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LA THÉORIE DE JACOB BURCKHARDT 1
IV

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Nous venons de considérer l'une des deux faces de la renaissance italienne, l'Italien lui-même, étudié d'une manière toute subjective, l'homme moderne, affiné par l'antiquité, armé de critique, libre d'esprit, dont la volonté propre ou la force inflexible des choses limitent seules l'action. Passons maintenant à une série de vues parallèles qui achèvent la théorie de Burckhardt, à la rencontre de la conscience italienne avec les réalités du dehors, du monde extérieur, avec la nature, la société; en d'autres termes, observons l'aspect original de la science, de la poésie, de l'art, de la moralité dans l'Italie de la renaissance.

En plein moyen âge, les Italiens eurent sur le monde des notions supérieures à celles des autres peuples chrétiens. Leur situation méditerranéenne, le souvenir de l'orbis Romanus, la lecture des géographes anciens, les intérêts de leur commerce maritime les portèrent à regarder fort loin, à chasser de leur esprit la terreur de l'inconnu. Au temps des croisades, ils se préoccupaient beaucoup moins du saint tombeau que de leurs comptoirs et de la sûreté de leurs caravanes; au XIIIe siècle, Plano Carpini et les trois Polo se souciaient fort peu du prêtre Jean, du paradis terrestre ou de la porte du purgatoire; ils allaient, pendant des années, du côté du soleil levant, cherchant les meilleures routes vers le pays de l'or, des épices, des pierres précieuses. Quand Christophe Colomb dit: «Il mondo è poco. La terre n'est pas si grande qu'on le croit», il exprimait un sentiment tout italien. La terre est certes une belle demeure, dont l'immensité ne doit pas effrayer l'homme; il peut s'y mouvoir à son aise, en pénétrer les détours sans angoisse, l'étudier et la décrire comme une œuvre d'art que Dieu a mise à sa portée. Pétrarque qui traça, dit-on, la première carte d'Italie, mentionne les choses remarquables qu'il a vues dans ses longs voyages en Europe. Æneas Sylvius explique le monde par la cosmographie, la géographie, la statistique, il dépeint les paysages, note l'aspect des villes, leurs mœurs, leurs métiers, leurs produits. La science de la nature, ébauchée naguère par de grands esprits solitaires, Gerbert, Roger Bacon, Vincent de Beauvais, entrait dans la sphère intellectuelle de toute une race. Les idées astronomiques, qui sont si subtiles dans la Divine Comédie, étaient certainement comprises de tous les Italiens instruits. Les collections de plantes et d'animaux, les jardins botaniques, où la plante est cultivée non seulement pour ses vertus médicales, mais pour sa beauté, apparurent en Italie au XIVe siècle; le goût des bêtes fauves, venues à grands frais d'Asie ou d'Afrique, remontait à Frédéric II; il devint un luxe favori des cités, des papes et des princes. Les lions de Florence avaient leur chapitre au budget de la république. Léonard de Vinci, qui, enfant, amassait des scorpions et des lézards, quand il fut grand seigneur, entretint des lions et des tigres. Gonzague de Mantoue nourrissait dans ses haras des chevaux d'Espagne, d'Irlande, d'Afrique, de Thrace et de Cilicie. Le cardinal de Médicis forma même une ménagerie d'hommes barbares, Maures, Turcs, nègres, Indiens, qui parlaient plus de vingt langues différentes.

On trouve en ceci, à côté de la curiosité scientifique et de l'utilité pratique, le sentiment de l'art. Mais la vie profonde de la nature, embrassée par une vue d'ensemble, ne touche pas moins l'imagination italienne que le détail singulier; le paysage a pour elle, comme la plante ou la bête rare, une valeur très haute. Dans son Cantique au soleil, saint François avait exalté par un même chant d'amour la lumière céleste et toutes les choses vivantes. Personne n'a fait sentir par des couleurs plus éclatantes que Dante la poésie des horizons sans bornes, des abîmes où tourbillonne la tempête, à la lueur vermeille des éclairs, de la mer qui tremble sous les feux de l'aurore; et quel peintre primitif a imaginé une plus fraîche prairie, avec ses grands arbres et son ruisseau, un tableau plus émaillé de fleurs mystiques que la retraite des sages et des poètes païens à l'entrée de l'enfer? Pétrarque, Boccace, Æneas Sylvius se répandirent en descriptions plus abondantes; ils furent, avant le Poussin et le Lorrain, les inventeurs du paysage classique, avec sa riche lumière, la construction large de ses horizons, la noblesse des arbres, la vie des eaux courantes, la grâce des ruines et des souvenirs mythologiques; les premiers poètes aussi du paysage moderne, par l'attrait attendri ou finement sensuel qui les rappelle sans cesse à la jouissance de la nature. Plus tard, il semble que les poètes et les conteurs, plus préoccupés de l'action humaine, aient eu moins le loisir de goûter le monde extérieur; ils laissèrent aux peintres, à Raphaël, à Léonard, au Corrège, la séduction azurée des lointains; Boiardo et l'Arioste ne tracèrent plus que des premiers plans nets et rapides; la renaissance, après avoir fait le tour de la nature, s'arrêtait à l'homme, le plus digne objet de sa poésie, de ses beaux-arts, des progrès de sa vie sociale.

Il faut encore ici remonter aux maîtres poétiques de l'Italie, à Dante et à Pétrarque. Toutes les passions, toutes les douleurs éclatent dans la Divine Comédie, mais par des traits d'une brièveté tragique, qui peignent à la fois, en trois paroles, l'attitude ou la convulsion du damné, le cri qu'il jette, la haine aiguë qui le torture, le deuil infini de son cœur. Autant de visions qui passent et fuient comme en un crépuscule, mais qu'on n'oubliera plus, parce qu'on a saisi tout ensemble le geste terrible de ces fantômes, leur sanglot désespéré, et le dernier fond éternel de l'âme humaine. Cette aptitude à exprimer l'une par l'autre la figure visible de l'homme et sa physionomie morale, rendues l'une et l'autre par le signe le plus individuel, reçut, selon Burckhardt, son achèvement de la discipline que Pétrarque imposa à l'esprit italien par les lois rigoureuses du sonnet. Le sonnet, régularisé pour toujours dans le nombre de ses vers, la disposition de ses parties, l'ordre de ses rimes, obligé de relever et d'animer le mouvement de sa seconde partie, devint «une sorte de condensateur poétique de la pensée et du sentiment comme n'en possède aucun peuple». Étendons la remarque au tercet dantesque, à l'octave des poésies épiques ou héroï-comiques. A la structure plastique de la forme répondirent, dans la poésie de la renaissance, l'allure vive et mesurée de la pensée, qui ne doit pas s'alanguir, la netteté de l'émotion, qui n'a pas le temps de se fondre dans la mollesse du rêve, la pureté de la couleur, dont le dessin un peu sec de l'image limite l'éclat.

Mais cette perfection même des formes rétrécit le domaine de l'invention, qui s'arrête en face des genres dont la forme est, de sa nature, indécise. L'Italie, où la vie quotidienne était si dramatique, n'a point eu de drame national. Plus d'une raison explique d'ailleurs ce phénomène singulier: la persistance des mystères, des farces et de la Commedia dell'arte, le luxe des décors et des costumes, l'importance excessive des ballets, des pantomimes, des danses aux flambeaux: la scène, trop brillante, était funeste au drame. Le sens dramatique ne manque cependant point aux Italiens; la Fiammetta, Griselidis, toute la littérature des Nouvelles, ont montré de la façon la plus touchante les plus douloureuses passions. Mais ici le drame est un récit. Que le récit soit en prose ou en vers, l'écrivain demeure toujours le maître de ses personnages; il n'est point obligé de s'identifier avec eux, de vivre dans leur cœur; sa main les porte, et, s'il est doué d'ironie, il peut s'en jouer librement. Le récit en octaves est, avec le sonnet, le poème italien par excellence. On doit, pour en goûter toute la saveur, ne point oublier la civilisation au sein de laquelle il a fleuri; il est encore aujourd'hui populaire au plus haut degré, au môle de Naples comme parmi les pêcheurs de Venise, mais c'est pour la société de cour, pour les familiers des Médicis et des Este que Pulci, Boiardo et l'Arioste avaient d'abord écrit. Le poème n'est point fait pour être lu des yeux, mais pour être déclamé, devant des courtisans et des dames, au cours d'un festin, d'une fête princière, parmi les danses, les accords de musique et les conversations. La suite lente et savante des caractères, qui s'expriment surtout par le dialogue et le monologue, échapperait vite à ce monde spirituel et distrait, car il n'a point le loisir de méditer sur les causes et les effets des passions; ce qui le charme, c'est «le fait vivant», l'action rapide, brusquement suspendue, suivie d'une autre action plus prodigieuse encore, et qui reparaît au bout d'un détour capricieux du récit, quand le poète renoue les fils qui semblaient brisés et perdus. L'octave sonore, qui finit sur deux rimes, sur deux notes semblables, marque d'une mesure précise un geste du héros, un accident de l'aventure, un coin de paysage; l'attention s'y arrête sans s'y lasser, car elle est aiguillonnée par la rime nouvelle de l'octave qui suit. Un chant, qui dure une heure, suffit pour embellir la fête, pour promener les paladins d'un bout de la planète à l'autre, ou de la terre à la lune; il a diverti la curiosité des auditeurs et la laisse en éveil, avide d'écouter le chant qui vient après. C'est encore par l'action plutôt que par le discours qu'éclate le pathétique et la passion portée à son comble, comme chez Roland, par des merveilles d'extravagance qui bouleversent la nature entière. La tendresse, la volupté sont toujours égayées d'un rayon d'ironie. Angélique, la vierge altière qui a dédaigné les rois et les guerriers chrétiens, se donne à un enfant «aux yeux de jais, aux cheveux d'or», à un page sarrasin. Tous les hasards de la vie héroïque sont disposés pour la joie moqueuse du poète et de son cercle. Le vieux moyen âge est inventé de nouveau pour l'amusement d'un monde lettré qui ne prend plus au sérieux que les temps antiques; ses prouesses les plus hautes tournent à la comédie. Morgante, d'un coup de son battant de cloche, écrase des armées. Le bon sens de Roland a passé dans une fiole de cristal aux mains de saint Jean. Mais plus est fou le neveu de Charlemagne, plus il vit d'une façon grandiose. Et plus les légendes chevaleresques s'embrouillent dans une plaisante confusion, plus magnifique est le spectacle de ces traditions rajeunies, grand fleuve de poésie dont les eaux miroitantes réfléchissent la terre entière, citées bourdonnantes couronnées de campaniles ou de minarets, champs de bataille, plaines mornes du désert, îles enchantées tout empourprées d'aurore, profondes forêts aux clairières lumineuses, embaumées d'aubépine et de verveine.

La littérature historique de l'Italie s'est portée vers l'observation pénétrante de l'homme individuel, du grand homme revêtu de gloire, étudié non seulement dans les actes de sa vie politique, mais dans les traits de son caractère intime. Notre moyen âge ne nous avait laissé qu'un caractère bien individuel, le saint Louis de Joinville. Les historiens et les biographes italiens, dès le quatorzième siècle, ont tracé des portraits d'une grande valeur à la fois pittoresque et psychologique. Voyez, en Dino Compagni, Dino Pecora, le boucher démagogue de Florence, «grand de corps, hardi, effronté et grand charlatan», qui persuadait «aux seigneurs élus qu'ils l'étaient grâce à lui et promettait des places à beaucoup de citoyens». Voici trois figures de Dante plus vigoureuses que la fresque même de Giotto: «philosophe hautain et dédaigneux», dit Jean Villani; «d'âme altière et dédaigneuse», dit Boccace; «il était, écrit Philippe Villani, d'une âme très haute et inflexible et haïssait les lâches.» Ce dernier écrivain a composé toute une galerie des hommes les plus marquants de Florence, théologiens, juristes, capitaines, astrologues, artistes. Jusqu'à Vasari, le portrait historique et la biographie privée persisteront chez les Florentins; les grands historiens, Machiavel, Guichardin, Varchi, les ambassadeurs mettront toujours en lumière les mœurs, les passions, les faiblesses des hommes qui ont été les artisans de l'histoire, des princes dont ils scrutent la pensée dans l'intérêt de leur république. Les ambassadeurs vénitiens, Æneas Silvius, dans ses Commentaires et son de Viris illustribus, les biographes des papes, tels que Jacques de Volterra, Corio, l'historien de Milan, Paul Jove, dans ses Vies et ses Éloges, rendront de même la physionomie mobile de leurs contemporains. En deux lignes, Antonio Giustinian explique à la seigneurie de Venise le caractère et la légèreté d'Alexandre VI: «Il est trop sensuel dans ses appétits et ne peut s'empêcher de dire quelque parole qui trahit l'état présent de son esprit.» L'autobiographie, qui débute par la Vita nuova, aboutit aux Mémoires de Cellini: le premier de ces livres est la confession d'une souffrance sans pareille, le second est le récit de tout ce qu'un homme a pu oser et de l'enivrement qu'il a trouvé dans l'insolence même de sa vie.

Les peintres et les sculpteurs eurent une conception de la personne humaine conforme au génie de la renaissance, analogue à celle des poètes et des historiens. Pour eux, l'homme a toute sa valeur en tant qu'individu le plus réel et le plus vivant possible. On sait comment l'art s'est affranchi, – par l'influence antique, avec Nicolas de Pise, par le retour à la nature, avec Giotto, – des formes immobiles de l'art byzantin, «de la manière grecque». Mais Nicolas et son école, mais Orcagna, Donatello, Ghiberti, Luca della Robbia ne se sont pas attachés avec moins d'amour à la nature réelle que tous les maîtres de la peinture florentine. Et Florence a fait l'éducation de l'art italien tout entier. Ces figures, peintes ou sculptées, vivent, respirent, vont parler; ces têtes bourgeoises des bronzes de Ghiberti ou des fresques de Ghirlandajo sont, par leur gravité et leur finesse d'expression, d'une race aussi haute que les condottières de Donatello, les apôtres de Masaccio. L'idéal descend, comme une lumière égale, sur tous ces visages, non point un idéal convenu d'école ou d'église, mais une grâce riante ou une noblesse dont l'artiste est bien l'inventeur, qualités qu'un critique du XVIe siècle, Firenzuola, dans son Traité de la beauté féminine

La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire

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