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NOUVELLE IV

Table des matières

Messire Bernabò, Seigneur de Milan. commande à un Abbé de lui expliquer quatre choses impossibles; un Meunier. vêtu de la robe de l’Abbé, les lui explique si bien, qu’il reste Abbé, et que l’Abbé reste Meunier.


ESSIRE Bernabo, Seigneur de Milan, émerveillé des bonnes raisons d’un Meunier, lui accorda un très-riche bénéfice. Ce Prince fut en son temps plus redouté que nul autre, et, quoique cruel, il gardait pourtant dans sa cruauté un grand fonds de justice. Entre autres aventures qui lui arrivèrent, il y eut celle-ci: Un opulent Abbé, coupable de quelque négligence en ce qui regardait la nourriture de dogues qui appartenaient audit Prince et qu’il avait laissé devenir étiques, fut condamné par lui à payer quatre mille écus. L’Abbé commença par crier miséricorde. Le Prince, l’entendant crier miséricorde, lui dit: «Explique-moi quatre choses, et je te tiens quitte de tout. Voici ces quatre choses: je veux que tu me dises combien il y a d’ici au ciel; combien il y a d’eau dans la mer; qu’est-ce que l’on fait dans l’Enfer, et ce que vaut ma propre personne.» L’Abbé, à ces questions, soupira fort, et il lui sembla être en pire condition qu’auparavant; toutefois, afin de laisser passer la tourmente et de gagner du temps, il supplia le Prince de vouloir bien lui accorder un délai pour résoudre de si difficiles problèmes. Le Prince lui donna tout le jour suivant, et comme désireux de connaître la solution qu’il trouverait, lui fit délivrer un saufconduit pour le retour.

L’Abbé, tout pensif et en grande mélancolie, revint au monastère, soufflant comme un cheval qui s’ébroue. En arrivant, il rencontra un Meunier qui, le voyant ainsi dolent, lui dit: «Monseigneur, qu’avez-vous donc à souffler si » fort?–J’ai bien de quoi,» répondit l’Abbé; «le Prince est pour me faire un. mauvais parti, si je ne lui explique pas quatre choses telles que ni Salomon ni Aristote ne pourraient y voir clair. –Et qu’est-ce que ces choses?» demanda le Meunier. L’Abbé les lui fit connaître. Alors, le Meunier, tout en réfléchissant, dit à l’Abbé: «Je vous tirerai d’embarras, s’il vous plaît.–Dieu le veuille!» répondit l’Abbé.–«Dieu le voudra, je crois, et les Saints aussi,» dit le Meunier. L’Abbé, qui ne savait pas trop ce que cela signifiait, s’écria:– «Si tu le fais, demande-moi tout ce que tu voudras: il n’est chose au monde que je ne te donne, pourvu que cela soit possible.–Je laisserai cela à votre discrétion,» répondit le Meunier.–«Et comment t’y prendras-tu?» demanda l’Abbé. Le Meunier alors lui répondit: –«Je yeux mettre votre soutane et votre manteau; puis, ma barbe coupée, demain matin de bonne heure, j’irai trouver le Prince, en lui disant que c’est moi l’Abbé, et je répondrai aux quatre questions de façon à le satisfaire, je pense.» Il tardait mille ans à l’Abbé de substituer le Meunier en son lieu et place, et ainsi fut fait.

Le Meunier, devenu Abbé, le lendemain matin de bonne heure se mit en route. Arrivé à la porte du logis où demeurait le Prince, il frappa, disant que tel Abbé voulait répondre à Monseigneur touchant certaines choses qu’il lui avait demandées. Le Prince, curieux d’entendre ce que l’Abbé pourrait lui dire, le fit appeler; le Meunier, arrivé devant lui, se tint à distance, un peu au demi-jour, et lui fit la révérence tout en se passant souvent la main sur la figure pour ne pas être reconnu. Le Prince lui demanda s’il avait trouvé réponse aux quatre questions qu’il lui avait posées.–«Oui, Mon-seigneur,» répondit-il. «Vous m’avez demandé combien il y a d’ici au ciel. Toute chose bien considérée, il y a d’ici là-haut trente-six millions huit cent cinquante-quatre mille septante et deux lieues et demie, plus vingt-deux pas.–Tu as vu cela bien au juste,» dit le Prince; «et quelle preuve en donnes-tu?–Faites mesurer,» répondit le Meunier, «et si ce n’est pas le compte, que je sois pendu par le cou. secondement, vous demandez combien il y a d’eau dans la mer. Cela m’a été difficile à voir, parce qu’elle ne reste pas tranquille et qu’il y entre de l’eau continuellement. Mais cependant je suis parvenu à savoir qu’il y a dans la mer vingt-cinq mille neuf cent quatre-vingt-deux millions de tonnes, sept barils, douze bouteilles et deux verres. —Et comment le sais-tu?» demanda le Prince.–«Je l’ai calculé du mieux que j’ai pu, ,» répondit le Meunier; «si vous ne m’en croyez pas, faites venir des poinçons et qu’on la mesure; en cas d’erreur de ma part, que l’on me coupe en quatre. Troisièmement, vous m’avez demandé ce qu’on fait en En-fer. En Enfer, on y massacre, on y écartèle, on y traîne sur la claie, on y pend, ni plus ni moins que vous ne faites ici vous-même.–Et quelle rai-son en donnes-tu?–J’ai causé tan-tôt avec un qui en revenait, et c’est de lui que Dante, Florentin, a su tout ce qu’il a écrit des choses de l’Enfer; mais mon homme est mort. Si vous ne m’en croyez pas, mandez-le à comparaître. Quatrièmement, vous m’avez demandé ce que vaut votre propre personne. Je réponds qu’elle vaut vingt–neuf deniers.» Quand Messire Bernabô entendit cela, il se retourna tout furieux contre le Meunier et s’écria:–«Que le ver-coquin te vienne! Suis-je donc si peu de chose que je ne vaille pas plus qu’une mar-mite?» L’autre répliqua, non sans grande frayeur:–«Monseigneur, écou-tez pourquoi. Vous savez que Notre-Seigneur Jésus-Christ fut vendu trente deniers; je calcule que vous valez un denier de moins que lui.» A cette explication, le Prince se douta trop bien que cet homme n’était pas l’Abbé; il le regarda fixement, et jugeant qu’il avait bien plus de savoir, il lui dit: «Tu n’es pas l’Abbé.» La peur qu’éprouva le Meunier, chacun peut le penser; il s’agenouilla les mains jointes et demanda grace en avouant au Prince comment il était le Meunier du couvent, comment et pourquoi il s’était présenté sous un déguisement devant Sa Seigneurie, à quelle occasion il avait pris cet habit, plutôt pour faire plaisir au Prince que par malice. Messire Bernabô, après l’avoir écouté, lui dit:–«Eh bien! puisqu’il t’a fait abbé et que tu en sais plus long que lui, foi de Dieu, je veux te confirmer, je veux que dorénavant tu sois l’Abbé et qu’il soit le Meunier; que tu aies tous les revenus du mo-nastère et lui ceux du moulin.» Et tant qu’il vécut, il tint la main à ce que l’Abbé fût meunier et le Meunier abbé.

C’est toujours chose scabreuse et de grand péril que se faire si hardi devant les Princes, comme ce Meunier, et de montrer autant d’audace que lui. Il en est des Princes comme de la mer où l’homme ne s’embarque pas sans grands dangers; mais aux gros risques les gros gains. Fructueuse affaire si la mer est en bonace, et le Prince aussi peut y être; mais à l’un comme à l’autre il est chanceux de se fier: gare que la tempête ne vienne.

Quelques-uns rapportent cette Nouvelle ou une semblable, comme étant arrivée à *****, Pape, qui à l’occasion d’une faute commise par un sien Abbé, lui dit de lui expliquer les quatre choses ci-dessus, plus une cinquième: Quelle était la meilleure aubaine qui lui fût jamais arrivée. L’Abbé, ayant obtenu du temps pour répondre, revint au monastère, et ayant rassemblé les moines, les frères convers, jusqu’au cuisinier et au jardinier, leur exposa ce dont il devait faire réponse au Pape, et pria chacun de lui donner conseil et assistance. Personne ne trouvant rien à dire, tous étaient là comme gens qui ont perdu le sens; alors le jardinier, voyant que chacun restait muet, prit la parole: «Messire Abbé,» dit-il, «puisque per-sonne ne dit rien, je veux être celui qui dira et qui fera; je crois réussir à vous tirer d’affaire. Mais prêtez-moi vos habits, que j’y aille comme Abbé et que quelques-uns de ces moines me suivent.» Ainsi fut fait. Arrivé devant le Pape, il dit que la hauteur du ciel était de trente portées de voix; pour l’eau de la mer: «Faites,» dit-il, «barrer toutes les embouchures des fleuves qui se déver-sent dedans, et je me charge ensuite de la mesurer;» pour ce que valait la personne du Pape, il répondit: «Vingt-huit deniers,» l’estimant deux deniers de moins que le Christ, dont il était le Vicaire. Enfin, pour la meilleure aubaine qui lui fût jamais arrivée, il dit: «C’est de jardinier être devenu Abbé.» Le Pape le confirma en cette fonction. Qu’il en soit comme on voudra, que la chose soit arrivée à l’un et à l’autre ou seulement à l’un d’eux, l’Abbé devint ou meunier ou jardinier.


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