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III
L'AUTRE

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Juliette n'aimait rien tant d'habitude que les longues causeries au coin du feu à ces heures un peu défendues. Ce goût lui était si naturel qu'elle recevait de la sorte, non seulement l'homme qui avait tous les droits sur son intimité, mais encore les plus platoniques d'entre ses fidèles: et d'Avançon et Félix Miraut et de Jardes et Accragne, – les uns et les autres toujours isolément. Il y avait bien là quelque prudence féminine, car la multiplicité de ces visites interdisait tout commentaire aux domestiques. Il y avait surtout cet art d'amitié qui a rendu cette femme inoubliable aux privilégiés pour lesquels il s'est exercé. Elle avait deviné combien est fort sur un homme, dans cette vie de Paris si banale et si foulée, le charme d'un coin de salon où il trouve, à une heure fixée, une créature jeune, élégante et fine, qui l'écoute longuement; et elle le console ou le consulte tour à tour, avec cet air de n'avoir d'intérêt dans son existence que pour les minutes ainsi passées dans un tête-à-tête innocent et vaguement clandestin. Le cœur s'ouvre alors avec plus de liberté. Les secrètes confidences arrivent aux lèvres, et, par nature, Mme de Tillières avait la passion des confidences. Elle possédait ce tendre penchant qui, perverti en pédantisme ou en vanité, crée les Muses et les Égéries des hommes célèbres, qui, tourné en sainteté, fait les grandes religieuses. Elle se plaisait à envelopper d'une influence intelligente les personnes auxquelles elle s'intéressait. L'amour avait redoublé en elle ce délicat plaisir auquel elle avait dû les plus douces heures de sa liaison avec Poyanne. Que de soirées elle avait passées ainsi dans la première période de leur affection, et avant qu'elle ne devînt sa maîtresse, à l'écouter indéfiniment raconter les misères de sa vie!.. Il disait son enfance mélancolique dans l'ombre du vieil hôtel Poyanne, à Besançon, sa mère morte, et la sévérité si dure de son père qui lui avait endolori toute sa jeunesse. Il disait son mariage avec une jeune fille longtemps aimée, ses premières jalousies, sa honte de ses propres défiances, puis l'évidence de la trahison – et quelle trahison! avec l'ami d'adolescence qu'il avait le plus chéri. Les heures d'autour le minuit paraissaient trop courtes alors à Juliette pour suivre ce drame, scène par scène, sentiment par sentiment, et le duel entre les deux amis, où tous deux avaient été blessés, et la fuite de Mme de Poyanne, et les désespoirs du comte, puis sa reprise à la vie par l'énergie du devoir, sa campagne en 1870 comme capitaine des mobiles du Doubs, son entrée dans la politique lors de l'Assemblée de Bordeaux. Et quand la pitié l'eut menée à la tendresse d'abord et ensuite à l'abandon entier de sa personne, quand elle fut devenue l'épouse mystérieuse de cet homme malheureux, que de soirées encore elle avait connues, où elle recueillait avec l'avidité d'une compagne aimante le récit de la journée du courageux orateur, – lui rendant la foi en lui-même aux crises de lassitude, éveillant sa prudence sur tel ou tel écueil caché, l'admirant avec un enthousiasme ému quand cet athlète invincible de la cause conservatrice déployait devant elle, et pour elle seule, l'horizon de ses projets et la générosité de ses doctrines; – et tout cela sans jamais dépasser son rôle de femme, avec une légère et caressante façon d'écouter ou de parler qui excluait jusqu'à l'ombre d'une prétention. En étant ainsi, elle ne calculait pas, elle cédait à sa nature, tout simplement. Comme certaines organisations ont, d'instinct, le sens et le goût de la musique ou de la peinture, de la mécanique ou de la poésie, elle avait, elle, le sens et le goût du cœur des autres, – charmante faculté, car elle permet d'exercer la plus rare des charités, la plus bienfaisante: celle de l'âme, – mais faculté dangereuse, car elle confine à la coupable curiosité de l'expérience sentimentale, et surtout elle nous entraîne vite aux compromis de conscience, aux dédales des situations fausses. Dans les déclins de passion, par exemple, comment trouver en soi la loyauté nécessaire à la noblesse des ruptures, si l'on continue, victime de ce pouvoir de sympathie, à sentir souffrir l'être que l'on a cessé d'aimer d'amour? Percé jusqu'à l'âme par l'âcre sensation des chagrins que l'on cause, on se laisse aller à mentir pour épargner ces chagrins-là. On recule un aveu qui eût été moins cruel proféré durement. On prolonge des agonies dont on est l'auteur par de déshonorantes complaisances. On devient perfide pour avoir été trop tendre. Ironie étrange des contradictions du cœur qui tourne au vice nos meilleures vertus et nous fait mal agir pour avoir senti trop vivement!

Ces réflexions sur les avantages et les périls de son propre caractère, Juliette ne se les était jamais formulées, quoiqu'elle se fût dit souvent. «Je suis trop faible,» ou «J'aurais dû parler nettement,» à propos de telle ou telle petite circonstance qui eût exigé un «non» précis et désagréable à quelqu'un de ses amis. Il en est de notre caractère comme de notre santé. Nous en souffrons longtemps avant de nous savoir malades. Mme de Tillières ne savait pas davantage pourquoi bien des choses qui faisaient sa joie, les autres années, faisaient maintenant son malaise; par exemple ces tête-à-tête du soir avec Poyanne, où ils demeuraient l'un et l'autre silencieux pendant des dizaines de minutes; – et les efforts qu'ils tentaient, ou lui ou elle, pour rouvrir la causerie, marquaient mieux le contraste entre les soirées d'aujourd'hui et celles de jadis. Elle trouvait chaque fois, pour s'expliquer cette gêne, qu'elle jugeait momentanée, une raison tirée d'un détail quelconque. Ainsi, quand, à son retour de l'hôtel de Candale, la simple phrase du domestique sur la présence de Poyanne lui infligea un petit sursaut de réveil presque douloureux, elle attribua tout de suite ce frisson pénible à la peur d'avoir froissé son amant; d'autant plus qu'à un second regard, et tandis qu'on la débarrassait de son manteau, elle reconnut le valet de chambre du comte debout dans un coin de l'antichambre. À sa question, cet homme répondit:

– «J'attends les épreuves du discours de Monsieur pour les porter à l'imprimerie…»

– «C'est vrai, il a parlé,» se dit Juliette «il va m'en vouloir de ce que je rentre si tard. Je ne l'ai pas habitué à lui montrer si peu d'intérêt.»

En réalité cette visite lui était rendue désagréable par le besoin qu'elle éprouvait de continuer la solitaire rêverie de sa voiture et de penser librement à Casal. Telle était la profondeur de l'impression produite sur elle par cette rencontre. Mais comment aurait-elle admis cette cause à sa contrariété, quand elle était si persuadée qu'elle aimait Poyanne pour toute sa vie? C'était l'honneur de sa faute que cette persuasion-là. Combien on se fait illusion à soi-même, et des années, sur ces fins de sentiments!.. Puis il suffit d'une heure pour que cette illusion ne soit plus possible. Juliette devait l'éprouver ce soir même.

– «Vous êtes fâché contre moi, mon ami,» dit-elle en rentrant dans le petit salon Louis XVI, plus doucement pâle encore aux clartés mêlées du feu et des lampes. Le comte se tenait assis au bureau d'où elle lui avait écrit cette après-midi. Quand il la vit, il se leva en hâte pour lui baiser les doigts, et, lui montrant les papiers qui encombraient la mince tablette:

– «Fâché?» répondit-il, «vous voyez que je n'ai pas eu le temps de l'être. Je travaillais chez vous en vous attendant, ce dont vous m'excuserez, n'est-ce pas? Nous sommes sortis de séance si tard, et j'avais les épreuves de mon discours à corriger pour l'Officiel. J'ai dit à Jean de me les apporter chez vous, et fort heureusement,» ajouta-t-il avec la bonne humeur de la corvée accomplie, «elles sont presque finies… Vous permettez?»

Il acheva, en se rasseyant, de tracer quelques signes dans les marges, puis il réunit les feuillets épars, qu'il glissa dans une grande enveloppe déjà préparée, et il alla lui-même remettre le paquet au valet de chambre qui l'attendait dans le vestibule. Tout ce manège ne dura pas dix minutes. Pourquoi Juliette, qui, dans l'appréhension d'un froissement de son ami, s'était faite d'avance tendre et caressante, se trouva-t-elle presque froissée elle-même et en tout cas déconcertée par le calme de cet accueil? Certes, la faute qu'elle avait commise en s'intéressant à Casal toute la soirée, au point d'oublier Poyanne, était bien vénielle dans l'ordre des faits. Il n'en allait pas ainsi dans l'ordre du cœur. Quoiqu'elle ne s'en rendît compte qu'obscurément, elle aurait souhaité que son amant, par une mauvaise humeur un peu injuste, l'acquittât de cette faute et lui permît de la réparer en gentilles câlineries. Le contraste entre son trouble intime et la tranquillité apparente de Poyanne lui infligea en même temps une sensation de froideur. À maintes reprises et depuis que son amour commençait de dépérir, il lui avait semblé qu'Henry n'avait plus vers elle les mêmes élans de tendresse. C'est le premier signe et le plus singulier mirage d'une passion décroissante et qui ne le sait pas: nous reprochons à ceux que nous aimons moins de ne plus nous aimer autant, – et nous sommes de bonne foi! Jamais Mme de Tillières n'avait éprouvé cette impression de quelque chose de mort entre elle et Poyanne comme à ce moment. Elle s'était approchée de la cheminée, et, tendant au feu ses pieds chaussés de bas de soie à jour, elle suivait dans la glace les moindres mouvements du comte qui vaquait, avec une minutie d'auteur, aux derniers soins de ses épreuves. Pourquoi une autre image s'interposa-t-elle soudain, jusqu'à lui remplacer celle de son amant? Pourquoi, dans l'éclair d'une demi-hallucination, vit-elle l'homme à côté de qui elle avait dîné, le «beau Casal,» comme Gabrielle l'avait appelé, – avec sa silhouette robuste et svelte, avec ses gestes souples dont chacun disait la force, avec son masque si viril dans sa lassitude? Et voici que, cette image du souvenir s'étant effacée pour laisser la place à celle de la réalité, elle aperçut de nouveau dans la glace celui à qui elle appartenait par son libre choix et depuis des années. Il lui apparut tout d'un coup et par le contraste, si gauche, si chétivement souffreteux que cette comparaison lui causa un malaise presque insoutenable.

Henry de Poyanne, alors âgé de quarante-quatre ans, était assez grand et mince. Naturellement délicat, les fatigues de la vie parlementaire, succédant aux chagrins rongeurs de sa jeunesse, avaient comme consumé sa santé. Ses épaules étroites se voûtaient un peu par l'habitude de travailler assis. Ses cheveux blonds grisonnaient et se faisaient rares. Son teint se plombait de ces couleurs bistrées qui disent la lassitude du sang, les désordres de l'estomac et l'énervement d'une existence toute sédentaire. Il y avait bien de l'aristocratie encore dans ces lignes d'un visage presque émacié et d'un corps que le frac de soirée dessinait dans sa maigreur; mais on y sentait aussi la pauvreté de la nature et un précoce épuisement. Le regard des yeux bleus, d'un beau bleu loyal, et le pli hautain de la bouche rasée restaient magnifiques. Ils révélaient ce qui soutenait le généreux orateur depuis sa première et malheureuse enfance: l'ardeur contenue du sentiment, la foi profonde, l'invincible énergie de la volonté. Une femme ne pouvait s'être donnée à cet homme que par les meilleures qualités d'elle-même, par enthousiasme pour son éloquence, ou par le passionné désir de panser les blessures dont avait saigné cette destinée. C'étaient bien aussi les deux motifs qui avaient déterminé l'abandon de Mme de Tillières. Mais c'est le danger de ces liaisons fondées uniquement sur le romanesque, et dans lesquelles la maîtresse a cédé à l'admiration intellectuelle ou à la pitié sentimentale: il vient toujours une heure où cette admiration se lasse par l'accoutumance, où cette pitié s'émousse par sa satisfaction même. Cette maîtresse alors ouvre les yeux. Elle tremble de s'être trompée sur la nature de ses sentiments, et trop tard! Heureuse encore celle en qui cette pensée s'éveille, hors de tout motif étranger et sans que le charme émané d'un autre homme soit le principe secret de ce soudain désenchantement! Toutefois, si Juliette eut dans ses prunelles claires, qui fixaient avidement la glace, ce passage du plus amer regret qui puisse traverser une âme fière, Henry de Poyanne ne le remarqua pas lorsqu'il se rapprocha d'elle, – non, pas plus que le maître d'hôtel qui apportait, dans ces soirées de tête-à-tête, le plateau en argent chargé de la bouilloire, de la théière, des gâteaux, avec le flacon d'eau-de-vie et l'aiguière de boisson glacée parmi les verres et les tasses.

– «Vous avez beaucoup travaillé, voulez-vous que je vous prépare votre grog?» dit la jeune femme en se retournant vers le comte et lui montrant le plus joli sourire de gâterie. Ces sourires-là peuvent-ils être qualifiés d'hypocrites? Ils ont pour but d'épargner d'inutiles peines, et celles qui les ont aux lèvres se croiraient coupables d'y laisser monter leur secrète amertume. Elles ne savent pas sur quel chemin elles s'engagent à la première minute où elles commencent de ne plus avoir le regard et le visage de leur cœur, ne fût-ce que pour accomplir cette insignifiante action d'offrir une boisson familière à celui qu'elles veulent encore charmer.

– «Volontiers,» répondit le comte à l'offre de son amie; et il se mit à la regarder à son tour, qui de ses fines mains commençait de verser l'eau chaude dans un verre russe à gaine de vermeil ciselé, puis y broyait les morceaux de sucre avec la cuiller. Elle était adorable d'attitude, assise près du plateau, et plus pareille que jamais à un pastel de l'autre siècle avec l'or pâli de ses cheveux. Ses beaux bras dégagés des manches avaient de si gracieuses souplesses, l'harmonie de sa toilette noire et rose avec son teint un peu animé par la flamme du foyer était si délicatement voluptueuse que, presque malgré lui, le comte se rapprocha d'elle:

– «Comme vous êtes jolie ce soir,» lui dit-il, «et quel bonheur de me retrouver auprès de vous au sortir de cette aride et dure politique!»

Tout en parlant, il se penchait pour lui prendre un baiser; mais elle, détournant la tête avec un geste de légère impatience:

– «Prenez garde,» fit-elle, «vous êtes si maladroit que vous allez me faire répandre tout ce flacon.»

Elle était en effet sur le point de verser dans le grog une cuillerée d'eau-de-vie, à la seconde où Poyanne s'était appuyé pour l'embrasser sur le dossier de sa chaise. Ce n'était rien, ce petit mot, et il n'y avait qu'un peu de mutinerie coquette dans le mouvement par lequel elle lui déroba son visage et laissa le baiser effleurer seulement la soie souple de ses cheveux. Pourtant, il s'éloigna aussitôt, en proie à une pénible impression, celle de l'amant dont la maîtresse ne vibre pas à l'unisson de son cœur, à lui. Oui, ce n'était rien, ce geste de retraite; mais quand des scènes semblables de gracieuse rebuffade se sont produites une centaine de fois, cet amant finit par éprouver une peur horrible, celle de déplaire, qui éteint le feu des regards, contracte le cœur et ferme la bouche aux paroles d'amour. Là résidait le principe du malentendu qui devait de plus en plus séparer ces deux êtres. Sans y réfléchir et obéissant à cette instinctive diminution de tendresse qu'elle subissait depuis tant de jours, Juliette infligeait trop souvent ces refus de caresse à cet homme qu'elle accusait ensuite en elle-même d'indifférence. Elle continuait à préparer le breuvage promis, piquant avec la pointe de la fourchette une des tranches de citron déposées dans une assiette, puis ayant goûté au grog du bout des lèvres:

– «Vous voyez,» dit-elle d'un air de reproche, «il est trop fort, vous me l'avez fait manquer, et il faut que je vous en prépare un autre.»

– «Ne vous donnez pas cette peine,» répondit-il, en faisant mine d'approcher.

– «Cette fois,» reprit-elle, «je vous défends de bouger et de me gêner dans ma petite cuisine.»

– «On vous obéira,» dit-il; et, accoudé sur le marbre de la cheminée, il la regarda de nouveau sans qu'elle donnât plus d'attention à ce regard qu'il n'en avait donné lui-même tout à l'heure à l'expression de ses yeux, à elle, en train de fixer la glace. Il se rendait bien compte que d'avoir détourné la tête de son baiser n'était qu'une taquinerie, qu'un enfantillage. Et cependant cet enfantillage allait suffire, il le comprenait, à empêcher qu'il ne prononçât, ce soir, une certaine phrase. Des lettres reçues dans la matinée lui avaient appris que sa présence était réclamée dans le Doubs pour une double élection au Conseil général. Il s'agissait d'enlever ces deux sièges à des adversaires politiques au profit d'hommes qui, appuyés de son éloquence, passeraient sans doute, et il prenait trop au sérieux sa mission de leader pour manquer à ce devoir. Il était venu rue Matignon avec le projet de demander un rendez-vous à Mme de Tillières afin de lui dire adieu, avant son départ, ailleurs que chez elle, et maintenant, sur ce simple recul en arrière à l'approche de son baiser, il se sentait incapable d'articuler ce désir. Cette timidité passionnée, même dans des rapports qui semblent l'exclure nécessairement, eût fait sourire un héros de galanterie, Casal, par exemple, si quelque confidence l'eût initié à ce tête-à-tête du comte et de Juliette. Elle constitue néanmoins un phénomène sinon commun, cependant assez fréquent pour qu'il mérite d'être analysé dans ses causes.

Chez certains hommes, et Poyanne était du nombre, très purs dans leur jeunesse et plus tard trahis cruellement, il s'établit une défiance d'eux-mêmes presque invincible, et ce malaise se traduit par une pudeur plus féminine que masculine à l'égard des réalités physiques de l'amour. La passion ne s'éveille chez eux qu'accompagnée d'une anxiété presque douloureuse, et cette anxiété leur rend facilement presque intolérables les circonstances extérieures que comporte la possession. Rien de plus inintelligible à un libertin que cette délicatesse quasi morbide qui ne s'abolit que dans le mariage. La vie conjugale, avec sa cohabitation quotidienne et son intimité avouée, épargne seule à ces malades de scrupule l'angoisse toujours croissante du rendez-vous à demander, et, quand ils l'ont obtenu, le remords de la faute où ils entraînent leur chère complice. Après des années de liaison, Henry de Poyanne en était là que son cœur battait à se rompre au moment de prononcer cette simple petite phrase:

– «Quand vous verrai-je chez nous?..»

Pourtant ce «chez nous» signifiait le plus délicat des aménagements, le mieux fait pour sauvegarder les susceptibilités les plus effarouchées. Juliette lui avait appartenu pour la première fois à Nançay, dans la dangereuse solitude de quinze jours passés là, sous les yeux indulgents d'une mère incapable d'un soupçon. La jeune femme avait cédé à ce mouvement irrésistible de charité exaltée que provoquent chez les nobles cœurs les confidences trop mélancoliques. C'est alors un désir presque fou d'abolir dans une autre âme un passé d'affreuse détresse. Elle s'était donnée ainsi par une ivresse de pitié, par une de ces surprises qui demeurent souvent sans lendemain, mais seulement quand elles se rencontrent, comme il arrive, avec l'habitude des aventures. Si contradictoires que puissent paraître les termes de cette observation: plus une femme est galante, plus elle a de force pour se reprendre quand elle s'est une fois livrée. Juliette, elle, s'était considérée comme engagée pour la vie par ce premier sacrifice. Mais ç'avait été un sacrifice tout de même, et Poyanne avait voulu que cette intrigue, qu'il considérait comme un mariage secret, ne fût souillée d'aucune des vulgarités qui représentent l'horrible rançon des amours coupables. Il avait choisi, à Paris, pour y recevoir son amie, un logis dans une des rues solitaires de Passy, au rez-de-chaussée, avec une porte qui ouvrait avant celle du concierge, afin qu'elle n'eût à craindre l'insolence d'aucun regard. Il avait garni cet appartement de meubles précieux, pour qu'au jour de leur mariage officiel, si ce jour devait jamais venir, ces meubles pussent prendre place dans leur maison de famille et rattacher à leur existence d'époux le souvenir sanctifié de leur affection cachée. Cependant, il n'avait jamais attendu sa maîtresse dans cet asile sans frémir d'appréhension à l'idée qu'un passant pouvait la voir qui descendait furtivement d'un fiacre à la porte! En venant ainsi le retrouver, elle ne trahissait aucun serment, puisqu'elle était libre. Elle ne trompait pas un mari confiant, elle ne délaissait pas des enfants négligés, mais il lui fallait mentir à sa mère, puisque les existences des deux femmes étaient si étroitement unies; et ce mensonge, pourtant bien véniel, le comte ne se pardonnait pas à lui-même d'en être la cause. Si épris qu'il fût de cette tête charmante, dans les yeux bleus de laquelle il avait bu l'oubli de ses misères, ou peut-être parce qu'il en était épris avec l'idéalisme natif de son âme, il souffrait qu'une pensée mauvaise y naquît dont il fût le principe. Ces motifs réunis avaient maintenu cet amant inquiet dans un état de sensibilité souffrante qu'un détail fera mieux saisir: depuis un an Juliette et lui ne s'étaient pas rencontrés six fois dans leur asile de Passy. L'impossibilité, pour le comte, de provoquer une explication parce que tout lui était trop aisément blessure, l'inconscient détachement de la jeune femme qui, de bonne foi, se croyait moins aimée, le cours de la vie qui nous mène d'une pente insensible et sans crise à des malentendus irréparables, tout avait contribué à produire ces relations étranges. Mais peut-être ne paraîtront-elles pas si anormales à ceux qui, par métier ou par goût, ont reçu beaucoup de confessions, et qui savent combien de significations diverses ces mots si simples en apparence, d'amant et de maîtresse, peuvent envelopper? Poyanne, lui, se souciait peu que sa situation, vis-à-vis de Mme de Tillières, fût humiliante ou non pour cet amour-propre du sexe qui fait le fond du cœur chez presque tous les hommes. Il souffrait de l'aimer et de sentir qu'il était de plus en plus séparé d'elle. Il se reprochait, lui si brave dans la guerre et au Parlement, d'être en présence de cette femme, paralysé d'une irrésistible émotion. Et, comme ce soir, cet orage intérieur se déchaînait à propos de contrariétés qu'il jugeait insignifiantes, et sans que rien décelât son trouble qu'une contraction de ses traits où Juliette voyait les traces des tourments politiques, et il n'avait pas le courage de la détromper. Les reproches du cœur sont-ils possibles à formuler? Celle qui ne les devine pas à l'avance les comprendrait-elle, et, si elle les devinait, elle ne les mériterait pas? Et puis, le moyen de répondre par des plaintes profondes où gémisse toute une agonie, à une femme qui vient à vous, la fossette de sa bouche creusée dans un demi-sourire, tenant d'une main une petite serviette frangée et de l'autre un verre brûlant, et elle vous dit:

– «Cette fois, j'espère que le grog sera de votre goût… Pauvre ami, vous avez l'air brisé. Je suis sûre que cette séance a de nouveau été terrible. Mais qui vous a décidé à parler, car vous hésitiez encore hier?»

– «Merci!..» fit le comte, qui vida le verre à moitié; puis, le posant sur la cheminée: «Ce qui m'a décidé à parler?..»

La question de son amie, en lui donnant un prétexte à s'entretenir d'autre chose que de ses pensées, soulageait trop son malaise pour qu'il n'y répondît pas longuement. Il se prit à marcher de long en large dans la chambre, comme c'est l'habitude des orateurs qui préparent un discours ou qui le racontent:

– «Ce qui m'a décidé à parler,» répéta-t-il «c'est le même outrage d'égoïsme jeté toujours à mon parti. Non, je ne laisserai jamais dire sans protester, dans une assemblée française dont je serai membre, que nous autres, monarchistes et chrétiens, nous n'avons pas le droit de nous inquiéter des misères du peuple… De Sauve venait d'interpeller le ministère sur cette horrible grève du Nord et la répression qui a suivi. Un orateur de la majorité avait répondu en débitant des phrases que vous devinez sur l'ancien régime, – comme si les quelques progrès dont notre âge se vante ne se fussent pas produits, et plus rapides et plus définitifs, par la seule force des années, sans la boucherie de la Révolution, sans les massacres de l'Empire, sans Juin et sans la Commune!.. Je ne leur ai rien dit que cela, et ma vieille thèse que seuls, au contraire, nous avons qualité pour résoudre cette question ouvrière, nous qui nous appuyons sur l'Église et sur la Monarchie, les deux grandes forces historiques du pays!.. Je leur ai montré que nous pouvions tout sauver de ce que les programmes des pires socialistes ont de réalisable, – tout sauver et tout diriger ensuite… Mais vous connaissez mes idées. Je les ai défendues une fois de plus, sentant la gauche frémir sous l'évidence de mes arguments, acclamé par nos amis… Et à quoi bon?.. Ah! les écrivains de nos jours qui font métier de peindre toutes les mélancolies ne l'ont jamais décrite, celle-là, cette tristesse de l'orateur qui combat pour une doctrine à laquelle il croit avec l'âme de son âme; et puis ses partisans l'applaudissent, comme un artiste, comme un virtuose, sans que de sa parole il puisse germer seulement une action… À gauche et à droite, toute la vie politique aujourd'hui tient dans des intrigues de couloir, dans des combinaisons de groupes qui sont misérables, et avec lesquelles ils perdent la France. Et je leur ai dit cela encore, une fois de plus, et vainement, si vainement!..»

Il allait et venait, prenant et reprenant un thème un peu bien grave pour une de ces séances du Parlement, comme il y en a eu d'innombrables depuis la guerre, écœurantes de bavardage vide!.. Juliette savait que l'accent de sa voix ne mentait pas. Elle connaissait avec quelle ferveur de conviction Poyanne avait embrassé une cause sur laquelle l'avenir jugera en dernier ressort, et son espérance invincible d'opérer la suture entre les deux Frances, œuvre manquée du siècle, par une monarchie appuyée à la fois sur le droit traditionnel et sur le sens intime des problèmes modernes. Elle s'était autrefois intéressée passionnément à ces rêves d'un homme d'État qu'elle sentait sincère, qu'elle devinait incompris, qu'elle voulait heureux. Mais elle était femme, et, comme telle, du jour où son amant avait commencé de lasser sa tendresse, ces nobles idées avaient commencé de lasser aussi son gracieux esprit. Quiconque vit beaucoup par la pensée, artiste ou savant, chef de parti ou écrivain, possède un infaillible moyen de mesurer la décroissance d'affection que lui porte sa maîtresse, son épouse, et même son amie. Du jour où elle cesse de lui accorder ce fanatisme d'intelligence qui est pour l'ouvrier de l'esprit un aliment vital, elle lui a retiré en secret la dévotion du cœur, quitte à protester au nom du cœur même contre la possession de cet époux, amant ou ami, par le travail professionnel, comme fit Mme de Tillières au moment où le comte s'arrêta de parler.

– «Tout cela est bien beau,» dit-elle, «mais en attendant, si vous pensiez un peu à votre amie?»

– «Si je pensais à vous?» répliqua-t-il avec une sorte de mélancolique surprise, «et pour qui donc souhaité-je que mon nom soit illustre?.. Auprès de qui ai-je puisé l'énergie de supporter tant de déceptions amères?..»

– «Ah!» fit-elle, en hochant joliment sa tête blonde, «vous savez répondre. Mais voulez-vous que je vous prouve combien vous avez peu pensé à moi aujourd'hui?»

– «Prouvez,» dit-il en s'arrêtant étonné.

– «Eh bien! vous ne m'avez pas seulement demandé avec qui j'avais passé la soirée.»

– «Mais,» fit-il naïvement, «puisque vous m'avez écrit que vous dîniez chez Mme de Candale!»

– «Il n'y avait pas qu'elle,» reprit Juliette, en proie à ce singulier démon de curiosité qui pousse à de certains moments les meilleures femmes à tâter la jalousie d'un homme en lui parlant d'un autre.

– «Elle n'est pas fâchée contre moi de ce que je suis si en retard avec elle?» demanda le comte, sans prendre garde à cette coquette insinuation.

– «Pas le moins du monde,» dit Mme de Tillières, qui continua, comme indifférente: «J'ai dîné là auprès de quelqu'un que vous n'aimez guère.»

– «Et de qui donc?» interrogea enfin Poyanne.

– «M. Casal,» fit-elle en regardant l'effet produit sur le visage du comte par ce nom de l'ancien amant de Mme de Corcieux.

– «Comment Mme de Candale a-t-elle des connaissances pareilles?» dit Poyanne avec une conviction qui, à la fois, divertit et irrita Juliette. Elle en sourit, parce que c'était précisément la phrase qu'elle avait annoncée à son amie. Elle en fut irritée, parce que ce mépris faisait la plus cruelle critique de l'impression produite sur elle par Casal. Et le comte insistait: «C'est sans doute son mari qui le lui impose. Candale et Casal, les deux font la paire. Encore ce dernier, par son existence de bookmaker et de viveur, ne déshonore-t-il pas un des grands noms de notre histoire.»

– «Mais,» interrompit Juliette, «je vous affirme que j'ai causé très agréablement avec lui.»

– «Et de quoi?» demanda Poyanne. «Il a terriblement changé si vous avez pu tirer de lui une phrase qui trahisse autre chose que des goûts de tripot et d'écurie. Allez, je ne l'ai que trop subie, sa conversation, chez les Corcieux, et celles des quatre ou cinq de ses camarades que cette pauvre Pauline invitait pour le garder…»

– «Elle l'aimait donc beaucoup?» fit Juliette.

– «Ah! follement,» reprit le comte avec une amertume singulière où se retrouvait le fonds de douloureuse sévérité que garde contre les histoires d'adultère un homme autrefois trahi par sa femme, «et ce fut toujours pour moi un mystère horriblement triste que cette passion de cette créature charmante pour ce fat qu'il fallait voir, avec ses airs ennuyés d'être aimé ainsi!.. Et le mari est spirituel, distingué, instruit. Il adorait, il adore toujours Pauline. J'ai cessé d'aller dans la maison à cause de ce que j'y voyais. J'en souffrais trop pour Corcieux et pour elle… La malheureuse! Elle a été si punie! Le Casal a été affreux de dureté, paraît-il…»

– «Il en a pourtant parlé ce soir avec beaucoup de tact,» dit Mme de Tillières.

– «Est-ce qu'il devrait même prononcer son nom?» fit le comte.

Il y eut un silence entre les deux amants. La jeune femme se repentait maintenant d'avoir, elle, mentionné seulement son voisin de soirée. Elle avait joué avec la jalousie de Poyanne, et elle appréhendait de l'avoir éveillée. Elle était trop profondément sensible pour ne pas regretter aussitôt une peine infligée à quelqu'un qu'elle croyait encore aimer d'amour, qu'elle aimait certainement d'affection et d'habitude. Elle se trompait encore ici sur le sentiment de cet homme, trop noble pour le soupçon, même après les atroces expériences de son mariage. Dans la manière dont Juliette venait de lui parler de Casal, le comte n'avait vu qu'une preuve du plaisir goûté par son amie dans le monde et sans lui. Ce plaisir lui semblait bien innocent, et il se reprochait le sentiment qui le faisait en souffrir comme un égoïsme et une injustice. Hélas! La logique du cœur, qui ne compte ni avec nos générosités, ni avec nos sophismes, lui montrait dans le goût croissant de Mme de Tillières pour les sorties et les nouvelles connaissances un signe de plus qu'il ne suffisait pas à la rendre heureuse. Cependant l'horloge sonna. Elle marquait minuit.

– «Allons,» reprit-il avec un soupir, «il est temps que je vous dise adieu. Quand vous verrai-je?»

– «Quand vous voudrez,» répondit Juliette. «Voulez-vous dîner demain avec ma mère et ma cousine de Nançay?»

– «Je veux bien,» dit-il; et avec une voix un peu troublée: – «Vous savez que je vais peut-être vous quitter après-demain pour quatre ou cinq semaines?»

– «Non,» fit-elle, «vous ne m'en aviez pas parlé.»

– «Il y a deux élections pour le Conseil général ces jours-ci, et on me réclame là-bas.»

– «Toujours la maudite politique,» dit-elle en souriant.

Il la regarda de nouveau avec des yeux où elle ne lut pas, – où elle ne voulut pas lire une demande que les lèvres de cet homme passionné ne formulèrent point.

– «Adieu,» reprit-il d'une voix plus troublée encore.

– «A demain,» dit-elle, «à sept heures moins un quart. Venez un peu avant.»

Quand la porte se fut refermée, elle resta longtemps seule, accoudée à cette même cheminée dans la glace de laquelle l'image de Poyanne se reflétait tout à l'heure encore. Pourquoi de nouveau le souvenir de Raymond Casal vint-il se glisser devant elle, et à quelles idées répondait-elle en disant tout haut, avant de sonner sa femme de chambre:

– «Est-ce que je n'aimerais plus Henry?»

Un Coeur de femme

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