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Table des matières

En plein quartier du Temple, au cœur du vieux Paris, entre la rue des Blancs-Manteaux et la rue des Francs-Bourgeois, s’élève, depuis le premier empire, le palais du prêt sur gages, le mont-de-piété, successeur légal des Juifs et des Lombards qui exploitaient jadis les fils de famille.

Tout s’y passe honnêtement et le temps n’est plus où les emprunteurs recevaient d’un usurier, au lieu d’espèces monnayées, une peau de lézard de trois pieds et demi, remplie de foin, curiosité agréable pour pendre au plancher d’une chambre, ainsi qu’il est dit dans le mémoire rédigé par le Harpagon de Molière.

On y paye en bon argent, en bon or et en bons billets de banque. L’intérêt y est de 9 pour 100, c’est vrai, mais l’étudiant qui engage sa montre et la mère qui y apporte son matelas sont sûrs d’y trouver, l’un de quoi aller au bal de la Closerie des Lilas, l’autre de quoi acheter du pain à ses enfants.

Aussi, la foule n’y manque pas, une foule qui n’est pas, comme on pourrait le croire, exclusivement composée de pauvres diables. Toutes les catégories sociales y passent, et les plus élevées ne sont pas celles qui le fréquentent le moins. On peut même affirmer hardiment que la véritable indigence n’y vient guère. Pour emprunter, il faut avoir quelque chose à mettre en gage.

En revanche, il n’est pas très-rare d’y rencontrer des riches momentanément gênés, car l’administration oblige plus discrètement qu’un ami, et au rebours de bien des gens du monde, ne reproche jamais à l’obligé le service qu’elle lui a rendu.

Au vrai, la clientèle ordinaire de mont-de-piété se compose du petit commerce, de la petite bourgeoisie, de la galanterie haute et basse, des viveurs, des joueurs et des ivrognes. Composition variée, s’il en fut jamais.

A certains jours, et à certaines heures, c’est par les cours et par les escaliers de cette grande bâtisse dont le style ne fait guère honneur aux architectes de 1805, un va-et-vient des plus curieux.

Des femmes chargées de paquets y coudoient des dames cachant sous leurs paletots de soie un petit sac en cuir de Russie tout gonflé de bijoux. Les heureux qui ont retiré leur gage sortent d’un pas allègre en tâtant le gousset où ils viennent de réintégrer la montre depuis longtemps absente; les besoigneux qui vont au bureau de prêt marchent la tête basse et regardent d’un œil attristé la bague ou l’épingle dont ils vont se séparer.

Des marchandes à la toilette, empanachées de chapeaux démodés et caparaçonnées de cachemires d’occasion, jacassent, comme d’énormes perruches, à la porte de la salle des ventes. Des juifs au nez crochu rôdent le long des murs, traînant sur le pavé de la cour leurs vastes redingotes aux poches bourrées de lorgnettes, et des Auvergnats crasseux battent lourdement la semelle, en attendant l’ouverture de l’encan des casseroles, des chenets et des chaudrons.

Du haut en bas de l’hôtel et du matin au soir, on emprunte, on rend, on vend, on achète. C’est l’activité incessante d’une fourmilière, mais ce n’est pas la confusion de la tour de Babel, car tous ceux qui entrent là savent très-bien ce qu’ils y viennent faire et les flâneurs y sont inconnus.

Par extraordinaire, le lendemain de l’arrestation de Savinien et de Cécile, un jeudi, deux hommes, que n’attirait en ce lieu ni la spéculation, ni le besoin d’argent, ni le désir de rentrer en possession de leurs joyaux ou de leurs nippes, franchirent vers midi la porte du chef-lieu, comme on dit dans le langage administratif de l’endroit, du grand-clou, comme l’appellent plus familièrement ses habitués.

Dominique Le Planchais avait reçu dans la matinée la visite de M. Chambras, et, après une longue conférence où il avait été question de bien des choses, l’agent supérieur de la police de sûreté avait proposé au Canadien de l’accompagner au mont-de-piété où il avait, disait-il, certaines recherches à faire.

Dominique était fort triste, quoique Chambras lui eût apporté officiellement l’assurance qu’il ne serait point inquiété pour son duel à l’américaine. M. Pouliguen, qui n’était plus en danger de mort, avait raconté les faits au chef du cabinet de la préfecture envoyé tout exprès à l’hôtel Dortis pour recevoir les déclarations du blessé, et le généreux commandant avait demandé comme une faveur qu’on ne poursuivît pas son adversaire. Il s’agissait d’éviter un scandale et, par considération pour l’honneur d’un brave officier, le préfet avait consenti à ne pas donner suite à cette affaire.

Mais, si Dominique était rassuré de ce côté, il l’était moins que jamais sur le sort de son ami, car Chambras n’était pas en mesure de lui donner la moindre nouvelle de M. de Colorado. Soixante heures s’étaient écoulées depuis que Marcel avait disparu et les recherches n’avaient fourni aucun indice sérieux, quoiqu’elles eussent été menées avec-beaucoup d’activité.

Cette mystérieuse aventure occupait tout Paris. Les journaux ne parlaient plus d’autre chose et ne se faisaient pas faute de déclamer contre la négligence de la police qui ne savait pas retrouver le Californien mort ou vif. Un millionnaire ne se perd pas comme un parapluie et bien des gens, plus sérieux que messieurs les reporters, s’étonnaient qu’on pût impunément escamoter un homme du monde au sortir d’une première représentation, en plein boulevard et en plein dix-neuvième siècle.

Chambras laissait dire et agissait avec d’autant plus d’ardeur que ses chefs s’étaient piqués au jeu, et que, personnellement, il se faisait un point d’honneur de réussir. Par ses ordres, on avait déjà fouillé la Seine de Bercy à Grenelle, et la Seine n’avait point rendu le corps de M. de Colorado.

L’opinion du plus habile des détectives parisiens était que l’ami de Dominique vivait encore. Il croyait à un enlèvement suivi de séquestration et opéré par des bandits qui se proposaient de faire chanter leur prisonnier, comme cela se pratique tous les jours en Italie et en Grèce. Il faut dire qu’il était à peu près seul de son avis et qu’à la préfecture, où on s’y connaît, on ne voulait pas admettre que les procédés de la bande de Marathon se fussent subitement acclimatés en France. Mais, que Marcel eût été assassiné ou simplement enlevé par des brigands, on ne retrouvait point sa trace.

Cependant, la veille, un cocher, ayant lu dans un journal l’histoire de la disparition, était venu déclarer que le lundi soir, vers onze heures, il avait chargé au coin de la rue d’Uzès un bourgeois très-bien habillé et un gamin en blouse qui s’était assis sur le siège, qu’il les avait conduits au bout du boulevard Bourdon, que là ils étaient descendus en lui disant de l’attendre et qu’ils n’étaient pas revenus.

Chambras, qui avait reçu sa déposition, s’était empressé de le conduire à la Morgue et le cocher avait parfaitement reconnu son gamin exposé derrière le vitrage. Il avait donné aussi le signalement du bourgeois, et ce signalement se rapportait assez bien à celui de M. de Colorado.

De ce premier et unique renseignement, Chambras tirait cette conclusion, déjà entrevue par lui lors de la découverte du cadavre repêché au bas du quai Henri IV, que Marcel avait été saisi au bord de la Seine par trois ou quatre malfaiteurs qui y avaient jeté aussitôt leur complice. Où ces malfaiteurs avaient-ils emmené M. de Colorado? Il ne le devinait pas encore, mais il comptait fermement qu’un jour ou l’autre ils se trahiraient.

Évidemment, ces gens-là n’avaient pas enlevé Marcel pour le plaisir de le séquestrer, et ils voulaient exploiter leur capture. L’agent de police avait donc pris ses précautions pour le cas où ils se présenteraient à une caisse quelconque, porteurs de la signature du millionnaire californien..

Il s’était dit aussi qu’ils commenceraient probablement par faire argent des bijoux qu’il portait sur lui et il avait avisé le mont-de-piété qu’on pourrait bien venir engager une montre dont le Canadien lui avait donné une description sommaire. Il y avait même envoyé un inspecteur de la sûreté pour surveiller le guichet.

L’inspecteur n’avait encore rien signalé de suspect, mais Chambras venait de recevoir une lettre du directeur, qui le priait de passer immédiatement au chef-lieu pour une communication relative à l’objet signalé. Il était allé aussitôt chercher M. Le Planchais, dont la présence était indispensable pour reconnaître la montre, si on l’avait mise en gage.

Dominique n’avait point fait de difficulté de l’accompagner à la rue des Blancs-Manteaux, mais il prétendait que le voyage serait inutile. Il ne croyait pas du tout que Marcel fût aux mains d’une bande de voleurs, car il était persuadé que le coup venait d’Atkins, et Atkins n’était pas homme à faire argent des dépouilles de sa victime.

Il avait communiqué à Chambras ses appréciations sur le compte du Yankee, mais Chambras n’était nullement de son avis, et ils discutaient encore en montant l’étroit escalier qui conduit à l’administration.

— Au surplus, dit l’agent pour clore le débat, nous allons savoir à quoi nous en tenir. Si la montre est ici, vous conviendrez bien qu’elle n’a pu y être envoyée par ce nabab américain?

Dominique n’insista point, mais il n’était pas convaincu.

Ils furent reçus par le directeur qui dit de prime abord à Chambras:

— La montre a été engagée avant-hier mardi, dans la matinée. Je vous aurais averti plus tôt, mais il a fallu compulser les registres.

— Mardi matin, la surveillance n’était pas encore organisée, puisque je n’ai été informé que mardi soir, murmura Chambras. Les coquins ont été vite en besogne. Mais on a dû exiger une signature et un papier d’identité ?

— Parfaitement. Oh! nous sommes en règle. La montre a été engagée par M. de Colorado lui-même.

— Par Marcel? c’est impossible! s’écria Dominique.

— Qui est monsieur? demanda le directeur.

— L’ami et l’associé de M. de Colorado, répondit Chambras. Monsieur a bien voulu m’accompagner pour reconnaître l’objet, le cas échéant.

— Le prêt, qui est de trois cent soixante francs, a été consenti sur la production d’un passe-port régulier, délivré à Washington et visé à Paris à la légation des États-Unis, reprit le directeur. Ce passe-port est au nom de M. Marcel Caradoc de Colorado, qui a signé lui-même le reçu. Voyez plutôt, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant au Canadien.

Dominique y jeta un coup d’œil et dit aussitôt:

— Ce n’est pas l’écriture de Marcel. La signature est fausse.

— Parbleu! murmura le sous-chef de la sûreté.

— Ainsi, demanda le directeur, vous croyez qu’on a volé cet étranger et qu’on s’est servi de ses papiers pour engager?

— Je ne le crois pas, j’en suis sûr. On ne porte pas sa montre au mont-de-piété quand on a des millions, répondit Chambras. Le garçon, en recevant l’objet, a-t-il remarqué l’individu qui engageait?

— Oui, car la montre est fort belle et il n’en reçoit pas souvent de pareilles. Elle a dû coûter au moins douze cents francs. Le commissaire-appréciateur aurait offert un prêt de cinq cents, si elle n’était pas de fabrication anglaise et, par conséquent, non poinçonnée à la Monnaie de Paris. Du reste, les trois cent soixante ont été acceptés sans discussion par l’engagiste, qui est, m’a-t-on dit, un homme jeune, assez proprement vêtu, maigre, blond et très-pâle de visage.

— Marcel est brun de teint et de cheveux, fit observer Dominique.

— Le peseur se rappelle aussi que cet homme parlait le français sans accent étranger, mais en grasseyant et en traînant les mots.

— Je le soupçonne d’être originaire de la place Maubert, dit Chambras.

— Et qu’en concluez-vous? demanda le Canadien.

— Que je ne me trompais pas. M. de Colorado a eu affaire à des gens de la pègre, à des voleurs de profession.

— Une chose m’étonne, reprit le directeur, c’est que la montre ait été apportée ici. Ces messieurs ont tous des recéleurs attitrés, et, en général, ils aiment mieux s’adresser à eux.

— Quand ils n’ont pas de papiers, mais celui-ci avait le passe-port de M. de Colorado, et il savait qu’un fourgat ne lui aurait pas donné dix louis de la montre.

— C’est bien possible. Il y a eu négligence de la part de l’employé qui aurait dû vérifier le signalement et la signature; mais, ce jour-là, nous avons eu beaucoup de monde, et il était exceptionnellement pressé. C’est égal, il est en faute, et je...

— La montre a été engagée sans la chaîne, n’est-ce pas? interrompit Chambras.

— Oui.

— Marcel en avait une, dit vivement Dominique,. et un médaillon à son chiffre, un médaillon qui contient des cheveux de sa mère.

— C’est bon à savoir, au cas où notre homme l’aurait gardée pour faire le joli cœur. Ça s’est vu. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à montrer l’objet à monsieur, ajouta le policier.

— Il est encore au magasin, car j’ai été prévenu. seulement hier soir, et j’allais le faire apporter quand vous êtes arrivé. Mais je vais vous y conduire moi-même. Monsieur est étranger sans doute; la visite l’amusera.

Le Canadien n’était guère d’humeur à s’amuser de quoi que ce soit, mais il suivit le directeur qui les mena par un couloir obscur à la première division, c’est le terme technique pour désigner les salles où l’administration du mont-de-piété emmagasine les bijoux, les pendules et autres objets précieux ou fragiles.

Elle est située au premier étage, à portée des bureaux d’engagement. Les paquets encombrants sont serrés au second et au troisième, les matelas sous les combles. Les meubles ne sont reçus qu’à la succursale de la rue Servan.

Dominique pénétra avec ses deux guides dans le magasin qui est précédé par une grande salle où on enregistre les objets, préalablement mis en boîte.

Ce vaste réservoir, où viennent aboutir tant d’épaves que charrie le fleuve de la vie parisienne, est subdivisé en ruelles étroites par des murailles parallèles garnies de casiers où les gages sont placés méthodiquement selon leur numéro d’ordre. De fortes caisses en fer renferment ce qu’on nomme les quatre chiffres, c’est-à-dire les objets précieux sur lesquels on a prêté au moins 1,000 francs.

L’aspect général est triste et monotone, on ne voit là que des boîtes, des boites et encore des boîtes.

Ces innombrables cartonnages contiennent des milliers d’alliances et de pièces de mariage, débris de bonheurs conjugaux sur lesquels a soufflé le vent de la misère, et des montres par centaines de mille.

Paris est probablement la ville du monde qui achète le plus de montres et qui en met le plus en gage. On prétend que ce qui étonna surtout le roi de Prusse, quand il vint en 1867 visiter l’exposition universelle, ce fut de voir que chaque Français portait une chaîne à son gilet; et, à la fin du siècle dernier, Mercier, auteur du Tableau de Paris, affirmait qu’il y avait au moins quarante tonnes pleines de montres au mont-de-piété de son temps.

Le directeur dit quelques mots à un garçon muni d’une lanterne, qui se glissa aussitôt le long des casiers pour chercher le gage demandé et, en attendant qu’il l’apportât, l’aimable chef de l’immense et bienfaisant établissement de prêts crut devoir en faire un peu les honneurs à Dominique.

— Si vous aviez le temps, monsieur, lui dit-il gracieusement, de visiter tous les magasins, je vous ferais voir nos curiosités, des jambes et des bras de statues de bronze, le menton d’argent d’un invalide, et le parapluie, le fameux parapluie dont l’engagement a été renouvelé chaque année, depuis quarante-sept ans.

— Vous l’avez encore? demanda Chambras en riant.

— Parfaitement. Il y a six mois, un membre de notre conseil de surveillance le vit, tout chargé de bulletins, qui lui faisaient comme une carapace de papier. Il en eut compassion, il le dégagea et l’expédia au propriétaire, qui se fâcha tout rouge, déclara qu’il n’acceptait pas d’aumônes et nous le renvoya.

— Et on nie qu’il y ait des Parisiens fidèles à leurs amours!

— Nous avons aussi le rideau de calicot blanc qui a été engagé pour six francs, le 5 juin 1823, et qui a déjà payé plus de trente francs de droits, cinq fois sa valeur au moins.

— Ce sont peut-être des souvenirs de famille, dit le Canadien pour dire quelque chose, car son esprit était ailleurs.

— Le parapluie de ses ancêtres, alors, riposta Chambras qui avait le mot pour rire.

— Voici la montre, reprit le directeur en recevant des mains du garçon de magasin une boîte dont il se mit à défaire l’enveloppe.

— C’est bien elle! s’écria Dominique. Voyez les initiales.

C’était un superbe chronomètre, à répétition, à remontoir, à seconde indépendante, un véritable chef-d’œuvre d’horlogerie. Chambras le prit et l’examina avec attention.

— Le boîtier est bossué d’un côté, comme s’il avait reçu un choc, dit-il lentement. M. de Colorado a dù faire une chute. Cependant les ressorts sont intacts, ajouta-t-il en tournant légèrement le remontoir. Tenez! elle marche. Elle était arrêtée à onze heures quarante.

— M. de la Roche-Perrière m’a dit que Marcel avait quitté la loge vers onze heures.

— C’est bien cela... le temps d’aller en voiture au bout du boulevard Bourdon... le coup a dû être fait avant minuit.

— Vous pensez donc que Marcel a été tué ? demanda Dominique avec angoisse.

— Je ne pense rien encore. Ce qu’il y a de sûr, c’est que M. de Colorado a été volé, et, pour savoir ce qu’il est devenu, il faut retrouver le voleur. Je m’en charge. M. le directeur voudra bien tenir la montre à la disposition du parquet, car l’affaire va entrer en instruction, et je vais me mettre en campagne dès aujourd’hui. Il est possible que la reconnaissance ait été vendue. Si on se présentait pour dégager...

— Je ferais arrêter le dégagiste, c’est entendu.

— Je vais de ce pas chercher mon inspecteur qui est de faction aux engagements où il n’a plus que faire et le mettre dans la salle de rendition.

Ayant dit, Chambras remercia poliment le directeur et prit congé de lui pour descendre dans la cour où se trouve le guichet ouvert aux emprunteurs. Son agent y montait la garde depuis l’ouverture du bureau, et il voulait le placer au premier étage.

Le Canadien suivait, fort attristé du résultat de cette première enquête. La montre portant la trace d’un coup ne lui disait rien de bon et il inclinait de plus en plus à croire que Marcel avait été assassiné .

— Eh bien! lui demanda Chambras, ne pensez-vous pas maintenant que j’avais raison et qu’il ne s’agit nullement dans cette affaire d’une vengeance américaine?

— Je n’en sais rien, dit Dominique. Atkins n’aurait pas pris la montre, c’est vrai, mais il a pu employer des bandits subalternes qui ont dépouillé Marcel.

— Cet Atkins se fait appeler aussi M. de Mariposa, n’est-ce pas?

— Un nom qu’il a volé comme ses coupe-jarrets ont volé mon pauvre ami.

— On dit qu’il va épouser la fille de M. de Gondo.

— Il fera bien. Qui se ressemble s’assemble.

— C’est sans doute pour cela que je l’ai trouvé dans le cabinet du baron, où j’étais allé demander des renseignements sur l’affaire du jeune Brévan.

— Savinien? que lui est-il donc arrivé ?

— Comment! vous ne savez pas qu’il a été arrêté hier matin?

— Arrêté ! Savinien Brévan a été arrêté ! Et pourquoi?

— C’est vrai, vous ne pouvez pas le savoir, puisqu’il a été mis au secret. J’avais oublié cela et je me figurais qu’il vous avait écrit, à vous ou à M. de Colorado, qui s’intéressait à lui et qui l’avait fait placer chez le baron.

— Mais, enfin, que lui reproche-t-on?

— Il a été arrêté sur la plainte de son patron, qui l’accuse d’avoir soustrait cent mille francs à sa caisse.

— C’est une infamie! Savinien est innocent, j’en réponds, et votre baron est un coquin.

— J’avoue que j’ai été bien étonné quand on m’a mis hier au courant de cette affaire. C’est le commissaire de son quartier qui a reçu la plainte et qui a fait exécuter le mandat d’amener. Les renseignements que j’avais pris, il y a deux mois, sur ce jeune homme étaient excellents.

— Je vous dis qu’il est incapable d’une mauvaise action. Ce Gondo l’accuse parce qu’il s’entend avec Atkins pour persécuter tous les amis et tous les protégés de Marcel. Il est capable de s’être volé lui-même pour perdre Savinien.

— C’est difficile à croire, vous en conviendrez; d’autant plus que le vol... il m’en coûte de vous le dire... le vol est prouvé. On a retrouvé la somme... à laquelle du reste le coupable n’avait pas eu le temps de toucher.

— Quoi! on l’a retrouvée chez Savinien?

— Non. Il s’était bien gardé de la cacher dans son domicile ou de la porter sur lui. Il prévoyait qu’on ferait une perquisition et qu’on le fouillerait. Il a confié la liasse de billets de banque à une jeune fille qui l’a mise tout simplement sous le traversin de son lit où un de nos inspecteurs n’a eu aucune peine à la dénicher.

— Une jeune fille, dites-vous?

— Oui, une ouvrière fleuriste qui habitait rue Albouy et qu’il voulait épouser, à ce qu’il paraît.

— Cécile! s’écria Dominique, abasourdi par ce nouveau coup.

— C’est bien son prénom. Je ne connais pas encore son nom de famille. Je crois même avoir entendu dire qu’elle avait refusé de le donner. Du reste, ses antécédents sont bons, et il se peut qu’elle ne soit définitivement accusée que de recel.

— Cécile, recéleuse! Ah! c’est trop de calomnies, et le Gondo aura affaire à moi.

— Peut-être aussi le jeune Brévan ne l’avait-il pas mise dans la confidence. Cela arrive assez souvent dans ces affaires-là. Un caissier a une maîtresse, il prend dans sa caisse, et il porte l’argent chez sa bonne amie, s’imaginant qu’on n’ira pas le chercher là. C’est l’enfance de l’art, mais il y a des naïfs. C’est pour cela que je conseillerai toujours à un banquier d’employer de préférence des jeunes. Les vieux retiennent leur place d’avance sur un paquebot transatlantique et prennent l’express du Havre la veille de l’appareillage.

— Et qu’en a-t-on fait de cette pauvre enfant? Où est-elle?

— Où vont les femmes en pareil cas, à Saint-Lazare.

— A Saint-Lazare! avec les voleuses et les filles!

— Elle est à la division des prévenues, c’est-à-dire en cellule, répondit tranquillement Chambras qui paraissait beaucoup moins touché que son interlocuteur du triste sort de la fleuriste.

— Mais il faut qu’elle en sorte, s’écria Dominique, il faut qu’on relâche immédiatement Savinien, qu’on les venge tous deux de cet abominable traitement. Si Marcel était avec nous, il les tirerait de peine. Il irait trouver les magistrats, le préfet, le ministre... il leur prouverait que ces pauvres enfants n’ont rien à se reprocher et que leur accusateur est un misérable... Marcel est mort ou prisonnier... c’est à moi de le remplacer, de réclamer la mise en liberté de deux innocents...

— Je ne vous conseille pas d’essayer. Vous n’obtiendriez rien. Les faits sont là.

— Les faits! je les nie. Vous me dites qu’on a trouvé les billets de banque chez Cécile? Je vous dis, moi, que c’est Atkins qui les y a mis.

— Mais, cher monsieur, vous ne parlez pas sérieusement.

— Vous croyez? Eh bien, je ferai mieux, je démasquerai moi-même tous ces misérables, puisque vous semblez prendre leur parti.

— Je ne prends le parti de personne. Je fais mon devoir et je cherche à m’éclairer.

— Je vous répète que le baron et Atkins se sont concertés pour frapper Marcel dans sa personne et dans celle de ses protégés. Le baron est un loup-cervier qui n’a qu’un lingot à la place du cœur. D’où sort-il, ce voleur de millions? Le sait-on, seulement? Voilà comme vous êtes tous à Paris. Quand un homme a beaucoup d’argent, vous ne lui demandez pas ce qu’il a fait pour le gagner. Et cet Atkins, qui s’est fabriqué une noblesse avec le nom d’un district de Californie, vous le prenez pour un honnête commerçant qui vient dépenser sa fortune à Paris. Atkins est un scélérat qui a essayé dix fois, aux mines, de nous assassiner, M. de Colorado et moi, et que j’ai malheureusement manqué, un jour qu’il allait tuer Marcel en traître. Son œil, c’est moi qui le lui ai crevé d’un coup de carabine.

— Diable! je conçois qu’il vous en veuille mortellement.

— Ah! vous en convenez! Nierez-vous maintenant que cet homme soit capable d’avoir attiré mon ami dans un piège pour se défaire de lui et aussi d’avoir dénoncé le jeune Brévan et sa fiancée?

— Je vous ferai remarquer, dit Chambras avec beaucoup de sens, que l’une des deux suppositions rend l’autre inadmissible. Si M. Atkins s’était débarrassé de M. de Colorado par un crime, il n’aurait plus eu ensuite aucun intérêt à perdre ce jeune homme auquel, vous l’avouez vous-même, il n’en voulait que par contre-coup.

— Et qui vous dit que les Gondo n’avaient pas aussi leurs raisons pour nuire à Savinien? C’est une caverne que la maison de ce banquier. Le père se livre à toutes sortes d’opérations véreuses. Le fils est un débauché qui, tout dernièrement, a emprunté de l’argent à Marcel.

— Vous êtes sûr de cela?

— Très-sûr. Il lui doit trente mille francs et il est sans doute enchanté de sa mort qui lui permet de les garder. La fille est une coquette qui ne demande qu’à se faire acheter bien cher en mariage par cet affreux borgne d’Atkins, et, quant à la baronne, elle est folle de Savinien qui la dédaigne. Cela se voyait assez au bal où Marcel m’a traîné, la nuit où le chenapan qui m’a jeté par-dessus le pont d’Asnières a tenté de dévaliser l’hôtel. Je puis bien supposer qu’elle a accusé Savinien pour se venger de son indifférence.

L’éloquence de Dominique était si chaleureuse qu’elle devait finir par produire de l’effet sur le plus sceptique de tous les policiers. Chambras se recueillit un instant et dit lentement:

— Il y a, cher monsieur, dans les observations que vous venez de me faire quelques points qui me frappent et que j’examinerai certainement. La réputation financière du baron est médiocre et son honnêteté douteuse. S’il est vrai que l’Américain dont il veut faire son gendre vaille encore moins que lui, il ne serait pas impossible qu’ils se fussent associés pour commettre une ou deux mauvaises actions. Je vous promets de m’occuper d’eux, et bientôt. Mais je vous demande la permission de terminer ce que j’ai à faire ici. Ce ne sera pas long. Quelques instructions à donner à mon agent.

La conversation, commencée dans l’escalier, se continuait dans la cour, où circulaient beaucoup de gens de toute espèce. L’agent, qui se défiait toujours des oreilles indiscrètes, voulut la terminer.

— Il y a là deux affaires distinctes, dit-il en baissant la voix: votre ami à retrouver et le vol des cent mille francs à expliquer. Il y en a même une troisième dont je suis chargé depuis quelque temps, la poursuite des auteurs du vol Robinier, et celle-là va très-bien, car l’ex-valet de chambre de M. de Colorado et nos escarpes des carrières d’Amérique parlent à qui mieux mieux. Depuis quelques jours, ils font une musique enragée. Mais, en ce moment, ce n’est pas là ce qui vous intéresse.

— Qui sait si les trois affaires ne se tiennent pas de près, murmura Dominique. Tous les coquins sont de la même famille.

— Moralement, oui, mais ceux de la haute ne frayent guère avec ceux de la basse pègre. Au reste, j’éclaircirai tout cela, et promptement. A propos, ce passe-port, dont notre filou s’est servi pour engager la montre, M. de Colorado le portait donc sur lui?

— Pas habituellement, mais je me souviens qu’il l’avait mis lundi dans son portefeuille pour établir son identité chez un notaire où il est allé ce jour-là signer une procuration.

— Une procuration! A qui l’a-t-il donnée, et pourquoi faire?

— A moi, pour toucher en son absence l’argent déposé en compte courant chez M. de Gondo.

— Je vous demande cela parce que, dans une enquête de ce genre, rien n’est indifférent. Votre ami avait donc l’intention de s’absenter?

— Non. C’est à la veille de se battre en duel qu’il a eu l’idée de me remettre un pouvoir général pour le remplacer.

— De sorte que vous êtes maître de disposer de tous les capitaux que possède M. de Colorado?

— Sans doute, mais je n’ai nulle envie d’user de la permission.

— Il faudra voir. L’argent n’est jamais de trop pour bien mener une instruction. Mais, dites-moi, est-il à votre connaissance que M. de Colorado eût d’autres papiers dans sa poche le jour où il a disparu?

— Il devait avoir, comme toujours, son livre de chèques.

— Oh! oh! voilà déjà que je commence à voir un peu plus clair dans l’affaire de l’enlèvement.

— Que voulez-vous dire?

— Je veux dire que cette habitude qu’avait M. de Colorado de porter toujours sur lui un livre de chèques devait être connue...

— De tous ses amis, oui. Du reste, c’est l’usage en Amérique et en Angleterre de tout payer avec des chèques. Marcel n’avait peut-être pas cinquante louis dans sa poche en or et en billets.

— Alors tout s’explique, et je suis de plus en plus persuadé qu’il est tombé entre les mains de simples voleurs, mais je suis à peu près sûr maintenant qu’il n’a pas été tué.

— Pourquoi?

— Parce que les gens qui l’ont enlevé se proposent de l’exploiter en lui faisant signer un ou plusieurs bons, dont ils viendront toucher le montant à la caisse de M. de Gondo.

— Ils n’ont pas besoin de sa signature, ils peuvent la contrefaire, comme ils l’ont déjà contrefaite ici.

— Ce n’est pas la même chose. Ils savaient bien que M. de Colorado ne viendrait pas engager lui-même la montre qu’ils lui avaient prise, et ces messieurs ne veulent rien perdre; tandis que, pour palper une grosse somme, sa signature sur un petit carré de papier leur suffit; mais on la connaît parfaitement chez le baron, cette signature, et le caissier ne s’y tromperait pas. Donc, ils ont intérêt à laisser vivre leur prisonnier.

— Et moi, je vous dis que, s’ils ne l’ont pas encore tué, ils le tueront. Marcel ne fera jamais une lâcheté. Il refusera de signer, et, quand ils verront qu’ils n’en peuvent rien tirer, ils se déferont de lui.

— Je crois que vous vous trompez, car M. de Colorado leur a déjà donné un chèque.

— Comment cela?

— Hier, j’ai vu le baron pour l’affaire du vol des cent mille francs, et j’ai appris de sa bouche que la veille, c’est-à-dire mardi, on est venu toucher à la caisse un bon de sept mille neuf cents francs, signé par votre ami. C’est même le dernier payement qu’ait fait le jeune Brévan. A ce moment-là, on ignorait encore l’absence inexplicable de M. de Colorado, mais comme il a disparu le lundi soir, il est évident que le chèque a été remis par lui aux chenapans qui le gardent et qui, n’en doutez pas, lui en extorqueront d’autres. Aussi je m’en vais de ce pas organiser une jolie souricière dans les bureaux de M. de Gondo et je suis bien sûr que nos grinches ne tarderont pas à venir s’y faire prendre.

Dominique réfléchissait. Tout à coup, il se frappa le front et s’écria:

— Je me rappelle maintenant. Le chèque de sept mille neuf cents francs a été signé devant moi, dans la journée de lundi. Il est au porteur, et Marcel devait le remettre à son carrossier, qui n’est pas venu. Le bon n’a pas été détaché de la souche. Il est resté dans le livret et les brigands ont dû l’y trouver.

— En effet, cela change la thèse, murmura Chambras d’un air vexé.

Comme tous les diplomates, il détestait les incidents qui dérangeaient ses calculs, et quand son siège était fait, il ne le recommençait pas volontiers. C’était une faiblesse, mais on n’est pas parfait, et d’ailleurs il l’avouait de bonne grâce, quand son chef la lui reprochait.

— Oui, reprit-il, si ce bon était signé d’avance, il est probable que les grinches sont allés au plus pressé. Ils ont commencé par en toucher le montant et par faire argent de la montre. La chaîne ne peut pas compromettre celui qui la porte. Toutes les chaînes se ressemblent. Un de ces coquins-là doit être un faraud, aimant la toilette. C’est une particularité qui m’aidera à le retrouver.

— Oh! les misérables 1 dit entre ses dents le Canadien. Voler, tuer peut-être, pour avoir une chaîne d’or.

— Cela vous étonne. J’en ai vu bien d’autres. Tenez, en 1847, dans l’affaire de la rue des Moineaux, la femme Dubos, qui avait aidé à assassiner une vieille rentière, avoua en pleine audience qu’elle avait risqué la peine de mort pour se procurer de quoi acheter de beaux bonnets. Et le valet de chambre qui avait la passion des primeurs, et qui tua sa fille parce qu’elle lui coûtait trop cher et parce que les dépenses qu’elle lui occasionnait le forçaient à se priver de manger des asperges au mois de mars!

Mais je m’amuse à bavarder, et j’ai encore deux choses à faire ici: changer de place l’agent que j’ai mis en faction aux engagements, et dire deux mots au père Salomon, un vieux marchand de diamants qui me donne assez souvent des renseignements utiles. Si la reconnaissance de la montre a été vendue, il est capable de la retrouver, car il connaît tous ceux qui font ce commerce-là, et il a un flair à nul autre pareil. Justement, c’est jeudi, jour de la vente des bijoux, et nous le trouverons à la salle d’enchères.

Dominique ne fit pas d’objection. La nouvelle de l’arrestation de Savinien et de Cécile l’avait bouleversé, et cette catastrophe, suivant de si près la disparition de Marcel, lui enlevait presque la faculté de penser. Il rêvait d’exterminer Atkins et les Gondo, qui, selon lui, étaient cause de tous ces malheurs, mais il s’en rapportait à Chambras pour débrouiller cet abominable écheveau de scélératesses.

Le sous-chef de la sûreté le conduisit d’abord au fond de la cour, dans une salle d’aspect déplaisant où quelques emprunteurs attendaient leur tour assis sur des bancs de bois. Une espèce de cage vitrée où se tenaient les appréciateurs et les garçons boîtiers occupait l’extrémité de cette anti-chambre du prêt. Chambras frappa d’une certaine façon aux carreaux dépolis. On lui ouvrit, il entra et il revint, au bout d’une minute, dire au Canadien qui l’attendait près de la porte du corridor:

— C’est fait. Mon inspecteur va monter à la salle de rendition pour surveiller les dégagistes. Venez avec moi causer avec mon vieux ioutre. Ce ne sera pas long et vous ne vous ennuierez pas.

Chambras connaissait tous les détours du chef-lieu, et il mena tout droit Dominique à la rotonde où se tiennent les encans.

Il y avait foule. La vente des bijoux venait de finir, et comme il était de bonne heure, on apportait, pour remplir le reste de la vacation, des lots variés de défroques et de nippes. Il y avait là de tout, des draps et des pincettes, des manchons et des instruments de musique, des dentelles, des marmites et des objets de literie.

Le commissaire-priseur, flanqué de son clerc et d’un employé de l’administration, annonçait les objets, et deux aboyeurs criaient à tue-tête les enchères. Les marchandes à la toilette maniaient avec une dextérité sans égale les robes de soie et les châles; les revendeuses, plus bourgeoises, décousaient les matelas pour en tâter et en flairer la laine. Dans l’argot expressif du lieu, cela s’appelle balancer la punaise. Un Auverpin facétieux s’amusait à souffler dans une clarinette, sous prétexte de l’essayer, et en tirait des couacs qui mettaient l’assistance en liesse.

Tout ce monde-là formait autour des tables un cercle compacte, et mal en eût pris au naïf étranger qui se serait permis d’enchérir. La bande noire se serait coalisée à l’instant même pour l’empêcher d’acheter ou pour lui faire payer ses emplettes six fois leur valeur.

Il faut dire que l’administration clémente permet au propriétaire d’un gage de le retirer jusqu’à la dernière seconde, en payant, cela s’entend de reste. Tant que le coup de marteau du commissaire n’a pas retenti, une fille peut dégager la bague de sa mère, une femme son alliance, et il ne se passe guère de jour où six ou sept objets ne soient sauvés ainsi, à l’article de la mort.

Dominique vit d’un œil indifférent ce curieux tableau et Chambras, qui ne venait point là pour acheter, eût tôt fait d’aviser son juif, rencoigné dans une embrasure de fenêtre et fort occupé à examiner à la loupe une paire de boutons en brillants qu’il venait de payer onze cents francs. Ils en valaient bien trois mille, et si on l’avait déshabillé, toute sa dépouille mise en vente n’aurait certainement pas été poussée jusqu’à trois pièces de cent sous.

Dès qu’il vit venir à lui le sous-chef de la sûreté il enfouit ses diamants dans sa poche, souleva poliment son chapeau graisseux et prit un air humble et souriant.

— Deux mots, père Salomon, lui dit tout bas l’agent, si vous entendiez parler d’une reconnaissance de 360 francs sur une montre, avertissez-moi et vous ne perdrez pas votre temps.

— Ça peut se trouver, murmura l’israélite. Il ne passe pas au clou, par an, dix montres sur lesquelles on prête plus de deux cents. J’ai même idée que je sais à peu près où est le papier vert. Seulement, je ne voudrais pas faire arriver de la peine à un ami.

Chambras le regarda entre les deux yeux et lui dit d’un ton bref:

— Si vous me l’apportez avant trois jours, cent francs de gratification pour vous et ma parole que l’ami ne sera pas inquiété, à moins qu’il n’ait trempé dans l’affaire.

— C’est comme si vous l’aviez, dit Salomon dont la figure s’illumina.

Chambras n’avait plus rien à faire là. Il prit le bras de Dominique et l’entraîna rapidement dans la rue des Francs-Bourgeois.

— Cher monsieur, lui dit-il, maintenant je vais vous quitter, car j’ai de la besogne à la préfecture, mais je puis vous assurer que nous avons fait une bonne journée. La nasse est tendue et le poisson viendra bientôt s’y prendre. Laissez-moi faire, et dormez tranquille. Avant la fin de la semaine, vous aurez de mes nouvelles.

— Dormir! répondit amèrement le Canadien, je ne dors plus depuis que j’ai perdu Marcel. Vous me promettez de me le rendre, je veux bien vous croire, mais je veux aussi voir Savinien et Cécile, les interroger... Je suis sûr qu’ils me diront tout, à moi... et par eux je saurai bien découvrir les auteurs de l’infâme machination...

Dominique s’arrêta court. Il venait de s’apercevoir que Chambras ne l’écoutait plus, occupé qu’il était à examiner un homme et une femme arrêtés à quelques pas de là et causant avec animation.

— Eh bien? demanda Dominique en lui poussant le bras.

— Eh bien, dit brusquement Chambras, vous les verrez, je vous le promets, mais je vous supplie de me quitter sur-le-champ, car je crois que je tiens une piste, et vous me gêneriez beaucoup pour la suivre.

Dominique comprit qu’il était inutile d’insister et que mieux valait le laisser agir à sa guise. Il avait pleine confiance dans ses talents et il se défiait beaucoup de sa propre habileté à dépister les coquins. C’est un métier qu’on ne fait bien que lorsqu’on est doué d’aptitudes qui manquaient complètement au Canadien; la chasse à l’homme ne se pratique-pas dans les rues de Paris comme dans les prairies américaines. L’ami désolé de Marcel donna donc une poignée de main à Chambras et s’éloigna mélancoliquement dans la direction de la rue Rambuteau.

Chambras, lui, ne bougea point de la place où il s’était arrêté, tout près de l’entrée du mont-de-piété, où il se mit à faire semblant de lire les grandes affiches collées sur la muraille. En même temps, il observait du coin de l’œil le couple qui avait déjà attiré son attention et qui stationnait à quelques pas de là, au coin de la petite rue Aubriot.

L’homme était grand, maigre et montrait en plein une face pâle et ravagée, sur laquelle tranchaient énergiquement des moustaches et des sourcils d’un noir qui contrastait avec la blancheur de ses cheveux. Il portait un chapeau défraîchi et un pardessus râpé ; mais sa tournure ne manquait pas d’élégance, et il avait plutôt l’air d’un viveur ruiné que d’un indigent de profession. Détail caractéristique: il avait des gants.

La femme dissimulait sous un ample manteau bordé de fourrures un embonpoint plus que majestueux, et sa voilette rabattue sur son visage cachait à moitié ses traits, mais Chambras avait la vue aussi perçante qu’il avait la mémoire nette. Du premier regard, sans hésiter, il avait reconnu madame de Gondo qu’il n’avait cependant rencontrée qu’une seule fois dans sa vie, au bal de son mari. Chambras aurait rendu des points à Œil-de-Faucon, des romans de Fenimore Cooper. Et, avec une promptitude de raisonnement égale à sa clairvoyance, il s’était dit que la richissime épouse du baron ne venait pas là pour le plaisir de causer sur le trottoir d’une rue boueuse avec un homme mal vêtu.

Sa présence dans ce quartier perdu ne pouvait guère s’expliquer autrement que par une affaire à traiter avec le mont-de-piété. Quelle affaire? l’agent de police se le demandait; mais il ne s’étonnait pas trop de cette singulière rencontre.

Il connaissait à fond la vie de Paris et l’envers de cette société où le désir de paraître est le plus impérieux des besoins, où les plus hautes situations cachent souvent d’affreuses misères et de honteuses plaies. Il savait que beaucoup de grandes dames connaissaient le chemin du clou, et que le magasin de la première division abrite souvent des bijoux de famille et de l’argenterie armoriée. D’autres, plus titrées et mieux nées que cette baronne de finance, franchissent d’un pied furtif le seuil du bureau de prêt et se glissent par les couloirs sombres en se cachant comme si elles couraient à quelque coupable rendez-vous. Cependant, madame de Gondo, femme d’un archi-millionnaire, ne pouvait être amenée là que par une nécessité criminelle ou tout au moins inavouable, car son mari ne devait pas lui marchander l’argent.

Chambras l’avait compris si vite et si bien qu’il s’était tout d’abord juré d’éclaircir ce mystère. En d’autres temps, peut-être ne s’y serait-il pas arrêté, mais la conversation qu’il venait d’avoir avec Dominique lui mettait l’esprit en éveil, et il se disait qu’il devait se passer d’étranges choses dans la maison de ce banquier dont la digne moitié tenait un colloque suspect, à quelques pas de la porte d’une maison de prêt sur gages. Il résolut donc de s’attacher à la baronne jusqu’à ce qu’il sût ce qu’elle venait faire là et, en ces matières, il était passé maître.

Au lieu d’aller rôder autour d’elle, il se contenta de l’observer et de se tenir prêt à manœuvrer suivant les circonstances. Il n’attendit pas longtemps.

Dominique n’était pas encore bien loin, lorsque Chambras vit le couple se disjoindre. L’homme traversa la rue et entra dans un cabaret qui portait cette singulière enseigne: A la sortie de chez ma tante. Pas plus singulière après tout que celle de ce marchand de vin où on lit: A la descente du Père-Lachaise, ni que celle du café du Rat mort, situé sur la place Pigalle et illustré par la fréquentation de diverses célébrités artistiques et politiques.

Au geste que fit l’homme en quittant la baronne, Chambras comprit qu’il allait l’attendre dans ce cabaret, et, dès lors, son plan fut arrêté dans son esprit. Il connaissait le bouge, pour y être allé plusieurs fois surveiller des coquins qui étaient venus boire là le produit d’un objet volé et engagé. Le maître du lieu était à la dévotion de la préfecture, et n’avait par conséquent rien à refuser au sous-chef de la police de sûreté.

Cependant, madame de Gondo s’avançait en rasant les murs, plus voilée que jamais, et d’un pas hésitant. Chambras se plaça de façon qu’elle fût obligée de passer tout près de lui, si, comme il n’en doutait pas, elle entrait au mont-de-piété ; et, quand il la vit arrêtée sur le seuil de la grande porte et cherchant une indication utile parmi les inscriptions qui tapissaient le corridor, il s’approcha d’elle le chapeau à la main.

— Madame cherche le bureau des dégagements? demanda-t-il du ton d’un commissionnaire qui offre ses services.

La dame interpellée recula de deux pas, ramena vivement sur le bas de son visage sa voilette qui s’était un peu relevée, et se mit à regarder attentivement ce personnage obligeant.

Chambras ne craignait pas qu’elle le reconnût, quoiqu’elle l’eût déjà vu, car, la nuit du bal, il était déguisé en homme du monde, et, pour venir au chef-lieu, il avait repris sa figure naturelle, qui était celle d’un bourgeois ou d’un employé.

— Non, balbutia la baronne, après quelques secondes d’examen, je voudrais, au contraire... engager.

— Le bureau est au fond de la cour, à droite.

— Merci, monsieur. Je vais...

— Il y a beaucoup de monde et madame aimerait mieux sans doute un engagement secret.

— Oui... sans doute, mais... est-ce possible?

— Cela se fait tous les jours, pour les personnes distinguées, Madame peut s’adresser directement au chef de l’administration, et, si madame le désire, je vais la conduire à son cabinet.

— Je vous serai très-obligée, monsieur, murmura madame de Gondo.

— Madame n’a qu’à me suivre, dit avec empressement Chambras, qui reprit aussitôt le chemin déjà parcouru en compagnie de Dominique et guida la baronne à travers un dédale d’escaliers et de couloirs jusqu’à la porte du bureau de la direction.

— Madame peut entrer, ajouta-t-il en l’introduisant poliment dans l’antichambre.

Madame de Gondo ne se fit pas prier et chercha son porte-monnaie pour récompenser ce complaisant cicerone; mais, pendant qu’elle l’ouvrait, Chambras sortit et s’éloigna rapidement sans attendre un pourboire auquel il ne tenait pas du tout.

Il avait pensé un instant à entrer seul chez le directeur, à le prévenir de la visite qu’il allait recevoir et même à lui demander de le placer de façon à tout voir et à tout entendre sans être vu. Mais il savait que cet honorable fonctionnaire ne se prêterait point à cet espionnage. L’administration veut bien, quand il s’agit d’arrêter un criminel, fournir des indications à la police, qui représente la justice, mais, en dehors de ce cas spécial, elle est d’une discrétion absolue. Et, jusqu’à preuve du contraire, la femme du baron de Gondo ne pouvait pas être signalée comme auteur ou complice d’un méfait.

D’ailleurs, Chambras pouvait se passer de cette surveillance, car il se réservait de faire prendre, s’il y avait lieu, des renseignements officiels sur l’emprunt contracté par la dame, et surtout il comptait qu’elle allait, en sortant du mont-de-piété, venir rejoindre au cabaret l’individu qui, tout à l’heure, causait avec elle dans la rue.

Cependant, par surcroît de précaution, il alla d’abord trouver l’agent qu’il venait de mettre en sentinelle dans la salle de rendition, et il lui donna l’ordre d’attendre, à la porte du directeur, une dame dont il lui dépeignit le costume et la tournure, de la filer à la sortie et, au cas où elle n’entrerait pas chez le marchand de vin, de pousser la filature jusqu’à ce qu’elle eût regagné l’hôtel du boulevard Malesherbes. Le numéro de la reconnaissance de la montre volée à M. de Colorado était signalé aux garçons du bureau des dégagements. Il n’y avait donc pas grand inconvénient à ce que l’inspecteur abandonnât momentanément sa faction près du guichet.

Cela fait, Chambras gagna la rue, s’introduisit par une petite porte, à lui connue, dans le respectable établissement dont l’enseigne invitait si bien les ivrognes à se désaltérer, à la sortie de chez ma tante, et s’aboucha dans un coin avec le cabaretier qui comprit à demi-mot et le fit passer aussitôt dans un cabinet séparé par un vitrage en verre dépoli de celui où attendait l’ami de la baronne.

On avait gratté un des carreaux de façon à permettre à deux yeux indiscrets de regarder ce qui se passait à côté. Chambras y appliqua aussitôt les siens et vit un spectacle curieux.

L’équivoque ami de la baronne était assis à une table tachée de vin et de graisse. Il avait devant lui un carafon d’absinthe à moitié vide et un verre plein où il buvait de temps à autre une gorgée de poison vert. Mais il lisait avec beaucoup d’attention un livre posé sur la table à côté d’un petit sac en peau dont il était assez difficile de deviner le contenu.

Chambras, fort étonné, se demandait à quelles hautes études pouvait bien se livrer ce personnage qui était aussi mal vêtu qu’un savant, mais qui n’en avait pas la figure, lorsqu’il le vit fermer brusquement son livre et défaire les cordons de son sac. Le livre, dont l’espion put lire le titre, imprimé en lettres rouges et noires sur une couverture jaune, était intitulé : Traité des jeux de trente-et-quarante et de la roulette.

Du sac, l’inconnu tira un gros paquet de jeux de cartes et une poignée de haricots secs. Il mit les haricots en tas sur la table, mêla les cartes, coupa et commença à tailler comme un croupier de Monaco, c’est-à-dire à les étaler l’une à côté de l’autre sur deux rangs parallèles et de longueur variable.

Après chaque coup, il prenait dans le tas un certain nombre de haricots et les plaçait tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, puis il poussait devant lui les cartes étalées et recommençait à en aligner d’autres qu’il prenait sur le paquet.

Un bourgeois naïf qui eût été témoin de ce manége aurait pu prendre celui qui s’y livrait pour un diseur de bonne aventure préparant ses exercices. L’homme au sac, en effet, avait bien la mine d’un sorcier ou d’un faiseur de tours. Mais Chambras ne s’y trompa point. Il avait assez souvent rencontré sur son chemin toutes les passions pour avoir appris à les reconnaître à première vue; et, la plus terrible de toutes, le jeu, avait marqué d’une empreinte ineffaçable les traits tourmentés de l’ami de madame de Gondo.

Cet ami suivait avec une émotion fiévreuse les variations de cette partie sans adversaire, et, selon que le résultat de chaque coup l’obligeait à déposer à droite ou à gauche les légumes secs qui représentaient évidemment, des louis d’or, sa face pâle s’éclairait ou se contractait, comme s’il eût réellement gagné ou perdu.

— Bon! j’y suis, pensa Chambras, l’amant de la baronne est un de ces joueurs à systèmes, qui dévoreraient des millions pour nourrir une martingale, comme les cuisinières nourrissaient un terne du temps de la loterie. Diable! elle est bien mal tombée cette chère baronne, et, si elle subit l’influence de ce pilier de tripot, elle doit être capable de tout. Il faudra que j’examine de près l’affaire du jeune Brévan.

Cependant l’homme taillait toujours et le tas de haricots de droite grossissait à vue d’œil.

Sans doute, c’était le bon, car la figure du croupier amateur rayonnait de joie.

— C’est clair comme le jour, se disait Chambras; il jouera ce soir avec l’argent que la baronne va lui donner, et, en l’attendant, il exécute une répétition de la marche qu’il compte suivre au tapis vert. Reste à savoir à quelle circonstance il doit le pouvoir qu’il exerce sur cette respectable personne, et aussi comment il se fait que la femme d’un des plus riches banquiers de Paris en soit réduite à s’adresser au mont-de-piété pour se procurer des fonds.

Le sous-chef de la sûreté eut tout le temps de réfléchir à ces deux problèmes, car la partie dura une grande demi-heure, et, la taille étant finie, l’homme achevait de compter ses haricots, quand la porte du cabinet s’ouvrit pour laisser passer la baronne amenée par le cabaretier, qui disparut aussitôt après l’avoir introduite discrètement dans cet asile peu sûr. Elle paraissait fort émue et elle se laissa tomber plutôt qu’elle ne s’assit sur un misérable tabouret.

— Eh bien? demanda le joueur en la regardant avec des yeux ardents.

— J’ai l’argent, murmura la baronne d’une voix éteinte.

— Donne, dit cyniquement l’homme aux haricots.

Madame de Gondo releva sa voilette et Chambras vit de grosses larmes rouler sur ses joues. Elle était bien changée depuis la fameuse nuit du bal où elle présidait si majestueusement le souper des millionnaires. Cette nuit-là, un de ses convives, un financier galant, avait pu, sans trop la flatter, la comparer à Junon; mais, pour le moment, elle ressemblait plutôt à Niobé pleurant ses enfants qu’à la femme de Jupiter.

Au lieu d’obéir à l’injonction que l’inconnu avait appuyée d’un geste avide, elle dit timidement:

— Du moins, tiendras-tu ta promesse? Partiras-tu?

— Puisque je te l’ai juré.

— Tu m’as trompée si souvent.

— Raison de plus pour que je ne te trompe pas cette fois-ci. Donne-moi ce qu’il me faut pour partir et je partirai.

— Ce soir?

— Non. Pas ce soir.

— Pourquoi?

— Parce que c’est impossible.

— Impossible! quand tu devrais déjà depuis un mois être en Amérique! quand tu sais que chaque jour ta présence à Paris peut avoir les conséquences les plus funestes! Est-ce ainsi que tu me récompenses de ce que j’ai fait pour toi?

— Pardon, tu n’es pas venue ici, je suppose, pour récriminer. Ce serait tout à fait inutile. Le passé est passé. Occupons-nous du présent. Donne-moi les cinquante mille francs que je t’ai demandés et compte que tu ne me reverras plus.

— Si j’en étais sûre...

— Sois tranquille. Je n’ai nulle envie de rester à Paris. Les parties y sont trop mauvaises, et, de plus, la police y tracasse les pontes, tandis qu’à San-Francisco, je le sais de bonne source, il y a vingt banques publiques où, avec le nouveau coup que j’ai inventé, je suis sûr de faire promptement fortune. Mais pour les attaquer ces banques, il me faut des capitaux. Il m’en faut aussi pour le voyage. Ainsi, exécute-toi de bonne grâce, si tu veux que je te débarrasse de ma personne.

— Écoute, Georges, dit résolûment la baronne, je voudrais ne pas douter de toi; mais tu m’as donné malheureusement assez de preuves de ta légèreté pour que j’aie le droit de te demander des garanties.

— Lesquelles, s’il te plaît?

— Je vais aujourd’hui même payer ton passage sur le paquebot qui part demain pour New-York. Ce soir, ma femme de chambre Katinka prendra avec toi l’express du Havre, et là elle te remettra la somme.

— Quand je serai à bord du bateau, n’est-ce pas?

Madame de Gondo fit un signe affirmatif.

— Cette confiance me touche, reprit Georges avec une grimace ironique.

— Et tu acceptes la condition?

— Je la refuse catégoriquement.

La baronne tressaillit et s’écria:

— Tu avoues donc que tes belles promesses n’étaient qu’un leurre et que tu n’a pas sérieusement l’intention de quitter Paris.

— Je n’avoue rien du tout. Le bateau ne mettra en mer qu’à la marée du soir. Je prendrai demain matin le premier train et j’arriverai encore à temps pour m’embarquer. Mais je veux la somme maintenant et je tièns à coucher à Paris cette nuit.

— Dis plutôt que tu veux la passer à jouer.

— Peut-être bien.

— Et tu oses en convenir! Malheureux! Mais demain tu auras perdu cet argent que j’ai eu tant de peine à me procurer... et tu reviendras encore me demander un nouveau sacrifice... me menacer...

— Non, car demain j’aurai cent mille francs de plus. C’est juste la masse dont j’ai besoin pour faire sauter une banque en Californie.

— Cent mille francs! Et où les prendras-tu? Comptes-tu les voler? J’aurais dû prévoir que tu finirais ainsi.

— Moi, voler! Pour qui me prends-tu? On ne vole pas quand on a le moyen de gagner une fortune.

— Au jeu, n’est-ce pas?

— Oui, au jeu, puisque tu veux le savoir. Je ne devrais pas te répondre, car les femmes ne comprennent rien aux calculs, et je suis trop bon de prendre la peine de t’expliquer les miens. Si je te disais que j’ai perfectionné la montante et la descendante de d’Alembert, tu croirais que je parle japonais. Mais je veux bien t’apprendre que j’ai trouvé enfin la marche que je cherche depuis vingt ans, que cette marche est sûre, absolument sûre. Elle péchait par un point. Je l’ai rectifiée, et maintenant je paralyse même le refait. Je viens de terminer ma dernière expérience. Elle a été décisive. Chacun de ces haricots que tu vois à ma droite se changera ce soir en un billet de mille francs.

— Fou! misérable fou!

— Oui, je sais un endroit où, cette nuit, un banquier mettra quinze mille louis sur table, et demain matin, vrai comme je m’appelle Georges Carinis, je partirai pour le Havre avec une centaine de mille francs dans ma ceinture.

— Ah! c’est trop d’impudence, dit madame de Gondo, et il faudrait que je fusse insensée pour céder encore une fois aux exigences de ton abominable passion.

— Ainsi, tu ne veux pas me donner l’argent?

— Non! Prends-le de force, tue-moi, si tu veux. Je ne te le donnerai pas.

— Fort bien, dit Georges avec une rage froide; je sais ce qu’il me reste à faire.

— Que feras-tu?

— J’irai déposer au parquet une plainte contre ma femme légitime qui a épousé M. le baron de Gondo, sans attendre, pour contracter cette union avantageuse, que je fusse mort, moi, son premier mari.

— Bigame! murmura Chambras qui n’avait pas perdu un mot de cet édifiant dialogue; la baronne est bigame! Parbleu! voilà qui est bon à savoir, et M. Dominique Le Planchais donnerait gros pour être à ma place..

— Georges! tu ne feras pas cela, s’écria madame de Gondo. Tu ne me dénonceras pas!

— J’y vais, répondit froidement le joueur en ramassant ses cartes et ses haricots pour Les. réintégrer dans le sac qui ne le quittait jamais.

— Mais c’est me perdre!

— Parbleu!

— Non, ce n’est pas possible! Tu réfléchiras... tu auras pitié de moi.

— Pitié de toi! quand tu refuses de me sauver, alors que tu n’aurais qu’à fouiller dans ta poche pour me mettre à même de devenir riche... dix fois plus riche que le baron de Gondo, ton noble mari! Allons donc! il faudrait que je fusse bien lâche.

— Mais tu sais bien que je ne l’ai épousé que parce que tu m’avais abandonnée, que j’étais sans ressources quand je l’ai rencontré à Constantinople.

— Garde ces raisons-là pour le jour où tu passeras en cour d’assises. Ton avocat plaidera les circonstances atténuantes, et ma foi! qui sait? tu en seras peut-être quitte pour cinq ou six mois de prison.

— J’ignorais ce que tu étais devenu... Je te croyais mort...

— Tu mens. Trois mois avant ton mariage, tu as reçu de mes nouvelles et tu m’as répondu au Caire, où je tenais une roulette. J’ai gardé ta lettre.

— Georges! je t’en supplie!... tu m’as aimée autrefois...

— Il y a trop longtemps. Je l’ai oublié.

— Moi aussi, je t’ai aimé... je t’aime encore.

— Vraiment? ricana Georges.

— Mais si je ne t’aimais pas, reprit la baronne d’une voix entrecoupée, crois-tu donc que j’aurais tout sacrifié pour venir à ton secours, comme je l’ai fait si souvent depuis que tu es à Paris?

— De quels sacrifices parles-tu? S’agirait-il par hasard des quelques misérables sommes que tu m’as remises, après me les avoir beaucoup trop fait attendre? Le beau dévouement que tu as montré là, en vérité ! Tu n’as eu que la peine de les demander à l’archi-millionnaire que tu m’as donné pour successeur.

— La peine de les demander! mais tu ne connais pas Gondo, tu ne sais pas qu’il ne m’a jamais dit un mot de ses affaires, qu’il me traite comme une servante à gages avec laquelle on se croit quitte quand on lui a payé son salaire; que dans cette maison où les caisses regorgent d’or, je n’ai pas le droit de prendre mille francs pour mon usage personnel.

— A d’autres, ma chère! Je sais parfaitement que ton mari te fait une magnifique pension.

— Il me donne cinq mille francs par mois pour ma toilette et, en dehors de cela, je ne puis pas disposer d’un sou. La plus petite bourgeoise administre son ménage comme elle l’entend. Dans la maison de Gondo, les dépenses courantes sont payées à la caisse, sur des bons visés par le baron lui-même, car il examine tout, jusqu’aux comptes de son maître d’hôtel.

— Cela prouve que ton mari est un cuistre; cela ne prouve pas que tu sois dans l’impossibilité de m’aider. Avec les cinq mille francs que tu dépenses par mois en colifichets, je gagnerais, moi, des millions. J’ai bien fait sauter la banque de Bénazet en partant d’une attaque de dix louis.

— Mais cet argent me suffit à peine. Il faut que je tienne mon rang.

— Ton rang! répéta le premier mari de la baronne en haussant les épaules. Tu parles de ton rang comme si tu étais née princesse! Pardieu! c’est trop fort. Tu as donc oublié que j’eus l’honneur de faire ta connaissance à la table d’hôte d’un hôtel de Bucharest?

— Georges! murmura madame de Gondo, quel cruel plaisir peux-tu prendre à m’humilier en me rappelant le passé ?

— Serait-ce par hasard la brillante alliance que tu as contractée qui te rendrait si fière? reprit impitoyablement Georges. Je serais curieux de savoir à quelle chancellerie ont été délivrées les lettres patentes qui ont conféré à ton noble époux le titre de baron; car j’ai pris mes informations depuis que je t’ai retrouvée, et je sais à quoi m’en tenir sur son origine. Il ne s’appelle pas plus Gondo que je ne m’appelle Montmorency. Veux-tu que je te dise son véritable nom, celui qu’il portait quand il arriva à Paris, il y a trente ans?

— Georges! je t’en supplie!

— Tu ne l’aurais pas épousé, si tu l’avais rencontré dans ce temps-là ; car il n’avait pas de souliers, et il faisait un commerce qui l’aurait envoyé où tu iras infailliblement, si tu me forces à déposer une plainte. Il quitta la France à temps; mais, en cherchant bien, on y trouverait encore des gens qui se souviennent de lui. Il se nommait...

— Assez, Georges, assez! Pourquoi me torturer ainsi, quand tu sais bien que je suis à ta merci?

— Tu veux que je me taise? Je ne demande pas mieux. Les affaires du baron ne sont pas les miennes. Donne-moi ce que tu m’as promis, et je te répète encore une fois que tu n’entendras plus jamais parler de moi.

— Eh bien, oui, je vais te la donner cette somme, puisque tu me jures qu’elle te servira à passer en Amérique; à quitter cette affreuse vie qui finira par nous tuer tous deux...

Georges tendit la main sans répondre. Ses yeux brillaient comme s’ils eussent déjà vu ruisseler sur un tapis vert cet or destiné à nourrir sa chimère, la décevante martingale qui dévore les joueurs, comme aux temps mythologiques le sphinx dévorait les devineurs d’énigmes. Et, de fait, le secret de gagner au jeu, n’est-ce pas l’énigme éternelle, celle dont on cherche le mot depuis des siècles? Le sphinx moderne n’est qu’un croupier armé d’un râteau au lieu de griffes, et ce sphinx-là n’a pas encore trouvé d’Œdipe.

— Oui, reprit amèrement la malheureuse baronne, il est à toi, cet argent, tu vas l’emporter, le risquer, le perdre... je le sais; je sais que dans quelques jours, demain, peut-être, tu reviendras me menacer encore, et je n’ai pas le courage de te le refuser. Mais je veux du moins que tu saches ce qu’il me coûte.

Le joueur attendit, impassible, comme un homme qui voit venir une averse et qui s’est résigné à la recevoir.

— La première fois que tu t’es présenté chez moi, continua madame de Gondo, tu m’as trouvée prête à te tirer de peine...

— Fort à contre-cœur, car tu m’as très-mal reçu; mais passons, interrompit Georges avec impatience.

— J’avais économisé un peu d’or sur ma pension, je te l’ai donné, et tant que tes exigences n’ont pas excédé mes ressources, je ne t’ai pas marchandé les secours.

— Parce que tu ne pouvais pas faire autrement. Ensuite?

— Mais ces exigences ont pris bientôt des proportions telles qu’il m’a été impossible d’y suffire.

— La déveine me poursuivait. Mets-toi à ma place.

— Enfin, un jour tu es venu me demander une somme énorme, quarante mille francs...

— De quoi jouer trois fois le maximum à Hombourg, plus deux cents louis pour mes frais de route.

— Cette somme, je ne la possédais pas. Je n’avais plus que mes bijoux. Mais je n’hésitai pas. Je pris mon collier de diamants et je courus chez un usurier qui consentit à me prêter quarante mille francs sur ce gage qui en vaut bien cent mille. Je te les donnai parce que tu m’avais fait le serment de partir..

— Serment de joueur, serment d’ivrogne.

— Le service que je t’avais rendu a failli me perdre, reprit la baronne sans relever ce cynique aveu. Avant-hier, mon mari avait invité à dîner un riche Américain dont il veut faire son gendre. Il me signifia que j’eusse à paraître le soir avec le collier que cet étranger voulait voir pour en acheter un pareil à sa femme. Je n’avais pas un sou pour le retirer des mains de l’usurier et il me restait deux heures pour me procurer cinquante mille francs, car je savais que ce misérable m’en demanderait dix mille d’intérêts.

— Quelle canaille! Commentas-tu fait? demanda Georges, qui, depuis un instant, écoutait avec un intérêt marqué le récit de sa femme.

— J’ai trouvé l’argent par miracle.

— Comment s’appelle-t-il, ton miracle?

— Par le fils de mon mari, Ernest de Gondo.

— Tu vois bien qu’il t’est facile de te procurer des fonds, quand tu le veux sérieusement.

— Que Dieu me préserve de m’en procurer encore de la même façon, murmura la baronne, qui était devenue très-pâle.

Et elle reprit d’une voix tremblante:

— J’ai couru chez le prêteur, au faubourg Saint-Antoine, je suis entrée une seconde fois dans la caverne où il reçoit chaque jour des voleurs et des assassins, car cet homme est un recéleur de la pire espèce.

— Je vais m’occuper de dénicher ce gaillard-là, grommela Chambras, qui écoutait toujours.

— Enfin, j’ai obtenu qu’il me rendît mes diamants, continua madame de Gondo; le baron ne s’est aperçu de rien, je n’entendais plus parler de toi, j’espérais que la chance t’avait souri, que tu avais pu enfin t’embarquer, et je commençais à respirer, lorsque ce matin j’ai reçu ta lettre.

— Que veux-tu! J’ai sauté de ma dernière masse sur une série de seize intermittences. Ces coups-là sont faits pour moi. Il est vrai qu’ils n’arrivent pas deux fois de suite, et, cette nuit...

— Alors, je me suis demandé si je ne ferais pas mieux de me tuer; mais j’ai pensé que tu étais malheureux, j’ai pris les diamants que j’avais déjà engagés pour toi et je suis venue au rendez-vous que tu me donnais. Je suis entrée au mont-de-piété, où il m’a fallu livrer mon nom, mon adresse... Rien ne m’a arrêtée, ni l’humiliation, ni le danger, et le voilà, cet argent qui doit te sauver. Prends-le et pars; si tu le perds, j’en mourrai.

Georges saisit avidement la liasse de billets que lui tendait la baronne, les mit dans sa poche, boutonna son paletot râpé et se leva en disant avec un geste que lui eût envié Frédérick Lemaître:

— La fortune ne sera pas toujours contraire.

Chambras aussi se leva et se glissa doucement hors du cabaret. Il en savait assez et il n’avait pas perdu son temps. Son agent flânait dans la rue. Il se dirigea de son côté, et, sans s’arrêter, il lui dit en passant:

— Ce n’est plus la femme qu’il faut filer, c’est l’homme, et à fond. Ne le lâche pas que tu ne l’aies couché, et dès que tu l’auras couché, viens à la permanence me dire où il perche.

L'omnibus du diable

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