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LA THÉORIE DE JACOB BURCKHARDT 1
I

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Le moyen âge, qui fut si violemment troublé par l'explosion fréquente de la passion individuelle, a tenté un effort singulier pour discipliner les âmes. Quelques notions très hautes, quelques institutions très fortes, le prestige de certaines traditions, l'ascendant mystique de l'autorité ont, à partir de l'époque carolingienne, organisé la société et réglé les intérêts et les consciences. L'idée de chrétienté fut la première et la plus générale de ces notions; puis vint la théorie, à la fois religieuse et politique, de l'empire et de la papauté; puis le régime féodal, groupant les faibles autour des forts et les unissant entre eux par le serment de fidélité et le devoir de la protection, fonda la hiérarchie sociale; puis les communes créèrent l'indépendance des cités ordonnées en corporations. Au sein de l'église, le monachisme réunit les plus purs parmi les chrétiens sous une loi plus austère de renoncement et d'obéissance. Enfin, la scolastique établit dans la science la tutelle de la théologie et fit concourir les esprits, même les plus fiers, à une œuvre commune de dialectique. En tout ceci, le moyen âge a mis à la fois son profond idéalisme, le sentiment qu'il avait des droits de Dieu sur l'humanité, la pitié que lui inspirait l'homme isolé, perdu dans sa faiblesse, l'angoisse que lui donnait le rêve des âmes solitaires. Dans ces moules rigoureux de la vie sociale ou religieuse, dans cette enceinte étroite de l'école sur laquelle veille l'église, la raison de l'individu, comme sa volonté, est enchaînée. Quelque mouvement qu'il fasse, il rencontre un maître: le pape, l'empereur, le comte, l'évêque, le texte des livres saints, la charte de sa commune; il se sent d'autant plus fragile que, sous ces formes visibles de l'autorité, il aperçoit la puissance de Dieu. Dieu est le suzerain universel. Le siège idéal de sa royauté est à Rome, sur le tombeau des apôtres, dans la ville sainte vers laquelle l'Occident gravite; là commandent les deux vicaires infaillibles de Dieu: le pape, dont le droit remonte à Jésus-Christ; l'empereur, qui descend de César. Tout désordre politique est donc un attentat contre la paix de la chrétienté: Recordemini Dei et vestræ christianitatis, écrit Charles le Chauve aux barons révoltés d'Aquitaine. Plus tard, même quand l'empire parut représenter d'une façon moins grande la notion de chrétienté, la primauté de Dieu domina toujours le pacte social. Le roi, les comtes, les évêques décrètent toujours au nom de la sainte Trinité. Mais la communauté parfaite, selon le cœur du moyen âge, est encore le monachisme, qui maintient l'homme dans la vision perpétuelle des choses divines. «Que le moine, écrit au XIe siècle Arnoulf de Beauvais, soit, comme Melchisédech, sans père, sans mère et sans parents. Qu'il n'appelle sur la terre ni son père ni sa mère. Qu'il se regarde comme seul et Dieu comme son père. Amen.»

On le voit, le trait original de cet âge est la soumission absolue de la conscience personnelle à une discipline inflexible. L'individu disparaît dans le cadre politique que l'église et le dogme de la monarchie œcuménique ont établi pour le repos du monde et l'exaltation du royaume de Dieu. Il disparaît dans l'ordre féodal, où le suzerain est vassal d'un seigneur plus grand, où le sujet est serf, attaché de sa personne à la terre de son maître. L'œuvre collective de la croisade appartient bien au temps où l'intérêt des particuliers, comme celui des plus grands royaumes, s'effaçait devant l'intérêt supérieur de la chrétienté. La révolution sociale des cités fut aussi une œuvre collective où l'individu acceptait le joug parfois très lourd de la loi communale. En France, ces petites républiques furent vite absorbées par la royauté. En Italie, quand elles se furent dévorées les unes les autres, elles firent sortir de leurs ruines le régime nouveau de la tyrannie: mais la tyrannie du XIVe siècle est déjà un des premiers signes de la renaissance. La scolastique a duré plus longtemps que l'empire universel, la féodalité et les communes, et c'est d'elle peut-être que les âmes ont reçu, dans les pays où elle a dominé, la plus forte empreinte. Elle avait été, en un certain sens, à ses débuts, une tentative de liberté, et la première opposition de l'esprit de critique à l'autorité. Mais elle perdit tout, dès le principe, par l'excès de sa méthode. Elle crut que l'interprétation est le fondement de la philosophie, que l'art de raisonner est la science même, et qu'un syllogisme régulier est l'instrument unique de la certitude. Elle mit donc dans la logique la philosophie tout entière. Et, comme elle avait déterminé la méthode, elle fixa les problèmes qu'elle jugeait les plus propres au jeu de l'a priori, proclama Aristote le maître par excellence, fit passer tout le cortège des sciences expérimentales sous la règle du faux péripatétisme des Arabes. L'école était condamnée au régime mortel de l'abstraction. L'église, toujours inquiète pour le dogme de la Trinité, la ramena sans cesse à l'idéalisme de Scot Erigène et de Guillaume de Champeaux. Les plus grands docteurs, Abélard, Pierre Lombard, Albert le Grand furent impuissants à rendre à la scolastique le sentiment de la réalité et de la vie, l'art de l'analyse, la liberté de l'expérience. Au commencement du XIVe siècle, Okam montra la vanité de la sagesse gothique; il rappela, par une évolution dernière, la doctrine au point où Abélard l'avait placée, à cette simple notion que les idées ne sont pas des êtres. L'école avait vécu, mais la routine scolastique, la superstition du syllogisme, abritées par l'Université de Paris comme en une forteresse, persistèrent jusqu'au jour où la France de Rabelais et de Ramus accueillit la tradition platonicienne de Florence et le rationalisme de l'Italie.

Le concert de trois pays, l'Italie, l'Allemagne, la France du nord et celle du midi, a formé la civilisation du moyen âge. Tous les trois ont accepté le régime féodal. L'Italie a créé la primauté spirituelle du saint-siège, l'Allemagne, la suzeraineté suprême de l'empire. L'Italie et la France ont fondé des communes. C'est à la France qu'appartient en propre la scolastique. Toutes les nations envoyaient à la montagne de Sainte-Geneviève leurs maîtres et leurs écoliers. On peut dire, d'une façon générale, que, dans ces trois contrées, les crises les plus graves ont marqué toute tentative pour élargir ou briser les liens rigides du moyen âge. Qu'un docteur, Abélard, essaie d'asseoir la science sur la raison; qu'une province, le Languedoc, se détache du christianisme; qu'un pape, Grégoire VII, veuille arracher son église à l'étreinte de l'empire; qu'un empereur, Frédéric II, s'attaque à l'action politique de l'église; qu'un tribun, Arnault de Brescia, entreprenne de réduire le pape à n'être dans Rome que le premier des évêques, toutes ces révoltes provoquent sur-le-champ un éclat terrible. Quiconque ose toucher à quelque partie de l'édifice sacré est un brigand, un apostat, un hérétique, une figure de l'Antéchrist. Presque toujours, c'est d'un concile que part le coup de foudre qui le terrasse. Presque tous ces martyrs peuvent, à leur dernière heure, répéter les paroles de Grégoire VII expirant, car ils ont cherché la justice et ils meurent pour la liberté.

Ainsi, au moyen âge, la tradition a primé l'invention personnelle. La vie morale tout entière s'est trouvée atteinte par cette rigueur de discipline dont l'effet s'est fait sentir dans les ouvrages de l'esprit. La France, dont le moyen âge s'est prolongé jusqu'au XVIe siècle, a vu, dès le XIVe, le déclin de son génie: sa civilisation antérieure, si pleine de promesses, a tout à coup langui, comme frappée d'un mal secret. Cependant, dès le XIIe siècle, l'Italie avait rejeté peu à peu de ses épaules la chape pesante du passé, et déjà une aurore de renaissance l'éclairait, quand le crépuscule des vieux âges semblait s'épaissir de plus en plus sur la France. Ici, nous touchons le point essentiel de la question préliminaire à la théorie de Burckhardt sur la renaissance.

On sait que les créations originales de la France du nord, entre le XIe et le XIIIe siècles, la chanson du geste, le roman chevaleresque et l'architecture ogivale, ont fait, dans toute la chrétienté, une fortune prodigieuse. C'est de nos trouvères que le monde civilisé a reçu Charlemagne et les héros de la Table-Ronde. La poésie lyrique des Provençaux eut à peu près un pareil rayonnement dans toute l'Europe latine. Nos troubadours ont promené leur lyre en Sicile, en Toscane, en Catalogne, en Portugal. L'Italie laisse entrevoir, dans ses plus anciennes œuvres lyriques, l'influence provençale. Vers l'an 1200, la première littérature de la Péninsule, dans la région du Pô et de l'Adige, est réellement franco-italienne. Le troubadour lombard Sordello écrivit en langue d'oïl. Jusqu'au XVe siècle, l'Italie a traduit, refondu, compilé les romanzi franceschi que Dante lisait; elle mélangeait les matières de France et de Bretagne en des livres populaires qui inspireront plus tard Pulci et l'Arioste. Un si étonnant succès peut s'expliquer par plusieurs causes. La figure de Charlemagne était toujours le plus auguste souvenir de l'histoire. L'empereur avait accompli trois choses qui le rendaient sacré pour le moyen âge: il avait fondé la justice, élevé l'église et repoussé les païens. Il avait ranimé l'image de l'empire romain; il faisait trembler la terre sous les pas de son cheval. Avec Charlemagne commence vraiment la chrétienté. Derrière lui marchaient ses pairs, Roland, Turpin, Renauld, transfigurés par la gloire de Charles et qui se prêtaient encore mieux que lui aux fantaisies de l'imagination poétique. La réalité historique des personnages de la Table-Ronde était bien plus indécise: mais le moyen âge retrouvait en eux tous ses rêves et toutes ses larmes, l'amour mystique, le culte de la femme, le sentiment résigné de la vie, la voix maternelle de la nature et des fées, la vision du Paradis terrestre. Artus, Merlin, Lancelot, Perceval, Tristan, chevaliers, prophètes et justiciers, berçaient d'espérance les peuples courbés sous l'oppression féodale, les croisés allant à la terre-sainte, les âmes délicates que le charme d'un amour plus fort que la mort consolait des misères du siècle. Aux poètes de notre Midi, l'Europe demandait les mêmes émotions, des chants d'amour et des cris de guerre. La France eut encore le temps, avant l'heure de son déclin, de donner à plusieurs de nos voisins la vieille épopée moqueuse de Renart, c'est-à-dire la parodie du monde féodal, la revanche des vilains contre les seigneurs, des cœurs médiocres contre les preux, des laïques contre l'église.

La littérature française des hauts siècles exprimait à merveille ce que tout l'Occident pensait, regrettait ou souhaitait. Mais cette littérature, avec sa grâce d'adolescence, n'avait rien encore qui pût déconcerter les nations pour lesquelles, dans l'ordre de la civilisation, la France semblait une sœur aînée. Elle était d'une candeur exquise, très intelligible à des esprits jeunes. Elle put, sans peine, devenir populaire à l'étranger. Plus parfaite, elle fût demeurée plus étroitement nationale. Sa naïveté même l'a faite européenne. Il serait injuste de lui reprocher comme un défaut ce trait de caractère, car il était de son âge. La conscience de nos vieux poètes est une fleur encore à demi-close; les dons de la maturité morale, les retours de la réflexion, la curiosité des mystères du cœur, l'art d'inventer, à l'aide de ses émotions personnelles, la passion d'autrui, l'art, plus difficile, de créer le récit en vue de l'émotion d'autrui, et de toucher le lecteur par les nuances de la composition, n'était point à la portée des trouvères. C'est l'imagination impersonnelle du moyen âge qui vit en eux. Ils rendent à leur siècle et au monde les légendes d'amour ou de batailles qui peuplaient la mémoire des foules. Leur expérience est bien courte encore et ils se soucient peu de dégager l'histoire des traditions confuses qui viennent à eux. M. Pio Raina, dans son livre sur les Origines de l'épopée française, vient de montrer que les souvenirs de l'époque mérovingienne se retrouvent dans nos chansons de geste carolingiennes. Prenez maintenant les troubadours. Leur forme est très variée, savante même; leur inspiration est toute juvénile: sensualité timide, tendresse spirituelle plutôt que touchante, larmes vite essuyées, colères d'enfant aussitôt dissipées ou qui s'émoussent en se portant à la fois contre tous ceux que hait le poète, tel est le génie des Provençaux. Ils chantent la passion comme les poètes du moyen âge occidental, français ou allemands, chantent la nature; ceux-ci s'intéressent aux fleurs, à la bruyère, au rayon de soleil; il n'y a chez eux qu'un premier plan et pas de lointain: ils peignent avec d'éclatantes couleurs l'objet qui est sous leurs yeux, la sensation fugitive qui les aiguillonne; personne ne sait encore voir et ne peut mesurer les dernières profondeurs de la nature ou du cœur humain.

Était-il réservé à la France du nord de produire un Dante ou un Arioste, à la France méridionale d'avoir un Guido Cavalcanti ou un Pétrarque? La croisade des Albigeois n'a pas laissé à notre Midi le loisir de donner tous ses fruits; une civilisation noble, brusquement disparue, a emporté le secret de son propre avenir. La littérature d'oïl a poursuivi sans trouble le cours de sa destinée. Aux XIIe et XIIIe siècles, la France lisait et paraissait comprendre les écrivains latins; la culture classique aidait lentement aux progrès de la conscience littéraire. Toutefois, au temps de saint Louis, quand déjà la nationalité française se reconnaissait clairement, tout effort pour créer une littérature réfléchie était encore prématuré. Comparez la débilité gracieuse de l'esprit de Joinville à la santé intellectuelle de son contemporain italien Marco Polo. Déjà, cependant, la veine chevaleresque s'épuisait: les compilateurs refondaient, abrégeaient, traduisaient en prose ou grossissaient démesurément les anciens ouvrages. La bibliothèque de don Quichotte était commencée. Impuissants à rajeunir la tradition littéraire, les écrivains en cherchèrent une nouvelle. On vit alors à quel point trois siècles de scolastique avaient usé les ressorts de l'esprit français. Comme on ne savait plus raisonner sur des choses réelles, on ne fut plus capable de créer des figures vivantes. L'École, après avoir arrêté la science, dessécha la poésie. On entra dans l'âge des abstractions et des chimères versifiées. Charlemagne, Roland, Merlin, ne sont plus que de purs accidents, des quiddités littéraires que l'on rejette; désormais, les universaux seuls ont le droit de se mouvoir et de parler, je ne dis pas d'agir: les vices et les vertus, les espèces et les genres qui peuplaient déjà la première partie du Roman de la Rose, sont rejoints, dans la seconde, par les deux hautes quintessences, Raison et Nature, que n'embarrassent point des dissertations de trois mille vers. La prédication subtile envahit tout le champ poétique. L'allégorie théologique se glisse dans le Roman de Renart et en éteint la gaîté. Le symbolisme enveloppe d'un brouillard cette littérature doctorale; seules, les formes toutes bourgeoises, moqueuses, le fabliau, le mystère, le conte, la sottie, se maintiennent en joie. Mais que nous sommes loin de la Chanson de Roland!

L'art français, par excellence, l'architecture ogivale, dépérit du même mal que la poésie. Longtemps elle avait gardé les traditions graves du roman, les solides piliers, les grandes lignes, les proportions qui rassurent l'œil. Elle respectait alors les lois de la matière. Mais voici qu'elle se passionne pour la légèreté jusqu'à la folie. Elle exagère les hauteurs et les vides, raréfie la pierre, réduit les murs au dernier degré de maigreur, se joue des piliers et des voûtes comme si ces masses n'étaient que des formes géométriques; la pesanteur et l'équilibre, la loi ne compte plus pour elle. Il s'agit d'élever dans la nue le rêve ciselé des flèches et des tours; le détail, raffiné à outrance, multiplié en triangles aigus, afin de supporter l'ensemble aérien, monte toujours et absorbe non seulement les lignes horizontales, mais toutes les grandes lignes. La cathédrale, maintenue contre toute vraisemblance, étagée par mille contreforts, véritable sophisme de pierre, fait penser aux syllogismes de l'école, où le raisonnement, privé de raison dans les prémisses, vacille et s'affaisserait s'il n'était soutenu par le sophisme voisin. Cet art tourmenté et malade tuait les autres arts: l'austère statue du XIIe siècle n'aurait plus de place pour se tenir debout; la statuette délicate du XIIIe est réduite au rôle de broderie; la sculpture finit par l'imagerie, la laideur se mêle au pathétique dans les Ecce Homo et les Christ de douleur; la Madone, l'Enfant ont perdu toute noblesse; l'Enfant n'est plus «que le fils d'un bourgeois qu'on amuse»; la gargouille impudente, la fleur bizarre, le diablotin grotesque, altèrent de plus en plus la figure mystique de l'église; la peinture sur verre se corrompt par la recherche du détail et l'ambition de l'effet.

L'expérience historique du moyen âge a donc été complète pour la France. Notre civilisation n'a point su prolonger ou rajeunir son originalité. La culture première de l'Occident a produit chez nous ses dernières conséquences. L'Italie, rebelle de bonne heure à cette culture, a fait manquer chez elle l'expérience. Son moyen âge portait les germes les plus féconds de sa renaissance.

Toujours elle eut dans le concert de la chrétienté, une physionomie très particulière. Envahie tour à tour par les Goths, les Lombards, les Arabes, les Normands, dominée par les Byzantins, les Francs, les Hohenstaufen, les Angevins, elle ne prit de ses maîtres que ce qui lui plut et arrangea à son gré sa civilisation, sa vie publique et sa foi. De l'histoire de Rome elle n'avait voulu conserver que des traditions de liberté, entretenues par la persistance de ses corporations d'artisans, et une image idéale qui lui servait de modèle pour bien juger le régime de la double monarchie universelle et l'ordre féodal. Elle porta plus légèrement que personne ce triple joug, parce qu'elle rencontra vite l'art d'opposer l'un à l'autre et d'affaiblir l'un par l'autre les deux souverains de l'Occident, l'empereur et le pape. Elle sut empêcher, par la résistance de l'église, l'absolue primauté de l'empire; elle arrêta sans cesse, par l'appui qu'elle prêtait aux empereurs et les prétentions obstinées de la commune de Rome, les progrès de la primauté temporelle de l'église; elle employa très habilement tantôt le pape, tantôt l'empereur, à l'affaiblissement des comtes et à la protection des républiques municipales. Quand elle se fut délivrée du despotisme des seigneurs, il se trouva qu'elle avait du même coup diminué le saint-siège et l'empire en détruisant la hiérarchie qui les soutenait; elle avait les mains plus libres du côté de l'un et de l'autre; tous les deux devaient désormais composer avec une Italie communale, tantôt gibeline et tantôt guelfe qui, par ses ligues militaires, savait manifester les vues d'une politique vraiment nationale. Elle eut alors une histoire plus tragique qu'aucun autre peuple, parce qu'à Rome était le nœud de tous les problèmes qui agitaient la chrétienté, mais, au fond, cette histoire est tout à fait consciente. En dehors des Deux-Siciles qui subissaient toujours quelque domination étrangère, l'Italie a cherché un ordre social nouveau, fondé sur l'autonomie des villes, et bientôt sur celle des provinces, un régime où la suzeraineté de l'empereur et celle du pape n'étaient plus que fictives, où le saint-siège, jusqu'au XVe siècle, se vit sans cesse dépossédé de sa royauté temporelle par la commune de Rome, mais où l'église romaine gardait toujours son prestige en tant qu'œuvre maîtresse du génie italien. L'Italie a tourmenté les papes; elle les a vus sans remords, pendant trois siècles, fuir, proscrits et outragés, sur tous ses chemins; jamais elle n'a consenti à se rallier aux antipapes, presque tous Allemands, que lui donnaient les empereurs. Au temps des papes d'Avignon, elle a résisté aux séductions d'un schisme; au temps du grand schisme, elle a su réserver à ses pontifes propres la légitimité apostolique.

Il était naturel, en effet, que le plus grand effort des Italiens fût dirigé du côté de l'indépendance religieuse. Ils n'eussent rien gagné à se soustraire à l'empire et à la féodalité s'ils s'étaient d'ailleurs résignés à la domination du saint-siège. Entre l'église et l'Italie s'établit une sorte de concordat tacite où l'indulgence réciproque eut la meilleure part. L'église permit aux Italiens de passer sans austérité ni tristesse à travers cette vallée de larmes. Les papes accordèrent à la Péninsule des libertés ecclésiastiques qu'ils eussent refusées à l'étranger; à l'église de Milan, dont l'archevêque était une sorte de souverain pontife, l'autonomie liturgique; à Venise, un patriarcat presque indépendant de Rome; à la Sicile, au midi napolitain, une familiarité étonnante avec la communion grecque et l'usage de la langue grecque pour le culte. Les meilleurs chrétiens de l'Italie, les moines, les anachorètes élèvent sans cesse la voix contre les abus du pontificat romain, que corrompt la puissance séculière. Pierre Damien, l'ami de Grégoire VII, déplore que l'église ait en main le glaive temporel. On connaît les invectives furieuses de Dante contre Rome, l'insolence du moine Jacopone à l'égard de Boniface VIII. Mais, en tout ceci, il faut voir la passion politique plutôt que l'émotion religieuse. Le christianisme italien est une création singulière. Il tient beaucoup de la foi primitive; le dogme étroit, la morale rigide, la pratique sévère, la hiérarchie gênent fort peu son indépendance: l'inspiration individuelle, la communion directe du fidèle avec Dieu, qui forment le fond de la religion franciscaine, sont peut-être les plus essentielles traditions de l'âme italienne. Une pensée paraît souvent chez leurs premiers écrivains, tels que Dante et Francesco da Barberino: c'est dans le cœur qu'est la religion vraie. Dante met en purgatoire le roi Manfred que l'église a maudit, que Clément IV a fait arracher à sa sépulture et jeter, —a lume spento, les cierges étant éteints, – au bord du Garigliano. Non, s'écrie le fils de Frédéric II, leur malédiction ne peut nous damner.

Per lor maledizion si non si perde.

L'Italie n'est pas éloignée de penser que toutes les religions mènent au royaume de Dieu. Le voisinage des croyances les plus diverses, l'islamisme et la foi grecque, l'avait préservée de l'égoïsme religieux. La tolérance la conduisit à une notion libérale de l'orthodoxie: le conte des Trois Anneaux était au Novellino longtemps avant Boccace. C'est pourquoi les Italiens, très libres dans l'enceinte de leur église, n'ont jamais songé sérieusement à en sortir. Ils n'ont point eu d'hérésie nationale: la pataria lombarde, le catharisme oriental, l'affiliation à la secte vaudoise ne furent, entre le XIe et le XIIIe siècles, que de courtes tentatives de révolte plus sociale encore que religieuse. La doctrine issue des prédictions de Joachim, abbé de Flore, parut un instant plus menaçante; elle troubla le monde franciscain par l'attente d'une troisième révélation, l'Évangile éternel du Saint-Esprit. Le saint-siège traita avec douceur ces excès du mysticisme italien; il autorisa la liturgie et le culte de Joachim dans les diocèses de Calabre; il condamna Jean de Parme, le général des frères mineurs, puis lui offrit le chapeau de cardinal, enfin, le béatifia; il laissa pulluler les petites sectes des fraticelles et des spirituels, qui continuaient le joachimisme; il béatifia à son tour Jacopone, le plus bruyant de tous ces sectaires. Il était bien entendu, entre l'église et l'Italie, que selon la parole empruntée à saint Paul par Joachim, «là où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté». La conscience libre, dans la cité libre, telle fut alors la loi de la civilisation italienne.

Dans le domaine rationnel, l'Italien du moyen âge n'est pas moins maître de soi-même. Il pense librement et d'une façon très saine. C'est un fait grave que la scolastique ne s'est jamais implantée solidement dans la Péninsule. L'Italie a donné à l'école de Paris plusieurs de ses plus grands docteurs, Pierre Lombard, saint Thomas, saint Bonaventure, Gilles de Rome, Jacques de Viterbe; ceux d'entre eux qui ont repassé les Alpes étonnèrent plutôt qu'ils ne séduisirent leurs compatriotes. Saint Thomas professa devant Urbain IV ses doctrines «par une méthode singulière et nouvelle», écrit Tolomeo de Lucques. La scolastique ne fut docilement acceptée en Italie que par les théologiens et les moines. Au XIVe siècle, Pétrarque et Cino da Rinuccini, dans son Paradis des Alberti, se moquent du trivium et du quadrivium. Les premiers moralistes, Brunetto Latini et Dante, peuvent conserver les divisions et l'apparence logique de l'École: en réalité, ils procèdent par expérience dans leurs descriptions de la nature et du cœur humain. La science nationale de l'Italie, à Bologne, à Rome, à Padoue, n'est point la dialectique, mais le droit écrit, c'est-à-dire la raison appliquée aux choses de la vie réelle; c'est aussi le péripatétisme de la tradition arabe, mais absolument dégagé de la théologie, l'averroïsme, auquel se rattache la rénovation des sciences naturelles et de la médecine. Cette grande école, dont Padoue fut le centre, a beaucoup inquiété l'église: les peintres religieux, tels que Benozzo Gozzoli, montrent volontiers Averroès terrassé, véritable Antéchrist, sous les pieds de saint Thomas. Les averroïstes ont tenté, dans l'Italie du moyen âge, une reconnaissance de l'ordre purement rationnel que Descartes reprendra pour la France. Leurs adhérents plus ou moins déclarés allèrent très vite jusqu'au terme dernier de l'incrédulité: ils niaient l'immortalité de l'âme et l'âme elle-même. Les bonnes gens, la gente volgare, voyant Guido Cavalcanti passer rêveur dans les rues de Florence, prétendaient qu'il cherchait des raisons de ne pas croire en Dieu. Déjà, au commencement du XIIe siècle, on avait signalé à Florence des épicuriens qui se riaient de Dieu et des saints et vivaient selon la chair, dit Villani. Comme tous ces libres esprits appartiennent au parti gibelin, il est peut-être bon de n'accueillir qu'avec réserve les accusations lancées contre eux par les guelfes et les moines. On ne peut sans doute mesurer l'étendue de leur scepticisme, mais il faut bien signaler en eux ce trait caractéristique de l'homme moderne. Ils ont eu, dans leur incrédulité, l'orgueil naturel aux consciences qui dédaignent la foi ou les illusions de leur siècle. Dante les condamne, comme hérétiques, mais on sent qu'il les admire, car ils sont de sa race. Le plus hautain de tous, Farinata degli Uberti, tout droit dans son sépulcre embrâsé, le front altier, semble, dit-il, avoir l'enfer en grand mépris. Mais n'avons-nous pas déjà perdu de vue le moyen âge occidental? Tandis que la France s'arrête dans l'œuvre de la civilisation, l'Italie, ouvrière plus tardive, est toute prête à inventer une civilisation nouvelle. Elle tient en ses mains l'instrument de tout progrès, l'art de penser clairement; elle sait opposer à l'autorité de la tradition la valeur rationnelle et l'énergie de l'individu. Elle passe d'une façon presque insensible du moyen âge à la renaissance.

La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire

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