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II
L'INCONNU

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Madame de Tillières avait l'habitude, lorsqu'elle ne dînait pas à la maison, de faire sa toilette bien à l'avance, afin d'assister au repas de sa mère, si elle ne pouvait le partager. Mme de Nançay conservait, de ses trente ans de province, le principe de se mettre à table sur le coup de sept heures moins un quart, très exactement. Cette salle à manger du premier étage, où il ne pouvait pas plus de dix personnes, était commune aux deux femmes. Cette mère qui adorait sa fille, pour sa fille et non pour elle-même, – sentiment rare chez les mères comme chez les filles, – s'était appliquée à organiser leur intérieur de façon que leurs deux existences se côtoyassent sans se mêler. Elle avait son étage, son salon, ses domestiques, sa distribution de journée indépendante; – toujours levée à six heures, été comme hiver, pour la messe d'un couvent voisin, couchée à neuf, et ne descendant guère au rez-de-chaussée. Elle voulait que Juliette fût à la fois libre comme si elle vivait seule, et protégée. Dans l'excès de son abnégation, elle se reprochait d'accepter la gâterie que lui faisait Mme de Tillières, avant chacune de ses sorties. Elle l'acceptait pourtant, car elle comprenait qu'en dehors de ces conditions-là, Juliette, qui ne sortait déjà pas beaucoup, ne sortirait plus jamais. Et puis, ce lui était un charme si doux de contempler sa fille dans la primeur de sa parure! Elles passaient là quelquefois, toutes les deux, des minutes d'une si tendre intimité! Il était rare que quelqu'un s'y trouvât en tiers. Dans les premiers temps où Poyanne faisait la cour à Juliette, il inventait sans cesse des prétextes pour venir caresser ses yeux à ce délicat tableau: cette jeune femme en grande toilette servant cette mère toujours en deuil, dans cette salle à manger silencieuse, à la lueur paisible de deux grandes lampes de style Empire juchées sur leurs hautes colonnes. Depuis que ses rapports avec Mme de Tillières avaient changé, il éprouvait comme une pudeur d'affronter les regards de Mme de Nançay. Cet homme de tribune, renommé pour son sang-froid au milieu d'assemblées hostiles, se sentait, dans cette présence vénérée, en proie à ces appréhensions angoissées qu'un secret coupable inflige aux âmes très droites. Il redoutait ces clairs yeux bleus, trop intelligents, – des yeux de vieille femme à demi sourde, – seule jeunesse de ce pâle visage flétri. Quoiqu'elle eût soixante ans à peine, Mme de Nançay en paraissait plus de soixante et dix, tant ses propres chagrins et ceux de sa fille avaient empoisonné chez elle les sources de la vie. Elle avait perdu, coup sur coup, son mari et ses deux fils dans l'année même qui avait précédé le tragique veuvage de Juliette. Cette mère douloureuse, et qui, visiblement, habitait en pensée avec ses chers morts, se ranimait d'une joie émue lorsqu'elle tenait ainsi sa dernière enfant auprès d'elle, parée, souriante et caressante, comme dans la demi-heure qui précéda le départ pour le dîner chez Mme de Candale. Ce soir-là, Juliette portait une robe de dentelle noire sur une jupe de moire rose, avec des nœuds de la même nuance. Dans ses cheveux cendrés et à ses fines oreilles luisaient des perles. Son corsage à peine échancré laissait voir la naissance de sa gorge et de ses souples épaules, tout en dégageant l'attache ferme de son cou et dessinant la sveltesse de son buste. Ainsi vêtue, elle avait en elle les grâces mêlées d'une jeune femme et d'une jeune fille. Ses bras à demi nus allaient et venaient, et ses belles mains, chargées de bagues, s'occupaient sans cesse à rendre quelque menu service à la vieille mère, lui versant à boire, ou bien lui préparant son pain, choisissant un fruit pour le partager. En s'acquittant de ces soins délicats, ses yeux bleus brillaient dans son teint de blonde, plus rosé que d'ordinaire. Un sourire plus gai plissait sa bouche au coin de laquelle une fossette se creusait à droite. Enfin elle avait son air des jours contents. Sa mère considérait avec bonheur cette expression joyeuse de physionomie. Elle savait du premier regard si sa Juliette se préparait à subir une corvée ou à s'amuser véritablement, et cet amusement lui représentait, avec une reprise de goût pour le monde, les chances d'un nouveau mariage pour cette fille qu'elle appréhendait de laisser seule bientôt; et voici qu'après s'être tue quelques minutes, elle lui dit, avec la voix claire et haute des sourds, en approchant de son oreille sa main un peu tremblante, pour mieux saisir la réponse:

– «J'ai presque envie d'être jalouse de Gabrielle, tant on voit que cela t'amuse d'aller chez elle. Et qui doit-il y avoir encore?»

– «Très peu de monde,» répondit Mme de Tillières, qui se sentit rougir. «Des chasseurs de la société de chasse de Candale. C'est pour lui tenir compagnie qu'elle m'a invitée…»

– «C'est pourtant l'exemple de ce ménage-là qui t'empêche de te remarier,» dit Mme de Nançay en secouant la tête et ajoutant avec mélancolie: «Pauvre petite femme! et si courageuse, et avec cela pas d'enfants.»

– «Oui,» répondit Juliette, «si courageuse,» – et l'éclat de ses yeux se ternit une minute à la pensée du malheur secret qui rongeait la vie de son amie. Louis de Candale, encore garçon, était l'amant d'une Mme Bernard, la femme d'un riche industriel, dont il avait un fils. Presque aussitôt après son mariage, cette liaison avait repris, quasi publique, et supportée depuis dix ans par la comtesse avec une fière résignation qu'un simple détail expliquera: toute la fortune lui appartenait et la noble femme ne voulait pas que le dernier des Candale en fût réduit à vivre d'une pension mendiée à une épouse outragée. Et puis elle espérait toujours, elle aussi, un fils de ce nom auquel elle avait voué le plus romanesque des cultes. Enfin elle aimait son mari malgré tout. Mme de Tillières connaissait cette triste histoire, par les confidences de Gabrielle, et trop intimement pour n'en point partager toutes les amertumes. Elle ajouta, complétant la phrase de sa mère: – «Ah! je ne crois pas que j'aurais jamais cette patience.»

– «Allons!» reprit Mme de Nançay, «j'ai eu tort de te rappeler ces tristes choses. Te voilà comme je ne t'aime pas, toute sombre. Donne-moi ton sourire avant de me quitter et sois gaie, comme tout à l'heure. J'étais si heureuse. Voilà au moins six mois que je ne t'avais pas vu ces yeux-là.»

– «Chère maman,» songeait Juliette un quart d'heure plus tard, tandis que son coupé l'emmenait vers la rue de Tilsitt, où habitaient les Candale, – «comme elle m'aime! Et comme elle connaît mes yeux, comme elle sait y lire! C'est pourtant vrai que ce dîner chez Gabrielle m'amuse comme une enfant? Pourquoi?»

Oui, pourquoi? – Cette question, qu'elle ne s'était posée ni après l'entretien avec son amie, ni après avoir écrit la lettre à Henry de Poyanne, s'empara d'elle tout d'un coup à la suite de la remarque de sa mère et dès qu'elle fut assise dans l'angle de la voiture. C'est la place où les femmes réfléchissent le plus profondément, parce que c'est la place où elles se sentent le plus isolées, le plus défendues contre la vie qui frémit autour d'elles. Dix minutes ainsi passées, – les dix minutes qui séparent la rue Matignon de la rue de Tilsitt, – avaient suffi bien souvent à Mme de Tillières pour analyser par le menu tous les petits faits observés dans une soirée. Mais, cette fois, il lui aurait fallu des heures et des heures pour décomposer le travail accompli dans sa tête depuis sa conversation avec Gabrielle, et, quoique cette silencieuse fût habituée à voir très clair en elle-même, elle devait nécessairement se tromper sur la nature de ce travail.

Le petit germe de curiosité déposé d'abord en elle par le nom de Casal avait, si l'on peut dire, fermenté dans sa rêverie. Toute l'après-midi, et dans le va-et-vient machinal de ses courses, elle s'était laissée penser à lui, accueillant, sans y prendre garde, les images qui flottaient autour de ce nom. C'est ainsi que Mme de Corcieux lui était apparue, telle qu'elle l'avait rencontrée à l'époque de la rupture avec Casal, consternée de mélancolie et changée à ne pas la reconnaître. Il y a, dans tout cœur de femme, une certaine quantité d'intérêt disponible, au service d'un homme capable de se faire aimer ainsi, presque jusqu'à la mort. Cet obscur intérêt s'était remué autrefois dans Mme de Tillières, qui se souvint d'avoir éprouvé pour l'abandonnée une pitié infinie et de s'être dès lors demandé: «Que peut bien avoir cet homme pour qu'elle y tienne jusqu'à s'en déshonorer?..» Casal possédait encore, pour exciter cette curiosité singulière chez Mme de Tillières, ce pouvoir de séduction qu'exercent les libertins professionnels sur beaucoup d'honnêtes femmes. Or Juliette, ayant pris un amant, comme elle avait fait, pour des raisons toutes morales, avait su garder toutes les délicatesses d'une honnête femme, même dans l'irrégularité d'une situation qu'elle et Poyanne considéraient d'ailleurs comme un mariage. Cette fascination projetée, si l'on peut dire, par les Don Juan sur les Elvire, – pour rappeler le symbole immortel qu'en a donné Molière, – a été bien souvent signalée et aussi souvent déplorée. Elle demeure un problème encore insoluble. Quelques-uns veulent y voir le pendant féminin de cette folie masculine qu'un misanthrope humoriste a nommée le rédemptorisme, le désir de racheter les courtisanes par l'amour. D'autres y diagnostiquent une simple vanité. En se faisant adorer par un libertin, une honnête femme n'a-t-elle pas l'orgueil de l'emporter sur d'innombrables rivales et de celles que sa vertu lui rend le plus haïssables? Peut-être tiendrions-nous le mot de cette énigme, en admettant qu'il existe comme une loi de saturation du cœur. Nous n'avons qu'une capacité limitée de recevoir des impressions d'un certain ordre. Cette capacité une fois comblée, c'est en nous une impuissance d'admettre des impressions identiques et un irrésistible besoin d'impressions contraires. Un petit fait corrobore cette hypothèse: cet attrait du libertin ne commence, chez les honnêtes femmes, que vers la trentième année et lorsque la vie vertueuse leur a donné tout ce qu'elle comporte de joies un peu sévères. Sans doute, Mme de Tillières, quand elle arrivait à Paris, au lendemain de la guerre, jeune veuve enivrée de douleur et de fierté, eût éprouvé une antipathie immédiate pour cette personnalité de Casal, qui la préoccupait davantage de minute en minute, depuis quelques heures. À travers tous les va-et-vient de sa pensée, elle cristallisait, suivant la spirituelle expression mise à la mode par Beyle, et sans s'en douter, pour cet homme avec qui elle allait passer la soirée. Elle se crut sincère en répondant au «pourquoi» qu'elle s'était formulé assez courageusement: «Je suis curieuse de connaître quelqu'un dont Gabrielle fait tant de cas malgré sa réputation, voilà tout…» Et elle ajouta, pour se justifier de ce qu'elle sentait malgré tout d'un peu malsain dans son élan secret vers cette rencontre: «C'est toujours l'histoire du fruit défendu.» Dans tous les cas, malsain ou non, cet élan fût demeuré invisible à l'observateur le plus subtil quand elle descendit de sa voiture dans la cour de l'hôtel des Candale, tant sa voix était calme et nette pour dire au cocher: «A onze heures moins un quart…» et tant son mystérieux visage exprimait de paisible candeur à son entrée dans le hall où se trouvaient déjà réunis tous les convives, et c'est à peine, lorsqu'on lui nomma celui pour lequel, en définitive, elle avait accepté cette invitation, si elle parut prendre garde à lui. Casal s'inclina de son côté avec une indifférence pareille, si bien que Gabrielle, occupée à les guigner de l'œil l'un et l'autre, appréhenda, devant la froideur de son amie, un sermon de Poyanne. Elle s'approcha de Juliette, et, tout bas:

– «Eh bien! comment le trouves-tu?» demanda-t-elle.

– «Mais,» fit Mme de Tillières en souriant, «je ne le trouve pas… C'est un beau garçon comme il y en a tant.»

– «Je t'avais bien dit que ce n'est pas ton genre,» reprit Mme de Candale. «Je t'avertis que je l'ai mis à table à côté de toi. Si cela t'ennuie, il est encore temps de changer.»

– «A quoi bon?» répliqua Juliette en hochant gracieusement la tête.

Gabrielle n'insista pas davantage. Toutefois cet excès d'indifférence ne lui parut guère naturel, et elle avait raison. Les deux femmes étaient très amies. Mais ce qui distingue l'amitié entre femmes de l'amitié entre hommes, c'est que cette dernière ne saurait aller sans une confiance absolue, tandis que l'autre s'en passe. Une amie ne croit jamais tout à fait ce que lui dit son amie, et cette continuelle suspicion réciproque ne les empêche pas de s'aimer tendrement. En réalité, aucun homme n'avait produit sur Mme de Tillières, depuis qu'elle retournait dans le monde, une impression comparable, par la soudaineté de la secousse, à celle dont l'avait saisie, au premier regard, l'ancien amant de Mme de Corcieux. L'extrême attente ayant comme monté toutes les cordes de son âme, elle était préparée à sentir, avec une vivacité inaccoutumée, ou le chagrin de la déception ou le plaisir de rencontrer un être à la hauteur de sa curiosité. Or, Casal avait, dans son aspect, de quoi frapper fortement une imagination un peu romanesque, même sans ce travail d'esprit préliminaire.

Ce jeune homme réalisait pleinement ce contraste énigmatique entre sa réputation et sa personne, sur lequel Mme de Candale avait tant insisté qu'elle en avait vaguement monté la tête à Juliette. Il n'était à aucun degré le «beau garçon comme il y en a tant» dont cette dernière avait parlé avec une dédaigneuse hypocrisie, et il ne ressemblait pas davantage à l'image déplaisante qu'elle en avait gardée pour l'avoir aperçu autrefois, accoudé sur la balustrade de velours d'une loge de cercle, avec une espèce de morne insolence. Il y a un âge d'apogée, pour toutes les physionomies, une époque unique où elles donnent la totale intensité de leur expression. Pour certains hommes, musclés et bilieux comme celui-là, cette période coïncide avec celle de la seconde jeunesse. Casal avait trente-sept ans. Les fatigues de la vie de plaisir qui épuisent les lymphatiques, congestionnent les sanguins et détraquent les nerveux, ces exorbitantes et multiples fatigues du jour et de la nuit, l'avaient, lui, affiné et comme spiritualisé. Elles s'étaient imprimées sur son visage en traces qui jouaient la pensée, en stigmates qui faisaient croire à une intime et noble mélancolie. Le teint offrait ce caractère, qui ne s'acquiert pas, d'une chaude pâleur uniforme sur laquelle ne sauraient mordre ni les excès des veilles passées au jeu, ni les journées de chasse avec le coup de fouet de l'air. Les cheveux, coupés ras et encore très noirs, poussaient leurs cinq pointes sur un front carré, divisé en deux par la ligne de la volonté, et qui commençait à s'agrandir vers les tempes. Il y avait de la rêverie, semblait-il, sur ce front, comme il y avait de la tristesse dans les rides des paupières, comme il y avait une finesse pénétrante dans les prunelles d'un vert très clair et tirant sur le gris. Le nez droit et le menton solide achevaient en vigueur ce masque un peu creusé, où la sensualité de la bouche se dissimulait sous le voile d'une moustache châtaine, presque blonde. Casal avait profité du prétexte d'un voyage aux Indes pour changer sa coiffure et faire couper sa barbe où quelques fils d'argent apparaissaient déjà. Ses joues ainsi dégarnies se marquaient du pli un peu amer où se trahit le désenchantement de l'homme qui a souri avec dégoût de trop de choses. C'était une figure à la fois vieillie et jeune, énergique et alanguie, dont les traits excluaient toute idée de vulgarité. Il devait paraître incroyable que cette physionomie appartînt à un viveur professionnel, quoique le corps, svelte dans sa robustesse, révélât l'habitude de l'exercice quotidien. Casal, naturellement grand et fort, ne passait guère de jour, depuis sa première jeunesse, sans se dépenser à quelque sport violent, escrime ou paume, boxe ou cheval, chasse ou yachting. Sa mise, un peu trop soignée, révélait le souci puéril, passé vingt-cinq ans, d'un prince de la mode. Mais il semblait si peu y penser. Une si évidente habitude d'élégance émanait de tout son être, qu'il avait l'air créé ainsi, comme un animal de haute vie, fabriqué par la Nature pour s'habiller, pour exister de cette manière-là, et non d'une autre. Le tout formait un ensemble à la fois mâle et joli, très viril et vaguement efféminé, qui expliqua du coup à Mme de Tillières pourquoi cet homme avait inspiré des passions presque tragiques dans un monde de caprices et de frivolité; pourquoi aussi les autres hommes, y compris Poyanne, nourrissaient contre lui cette animosité particulière. Les femmes, qui nous connaissent beaucoup mieux que nous ne l'imaginons, savent très bien que le succès d'un de nos semblables auprès d'elles excite chez toute la corporation une envie égale à la jalousie que leur inspirent les amours heureuses d'une d'entre elles. Le simple extérieur de Casal devait infliger une humiliation constante à la plupart de ceux qui se trouvaient en sa présence, et, de toutes les vanités masculines, la vanité physique, pour être la moins avouée, n'en est que plus passionnée et plus jalouse.

– «C'est positif qu'il ne ressemble pas aux autres.» Cette petite phrase, qui contenait en germe toute une nouvelle fermentation d'idées, Mme de Tillières se la prononçait mentalement, un quart d'heure plus tard, et c'était le résultat d'un de ces examens où les femmes les plus distraites excellent et qui vous dévisagent un nouveau venu en quelques coups d'œil lancés si vite. Elles savent comment vous avez les yeux et les dents, les mains et les cheveux, vos gestes et vos tics, votre humeur et votre éducation, avant que vous ne sachiez, vous, seulement, si elles vous ont regardés. Le dîner avait été annoncé, et Candale avait offert son bras à Juliette pour passer dans la salle à manger, celle du premier étage et qui est réservée aux réceptions fermées. Quoique cette petite salle ait été aménagée, au rebours de la grande, celle du rez-de-chaussée, pour servir de cadre à des causeries d'intimité, un détail y révèle tout le caractère de la comtesse, qui appartient à ce que l'on pourrait appeler la section Champs-Élysées du faubourg Saint-Germain, c'est-à-dire qu'au rebours des boudeurs et des boudeuses des environs de la rue Saint-Guillaume, elle unit à la plus ancienne noblesse le goût du «chic» et de l'élégance la plus récente, mais certaines nuances ne permettent pas qu'on la confonde avec des femmes simplement riches. Elle a fait tendre par exemple sur un panneau de cette salle à manger une des dix tapisseries, encore intactes, princier cadeau que le duc d'Albe offrit au vieux maréchal de Candale lors d'une ambassade secrète de ce dernier auprès de lui. Il n'y a pas un coin de cet hôtel, à la fois si moderne et si plein des reliques d'un passé terrible, qui ne trahisse ainsi le culte étrange de la jeune femme pour ce sanglant ancêtre. Cette tapisserie, en particulier, tissée à Bruges, et qui représente une marche de lansquenets à travers un bois, piques dressées, apparaît dans cette étroite pièce, avec l'inscription qui rappelle l'illustre donataire, comme le signe d'un orgueil nobiliaire très affecté. Peut-être, pour le goût d'autrefois, cela eût-il senti son parvenu. Mais les femmes comme Gabrielle, qui veulent à la fois briller comme leurs rivales de la finance et pourtant s'en distinguer, se mettent volontiers à être fières de leur noblesse, comme si cette noblesse datait de la veille. C'est une des mille formes du conflit engagé depuis cent ans entre la vieille et la nouvelle France. Il arrive à Mme de Candale de dire: «Quand on s'appelle comme nous…» avec le même étalage de sa race que si elle n'était pas, en effet, une Candale authentique, unie à un cousin aussi Candale qu'elle, ce qui ne l'empêche pas d'avoir à sa table, comme ce soir, – à côté de sa sœur, la duchesse d'Arcole, mariée au petit-fils d'un maréchal de Bonaparte, – le petit-fils d'un célèbre banquier de Vienne, M. Alfred Mosé. Il est vrai que les Mosé sont convertis depuis deux générations. Sur les trois autres convives, un seul, le vicomte de Prosny, descendait d'une famille qui, à la rigueur, pût traiter de pair, moins l'illustration, avec celle du grand maréchal. Mais la baronnie du baron d'Artelles date du règne de Louis-Philippe, tandis que Casal est le fils d'un industriel enrichi dans les chemins de fer et sénateur d'après le Deux Décembre, comme d'ailleurs le père de la comtesse elle-même. Telles sont les inconséquences d'un temps où les prétentions les plus raides se heurtent à d'irrésistibles nécessités de mœurs. Louis de Candale avait la passion de la grande chasse, et, si considérable que fût la fortune de sa femme, il lui fallait bien, pour satisfaire ce goût sans doute héréditaire et entretenir les premiers tirés de France, accepter quelques partners pris à son club. C'est ainsi que Mosé, dont l'unique affaire était de mener la vie élégante, et qui avait réussi à forcer la porte du Jockey par une diplomatie de dix années, se trouvait occuper dans le budget de Pont-sur-Yonne une place trop importante pour n'être pas traité en ami par son associé et la femme de cet associé. La comtesse, trop vraiment chrétienne, trop intelligente et trop juste pour donner dans le fanatisme anti-sémitique, affectait pourtant d'être très hostile aux étrangers, afin de ne presque pas recevoir son ennemie Mme Bernard, née Hurtrel, des Hurtrel de Bruxelles, et elle se tirait de cette petite contradiction qui admettait Mosé parmi ses intimes, par des phrases adroites, afin d'excuser cette exception en la soulignant. Elle vantait ce camarade du comte pour sa discrétion, pour son ton véritablement exquis, pour la générosité dont il donnait des preuves à toutes les œuvres de bienfaisance. Ces éloges étaient mérités. Car cet homme blond, chauve à quarante-cinq ans, avec des yeux très fins dans un mince visage exsangue, possédait au plus haut degré la suite dans la voie adoptée qui demeure le secret du succès de cette forte race dont il gardait le type malgré le baptême. Il tenait son rôle de gentleman avec une irréprochable rigueur. Si pourtant un philosophe s'était rencontré parmi les convives, n'aurait-il pas éprouvé une intense impression de l'ironie inhérente aux choses à voir le descendant du peuple le plus persécuté de l'histoire, assis sous une tapisserie donnée par un furieux persécuteur à un autre persécuteur? Et c'eût été pour lui une ironie encore de regarder Mme d'Arcole en train de manier de l'argenterie anglaise devant une table toute servie à l'anglaise, quand le premier duc d'Arcole s'était rendu célèbre par sa haine implacable contre le peuple britannique et sa lettre de provocation à Hudson-Lowe. Mais les philosophes ne vont guère dans le monde, et, quand ils y paraissent, c'est pour noyer aussitôt leur philosophie dans une débauche de snobisme. Il y a ainsi des dessous de contradictions absurdes à presque toute réunion, ne fût-ce que de cinq ou de six personnes. Le plus sage est de ne pas plus les scruter que ces personnes elles-mêmes. On eût fort étonné Mosé, tandis qu'il dégustait la crème d'asperges du potage, si on lui eût rappelé que le vieux Candale l'aurait probablement brûlé de ses mains; comme on eût étonné d'Artelles, occupé à servir la comtesse, sa voisine, en lui remémorant que son arrière-grand-père, à lui, poussait la charrue dans les plaines de Beauce; – comme on eût étonné Mme de Candale en lui démontrant que l'action d'avoir placé Casal à côté de Juliette n'était pas absolument digne d'une très honnête femme; – comme on eût étonné Juliette en lui affirmant que son indifférence, de plus en plus marquée envers son voisin, dissimulait un intérêt de plus en plus vif. Quant à Prosny, déjà occupé à déguster l'amontillado du premier service avec une joie de connaisseur, et au gourmand Candale qui se consolait de ne pouvoir inviter sa maîtresse par l'excellence de sa propre table, ils étaient à l'abri de toutes les surprises de la pensée, et Casal, lui, avait trop roulé de-ci de-là pour s'étonner jamais de rien.

Le dîner avait naturellement commencé par des commentaires de toute sorte sur l'accident de voiture dont Mme de Candale avait été la victime; puis, comme des chasseurs déterminés, fussent-ils d'ailleurs dans la morte saison, ne sauraient causer dix minutes sans que leur passion favorite entre en jeu, la mésaventure de la comtesse servit aussitôt de prétexte à des récits d'accidents de chasse, et de ces accidents eux-mêmes la conversation passa vite à des discussions d'armes. D'Artelles, avec sa rude figure de petit-fils de paysan, aimait à faire le coup de fusil presque autant que Candale, mais d'une tout autre manière. Par exemple, tandis que les rabatteurs poussaient devant eux le gibier que les chasseurs guettaient dans une allée, il lui arrivait souvent de leur fausser compagnie et de fouiller la plaine ou le bois tout seul. Il y avait en lui du braconnier, tandis que le goût véritable du comte Louis était uniquement la chasse à courre, la bête forcée et la fête seigneuriale de la curée. Pour la centième fois, ils se reprirent à discuter sur ces deux sortes de sport, puis à se remémorer des chasses mémorables, et l'on entendit des phrases comme celles-ci:

– «Vous rappelez-vous, d'Artelles,» disait Prosny, «cette chasse étonnante avec les grands-ducs à la Croix-Saint-Joseph? Sur combien d'oiseaux avons-nous tiré ce jour-là?..»

– «Trois mille,» répondait d'Artelles, «et voilà ma déveine: je n'avais pas de poudre de bois!»

– «Félicitez-vous-en,» interrompit Mosé, «ça brise les fusils. L'autre jour, nous chassions chez Taraval avec le petit La Môle, ses Purdeys étaient en capilotade après.»

– «Quel tireur, ce La Môle!» s'écria Candale.

– «Comment pouvez-vous dire cela?» répliqua Prosny, «tout au plus un bon premier second-fusil; voyons, vous qui connaissez Strabane!..»

– «Strabane! Strabane!» reprit d'Artelles, en hochant la tête.

– «Ah!» insista l'autre, «si vous l'aviez vu, comme nous, tuer six grouses d'affilée, dans un même vol, deux à son affût, deux au coup du roi, et deux par derrière…»

– «Parbleu!» dit Mosé, «tous les matins il s'exerce devant sa glace à recevoir ses trois fusils sans désépauler et ses domestiques à les lui passer…»

– «Alors il lui faut emmener deux hommes pour lui porter ses trois armes… Et vous appelez ça chasser?..» reprit d'Artelles.

– «Dites donc, Candale,» interrogeait Prosny, «c'est toujours le xérès que vous a cédé Desforges? Il est parfait.»

Mme d'Arcole écoutait ces discours, entendus cent fois, avec le placide silence italien qu'elle tenait de sa mère, à qui elle ressemble autant que Gabrielle lui ressemble peu, et Juliette complimentait cette dernière sur les fleurs qui paraient la table. Au milieu et dans un cache-pot d'argent ancien se dressait un bouquet de lilas blanc, de grandes roses jaunes et d'orchidées. D'autres orchidées, d'une nuance mauve avec des cœurs de velours violet, garnissaient deux autres cache-pot moins grands mais d'un aussi fin travail, et un tapis de violettes russes reliait entre eux ces trois bouquets. À cette sorte de sombre parterre la nappe blanche, les cristaux et la vaisselle plate faisaient comme une bordure brillante. Des bougies munies d'abat-jour roses, éclairaient cette table d'une lumière plus vive que le reste de la salle et permettaient d'en saisir le moindre détail, depuis les petites assiettes en argent pour le beurre, mises à côté de chaque personne, jusqu'à la grâce mignarde des figurines ciselées dans les pièces centrales du service. C'était un extrême atteint dans l'élégance qui s'obtient très rarement, même dans les maisons les plus comblées, car il suppose à la fois une énorme fortune, une hérédité séculaire d'aristocratie et un goût unique chez la maîtresse du logis. Quand Mme de Tillières se prit à vanter ce joli arrangement de fleurs et d'objets d'art, Casal releva la tête. Sa blonde voisine venait de dire à voix haute ce qu'il pensait tout bas, juste à cette seconde. Pris entre la conversation des chasseurs et les phrases échangées à travers la table par les deux amies, il n'avait pas encore placé vingt mots depuis le commencement du dîner. Il s'était contenté de regarder avec ce plaisir de l'impression exquise sur lequel les hommes d'une finesse native ne se blasent guère. D'ailleurs, quoiqu'il ne parlât jamais ni tableaux ni bibelots, il avait acquis un sens artiste assez aiguisé dans de longues causeries avec les deux ou trois peintres de valeur que la recherche du portrait fructueux, le caprice d'une grande dame galante ou la vanité de fréquenter des gens riches lance de temps à autre, pour leur perdition, dans la société des clubmen. Casal avait ainsi appris à voir; – action très simple et pourtant si rare que de tous les convives il avait seul goûté, avec Mme de Tillières, le délicieux décor des choses autour d'eux. Il avait de même remarqué l'harmonie de toilette des trois femmes: Mme de Candale tout en rouge avec l'or fauve de ses boucles; Mme d'Arcole tout en blanc avec la chaude langueur de son teint, ses bandeaux d'un noir épais et ses yeux d'un brun clair; Juliette avec ses cheveux cendrés et la grâce des reflets roses sous la dentelle noire. Après la phrase qui lui avait fait dresser la tête, il se prit à considérer sa voisine plus attentivement qu'il n'avait fait lors de leur présentation.

À cette première minute, et tandis qu'elle tressaillait, elle, de curiosité jusque dans ses fibres les plus profondes, il l'avait jugée, lui, comme maintes fois de loin au théâtre, une assez jolie personne, mais presque insignifiante. Les femmes qui possèdent plus de charme délicat que d'éclatante beauté risquent ainsi d'être méconnues d'abord. Elles ressemblent à ces fins paysages de notre France du centre que le touriste traverse rapidement pour courir vers d'autres, et qui découvrent sans cesse à leur familier de nouvelles raisons de les préférer. À détailler Mme de Tillières avec ce coup d'œil respectueusement indiscret dont les libertins bien élevés enveloppent les femmes, il reconnut que la taille de sa voisine était très mince et très souple, que la naissance des épaules, les bras et la ligne de la nuque indiquaient une irréprochable perfection de formes, enfin que les traits du visage, pour être un peu menus, étaient aussi d'une délicatesse presque idéale. Là-dessus, un autre se serait dit tout de suite: «Mais c'est une très jolie femme…» et aurait commencé de lui faire deux doigts de cour, – comme on chantait dans les naïves romances de jadis. Chez Casal, l'observateur, une fois mis en jeu, devait aussitôt dépasser la constatation physique et creuser jusqu'au caractère. À travers cette existence de fête continuelle qui était la sienne, il n'avait pas désappris à réfléchir. L'air de supériorité qui s'exhalait pour ainsi dire de toute sa personne ne mentait qu'à moitié. Sa qualité maîtresse, appliquée, faute de principes et faute aussi d'un talent positif, à des choses de pure élégance, était une force extrême de jugement. Il possédait, dans un domaine de futilités, le don précieux d'aller toujours droit à l'essentiel. Pour employer une expression, susceptible d'innombrables nuances comme la vertu d'esprit qu'elle désigne, il n'était jamais à côté. Un nouveau venu entrait-il au cercle, qu'il arrivât de province ou d'Amérique, qu'il fût Anglais, Russe ou Argentin, en quelques jours, Casal vous disait exactement ce que cet étranger avait dans le ventre, – admirable formule d'argot créée par ce Paris qui traite en effet les inconnus comme les petites filles curieuses font leurs poupées: elles les ouvrent d'un coup de ciseau après s'en être amusées, et sitôt ouvertes, sitôt jetées. Un tireur inédit se présentait-il sur la planche, en une séance Casal avait décomposé son jeu, presque aussi bien que Camille Prévost, le maître avec lequel il aimait le mieux à tirer, justement à cause de son impeccable analyse. Avec cela, il savait juger d'un cheval comme un maquignon, et d'un dîner comme un cuisinier. C'était lui qui, ayant accepté de faire l'intérim du commissariat de la table dans un club aujourd'hui disparu, le Fencing, avait, dès le second jour, appelé le chef pour lui demander simplement: «Pourquoi avez-vous employé aujourd'hui du beurre qui coûte dix sous de moins la livre que celui d'hier?..» Et c'était vrai. Cette précision de sens et d'intelligence allait du petit au grand, et Casal se trompait aussi peu sur l'avenir d'une pièce de théâtre, d'un acteur ou d'un livre. Ayant, en outre, le tact de se taire quand il ignorait, il n'était jamais pris en défaut; jamais il n'énonçait une de ces opinions médiocres qui rendent les beaux esprits de salon intolérables aux spécialistes.

Ce sont là quelques-unes des facultés qui donnent à un homme une maîtrise, et leur présence ou leur absence explique pourquoi, dans une carrière aussi unie et monotone que la vie de plaisir, certains personnages exercent une dictature, tandis que d'autres sont toujours à la suite. Le moraliste en est encore à comprendre comment la sûreté de l'observation, la modestie du bon sens, l'énergie de la conclusion exacte, peuvent se rencontrer ainsi, jouant à vide et sans que l'homme qui les possède ait l'idée de produire une action utile ou seulement sérieuse. Ce déséquilibre étrange entre le moyen et la fin traduit-il une timidité foncière, ou bien faut-il y voir une preuve de plus à l'appui de cette vérité si bien résumée par la sagesse du langage qui a dérivé le mot de corruption d'un verbe latin dont le sens est briser? L'habitude du plaisir précoce et continue aurait-elle pour résultat de rompre en nous, de dissoudre cette sève de notre être qui crée l'Idéal? Quelle que soit la cause de ce singulier effet, il est constant que Casal aura passé sa vie à partager les débauches de compagnons dont pas un ne le vaut et dépensé le meilleur de son esprit à résoudre des problèmes tels que celui qu'il se posa quand Mme de Tillières eut attiré son attention: «Qu'est-ce au juste que cette petite femme?» Et encore cette petite femme-là, comme il l'appelait irrévérencieusement dans sa pensée, valait-elle du moins la peine d'être étudiée.

Cette étude, commencée au moment où le maître d'hôtel offrait à la sensualité des convives un magnum de la bonne année de Cos d'Estournel, révéla tout d'abord à Raymond une agitation extraordinaire chez la jeune femme. Il en jugea ainsi aux brusques sautes d'idées qu'elle avait dans sa conversation avec Candale ou avec la comtesse, – car, pour lui, elle continuait à ne pas lui parler, – puis au frémissement de ses lèvres dans le sourire, enfin au battement de paupières par lequel elle semblait vouloir éteindre son propre regard. Il en conclut deux choses: l'une, que sous ces dehors de pastel adouci, avec ses cheveux d'un blond pâle, son teint transparent et ses yeux d'un azur clair, Mme de Tillières était sans doute une personne à impressions très vives, une passionnée toujours en train de se refouler et de se dompter; – l'autre, qu'il y avait à cette table quelqu'un à qui elle s'intéressait extrêmement. En une seconde il eut fait le décompte des hommes ici présents. Était-ce Candale, ce quelqu'un? Non. Elle lui parlait trop gaîment. D'Artelles? Le baron s'en fût aperçu depuis longtemps et n'aurait point passé, comme il le faisait, quatre de ses soirées sur sept dans les coulisses de l'Opéra. Prosny? Ce grand gourmand de vicomte se vantait lui-même d'avoir «dételé» depuis des années. Mosé? Mais Mme d'Arcole, avec qui ce dernier causait en aparté à cette minute même et à laquelle il faisait officiellement la cour depuis des mois, n'avait pas échangé avec Mme de Tillières une seule de ce œillades significatives que les femmes jalouses ne s'épargnent jamais, – si prudentes soient-elles. Que restait-il, sinon Casal lui-même? Malgré ses succès, ou peut-être à cause d'eux, le jeune homme n'était ni très vaniteux, ni trop modeste. Il se croyait parfaitement capable d'inspirer mieux qu'un caprice, une passion, et dès la première rencontre… Mais il croyait aussi qu'il pouvait déplaire jusqu'à l'antipathie, et il admettait même, ce qui prouve la trempe de son bon sens, qu'il passât inaperçu. Cela dépendait et de la femme et du moment de sa vie. À quelle crise de son existence sentimentale en était Mme de Tillières? Voilà ce que l'examen le plus pénétrant ne pouvait apprendre à un Parisien qui n'avait, pour tout renseignement sur elle, que de petites phrases comme celles-ci, entendues au hasard:

– «Mme de Tillières? C'est une charmante femme, et distinguée et simple…»

– «Allons donc, mon cher, c'est une insupportable poseuse…»

Ou encore:

– «Il y a pourtant d'honnêtes femmes dans le monde. Voyez Mme de Tillières: lui connaissez-vous un amant?..»

– «Bah! c'est une sournoise qui cache son jeu mieux que les autres, voilà tout…»

– «Si c'est moi qui l'occupe,» conclut Casal en lui-même, après cette première méditation, «c'est comme à l'escrime, il faut voir venir.»

C'était la sagesse, en effet, d'autant plus que Mme de Tillières avait dû certainement entendre parler de lui d'une façon sévère. Il connaissait trop sa situation personnelle pour en douter. Cela suffisait à lui tracer un rôle de mesure, de tact et de discrétion, en vertu de cette méthode pratiquée d'instinct par tous les hommes qui réussissent auprès des femmes: intéresser en déroutant. Il continua donc à s'effacer, s'interdisant les manières d'enfant gâté qu'il avait parfois, se posant en écouteur plutôt qu'en causeur, et réservé comme un secrétaire d'ambassade de la vieille école. Le résultat de cette tenue ne se fit guère attendre. Juliette, qui, elle-même, avait voulu voir venir son voisin, appréhenda que le dîner ne s'achevât sans qu'elle eût pu essayer de savoir ce qu'il y avait au juste derrière la physionomie de cet homme vers lequel elle continuait de se sentir trop attirée. Et ce fut elle qui lui posa tout d'un coup une question destinée à le faire causer.

– «Vous me croirez si vous voulez,» venait de dire Prosny, excité déjà par le vin à outrer son penchant naturel aux racontars invraisemblables, «mais j'ai connu en Normandie un braconnier qui chassait sans bras. Oui, messieurs, son petit garçon lui chargeait son fusil, le lui posait sur une pierre, et notre homme tirait… avec ses pieds!.. Ma foi, à l'affût, il tuait son lapin tout comme un autre…»

Comme la table entière se récriait sur cette fantastique anecdote, que le Normand Prosny confirmait de sa maigre et rouge figure, Mme de Tillières se tourna vers Casal, et, d'une voix un peu troublée:

– «Et vous, monsieur,» dit-elle, «vous n'avez donc pas de récits extraordinaires à nous conter, comme ces messieurs?»

– «Mon Dieu, madame,» fit le jeune homme en souriant, «c'est qu'il n'y a guère qu'un certain nombre d'histoires de chasse, et ils les auront bientôt toutes dites. Pourtant, je ne connaissais pas celle que vient de nous servir Prosny et qui dépasse un peu la permission… Mais il faut pardonner leurs gasconnades aux chasseurs, en pensant à ce que cette passion représente de vie saine et naturelle dans notre existence factice et frelatée de civilisés…»

– «J'avoue ne pas saisir,» reprit Juliette, «ce qu'il y a de bien sain et de bien naturel à se poster sept ou huit au bord d'un bois pour fusiller, à bout portant, de malheureux lapins et des faisans, que vous ne faites même pas lever vous-même…»

– «D'abord ce n'est qu'une espèce de chasse,» dit Casal, «mais c'est pourtant un commencement… On prend le goût d'un gibier plus difficile, et j'ai vu des camarades à moi, oh! pas beaucoup, mais j'en ai vu partir de là et finir par aller chasser le tigre aux Indes, le buffle en Afrique, et le mouflon dans le Turkestan. Croiriez-vous cela, madame, que trois de mes amis ont eu le courage d'aller chercher là-bas, sur les frontières de la Chine, une bête dont parlait le voyageur Marco-Polo, l'ovis poli, et ils l'ont retrouvée et tuée.»

– «Avez-vous fait vous-même de ces grandes chasses?» demanda-t-elle.

– «Quelques-unes,» répondit-il, «les plus faciles. Je suis allé aux Indes, et j'ai tué ma demi-douzaine de tigres, comme tout le monde. Mais j'ai gardé de ce voyage des impressions uniques… Quand on a vu se lever beaucoup d'aurores, par les fenêtres du cercle, cela vous change jusqu'au ravissement d'en voir d'autres à dos d'éléphant, et de traverser quelqu'une de ces vastes rivières qui coulent toutes roses et enluminées sous un ciel qui s'enflamme… Avec un peu de danger pour agrémenter le paysage, je ne dis pas que ça n'ennuierait pas à la longue, mais c'est exquis. Je vous jure qu'on trouve la vie de club et de fête bien mesquine à ces moments-là…»

– «Mais alors pourquoi la menez-vous?» interrogea-t-elle. Le petit frisson que donne à toutes les femmes la sensation du courage personnel de l'homme avait été si vif pendant ces quelques paroles de Casal, qu'elle avait cessé de se surveiller pour une seconde. Son exclamation la surprit elle-même, en la faisant un peu rougir. Elle se trouva trop familière et elle eut peur qu'il n'en profitât tout de suite pour se familiariser de son côté avec elle. Il eut la finesse de répondre en secouant la tête, avec une espèce de bonhomie gaie:

– «C'est l'histoire des femmes mal mariées, madame. C'est joué, c'est perdu. On a commencé à s'amuser, ou ce qu'on appelle ainsi, à vingt ans, parce qu'on était jeune; on continue à cinquante parce qu'on ne l'est plus… On est un inutile et un raté. Mais quand on le sait…»

Il riait, en disant cela, du rire d'enfant qu'il avait gardé et qui était une de ses grâces. Il y a toujours quelque ridicule pour un homme aussi comblé que l'était Casal, très riche, fêté partout et libre de ses actions, à laisser entendre qu'il a manqué sa vie. Mais ce rire sauvait ce ridicule qui, d'ailleurs, n'est pas perceptible aux femmes. Les plus fines, pourvu qu'elles aient du cœur, sont disposées à croire un homme qui leur jouera la comédie des destinées avortées. C'est leur roman secret, à elles toutes, de consoler ces misères-là. D'ailleurs, peut-être Casal ne mentait-il pas en condamnant une existence avec laquelle il n'aurait cependant pas pu rompre. Lui aussi était saturé de ses sensations habituelles. Il y eut un silence entre eux, durant lequel il se commit une de ces fautes de tact que le langage parisien désigne du terme assez inexplicable de gaffe. On en était aux trois quarts du dîner. C'est le moment habituel où éclatent ces étourderies que l'entraînement de la conversation et quelques verres des vin fin rendent presque inévitables. Le baron d'Artelles s'était mis à parler de Mme de Corcieux, que toutes les personnes présentes savaient avoir été la maîtresse de Casal. Il n'en disait rien de très méchant, mais ce rien suffisait à mettre le jeune homme dans une position un peu fausse.

– «Quelle diable d'idée,» continuait-il, «cette pauvre Pauline a-t-elle eue de se teindre subitement en blond? Elle n'a donc pas une amie pour lui dire que ça lui donne dix bonnes années de plus, et elle commence à n'en plus avoir besoin, de ces dix années-là, ni même de cinq…»

– «C'est comme le vieux Bonnivet, que vous avez dû voir souvent, madame,» dit le politique Mosé en s'adressant à Gabrielle de Candale afin de couper la conversation, «vous savez s'il se teignait?»

– «Vous voulez dire s'il se cirait,» dit Candale.

– «S'il se salissait,» dit Mme d'Arcole.

– «Bref,» reprit Mosé, «qu'il fût teint, ciré ou sali, il cachait la chose à tout le monde, y compris son coiffeur, qui me disait d'un ton si comique: «Si j'osais lui en parler seulement, monsieur, je lui ferais ça si bien.» Bref, notre Bonnivet tombe malade. Ses rhumatismes lui nouent tous les membres. Je vais le voir et je le trouve blanc comme neige. Devinez son premier mot: «Voyez comme j'ai souffert, Mosé, j'en ai blanchi.»

– «Cela n'empêche pas,» insista d'Artelles, lequel, comme tous les gaffeurs, tenait à son idée, «que Mme de Corcieux pourrait bien se tenir tranquille. Voyons, quel âge a-t-elle à peu près? Vous devez savoir ça, vous, Casal?..»

Ces mots n'eurent pas plus tôt été prononcés que l'imprudent causeur sentit leur indiscrétion, et, s'arrêtant tout court, il devint pourpre au milieu du silence de toute la table, ce qui acheva de rendre l'attitude du jeune homme plus délicate. Il ne pouvait ni attaquer ni défendre son ancienne amie. Il fut naturel et dit simplement:

– «Mme de Corcieux? Mais quand je l'ai saluée à l'Opéra l'autre semaine, elle avait l'âge d'une très jolie femme, et Bonnivet, lui, tout ancien pair de France qu'il fût, étalait sur les fauteuils de l'Agricole un très vieil homme, et terriblement cassé, quoiqu'il eût l'habitude de dire avec son grand air: «Il n'y a pas d'âge, il n'y a que des forces…»

Tout le monde rit et la causerie tourna. Casal, qui avait eu la sensation de plaire à sa voisine, très particulièrement, prit soin que l'entretien restât général pour raconter avec un joli tour deux ou trois anecdotes de son voyage au Japon. Il trouva le moyen d'être si gentiment spirituel, qu'une fois sortis de table, la comtesse s'approcha de lui, et, malicieusement:

– «En avez-vous fait des frais pour mon amie,» lui dit-elle, «et, soyez content, vous lui avez plu. Et maintenant, allez fumer en paix… Mais vous ne fumez pas, vous? Seulement, je vous connais, vous voulez causer avec ces messieurs un peu plus librement et boire votre eau-de-vie en paix… N'en buvez pas trop, et revenez-nous vite…»

Le jeune homme sourit en s'inclinant. Mais quand, une heure plus tard, ses compagnons revinrent du fumoir, Mme de Candale chercha en vain parmi eux sa mâle et spirituelle figure. Il avait eu la coquetterie de disparaître sur son succès. Elle regarda Juliette, qui, elle aussi, venait de constater cette absence et qui, ne se sachant pas observée, fronçait ses jolis sourcils. Lorsque à onze heures moins un quart on annonça la voiture, ce petit mouvement d'humeur durait encore, et la malicieuse question de la comtesse au baiser d'adieu n'était pas faite pour dissiper cette humeur:

– «Tu ne t'es pas trop ennuyée?» demanda-t-elle. «Tu vois que Casal vaut mieux que sa réputation.»

– «Mais,» dit Juliette, en riant d'un rire un peu forcé, «il ne m'a pas beaucoup laissé le temps de le juger.»

– «C'est tout de même vrai qu'elle est blessée qu'il soit parti si vite. A-t-il été maladroit!» pensa Gabrielle quand son amie eut disparu. En quoi, toute fine qu'elle était, elle se trompait, car, dans son coupé, en train de rouler vers la rue Matignon, Mme de Tillières ne songeait qu'à ce prétendu maladroit, et ce lui fut une surprise presque douloureuse quand le valet de pied qui ouvrit la porte de l'appartement lui dit, en la débarrassant de son manteau:

– «M. le comte de Poyanne est là qui attend Madame la marquise.»

Elle l'avait absolument oublié.

Un Coeur de femme

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