à reculons le lieutenant civil dans l'escalier qui conduisait aux appartements de M. de Brinvilliers.

C'était un fort honnête homme que le marquis de Brinvilliers, mestre-de-camp au régiment de Normandie. La guerre ne lui laissant que peu de loisirs; il les mettait largement à profit, et passait, dans le monde joyeux des officiers et des dames faciles, pour un beau joueur et un amant magnifique.

A gagner cette réputation, il avait perdu sa fortune, ou à peu près; mais il s'en souciait médiocrement et se sentait la conscience en repos, ayant pris soin de mettre à l'abri de ses créanciers la dot de sa femme, avec laquelle il s'était séparé de biens, non pour se faire une réserve, il était trop bon gentilhomme pour avoir cette bourgeoise idée, mais pour ne pas la rendre victime de ses prodigalités.

M. de Brinvilliers avait fort aimé sa femme autrefois, mais le temps avait fort attiédi cette passion.

Il n'en était resté qu'une intimité douce et confiante. Suivant en cela les bonnes traditions, le marquis s'inquiétait fort peu de la conduite de la marquise et lui laissait galamment autant de liberté qu'il en réclamait lui-même.

Ce soir-là, le marquis était étendu dans un vaste fauteuil au coin de la haute cheminée de son cabinet.

Il dormait à demi, ayant soupé fort tard la nuit précédente et joué avec un malheur constant toute la journée. Aussi fut-il désagréablement surpris lorsqu'un laquais, ouvrant timidement la porte, lui annonça M. Dreux d'Aubray.

Mais le marquis était de trop bonne compagnie pour laisser voir son ennui d'être ainsi éveillé. Il se leva avec un empressement joyeux en apparence et courut au-devant de son beau-père.

Après les embrassades et les compliments d'usage:

– Parbleu, monsieur, lui dit-il, vous serait-il arrivé quelque fâcheuse affaire que vous, d'habitude si paisible, vous voici chez moi à cette heure? J'en serais presque bien aise, afin de me mettre entièrement à votre service, moi et tous les miens.

Le lieutenant civil ne répondit pas tout d'abord. Il s'assit lentement en face du marquis, et, après quelques instants, pendant lesquels il sembla se recueillir:

– Croyez, monsieur, dit-il, qu'il m'en coûte d'avoir à vous entretenir d'une affaire que je considère comme une honte pour ma maison. Je veux vous parler de ma fille.

– De ma femme?

– Hélas! oui, et du chevalier de Sainte-Croix.

Le marquis prit l'air piteux d'un homme qui, menacé d'un ennuyeux sermon, voit avec douleur qu'il ne peut l'éviter. Il poussa un long soupir.

– Pour Dieu! demanda-t-il, qu'a donc fait encore ce pauvre chevalier?

– Ce qu'il a fait! répondit M. d'Aubray, tenez, marquis, il n'est pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir, et je vous crois de ceux-là. Le chevalier de Sainte-Croix abuse étrangement de votre amitié, et ma fille, votre femme, est sa complice.

– Vous vous trompez, monsieur.

– J'en suis sûr.

– Mais alors, s'écria le marquis impatienté, que voulez-vous que j'y fasse! Le chevalier de Sainte-Croix est mon ami, le plus honnête homme du monde. Moi-même, après l'avoir connu à l'armée, l'ai amené dans ma maison et présenté à ma femme. Dans les premiers jours, elle semblait avoir pour lui un éloignement inexplicable; peu à peu, cependant, elle prit goût à sa conversation, qui est très spirituelle, et ma foi, entre ma femme et mon ami, je me trouvai le plus heureux des hommes.

– C'est-à-dire qu'ils s'entendaient pour vous jouer.

– Vous me l'avez dit, du moins vous m'avez dit que cette amitié faisait scandale, et à mon regret, j'ai fermé ma porte au chevalier, que je regrette plus que vous ne sauriez croire; n'est-ce donc pas encore assez?

– Non, il faut encore surveiller votre femme.

– Oh! monsieur! fi! me ferez-vous l'injure de me croire jaloux de la marquise? Sachez que j'ai en elle la confiance la plus absolue.

– Elle vous trompe.

– Permettez-moi de n'en rien croire, je ne crois absolument que ce que je vois.

Le lieutenant civil frappa du poing avec colère le bras de son fauteuil.

– Et si je vous donnais des preuves, dit-il en se levant, si je vous faisais voir…

– Certes, monsieur, vous me causeriez un déplaisir sensible, et ce serait un triste service à me rendre. Mais, et le marquis se mit à rire, je suis, pardieu! fort rassuré sur ce point.

– Et vous avez tort, répondit M. d'Aubray d'un ton sévère; vous avez tort, car le père, pour cette fois, a fait le devoir de l'époux, et ces preuves, je puis vous les donner.

– Mais enfin, monsieur, objecta le marquis, admettons un instant que vos suppositions soient vraies, en quoi cela peut-il m'atteindre! La marquise, dès les premières années de notre mariage, ne m'a-t-elle pas donné des héritiers de mon nom?

– Eh quoi! s'écria le lieutenant civil indigné, c'est ainsi que vous comprenez la noblesse des familles et l'honneur des femmes. Oui, je sais ce que vous m'allez dire: vous allez me citer l'exemple des plus nobles familles du royaume, me prouver qu'il est de bon ton de se montrer mari facile, et de fermer les yeux sur les égarements de ces épouses indignes que nous nommions du nom qu'elles méritent. Mais je ne suis pas de la cour, moi, monsieur, et je ne crois pas ma noblesse assez haute pour être au-dessus de la flétrissure. Libre à vous d'abdiquer honteusement les droits sacrés dont vous arment Dieu et les hommes, je saurai revendiquer le droit sacré de mes pères. C'est à vous maintenant à voir si vous voulez me suivre et rejoindre mes fils qui nous attendent à la porte de votre hôtel.

– Quoi! à cette heure, par ce temps affreux?

– L'honneur commande, monsieur, l'honneur de deux nobles maisons dont le blason jusqu'ici est resté sans tache. Il faut que ce scandale cesse.

– Soit, je vous suis, dit le marquis, quoique en vérité je ne voie aucunement en quoi cela nous avancera.

Et prenant des mains d'un de ses laquais son épée et son manteau, le marquis de Brinvilliers suivit M. le lieutenant civil.

Lorsque la lourde porte de l'hôtel se fut refermée derrière eux, le lieutenant civil modula un cri particulier, sans doute convenu à l'avance avec ses fils, car les deux jeunes gens, quittant leur poste d'observation, s'approchèrent aussitôt.

– Eh bien? interrogea M. d'Aubray.

– Rien encore, répondirent les deux jeunes gens.

– Attendons, alors, elle ne saurait tarder.

– Mais enfin, demanda avec impatience le marquis, m'expliquerez-vous, monsieur, ce que nous faisons ici?

– Soit, puisque vous ne voulez rien comprendre, répondit M. d'Aubray d'une voix sourde. Nous attendons ici votre femme qui chaque soir quitte votre hôtel pour courir au rendez-vous de son amant.

– Ah! dit le marquis, elle sort ainsi tous les soirs; ma foi! je ne m'en doutais pas.

– Nous allons la suivre, continua le lieutenant civil; avec nous, vous surprendrez les deux coupables, et alors, vous ne douterez plus.

– Attendons donc, dit avec découragement le marquis.

– Mais, pour cela, ne restons pas ici, objecta un des jeunes gens, nous ne pourrions la voir, car c'est par la porte du jardin qu'elle sort chaque soir.

– Ah! elle connaît la petite porte, dit le marquis, et moi qui croyais en avoir seul la clef. Mais savez-vous que c'est fort gracieux de sa part, de prendre de semblables précautions, car enfin, elle pourrait fort bien sortir par la grande porte de l'hôtel.

– Oh! rassurez-vous, répondit M. d'Aubray, ce n'est pas de nous que votre femme se cache, elle nous connaît trop pour cela.

Et les quatre hommes, traversant la rue avec précaution, disparurent bientôt dans l'enfoncement où les deux fils du lieutenant civil avaient attendu leur père pendant sa conversation avec le marquis.

M. de La Reynie n'avait pas encore allumé dans Paris les premières lanternes, et la lune, seule chargée de l'éclairage de la grande ville, remplissait on ne peut plus mal son emploi ce soir-là.

La nuit était effroyablement épaisse, et il tombait une de ces pluies fines et serrées qui, de tout temps, semblent avoir été un des privilèges de la capitale de notre beau pays.

Cependant, de l'endroit où ils étaient placés, les quatre veilleurs pouvaient, très distinctement, apercevoir la porte de l'hôtel, vaguement éclairée par une pieuse lampe qui fumait tristement dans une niche au pied d'une petite statue de la Vierge.

Pendant une demi-heure environ, aucun des quatre hommes ne proféra une parole; de temps à autre seulement, un juron du marquis entrecoupait le silence. Enfin, n'y tenant plus:

– Ne trouvez-vous pas, monsieur, dit-il à son beau-père, que nous faisons ici un triste métier, et inutilement encore?

– Chut! répondit seulement M. d'Aubray.

– Il fait, pardieu! un temps détestable, continua le marquis, et je ne vois guère ici à attraper que des rhumatismes.

Ni M. d'Aubray, ni ses fils ne répondirent.

– Corne du diable! continua le marquis, dont la mauvaise humeur augmentait de minute en minute, nous serions infiniment mieux dans nos lits; je sens, quant à moi, se réveiller sourdement les douleurs de certaine blessure autrefois reçue en Flandres.

– De grâce, marquis, murmura l'aîné des MM. d'Aubray, trêve de récriminations.

Pour toute réponse, le marquis étouffa à demi un énergique juron, et le silence recommença.

Enfin, dix heures sonnèrent tristement au beffroi de la petite chapelle des Célestins, et lentement les lugubres vibrations de l'horloge s'éteignirent dans la brume.

– Elle ne viendra pas ce soir, dit avec impatience M. d'Aubray.

Mais, presque au moment, la petite porte du jardin s'entrebâilla discrètement. Une femme allongeait la tête avec précaution: elle semblait interroger les ténèbres et vouloir percer leur profondeur, comme si elle eût deviné qu'elles lui cachaient un danger.

– La voilà, mon père, murmura le plus jeune des MM. d'Aubray.

– C'est, ma foi, vrai! dit le marquis.

La marquise, car c'était bien elle, rassurée sans doute par le silence de la rue, s'était décidée à se mettre en chemin; doucement elle se glissa par l'entrebâillement de la porte qu'elle referma derrière elle, en faisant de visibles efforts pour amortir le grincement de la clé dans l'énorme serrure.

Un instant elle parut hésiter sur la route qu'elle devait suivre, mais bientôt, prenant son parti, elle s'engagea rapidement dans les petites rues qui conduisaient à la place de Grève.

Lorsqu'on l'eut presque perdue dans le brouillard:

– Suivez-la, dit le lieutenant civil à ses fils; deux hommes lui inspireront moins de crainte qu'un seul; le marquis et moi resterons en arrière.

Les deux frères s'élancèrent sur les traces de leur sœur.

– Eh bien! dit tristement M. d'Aubray au marquis de Brinvilliers.

– Vrai, répondit celui-ci, vous me voyez aussi surpris que possible.

Quel courage! qui se serait douté que la marquise, si timide et si peureuse, oserait jamais s'aventurer, seule et à pareille heure, dans des rues qui sont loin d'être sûres par le temps qui court? C'est aussi par trop imprudent.

– Vous lui auriez sans doute conseillé de se faire suivre par un laquais? demanda railleusement le lieutenant civil.

– Ma foi, oui! répondit le marquis de la meilleure foi du monde, et encore il eût été plus simple et plus digne de son rang et du mien de prendre un carrosse.

Le lieutenant civil ne put retenir une exclamation de colère; mais, ne trouvant pas le moment opportun pour entamer une discussion, il ne jeta point à la face du marquis les méprisantes paroles qui montaient à ses lèvres. Le père et le mari continuèrent donc silencieusement leur route sans perdre de vue les deux jeunes gens qui les précédaient sur les pas de la marquise.

Elle allait, elle, d'un pas rapide et sûr, longeant les maisons, essayant de perdre son ombre dans l'ombre qu'elles projetaient, n'hésitant pas à se détourner de son chemin et à changer de côté, lorsqu'au loin elle apercevait quelqu'une de ces rares lumières qu'allumaient devant de saintes images des bourgeois dévotieux et dont la lueur faible et vacillante eût cependant pu la trahir.

Elle allait, sans paraître se soucier des larges flaques d'eau et des pertuis de la rue, qui, par un temps de pluie, faisaient de Paris un immense cloaque où ne s'aventuraient que ceux qui d'avance avaient fait le sacrifice de leurs vêtements.

Arrivée à la place de Grève, elle s'arrêta un instant pour laisser passer une ronde.

Alors, on ne savait lequel redouter le plus du guet ou des voleurs; puis, faisant le tour de la place, toujours en rasant les maisons, elle descendit vers le Louvre par les ruelles étroites et à peine praticables qui se croisaient et s'emmêlaient d'une façon presque inextricable autour du palais de la ville.

Elle marcha ainsi jusqu'à l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui sans doute lui servait de point de repère, car, arrivée là, elle parut s'orienter un instant; elle assura son masque de velours, ramena sur son visage son capuchon soulevé par le vent, et rebroussa rapidement chemin.

Le lieutenant civil et ses fils s'attendaient sans doute à ce brusque changement de direction, car ils s'étaient rejoints, et tous trois, entraînant le marquis, s'étaient dissimulés entre deux piliers de la vieille église: la marquise passa à trois pas d'eux, sans s'apercevoir de leur présence.

Elle s'engagea alors dans la rue de l'Arbre-Sec, et les quatre hommes, sortis de leur cachette, arrivèrent derrière elle assez à temps pour la voir entrer dans une auberge de louche apparence, au-dessus de laquelle se balançait, en grinçant d'une lugubre façon, une enseigne représentant un More au visage noir et au turban blanc, soufflant de toutes ses forces dans une immense trompette. C'était l'enseigne bien connue du More qui trompe.

Par un même mouvement, M. d'Aubray, ses fils et le marquis vinrent coller leur visage aux carreaux sales du cabaret, et ils purent voir la marquise prendre une clé des mains de l'hôte, qui s'était découvert respectueusement, et s'élancer dans l'escalier en femme familière avec les êtres et les habitudes de la maison.

– Quelle honte! s'écria douloureusement le lieutenant civil, et plus bas il ajouta: Ma fille ose pénétrer dans un pareil bouge!

– C'est au moins de la prudence, dit un des frères; voyez, mon père, les hommes qui boivent dans cette salle; certes il ne viendra à aucun d'eux l'idée que la femme qui vient d'entrer peut être notre sœur, la marquise de Brinvilliers.

En ce moment, deux ivrognes qui sortirent en chantant du cabaret forcèrent les quatre hommes à se reculer.

– Quel bouge! dit encore M. d'Aubray.

– Oh! arrêtez, répondit le marquis, l'endroit ne paie pas de mine, mais c'est, je vous l'assure, une fort honnête maison.

– Vous la connaissez donc? interrogea M. d'Aubray.

– Pardieu! j'y ai maintes fois soupé avec mon ami Penautier, le trésorier de la bourse des États de Languedoc, mon ami, un fort galant homme, je vous assure.

– Alors, vous connaissez la disposition des appartements, marquis?

– On ne peut mieux. Corne du diable! le premier étage ne ressemble guère au rez-de-chaussée; il y a des chambres aussi richement meublées que celles de mon hôtel, et la cuisine de maître Hugonnet, l'hôte du More qui trompe, n'est pas à dédaigner.

Sans doute le marquis eût continué longtemps, entraîné par ses souvenirs, si le lieutenant civil ne l'eût brusquement interrompu.

– Eh bien! lui demanda-t-il, êtes-vous enfin convaincu?

– De quoi?

– Mais… des infidélités de votre femme.

– Moi! pas le moins du monde. Ma femme est très pieuse; qui vous dit qu'une bonne œuvre ne l'a pas amenée dans cette maison?

Elle est passablement crédule; ne peut-elle venir consulter une sorcière? Les sorcières sont fort de mode en ce moment, elles ont remplacé les robes volantes à la Montespan.

Enfin, rien ne me dit que le chevalier de Sainte-Croix soit dans la maison.

– C'est ce que nous allons savoir, dit le plus jeune des MM. d'Aubray, et il siffla d'une façon particulière.

Aussitôt, à trois pas d'eux, du côté opposé à l'entrée du cabaret, un homme se détacha de la muraille, contre laquelle il était si bien collé, que jusque-là personne ne l'avait aperçu.

– Desgrais, lui demanda à voix basse le lieutenant civil, M. de Sainte-Croix est-il arrivé?

– Pas encore, monsieur, répondit l'homme, mais il ne saurait tarder, son valet La Chaussée l'étant allé quérir tout à l'heure chez La Vienne, où il soupait. Mais écoutez, il me semble…

On entendait en effet, à l'extrémité de la rue, le pas d'un cavalier.

– C'est lui, dit Desgrais avec ce flair que la police d'alors a précieusement légué à celle d'aujourd'hui. Ne bougeons pas: à la place où nous sommes, le chevalier ne saurait nous apercevoir.

Le groupe demeura immobile, se confondant si bien, grâce à la brume, avec les objets environnants, que le chevalier de Sainte-Croix, – car c'était bien réellement lui, – ne soupçonna même pas leur présence.

Il entra dans le cabaret, suivi de son laquais, dit quelques mots à l'hôte et disparut par l'escalier que, dix minutes auparavant, avait gravi la marquise, tandis que La Chaussée s'attablait devant un flacon assez grand pour lui faire prendre longtemps patience.

Pour la troisième fois, depuis le commencement de la soirée, le lieutenant civil s'adressa au marquis avec l'accent d'un juge:

– Eh bien, monsieur, êtes-vous enfin convaincu?

– J'avoue, répondit le marquis, que, pour un mari jaloux, il y aurait peut-être certains soupçons à concevoir.

– Eh! que comptez-vous faire, monsieur le marquis de Brinvilliers?

– Vous me voyez fort embarrassé. Entre gentilshommes, ces différends se vident ordinairement sur le pré…

– Y pensez-vous, marquis? On ne se bat pas avec un larron d'honneur.

– Alors, monsieur, avisez-y vous-même, je sais bien que d'aucuns maris usent, en cette circonstance, d'une lettre de cachet; mais outre que ce moyen me répugne, je vous avoue que je n'en ai pas sur moi.

– J'en ai une, moi, monsieur, et l'homme que vous voyez là a été mis à ma disposition pour faire exécuter l'ordre que moi-même j'ai sollicité de Sa Majesté.

– Quoi! vous voulez…

Pour toute réponse, le lieutenant de police se retourna vers Desgrais:

– Toutes vos mesures sont-elles prises? lui demanda-t-il.

– Soyez sans crainte, monsieur, répondit l'agent; le chevalier de Sainte-Croix ne mettra pas nos limiers en défaut; bien que débutant dans la carrière, j'ai tout préparé et tout prévu, et ce m'est un si grand honneur que de travailler pour votre famille, que je regarderais comme une honte si, avant deux heures, l'homme que vous m'avez désigné n'était pas entre quatre murailles sous les verrous de la Bastille.

– Qu'attendons-nous alors?

– Un carrosse que l'un de mes sergents est allé chercher.

– Le pauvre chevalier sera très sensible à cette attention, s'écria le marquis; mais ma présence ici est-elle bien nécessaire?

– Comment! monsieur, vous voulez nous quitter? dit le lieutenant civil.

– Entre nous, le spectacle d'une arrestation m'a toujours été très pénible.

Le sort du chevalier m'afflige plus que vous ne sauriez croire, et, bien qu'il ait eu des torts envers moi, à ce que vous prétendez, du moins, s'il faisait tout à l'heure appel à notre ancienne amitié, je crois, Dieu me pardonne, que je mettrais l'épée à la main pour charger ces coquins et l'en débarrasser.

– Adieu donc, monsieur, c'est moi qui vengerai votre injure.

M. de Brinvilliers fit deux pas et, se ravisant:

– Surtout, cria-t-il à son beau-père, dites bien au chevalier que je ne suis pour rien dans cette sotte affaire.

Les amours d'une empoisonneuse

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