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CHAPITRE XXIV
DE L'ADMIRATION EN FRANCE, OU DU GRAND OPERA

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Je suis allé ce soir au Devin du Village (5 mars 1823); c'est une imitation assez gauche de la musique qu'on avait en Italie vers l'an 1730. Cette musique fit place, jadis, aux chefs-d'œuvre de Pergolèse et de Logrosino, qui furent remplacés par ceux des Sacchini et des Piccini, qui ont été effacés par ceux des Guglielmi et des Paisiello, qui à leur tour pâlissent devant Rossini et Mozart.

En France, nous n'allons pas si vite; rien de ce qui est généralement reçu ne peut passer peu à peu. Il faut bataille. Je veux admirer aujourd'hui ce que j'ai admiré hier; autrement, de quoi parlerai-je demain? Un chef-d'œuvre reconnu tel a beau m'ennuyer, il n'en est pas moins délicieux; c'est moi qui suis dans mon tort d'être ennuyé. Le valet de chambre de la maison paternelle nous dit dès l'âge de dix ans, en nous mettant des papillotes:

«Monsieur, il faut souffrir pour être beau.»

Tout change en Europe, tout a été bouleversé; le public de l'Opéra seul a la gloire d'être resté immobile. Il fit, dans le temps une fort belle résistance à Rousseau. Les violons voulurent bravement le tuer comme ennemi de l'honneur national42. Paris tout entier prit parti; on parla de lettre de cachet. C'est comme il y a un an à la Porte Saint-Martin; les journaux libéraux persuadèrent aux calicots qu'il fallait siffler Shakspeare, parce que c'est un aide de camp du duc de Wellington.

Notre bon sens littéraire n'a pas fait un pas depuis 1765; c'est toujours sur l'honneur national que notre vanité s'appuie. Nous sommes si vains, que nous prétendons à l'orgueil.

Voyez les changements qui ont eu lieu dans l'État depuis 1765: Louis XVI appelle la philosophie au conseil, elle y entre sous les traits de l'immortel Turgot; la légèreté puérile du vieux Maurepas succède; vient ensuite l'importance financière et la suffisance bourgeoise de l'honnête Necker; sous Mirabeau, la France veut la monarchie constitutionnelle; sous Danton elle passe à la terreur, et l'étranger n'entre pas. Une cinquantaine de voleurs s'emparent du timon de l'État. Les beaux jours de Frascati paraissent. Pendant ce temps, nos armées se donnaient le plaisir nerveux de gagner des batailles et de faire fuir des Autrichiens.

Nous étions aux concerts de la rue de Cléry, lorsqu'un jeune héros s'empare de la France et fait son bonheur pendant trois ans. Un homme aimable lui présente une lettre sur le revers de son chapeau à plumes; le grand homme perd la tête et s'écrie: Il n'y a que ces gens-là qui sachent servir! Cette lettre lui fait plus de plaisir que dix victoires. Il part de là pour ressusciter les oripeaux monarchiques à la Louis XIV. Toute la France court après les baronnies et les cordons. Lassée de l'insolence des comtes de l'Empire, elle reçoit Louis avec transports… Que de changements! L'opinion publique a varié au moins vingt fois depuis 1765. Une seule classe est restée immobile comme pour consoler l'orgueil national; c'est le public de l'Opéra. Lui seul peut décliner avec dignité la girouette fatale que nous voyons voltiger sur tant de têtes. On y chantait faux ce soir comme il y a soixante ans.

Ce soir, en revenant du Devin du Village, j'ai ouvert machinalement un volume de l'emphatique Rousseau. C'étaient ses écrits sur la musique. J'ai été frappé; tout ce qu'il dit en 1765 est encore brillant de jeunesse et de vérité en 1823. L'orchestre français, qui se croit toujours le premier orchestre du monde, ne peut pas plus exécuter un crescendo de Rossini aujourd'hui qu'alors. Fidèle aux oreilles doublées de parchemin de nos braves aïeux, il meurt toujours de peur de commencer trop doucement, et méprise les nuances comme des preuves de manque de vigueur. Le physique du talent a changé: nul doute que nos violinistes, nos violoncelles, nos contre-basses n'exécutent aujourd'hui des choses impossibles en 1765; mais la partie morale du talent, si je puis m'exprimer ainsi, est toujours la même. C'est comme un homme sans fortune qui fait un héritage immense d'un parent mort dans les Indes; ses moyens d'action et d'influence ont changé, mais son caractère est resté le même; bien plus, enhardi par son opulence nouvelle, ce caractère n'éclatera que d'une manière plus effrontée. Nos symphonistes ont hérité, eux, du talent de la main. Rossini va passer à Paris pour aller à Londres; vous les verrez lui disputer le temps des morceaux qu'il a créés, et prétendre le savoir mieux que lui. Pris individuellement, ce sont des artistes, et peut-être les plus habiles de l'Europe; réunissez-les en corps, c'est toujours l'orchestre de 1765. La science musicale nous inonde de toutes parts, et le sentiment est à sec. Je suis poursuivi par de jeunes prodiges de dix ans et demi qui exécutent des concertos, et les grands violinistes réunis en orchestre ne peuvent pas exécuter l'accompagnement du duetto d'Armide.

Le mécanisme se perfectionne43 et l'art tombe. On dirait que plus ces gens-ci deviennent savants, plus leurs cœurs se racornissent. Ce que Rousseau a écrit sur la politique et sur l'organisation des sociétés a vieilli d'un siècle; mais ce qu'il a écrit sur la musique, art plus difficile pour des Français, est encore brillant de fraîcheur et de vérité. Un vieux métromane déclare que Spontini et Nicolo sont les musiciens français par excellence, et il ne voit pas dans la forme même de leurs noms que Spontini est de Jesi, Nicolo de Malte, et qu'ils ne sont venus en France qu'après s'être essayés vingt fois en Italie. L'absurdité lutte de toutes parts avec la prétention; mais la prétention l'emporte.

Serait-ce que le peuple français est, dans le fait, l'un des moins légers de l'univers? Les philosophes, qui lui ont décerné si souvent ce titre de léger, ont-ils pénétré plus avant que la forme de son habit ou la coupe de ses cheveux?

Les Allemands, que nous appelons graves pour nous moquer, ont changé trois fois au moins de philosophie et de système dramatique depuis trente ans. Nous, nous sommes toujours pour la musique française de Spontini et pour l'honneur national; et nous le mettons bravement à défendre le Liégeois Grétry contre le Pesarese Rossini.

En 1765, Louis XV, tout homme d'esprit qu'il était, dit au duc d'Ayen, qui se moquait du Siége de Calais, tragédie de Du Belloy: Je vous croyais meilleur Français. On sait la réponse du duc. Napoléon lui-même, dans ses Mémoires, emporté par la bonne habitude de mentir, trouve digne de blâme le Français qui, en écrivant l'histoire, avoue des choses peu favorables à la France. (Notes sur l'ouvrage du général Rogniat.) Si son règne eût duré, il eût détruit tous les monuments de l'histoire militaire de son temps, de manière à être maître absolu de la vérité. Anecdote curieuse de la bataille de Marengo, du général Vallongue; le brave militaire qui me l'a contée ne parle pas, par délicatesse. Quant à moi, j'aime tendrement le héros; je méprise le despote donnant audience à son chef de police.

Dans les révolutions de l'État, il n'y a pas eu légèreté chez les Français; il y a eu constance à l'intérêt d'argent44; en littérature, il y a constance à l'intérêt de vanité. On est sûr de n'être pas sifflé en répétant une phrase de La Harpe; et l'on passe, même au Marais, pour un homme d'infiniment d'esprit si on peut la répéter avec une légère variante. Ce que j'ai admiré hier, je veux l'admirer aujourd'hui, mon admiration est mon bien; autrement il faudrait changer tous les jours le fond de ma conversation, et je m'exposerais à des objections non prévues, devant lesquelles je pourrais rester court; quel horrible danger!

En France, les classes inférieures admirent bonnement tout ce qu'admire Paris et jadis tout ce qu'admirait la cour. Les sociétés particulières, qui sentent qu'elles ne sont pas à la tête de la mode, se gardent bien d'admettre aucune véritable discussion sur ce qu'elles ont accepté comme étant de bon ton. Elles reçoivent leurs opinions de Paris, de ce Paris que la province abhorre en silence et avec respect. Remarquez que tout ce qui a un peu d'énergie à Paris, est né en province, et en débarque à dix-sept ans, avec le fanatisme des opinions littéraires à la mode en 1760.

On voit que dans les Arts, l'extrême vanité exclut la légèreté; il faut souffrir pour être beau. Personne n'ose en appeler à sa propre sensation; en province surtout, où ce crime est irrémissible.

Ces pensées malsonnantes et téméraires m'assiégeaient ce soir à l'Opéra, en voyant quelques spectateurs gens de goût, ennuyés mortellement par le Devin, n'avoir pas assez de courage moral pour être sincères avec eux-mêmes45: tant c'est une terrible chose en France que d'être seul de son opinion.

J'entrai un soir de l'été dernier chez Tortoni. Je trouvai les amateurs de glaces les uns sur les autres. Contrarié de me voir sans petite table, je dis à Tortoni, avec qui j'étais en liaison d'italien: «Vous êtes bien singulier de ne pas louer les maisons voisines de la vôtre; au moins l'on pourrait s'asseoir chez vous. —Non son cosi mallo! Ho! je connais les Français, ils n'aiment à se trouver que là où l'on s'étouffe; voyez à ma porte la promenade du boulevard de Gand.»

Non corrigé par cette réponse judicieuse de l'Italien, je disais dernièrement à l'un des directeurs de l'Opéra-Buffa: «Votre théâtre se meurt de monotonie; engagez trois chanteurs de plus à trente mille francs, et jouez une fois par semaine au grand Opéra. – Nous n'aurions pas un chat; nos banquettes resteraient désertes, personne ne voudrait de nos loges, ce serait étouffer de nos propres mains la mode qui nous permet de dépenser, pour notre cher Opéra français, tout ce que notre pauvre budget de la maison accorde pour l'Opéra-Buffa46

Je pense qu'il est difficile de trouver deux observations de mœurs plus futiles que les précédentes. On court chez Tortoni, où l'on étouffe, comme l'on va aux Français, où l'on bâille; c'est le même principe. Le même homme est mû par le même penchant à deux heures différentes de la journée; quant à sept heures il passe près des Français, il se dit: Allons revoir cette admirable Iphigénie. Il prend son billet en répétant à mi-voix:

Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,

N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,

Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé,

En a fait, sous son nom, verser la Champmêlé.


Boileau, Épître à Racine.

Comment, après un suffrage aussi illustre, oser trouver ridicule une rame inutile qui fatigue vainement une mer immobile? Notre homme n'est jamais allé en bateau à vapeur.

Un Parisien de la vieille roche ne va pas prendre une glace chez Tortoni parce qu'il fait chaud, quel motif vulgaire! mais pour faire une action qui est de bon ton, pour être vu dans un lieu fréquenté par la haute société, pour voir aussi un peu cette haute société, et enfin, mais bien enfin, parce qu'il y a un petit plaisir à prendre une glace quand le thermomètre est à 25 degrés.

Supposez que l'on trouve encore quelques places à huit heures à la salle Louvois; ce n'est donc plus un lieu où la bonne compagnie s'étouffe, ce n'est plus qu'un théâtre commode: je n'y vais pas.

En Espagne et en Italie, chacun méprise le voisin, et a l'orgueil sauvage d'être de sa propre opinion. C'est ce qui fait qu'on n'y sait pas vivre.

Tout ce qui précède donne l'histoire de la réception qu'on a faite en France à Rossini; depuis le jour où un directeur adroit défigura l'Italiana in Algeri, jusqu'au jour où, pour le Barbier de Séville, on l'opposa habilement à Paisiello, on espérait dégoûter de Rossini. Le coup était habile et bien calculé d'après les habitudes littéraires de la nation. Les gens de lettres, qui regardent comme une annexe de leur titre le privilège de juger des tableaux et de la musique, ne manquèrent pas, fidèles au métier, de faire des articles furibonds en faveur du compositeur d'il y a trente ans, contre le compositeur d'aujourd'hui. Il leur semblait encore parler de Racine et de Boileau, opposés à Schiller et à Byron. Ils ne tarirent pas sur l'audacieuse témérité d'un jeune homme qui osait remettre en question la gloire d'un ancien47. Heureusement pour Rossini les temps de Geoffroy étaient passés; aucun journal n'avait la vogue, et les pauvres littérateurs estimables, privés de l'avantage de parler tout seuls, furent tout étonnés de voir que le public se moquait d'eux.

Le Barbier de Séville a fait connaître Rossini à Paris, neuf petites années après que ce compositeur faisait les délices de l'Italie et d'une grande partie de l'Allemagne. Le Tancrède avait paru à Vienne immédiatement après le congrès. Trois ans plus tard, la Gazza ladra avait un succès fou à Berlin, et l'on y imprimait des volumes pour ou contre l'ouverture de cet opéra.

La moitié du mérite de Rossini apparut aux Parisiens, au grand désespoir de certaines personnes, à l'époque où madame Fodor prit le rôle de madame de Begnis dans le Barbier; la seconde moitié, quand madame Pasta a chanté dans Otello et Tancrède.

42

L'honneur national! grand argument musical du Miroir d'aujourd'hui, comme des ennemis de Rousseau en 1765; c'est tout bonnement l'art d'en appeler aux passions des gens trop occupés pour avoir une opinion.

43

Il y a quelque temps que, dans Tancrède, l'orchestre de Louvois exécuta sans difficulté, et sur le simple avertissement de son chef, le duetto Ah! se de'mali miei, un demi-ton plus haut que la note écrite; il est on ut, on le chante en re. En 1765, le bâtonnier de l'Opéra criait: Messieurs, attention au démanché!

44

Le lendemain du 18 brumaire, deux mille gens riches avaient intérêt à le louer.

45

Ce sont les classes inférieures de la société et les provinciaux nouvellement débarqués, admirateurs nés de tout ce qui coûte bien cher, qui garnissent les banquettes du grand Opéra. Ajoutez-y dans les loges quelques Anglais arrivant de leurs terres, et au balcon quelques gens de plaisir qui viennent admirer les danseuses; voilà, avec les six cent mille francs du gouvernement, ce qui soutient l'Opéra. Le premier ministère de bon sens mettra les Italiens rue Le Peletier, vers l'an 1830.

46

Nous n'aurions personne si nous agrandissions notre théâtre; voilà ce que tout le monde répète quand on représente qu'on est au supplice dans les loges, et que les deux maisons voisines appartenant à l'administration, l'on pourrait changer les corridors actuels en loges à l'italienne, et faire d'autres corridors latéraux.

47

Voir la Renommée des premiers jours de septembre 1819, autant que je puis m'en souvenir, et les autres journaux.

La vie de Rossini, tome II

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