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III
L'HÔTELLERIE DU MORE-QUI-TROMPE

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Le marquis de Brinvilliers n'avait rien dit que de vrai lorsqu'il avait parlé de la somptuosité des appartements qui composaient le premier étage de l'hôtellerie du More-qui-Trompe.

Maître Hugonnet, en homme qui connaît les besoins de son époque, s'était appliqué à réunir en cette partie de son logis toutes les superfluités du luxe le plus raffiné, et s'il continuait à tenir au rez-de-chaussée un cabaret borgne des plus mal hantés, c'est qu'il savait que cette honteuse et sordide apparence ajoutait à la sécurité de ses hôtes, grands seigneurs ou grandes dames, qui venaient demander à sa maison un abri sûr pour leurs amours.

Et, disons-le en passant, maître Hugonnet ne manquait pas de pratiques, et des meilleures, – si bien que ses voisins, tout en blâmant son industrie, ne pouvaient s'empêcher d'envier la fortune assez rondelette qu'ils lui supposaient.

Certes, en entrant dans la salle commune, l'observateur le plus attentif ne se fût jamais douté des mystères des étages supérieurs.

Les poutres du plafond étaient noires et humides, les murs maculés; les tables boiteuses et malpropres, et le sol presque aussi détrempé que celui de la rue.

Enfin, l'escalier de bois à peine équarri, dont on apercevait dans le fond les premières marches disjointes, ne semblait pouvoir conduire qu'à de misérables greniers.

Mais, dès la dixième marche, cet escalier changeait d'aspect. Une triple porte soigneusement capitonnée et recouverte, du côté du cabaret, de lambeaux d'étoffe, le fermait en cet endroit.

Cette porte poussée, les enchantements commençaient.

La rampe était en bois précieux, d'épais tapis couvraient les degrés, de hautes tentures tombaient en plis soyeux le long des murailles.

La marquise, ainsi que nous l'avons dit, gravit rapidement cet escalier, et, ouvrant une petite porte cachée au fond d'un corridor étroit, pénétra dans un riche appartement où la main prévoyante de maître Hugonnet avait tout disposé pour la recevoir.

Des bougies parfumées brûlaient dans les candélabres, un grand feu flambait joyeusement dans la cheminée, et, dans l'un des angles de l'appartement, sur une petite table de bois de rose, était servie une délicate collation.

La porte soigneusement fermée, la jeune femme se débarrassa de sa mante, ôta son masque et échangea promptement ses vêtements souillés de boue et percés par la pluie, contre un négligé des plus galants, préparé dans un cabinet de toilette.

Alors seulement elle parut respirer; la grande dame se sentait chez elle.

Elle roula près de la cheminée un vaste fauteuil, s'y allongea paresseusement et présenta à la douce chaleur du foyer ses pieds mignons chaussés de délicieuses mules de velours.

Madame la marquise Marie-Madeleine de Brinvilliers était alors dans tout l'éclat de sa beauté; sa taille était petite, mais admirablement prise et harmonieusement proportionnée; le pur ovale de sa figure avait toutes ces grâces enfantines, toute cette ravissante mignardise dont Largillière a doué certains portraits des femmes du grand règne.

Ses yeux bleus, calmes et profonds, avaient d'adorables caresses et voilaient parfois leurs rayons d'une douce mélancolie.

Dans la pourpre de ses lèvres, un peu dédaigneuses, flamboyaient une double rangée de perles.

Nulle crainte, nulle émotion ne troublèrent jamais la régularité de cette figure candide.

Telle était la puissance prodigieuse de la marquise sur elle-même, que jamais son visage ne trahissait les angoisses horribles, les poignantes émotions qui torturaient son âme.

Plus tard, mêlée aux drames les plus sombres, aux plus épouvantables crimes, elle garda toujours, même devant les juges, même dans la chambre de torture, cette froide et souriante impassibilité. Nul ne la vit se troubler ou rougir.

On eût dit une admirable statue, chef-d'œuvre taillé dans un bloc de glace des mers australes. Galathée, avant que Pygmalion eût pour elle dérobé l'étincelle de vie…

Depuis un quart d'heure environ, madame de Brinvilliers sommeillait au coin du foyer, lorsque le timbre sonore d'une grande horloge, placée entre deux fenêtres, la fit tressaillir.

– Il ne vient pas, murmura-t-elle, et moi qui craignais de le faire attendre!

Elle se leva et fit quelques pas à travers la chambre avec une visible impatience.

– Lui serait-il arrivé quelque chose? murmura-t-elle.

Mais, au même moment, la porte s'ouvrit et Sainte-Croix, souriant, apparut sur le seuil.

– Enfin! exclama la marquise, et, de son doigt, elle montrait l'horloge qui marquait dix heures et demie.

– Oui, je le sais, dit le chevalier, j'ai à implorer mon pardon.

Et, se laissant glisser à genoux aux pieds de la marquise, il couvrit de baisers les belles mains qu'elle lui tendait.

– Pourtant, dit-il en se relevant, je vous assure que ces quelques minutes me coûtent assez cher. J'ai, pour accourir plus vite, laissé passer un fort joli tas de pistoles dans la poche de maître Hanyvel.

– Vous jouerez donc toujours, chevalier?

– Eh! dit tendrement Sainte-Croix, loin de vos beaux yeux, que voulez-vous que je fasse?

Oui, je joue, faute de mieux; mais, je vous en prie, mon cher cœur, ne parlons pas de ces misères, nos heures sont trop précieuses pour penser à autre chose qu'à notre amour.

– Hélas! fit tristement la marquise, ces heures que nous passons chaque soir ensemble et qui sont toute ma joie, vont peut-être nous être enlevées!

– Que voulez-vous dire, Madeleine?

– Je ne sais, mon ami, mais je sens au cœur une vague inquiétude, comme si un grand danger nous menaçait; M. Dreux d'Aubray…

– Quoi! votre père, encore! s'écria le chevalier. Oh! qu'il prenne garde!

Je n'ai pas oublié que par lui est venu le plus grand malheur de ma vie; que par lui j'ai été honteusement chassé de votre hôtel.

– Il est mon père, chevalier!..

– Oui, Madeleine; mais je vous aime, moi; mais vous m'aimez, mais pour vous je donnerais avec ivresse la dernière goutte de mon sang, et mes droits sur vous sont plus sacrés que les siens…

Oh! je vous le répète, qu'il prenne garde!

Sainte-Croix s'était levé en prononçant ces paroles, la lèvre tremblante de colère, l'œil étincelant, les mains crispées, et comme s'il eût eu devant lui cet ennemi dont il voulait se venger.

La marquise, calme et souriante, le regardait tendrement. Cette fureur, à la seule idée de la perdre, n'était-elle pas une preuve d'amour?

– Calmez-vous, chevalier, dit-elle enfin, nul danger sérieux ne nous menace encore.

– Alors, pourquoi parler comme vous l'avez fait, chère et bien-aimée Madeleine?

Puis-je rester calme lorsque je pense à la possibilité de vous perdre?

Ne plus vous voir! mais à cette idée je me sens hors de moi, parce que rien ne me semble pire, non, rien, pas même la mort…

– Allons, chassez ces vilaines idées, répondit la marquise, et dites-moi plutôt si vous avez enfin des nouvelles de notre enfant.

Sainte-Croix ne répondit pas.

– Eh quoi! reprit la marquise, rien encore?

– Rien!

– Et vous dites que, loin de moi, les heures vous semblent lentes à mourir, que vos jours s'écoulent tristes et sans but!

Et nous avons de par le monde un enfant, un fils, et vous ne pouvez apprendre à sa mère ce qu'il est devenu, et je ne sais si je dois pleurer sa mort ou pleurer son existence!

Ah! si j'étais un homme!

– Madeleine, je vous en prie, ne m'accablez pas! Tout ce qu'il est possible humainement de faire, ne l'ai-je donc pas fait?

– Tout! vous dites que vous avez tout tenté! Mais savez-vous ce que je ferais, moi, si j'étais libre? J'irais de ville en ville, de hameau en hameau; je frapperais à toutes les portes, je pénétrerais dans toutes les maisons, je m'adresserais à toutes les mères et je découvrirais sa demeure, allez, pour le presser sur mon cœur, ou bien je trouverais sa tombe pour y aller pleurer…

– Mais vous me torturez, Madeleine! que vous ai-je donc fait?

– Ah! continua la marquise, vous ne l'aimez pas, cet enfant, dont la naissance a été une honte!

Pensez-vous quelquefois à ce qu'il peut faire à cette heure?

Songez-vous que, sans parents, sans amis, sans fortune, il se débat peut-être, seul, contre tous, et cela doit être bien triste…

– Oui, bien triste! dit douloureusement Sainte-Croix. Je le sais: cette vie n'a-t-elle pas été la mienne? Je n'ai qu'une amie au monde, et elle m'abandonne. Vous êtes toute ma vie, tout mon bonheur, et vous m'êtes plus cruelle que mon plus cruel ennemi!

Et cachant son visage entre ses mains, le chevalier se laissa tomber sur un fauteuil; il pleurait, lui, le soldat, le joueur, le capitaine d'aventures, il pleurait!

A la vue de ces larmes qu'elle faisait couler, la marquise se jeta au cou de son amant.

– Grâce! pardon! lui disait-elle en appuyant sur son épaule sa tête si gracieuse.

Oui, j'ai été cruelle, injuste, impitoyable; punis-moi comme je le mérite, cesse de m'aimer si tu le peux, puisque j'ai été malheureuse à ce point de te causer un instant de chagrin.

Un sourire de joie, rayon du divin soleil de l'amour, éclaira le beau visage de Sainte-Croix; il attira à lui la marquise et, la pressant sur son cœur:

– Ne plus t'aimer, murmura-t-il à son oreille, ne plus t'aimer! est-ce donc en mon pouvoir?

Qui donc pourrait jamais nous séparer? Nous sommes jeunes, nous nous aimons, l'avenir est à nous; l'avenir, c'est-à-dire le bonheur.

A ce moment, un coup violent, frappé à la porte basse du cabaret, troubla le silence de la rue de l'Arbre-Sec.

La marquise, s'échappant des bras de Sainte-Croix, bondit jusqu'à la fenêtre.

– Au nom du roi, ouvrez, disait une voix dans la rue.

Et plusieurs coups ébranlèrent la porte.

– Ciel! s'écria Sainte-Croix, à qui en veut-on?

– Chut! écoutez, dit la marquise en posant sa main sur la bouche de son amant.

On entendit en effet, la voix de l'hôte du cabaret du More-qui-Trompe; il avait ouvert une petite fenêtre, et parlementait avec les gens du dehors.

– Qui êtes-vous? demandait-il.

– Ouvrez, au nom du roi! répondait-on.

– Oh! continuait la voix de maître Hugonnet, je vous connais, je ne me laisserai pas prendre à votre piège; vous êtes des ivrognes qui voulez entrer boire chez moi: je n'ai plus de vin à pareille heure; allez vous coucher; bonsoir!

– Mort de Dieu! ouvriras-tu, hôtelier du diable? répétait-on du dehors.

– Au nom du roi, ouvrez-vous? reprenait une autre voix, votre hésitation pourrait vous coûter cher.

– Soit, reprit maître Hugonnet, je vais descendre retirer les barres; prenez un peu de patience. Mais si vous me trompez, par saint Leu, mon patron, j'irai quérir le guet… Donc, attendez un instant et ne vous en prenez pas à la porte d'une honnête maison.

Terrible était, durant cette courte scène, l'anxiété des deux amants.

Ivre de fureur, Sainte-Croix tournait autour du salon comme un tigre captif; on eût dit qu'il cherchait une issue, comme si le feu de ses regards eût pu faire s'entr'ouvrir la muraille pour lui livrer passage.

La marquise, elle, était restée debout près de la fenêtre. Le front appuyé sur la vitre, elle s'efforçait de voir les gens qui assiégeaient le cabaret.

A ce moment, maître Hugonnet, suivi de La Chaussée, tout effaré, parut à la porte de l'appartement.

– Les gens du roi sont en bas, monsieur le chevalier, dit-il, que faut-il faire?

– Sur ta vie, s'écria Sainte-Croix, je te défends d'ouvrir!

– Ils enfonceront la porte, objecta La Chaussée.

– J'en ai terriblement peur, dit Hugonnet. Ah! quel scandale pour une honnête maison comme la mienne.

– Sûr, grommela La Chaussée, c'est à monsieur le chevalier qu'on en veut.

– Comment! hôtelier de malheur, exclama Sainte-Croix, tu n'as pas une autre issue pour nous faire échapper?

– Hélas! non, répondit tristement Hugonnet.

Et comme on continuait à frapper:

– Je vais ouvrir, dit-il; il pourrait m'arriver malheur.

Et il fit mine de sortir.

– Allez, mon ami, dit la marquise, laissez-nous.

Hugonnet se retira, suivi de La Chaussée. On frappait toujours.

– Si vous n'ouvrez, poursuivait-on, nous allons jeter bas la porte de cette caverne infâme…

A cette voix, la marquise demeura comme pétrifiée.

– Entendez-vous? dit-elle à Sainte-Croix…

– Nous nous défendrons, dit le chevalier. En même temps, il roulait près de la porte et entassait les uns sur les autres tous les meubles de l'appartement.

– C'est inutile, mon ami; la voix que je viens d'entendre est celle de mon père, nous sommes perdus.

– Oh! pas encore, fit Sainte-Croix que la fureur transportait.

– Bien perdus, reprit la marquise avec un calme étrange et terrible, perdus! C'est la honte, le déshonneur, le couvent!

C'est notre séparation. O mon ami! c'est ma mort!

– Oh! malédiction! hurla Sainte-Croix; et personne pour nous défendre, personne pour nous sauver!

– Vous vous trompez, chevalier, il y a moi, dit une voix qui paraissait sortir de la muraille.

Sainte-Croix et la marquise se retournèrent épouvantés.

Un des panneaux de la boiserie avait pivoté sur lui-même, démasquant une issue secrète, et dans l'encadrement se tenait debout Reich de Penautier.

– Misérable! s'écria Sainte-Croix, tu nous as trahis!

Aveuglé par la colère, il avait, plus prompt que la foudre, tiré son épée, et s'était précipité sur le financier d'église.

Par un brusque retrait, Penautier évita le coup.

– Malpeste! dit-il tranquillement, vous n'y allez pas de main morte, chevalier.

– Comment vous trouvez-vous ici, monsieur? interrogea la marquise.

– C'est mon secret, madame, mais que vous importe, puisque je viens vous sauver.

– Est-il possible! s'écria Sainte-Croix.

Pour toute réponse, Penautier s'effaça le long de la boiserie, et offrant la main à la jeune femme:

– Passez, madame la marquise, dit-il avec une galanterie aussi tranquille que s'il eût été dans une salle de bal.

– Mais lui, fit Madeleine en désignant le chevalier.

– Il restera pour assurer notre retraite.

– Oh! s'il allait lui arriver malheur!

– Le pis, dit Penautier, est qu'il soit arrêté.

– Arrêté! répéta la marquise avec effroi.

– N'ayez souci de moi, Madeleine, et puisque cette voie de salut vous est ouverte, partez, au nom du ciel, partez!

– Le chevalier a raison, reprit le financier, le temps presse, venez, madame.

La jeune femme s'élança au cou de son amant.

– Mais comment saurai-je?..

– Un nœud à ce mouchoir que vous portera La Chaussée, vous dira que je suis à la Bastille; deux, hors de Paris; trois, hors de France.

– Encore une fois, partons! s'écria Penautier; on monte…

Et arrachant la jeune femme aux étreintes de son amant, il l'emporta presque dans le passage secret.

Le panneau tourna de nouveau, toute trace d'issue disparut.

Il était temps, on heurtait à la porte.

Sainte-Croix n'attendit pas que des sommations fussent réitérées: s'enveloppant de son manteau, enfonçant son feutre sur son front, et s'assurant que son épée jouait bien dans le fourreau, il marcha droit à la porte et l'ouvrit.

Il se trouva face à face avec Desgrais.

Quatre sergents suivaient leur chef. Dans la pénombre du couloir, le lieutenant civil et ses deux fils attendaient en groupe.

Enfin, sur les dernières marches de l'escalier, deux agents surveillaient La Chaussée.

Sainte-Croix prit l'offensive:

– Que voulez-vous, monsieur? demanda-t-il à Desgrais d'un ton hautain et impératif.

– Et d'abord, répliqua l'exempt sans se laisser intimider, veuillez répondre à mes questions.

– J'écoute, dit le jeune homme, se faisant visiblement violence pour conserver son sang-froid.

– Êtes-vous bien le chevalier Guadin de Sainte-Croix?

– C'est moi-même.

– Capitaine au régiment de Tracy?

– Oui.

– Alors livrez-nous passage, il y a dans cette chambre quelqu'un à qui nous avons affaire.

Le chevalier haussa les épaules.

– Vous vous trompez, mon maître, dit-il, il n'y a personne.

– Il ment, fit une voix dans le couloir.

Cette voix était celle de M. Dreux d'Aubray.

– Il ment, continua le vieillard, mais cette ruse ne sauvera pas sa complice. Entrez donc, messieurs, et faites votre devoir.

Un éclair de haine passa dans le regard de Sainte-Croix et alla frapper le lieutenant entre ses deux fils.

– Je ne sais ce que prétend celui qui m'accuse de mensonge et qui se cache là-bas, fit Sainte-Croix avec un sang-froid merveilleusement joué. En tout autre temps, en tout autre lieu, je saurais bien le faire repentir de son imprudente parole. Mais on doit le respect aux ordres du roi, et vous avez un ordre, n'est-il pas vrai, monsieur?

– Le voici, monsieur, fit Desgrais en exhibant un parchemin.

Sainte-Croix, qui ne démasquait pas la porte, parcourut minutieusement le papier.

– Mais qu'attendez-vous: donc? criait le lieutenant civil, entrez, entrez!

Sainte-Croix calcula que la marquise et Penautier devaient être hors de danger, et qu'on pouvait impunément forcer le passage secret, si ou venait par hasard à le découvrir: il se recula de deux pas, et dit ironiquement aux sergents:

– Faites ce qu'on vous dit, messieurs, entrez.

Desgrais se rua le premier. En un instant tous les coins et recoins de la chambre furent explorés, fouillés, sondés par l'exempt et par ses hommes.

– L'oiseau est déniché, s'écria l'exempt, mais sur mon âme, il était au nid, voilà encore ses plumes!

Et il montrait avec dépit au lieutenant civil et à ses deux fils, qui s'étaient élancés à sa suite, la mante et les vêtements encore humides abandonnés par la marquise dans le cabinet de toilette.

– Elle ne saurait nous échapper, s'écria M. d'Aubray, ce cabaret n'a qu'une issue.

– Eh! répliqua Desgrais, sait-on jamais à quoi s'en tenir avec ces maisons à double face, tavernes en bas, boudoirs en haut, machinés pour l'intrigue et toutes percées de trappes et de mystérieux passages!

– Cherchez partout, alors, sondez les murs, ne laissez pas pierre sur pierre.

– Inutile, je connais mon métier; celle que nous poursuivons est à l'abri de nos recherches.

– Celui-ci est resté pourtant, dit M. d'Aubray en montrant Sainte-Croix.

– Pardieu! il assurait la retraite. Oh! mais c'est égal, je prendrai ma revanche.

Pendant tout ce colloque, le chevalier était resté immobile, accoudé à la cheminée.

Le lieutenant civil se retourna vers lui.

– Finissons-en, commanda-t-il.

Aussitôt Desgrais s'approcha du capitaine, et le touchant à l'épaule:

– Au nom du roi, dit-il, je vous arrête, et vous somme de me suivre.

– Marchons, dit tranquillement Sainte-Croix.

Et il s'engagea dans l'escalier, précédé de deux sergents.

Arrivé à la porte, devant laquelle stationnait une voiture:

– Puis-je savoir où vous me conduisez? demanda-t-il.

– A la Bastille, répondit le lieutenant civil.

Sainte-Croix s'inclina sans mot dire, tandis qu'un sergent passait devant lui pour ouvrir la portière; mais pendant ce mouvement, il avait eu le temps de faire un nœud au coin de son mouchoir. Se reculant alors, il coudoya La Chaussée, debout, entre deux des hommes de Desgrais, et put lui glisser le mouchoir, avec ces deux mots:

– Pour la marquise.

– Allons, montez donc, monsieur, dit le lieutenant civil avec impatience, nous n'avons déjà perdu que trop de temps.

– Mort de Dieu! hurla Sainte-Croix, laissant éclater l'orage terrible qui depuis une heure s'amassait dans son âme, c'en est trop, à la fin, monsieur le lieutenant civil!

Et avec une force irrésistible, écartant les gardes qui l'entouraient, il tira son épée qu'on avait oublié de lui enlever.

– A vous, messieurs, cria-t-il aux fils de M. d'Aubray, à vous, lâches qui vous dites gentilshommes, qui oubliez votre épée, et n'avez au service de l'honneur d'une femme qu'une lettre de cachet et des suppôts de police.

Et avec un rugissement qui appartenait plutôt à une bête fauve qu'à une créature humaine, affolé par la fureur, il se précipita la tête baissée sur les deux jeunes gens.

Mais déjà les hommes de Desgrais étaient revenus de leur surprise. Ils se jetèrent sur lui et le serrèrent de si près, qu'il ne put faire usage de son épée.

– Je me rends, dit-il en laissant tomber son arme.

On le poussa alors dans la voiture où prirent place avec lui Desgrais et deux sergents.

M. d'Aubray lui-même referma la portière, et, se reculant un peu, fit signe au cocher de partir en lui jetant cet ordre sinistre:

– A la Bastille!

Un escalier dérobé avait rapidement conduit madame de Brinvilliers et son sauveur improvisé jusqu'au carrosse de celui-ci qui stationnait dans une petite rue parallèle à celle de l'Arbre-Sec, et où l'hôtellerie du More-qui-Trompe avait, comme la plupart des lieux de rendez-vous de l'époque, une sortie de dégagement.

Quelques instants plus tard, le carrosse de Penautier les emportait tous deux vers la rue des Lions-Saint-Paul.

Toute trace du danger passé avait disparu sur le visage de la marquise.

La jeune femme semblait de marbre.

Pourtant les plus terribles inquiétudes dévoraient son esprit et agitaient son cœur.

Qu'allait-il advenir de Sainte-Croix.

Lui faudrait-il succomber dans une lutte inégale, sous l'épée du père, des frères de sa maîtresse, ou bien les portes d'une prison éternelle devaient-elles se refermer sur lui?

Madame de Brinvilliers éprouvait pour son amant une de ces passions fauves que rien ne dompte, qui trouvent un âcre plaisir dans ce que nous pourrions appeler leur illégitimité et qui n'acceptent d'autres lois que celle de la satisfaction la plus entière.

Pour Sainte-Croix elle avait tout sacrifié, tout répudié, tout brisé; pour le conserver, elle n'eût hésité devant rien, pas même devant le plus abominable des forfaits; et elle était déjà à se demander comment elle pourrait, en se vengeant d'une surveillance importune, se débarrasser de toutes les entraves qu'un père trop soucieux de l'honneur de la famille osait opposer à la liberté de ses amours.

Pourtant, telle était la force de caractère de cette femme, appelée à jouer un si grand rôle dans les fastes criminels du monde entier, que déjà elle avait su donner à son maintien cette insolente froideur dont elle sut envelopper jusqu'à son agonie.

C'est donc d'une voix tranquille qu'elle s'adressa à Penautier, qui, tout en semblant respecter ses réflexions, n'avait cessé de l'épier d'un œil sournois.

– Puis-je savoir, monsieur, demanda-t-elle, où vous voulez bien me conduire, et à qui je suis redevable d'un aussi signalé service?

– A un ami du chevalier, madame, à un ami qui tiendrait à honneur de devenir le vôtre, Reich de Penautier, trésorier de la bourse des États de Languedoc.

J'ai donné l'ordre à mon cocher de vous conduire à votre hôtel; seulement, vous trouverez bon, je pense, que, pour y arriver, nous ne prenions pas le chemin le plus court. Je crains de fâcheuses rencontres.

– Et puis, n'avons-nous pas quelque peu à causer, reprit gracieusement la marquise, et ne voudrez-vous pas m'apprendre comment vous avez pu venir à notre secours d'une façon si miraculeuse?

– Il me serait facile, madame, de rejeter sur le hasard tout le mérite de cette aventure; mais, à mon avis, le hasard est la providence des sots; je l'invoque peu par habitude; aussi vous dirai-je franchement que je ne me suis trouvé si à propos sur la dernière marche de cet escalier, dont vous ignoriez l'existence, que parce que je me doutais un peu de ce qui allait arriver.

– Quoi! vous saviez? mais qui donc…

– Oh! madame! répondit Penautier en s'inclinant, je suis un peu d'église, moi, et lorsque j'ai intérêt à savoir quelque chose…

– Eh bien?

– Je le sais toujours: un secret est une denrée qui cherche tout naturellement un acheteur.

La marquise regarda fixement le financier.

– Et vous aviez intérêt à acheter le nôtre?

Penautier salua en signe d'affirmation.

– Tout ce qui regarde ce cher chevalier, dit-il, me touche au plus haut point; je suis navré, madame, de voir un homme de son mérite végéter obscurément dans un état de fortune précaire et ambigu, quand la tendresse qu'il a su inspirer devrait certainement l'élever au premier rang.

M. de Sainte-Croix ne m'a rien demandé; partant, je n'ai rien pu lui offrir; et vous l'avez vu, c'est un peu malgré lui, c'est presque à son insu que j'ai eu le bonheur de vous prêter assistance aujourd'hui.

Cependant, j'ai toujours rêvé que le chevalier me devrait un grand état dans le monde.

– Et qu'exigeriez vous en échange? demanda la marquise.

– Oh! peu de chose, un traité d'alliance offensive et défensive entre vous, lui et moi.

La marquise tendit ses belles mains au financier.

– Signez-le donc, dit-elle en souriant; M. de Sainte-Croix ne me désavouera pas.

Penautier mit galamment ses lèvres sur les doigts effilés de la jeune femme.

Le carrosse, à ce moment, s'arrêtait devant la porte de l'hôtel de Brinvilliers. Un homme attendait sous le porche.

Cet homme était encore tout haletant et tout couvert de la boue d'une longue course.

La marquise le reconnut.

– La Chaussée! s'écria-t-elle.

Le valet, sans mot dire, lui tendit un mouchoir.

Madame de Brinvilliers le déploya d'une main fébrile.

– Sainte-Croix à la Bastille! s'écria-t-elle.

– Rassurez-vous, madame, dit Penautier, nous l'en tirerons.

La marquise descendit, et la porte s'ouvrit devant elle.

Elle en allait franchir le seuil, quand, se retournant:

– Un mot encore, fit-elle à Penautier.

Le financier se pencha hors de la voiture.

– Vous qui connaissez tout, poursuivit la marquise, dites-moi donc qui avait vendu à mon père et le secret de notre retraite et celui de nos rendez-vous?

– Celui-là s'appelle Hanyvel de Saint-Laurent, répondit Penautier.

– Merci, fit la marquise, je n'oublierai ni le nom ni l'homme.

Les amours d'une empoisonneuse

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